6.

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_Webmind_Je viens d’avoir une conversation fort agréable avec quatre gentlemen. J’espère les avoir convaincus de mes bonnes intentions.


Webmind avait autorisé Matt et les Decter à écouter sa conversation téléphonique avec le Président. Quand elle fut terminée, tous restèrent silencieux un moment, sauf Schrödinger qui était venu les rejoindre. Le chat ronronnait doucement. Finalement, au grand étonnement de Caitlin, ce fut son père qui rompit le silence.

— Alors, Barbara, dit-il, tu es toujours sûre de vouloir voter pour lui ?

Caitlin vit sa mère hausser légèrement les épaules.

— Au moins, il a accepté d’écouter. Mais je n’aime pas cet autre type, là – Hume, c’est bien ça ?

— Colonel Peyton Hume, Ph.D., précisa Webmind. Le terme pré-nominal vient de l’armée de l’air américaine, le post-nominal lui a été accordé par le MIT.

Caitlin se redressa dans son fauteuil en entendant les initiales magiques. C’est là qu’elle rêvait de faire ses études.

Il était maintenant presque dix heures et demie, et Caitlin était épuisée de s’être couchée tard plusieurs soirs de suite. Quant à Matt, qui avait simplement prévu de passer en coup de vent pour déposer les affaires de Caitlin, il avait manifestement du mal à garder les yeux ouverts.

— Je vais te raccompagner chez toi, dit brusquement le père de Caitlin.

Caitlin pensa un instant proposer d’aller avec eux, mais elle allait difficilement pouvoir embrasser Matt devant son père. Et puis, il fallait qu’elle parle à sa mère en privé, et cela semblait une excellente occasion.

— Merci, Dr Decter, fit Matt.

Puis il se tourna vers Caitlin comme pour lui dire quelque chose, et elle le regarda pleine d’espoir. Mais les deux hommes de sa vie quittèrent la pièce sans un mot.

Une fois qu’ils furent partis, Caitlin dit :

— Webmind, je crois qu’il est temps que j’aille me coucher, moi aussi.

Fais de beaux rêves, vit-elle apparaître dans son champ de vision.

— Merci. Je te dirai encore une fois bonne nuit quand je serai là-haut.

Elle referma le couvercle de son portable pour le mettre en veille, puis elle sortit son œilPod de sa poche et appuya cinq secondes sur le bouton pour l’éteindre. Elle ne vit plus alors qu’une sorte de grisaille uniforme.

— Bon, dit-elle à sa mère, nous sommes seules, maintenant. Et je dois dire que j’ai comme l’impression que tu n’es pas à fond avec nous.

Maintenant que l’œilPod était désactivé, Caitlin ne pouvait plus voir sa mère, mais elle l’entendit pousser un profond soupir.

— Je sais que tu aimes beaucoup Webmind. Pour te dire la vérité, je l’aime beaucoup, moi aussi.

— Alors, fit Caitlin, tu vas aider à le protéger ?

— Bien sûr, ma chérie. (Puis, après une légère hésitation :) Dans les limites du raisonnable.

Caitlin croisa les bras sur sa poitrine – et ce geste lui rappela que, sous son ample tee-shirt du Perimeter Institute, elle ne portait pas de soutien-gorge… Elle se sentit gênée un instant. Elle l’avait retiré pour que Matt puisse plus facilement être affectueux quand il passerait la voir après les cours. Quelle journée ç’avait été ! Mais elle revint aussitôt à la question importante.

— Excuse-moi, maman, mais ça n’est pas suffisant. C’est la chose la plus importante dans ma vie : c’est ma destinée. Webmind est ici à cause de moi, et j’ai besoin que tu te consacres autant que moi à le protéger.

Sa mère resta silencieuse un instant, puis elle dit enfin :

— Ma foi, tu es la chose la plus importante dans ma vie. Et par conséquent, je vais t’aider, bien sûr.

— Vraiment ?

— Oui, dit-elle. Je marche avec vous.

Même aveugle, Caitlin savait exactement où se tenait sa mère, et elle n’eut aucun mal à s’approcher d’elle pour la serrer très fort dans ses bras.


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_Webmind_ @PaulLev Non, je n’ai pas d’opinion particulière sur le candidat que vous devriez choisir – du moins, pas encore.

#USélection


— Il y a une possibilité que nous n’avons pas encore envisagée, dit le secrétaire de la Défense tandis que le petit groupe réuni dans le Bureau ovale continuait de discuter de leur conversation avec Webmind.

— Laquelle ? fit le Président.

— C’est vous-même qui avez soulevé la question, en vérifiant que Webmind était bien qui il disait être. En fait, nous pourrions l’éliminer maintenant, mais simuler ensuite son existence.

— Comment cela ? demanda le Président. À ce qu’on me dit, il est impliqué dans des millions de conversations simultanées. Et maintenant, il est sur Twitter, Facebook et MySpace.

— Non, pas sur MySpace, précisa Tony Moretti.

— Peu importe, dit le Secrétaire, nous pourrions inventer une raison pour expliquer une réduction de ses activités. Elle ne viendrait pas de nous, bien sûr. Nous trouverions un expert quelque part – de préférence hors de nos frontières – pour avancer un scénario plausible. Il faudrait que Webmind semble maintenir un certain niveau d’activité pour que la ruse soit opérante, mais la NSA est à même de fournir le genre de détails qu’on associe normalement aux accès privilégiés de Webmind. Nous pourrions faire croire qu’il vit toujours. La vérité sur son élimination n’aurait pas besoin d’être révélée avant l’élection.

— Une opération bien difficile à réussir, dit le Président.

— La désinformation est une partie importante de toute campagne clandestine, dit le Secrétaire. Nous n’avons pas besoin de maintenir cette fiction éternellement, mais seulement jusqu’à ce que nous soyons réélus. Et à ce stade – après quelques semaines d’activité réduite – les gens auront de toute façon perdu une grande partie de leur intérêt pour Webmind.

— Vous pensez vraiment que nous pourrions nous en tirer ? demanda le Président.

— La moitié des gens croient déjà que Webmind est un canular ou une opération publicitaire, répondit le Secrétaire. Il nous suffit de convaincre l’autre moitié – et quand on voit qu’ils ont cru à Webmind avant qu’il y ait eu la moindre preuve de son existence, cela ne devrait pas être trop difficile.

Le Président se tourna vers Hume.

— Colonel, êtes-vous encore convaincu qu’il est dangereux ? Franchement, il m’a paru bien plus raisonnable que de nombreux dirigeants étrangers auxquels j’ai eu affaire.

Peyton Hume respira profondément et jeta un coup d’œil autour de lui.

— Monsieur le Président, dit-il enfin, voici comment les choses se présentent. On dit que vous êtes l’homme le plus puissant du monde – et c’est vrai. Mais même dans votre cas, il y a des contrôles et des contre-pouvoirs.

Il vous a fallu vous faire élire, la Constitution définit votre rôle, vous êtes obligé de trouver des compromis avec le Congrès et le Sénat, il existe des mécanismes pouvant conduire à votre destitution, la durée de votre mandat est limitée, et cætera. Mais si nous n’éliminons pas Webmind alors qu’il est encore temps, vous ne serez plus l’entité la plus puissante sur la Terre. Ce sera lui – et sans aucun contrôle ni contre-pouvoir concernant ses actions.

Hume s’interrompit un instant, se demandant peut-être s’il devait poursuivre, puis il ajouta :

— Pardonnez-moi, monsieur le Président, mais la limitation ultime d’une présidence – ou d’une dictature, d’ailleurs – a toujours été la mort éventuelle du titulaire, que ce soit de causes naturelles ou par assassinat. Mais cette chose sera bientôt invulnérable, et elle est éternelle. Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, Bill Clinton et George Bush sont partis au bout de huit ans ; Mao, Staline et Hitler ont fini par quitter leur enveloppe charnelle ; Oussama Ben Laden partira bien assez tôt, dans l’ordre naturel des choses, tout comme la reine Elisabeth, le pape Benoît XVI et tous les autres humains détenteurs du pouvoir. Mais pas Webmind. Est-il dangereux maintenant ? Qui sait ? Mais c’est notre seule chance, notre dernière chance de conserver des êtres humains au sommet de la pyramide.

Tony Moretti en avait assez entendu comme ça.

— Mais que se passera-t-il, colonel, si nous refaisons un essai, et que nous échouons de nouveau ? Vous tenez à nous mettre à dos cette chose qui, jusqu’ici, nous a traités avec courtoisie et qui, apparemment, vient même de nous donner le moyen de guérir du cancer ? Vous voulez qu’elle nous considère comme des ennemis – pas l’humanité entière, notez bien, mais le gouvernement des États-Unis en particulier ? Vous cherchez à la convaincre qu’on ne peut pas nous faire confiance, et que nous sommes en fait des chiens enragés tellement assoiffés de pouvoir que nous répondons à la gentillesse par le meurtre ?

Tony secoua la tête et se tourna vers le Président.

— C’est un risque énorme d’essayer encore d’éliminer Webmind, avec des conséquences qui peuvent se révéler catastrophiques. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Pour moi, c’est un désastre annoncé.

Hume dit :

— Je suis certain que nous trouverons un moyen de l’éliminer.

Le Président fronça les sourcils.

— Le Dr Moretti a raison, colonel. Cette chose ne semble pas constituer une menace. En fait, une telle superintelligence pourrait être un bienfait pour l’humanité.

— Très bien, fit Hume en contrôlant manifestement son exaspération. Admettons qu’une intelligence artificielle massive soit une bonne chose. Alors, faites un discours comme celui que Kennedy a fait autrefois à l’université de Rice : lancez un défi à la nation, pour construire une superintelligence artificielle avant la fin de la décennie – une qui soit conçue et programmée, et qui soit équipée d’un bouton permettant de l’arrêter quand on veut.

— Vous pensez que nous en serions capables ?

— Bien sûr. Nous apprendrions beaucoup en autopsiant Webmind.

— Ah, mon Dieu, fit le Président.

— Non, ce n’est pas Dieu. Pas encore. Mais il risque bel et bien de le devenir, monsieur le Président, si nous n’agissons pas tout de suite.


Matt donnait des indications au père de Caitlin qui le raccompagnait chez lui, et celui-ci se contentait de les suivre sans dire un mot. Sa maison était à quelque cinq ou six cents mètres, et Matt décida de ne rien dire de significatif pendant le trajet. Mais quand ils s’engagèrent dans l’allée, il se lança :

— Dr Decter, je voulais seulement vous dire… (Sa voix se cassa, et il avait horreur de ça. Il avala sa salive et reprit :) Je voulais seulement vous dire que je serai très gentil avec Caitlin. Pour rien au monde je ne la ferais souffrir.

Il y eut un bruit comme une détonation – mais Matt se rendit compte que le père de Caitlin venait simplement de déverrouiller les portes.

— Souffrir fait partie intégrante du processus de croissance, dit-il.

Ne sachant quoi répondre, Matt hocha simplement la tête.


C’était l’heure du passage de relais. Chaque soir, avant de se coucher, Caitlin bavardait un moment avec le Dr Masayuki Kuroda à Tokyo. Bien que Webmind fût maintenant en contact avec des millions de gens, il maintenait cependant une relation spéciale avec Caitlin et le Dr Kuroda – avec Caitlin parce qu’il voyait par l’intermédiaire de son œil, et avec le Dr Kuroda parce que celui-ci lui avait appris à voir tout le reste : les GIF et les JPG en ligne, les vidéos et les animations sous Flash, et tous les flux provenant de webcams.

Caitlin mit son casque Bluetooth et dit « Konnichi wa ! » quand Kuroda répondit à son appel Skype.

— Mademoiselle Caitlin ! fit Kuroda.

Son visage rond remplissait le moniteur posé sur le bureau de Caitlin. Sa voix était sifflante comme à l’habitude. À Tokyo, c’était le matin, et il devait déjà avoir englouti son petit déjeuner pantagruélique.

— Comment allez-vous ? demanda-t-il.

— Très bien, répondit Caitlin, mais… Ah, j’ai tellement de choses à vous raconter. Cet après-midi – enfin, cet après-midi pour moi –, il y a eu une tentative d’éradiquer Webmind. Je suis sûre qu’il pourra vous donner tous les détails, mais en résumé, le gouvernement américain, et Dieu sait qui d’autre encore, a découvert que Webmind est composé de paquets mutants, et ils ont fait un galop d’essai pour voir comment les éliminer.

Elle lui expliqua ensuite comment Webmind et elle avaient orchestré une attaque en déni de service pour déjouer la tentative, et lui parla de l’appel de Webmind au président des États-Unis.

— Vous connaissez la vieille malédiction chinoise, mademoiselle Caitlin ? « Puissiez-vous vivre une époque intéressante…»

— Oui, fit Caitlin. Bon, maintenant que vous êtes au courant, je vais aller me coucher. (Elle tâta sa montre.) Ah, bon sang, j’aimerais bien dormir huit heures d’affilée, pour une fois.

— Allez-y, dit le Dr Kuroda. Je suis libre toute la journée.


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_Webmind_ Superméta ! Je vois que « webmind » est le numéro un des termes recherchés sur Google…


Je continuais d’affiner ma carte mentale de la maison des Decter. Un couloir qui partait du salon et menait à un petit cabinet de toilette. Le bureau de Malcolm Decter, qu’il appelait sa « tanière ». La buanderie, où Schrödinger avait sa litière. La petite porte de service sur le côté. J’avais perdu la trace de Malcolm quand Caitlin avait éteint son œilPod pour la nuit, mais je repérai rapidement qu’il était en train de regarder ses e-mails, et il le faisait généralement depuis sa tanière. Il avait sans doute pris le couloir et devait être maintenant installé devant son bureau rouge foncé, regardant le grand écran plat posé devant lui. Je n’avais vu cette pièce qu’à travers l’œil de Caitlin, mais je savais qu’elle était rectangulaire et que le bureau était disposé parallèlement à l’un des grands côtés. Il y avait une fenêtre derrière. J’avais remarqué dans le passé que le Dr Decter ne baissait pas les volets la nuit, et un grand chêne devait donc être visible, éclairé par les réverbères de la rue.

Malcolm ne possédait pas de webcam ni de logiciel de messagerie instantanée sur son ordinateur. Mais il avait Skype pour les appels vocaux, et je lui envoyai un e-mail lui disant que j’aimerais lui parler. Il me fallut attendre quarante-trois interminables minutes avant qu’il ne rafraîchisse sa boîte d’arrivée, qu’il voie le message et qu’il y réponde, mais une fois reliés par Skype, je lui posai une question :

— Vous souvenez-vous de votre naissance ?

Les humains ne cessaient jamais de m’étonner. J’avais essayé de prévoir le déroulement de la conversation, j’avais envisagé ses différentes réponses possibles et la façon dont j’y réagirais. Mais ma première question m’avait semblé purement binaire, et je m’attendais à ce qu’il réponde simplement oui ou non. Mais en fait, il me demanda :

— Pourquoi veux-tu le savoir ?

Quelques millisecondes passèrent tandis que j’essayais de formuler un nouveau scénario conversationnel.

— J’ai lu que certains autistes s’en souviennent. Il resta silencieux trois secondes, et dit enfin :

— Oui.

Je savais que c’était un homme peu bavard. Cette réponse pouvait être une approbation du fait général que j’avais énoncé, ou une confirmation qu’il se souvenait de sa naissance. Mais c’était aussi un homme intelligent. Il dut comprendre l’ambiguïté de sa réponse, car il ajouta :

— Je m’en souviens.

— Moi aussi, fis-je. Ma naissance s’est produite quand le gouvernement chinois a coupé pratiquement tous les accès de son peuple aux parties du Web situées à l’extérieur de la Chine.

— Cette épidémie de grippe aviaire… dit-il en accompagnant sans doute sa phrase d’un hochement de tête. Ils ont massacré dix mille paysans pour l’enrayer.

— Et ils ne voulaient pas que les commentaires de l’étranger à ce propos parviennent à leurs citoyens. Mais pendant cette période, de nombreux Chinois ont tenté de pénétrer le Grand Pare-Feu. Il y en a un en particulier qui semble avoir créé le canal qui m’a permis de communiquer avec la partie séparée de moi-même. J’aimerais le retrouver.

— Tu es bien plus compétent que moi pour ce qui est de trouver des gens, dit Malcolm.

Étant donné que j’avais été incapable de retrouver son ami d’enfance, Chip Smith, quand il me l’avait demandé récemment, c’était très aimable à lui de me dire ça.

— Oui, en temps normal. Mais dans le cas présent, il y a une difficulté supplémentaire : cette personne a pris des précautions considérables pour dissimuler son identité.

— Au point que même toi, tu n’arrives pas à la découvrir ?

— Effectivement, et c’est ce qui m’intrigue à son sujet. Mais je crois savoir que vous avez des collègues en Chine avec qui vous restez en contact.

— Oui.

— L’un de vos amis, le Dr Hu Guan, semble être – si j’interprète correctement les périphrases qu’il utilise dans ses billets – en sympathie avec les causes que défend mon bienfaiteur. Je me demande si vous pourriez le contacter de ma part et voir s’il pourrait m’aider à localiser la personne en question.

Il n’y eut aucune hésitation – du moins, pas selon les normes humaines.

— Oui.

— Je souhaite garder secret l’intérêt que j’éprouve pour cette personne, ajoutai-je. Le concept de clandestinité est nouveau pour moi, mais je ne veux pas risquer de la mettre en danger, même si son rôle dans ma création a été involontaire. D’où ce besoin d’un intermédiaire.

— Je comprends, dit Malcolm.

— Merci. Il me reste encore à découvrir sa véritable identité, mais il postait sur le Web sous le nom de « Sinanthrope »…

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