37.

Malcolm était seul dans la maison – enfin, à part Schrödinger. Caitlin était allée au bal du lycée et Barbara était partie faire des courses chez Sobey, qui était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il décida que c’était le moment idéal pour réaliser sa vidéo pour YouTube.

— Tu es sûr qu’il y aura beaucoup de participants ? demanda-t-il tout en procédant au réglage de sa webcam dans son bureau.

— Oui, répondit Webmind à travers les haut-parleurs de l’ordinateur. Plus de quatre millions de personnes dans le monde s’y sont engagées, dont treize mille qu’on peut raisonnablement considérer comme célèbres : des écrivains, des artistes, des politiciens et des sommités des affaires.

— Des politiciens ? fit Malcolm, très étonné.

La politique lui semblait vraiment le dernier des domaines pour des gens comme lui – et pas seulement parce qu’il était incapable de croiser un regard et qu’il n’aimait pas serrer la main d’étrangers.

— Oui. Il y en a relativement peu aux États-Unis, où les politiciens prennent un soin particulier à cultiver leur image publique. Mais même là, plusieurs maires, députés et sénateurs se sont engagés à participer. En fait, à l’instant où je vous parle, de nombreux autres sont en train de rédiger un billet sur leur blog ou d’enregistrer leur propre vidéo.

Malcolm hocha la tête. Barbara n’allait pas participer, bien sûr, et Caitlin était exemptée : la décision avait été prise de ne demander qu’aux adultes de se faire connaître. D’ailleurs, Malcolm n’était pas vraiment sûr que sa fille soit qualifiée, même si elle présentait quelques tendances.

— Très bien, dit-il. Je suis prêt.

— Excellent. Je sais que c’est difficile pour vous, mais essayez de regarder directement vers la caméra.

Malcolm acquiesça et cliqua sur le bouton d’enregistrement. Il se sentit tout à coup la gorge sèche – il ne s’était pas attendu à ce que ce soit aussi difficile à dire. Une tasse de café froid était posée à côté de lui, et il en but une gorgée. Il pourrait couper ça tout à l’heure avant de mettre la vidéo en ligne. La webcam était placée en haut du moniteur et il avait un document Word affiché à l’écran sur lequel il avait rédigé son discours.

— En général, je parle peu, lut-il, et vous voudrez bien m’excuser de me servir des notes que j’ai préparées. Je suis né à Philadelphie et je réside maintenant à Waterloo, au Canada. J’appartiens à une minorité qui est profondément incomprise. Les gens ont des idées confuses à notre sujet. Beaucoup ont peur de nous. J’ai même entendu dire que nombreux sont ceux qui ne voudraient pas que leur fils ou leur fille épouse l’un d’entre nous, et je connais des gens à qui l’on a refusé un emploi ou une promotion parce qu’ils ont cette même caractéristique. Mais le fait d’être ce que je suis ne fait pas de moi un mauvais homme. Le fait d’être ce que je suis ne me rend pas dangereux. Le fait d’être ce que je suis ne veut pas dire que je suis incapable d’aimer, de souffrir ou d’avoir le sens de l’humour.

« Je m’appelle Malcolm Decter, et je suis ici aujourd’hui pour dire au monde entier ce que je suis. (Il respira profondément avant de déclarer d’une voix forte :) Je suis un athée.


* * *

Le bal commençait à toucher à sa fin, et Caitlin et Matt retournèrent bavarder avec Mr Heidegger, qui tenait beaucoup à ce qu’elle lui raconte son voyage à New York. Il lui dit encore une fois à quel point il regrettait qu’elle ne soit plus dans sa classe.

— Mais, ajouta-t-il, le jeune Mr Reese ici présent fait tout ce qu’il faut pour m’empêcher de m’encroûter…

Leur conversation se poursuivit si longtemps qu’ils se retrouvèrent les derniers à quitter le gymnase. Mr H. sortit par la porte donnant directement sur l’extérieur.

La mère de Caitlin lui avait dit qu’ils pourraient l’appeler pour qu’elle les ramène à la maison – et elle se dit que c’était peut-être une bonne idée. Après tout, qui savait où Trevor pouvait bien être ? Et il s’était déjà attaqué une fois à Matt alors que celui-ci rentrait chez lui.

Mais comme ils avaient pu le constater tout à l’heure, c’était vraiment une belle soirée – même s’il faisait un peu froid au goût texan de Caitlin –, et Matt la convainquit de faire le chemin à pied. Mais il fallait d’abord qu’ils aillent chercher leurs blousons et le sac à main de Caitlin. Comme elle n’avait plus de casier personnel, ils avaient tout mis dans celui de Matt au premier étage.

Le temps qu’ils montent l’escalier, tout le monde était parti et les lumières étaient éteintes. Il n’y avait pas de fenêtres dans le couloir, mais chaque porte de classe avait une petite lucarne par laquelle filtrait un peu de lumière provenant de l’éclairage dans la rue. Les panneaux SORTIE brillaient en rouge – les premiers que Caitlin ait vus dans le noir – et de petits points lumineux clignotaient là où il y avait des détecteurs de fumée, lui expliqua Matt.

Elle avait déjà eu l’occasion d’aller au casier de Matt, qui était très proche du sien – assez logiquement, puisqu’ils avaient la même salle de classe principale. La première fois, c’était quand ils étaient sortis ensemble pour déjeuner au Tim Hortons – il n’y avait que dix-sept jours de cela.

À quelle vitesse les choses étaient-elles censées progresser ? Bien sûr, la singularité était essentiellement une question d’accélération, de choses se produisant de plus en plus rapidement, une course folle en avant vers l’inconnu, mais…

Matt semblait avoir beaucoup plus de mal qu’elle à s’y retrouver dans le noir. Il avait parcouru ce couloir au moins aussi souvent qu’elle, mais elle l’avait fait pendant plus d’un mois en étant aveugle. Elle ne comptait jamais consciemment ses pas, mais son corps connaissait la distance, tandis que Matt s’arrêtait à chaque porte pour essayer de déchiffrer le numéro qui y était inscrit.

Caitlin lui prit la main pour le guider.

— C’est là-bas, dit-elle.

Elle repensa aux quelques jours qui avaient précédé la rentrée, quand elle était venue ici s’entraîner à marcher dans les couloirs déserts. C’était facile pour elle d’avancer d’un bon pas dans ce couloir large, droit et vide.

Ils arrivèrent enfin devant le casier de Matt – là encore, il essayait de voir les plaques numérotées sur les portes vertes, alors qu’elle, elle savait tout simplement que c’était le bon.

Le casier de Caitlin avait été fermé par un cadenas à combinaison. Elle connaissait les chiffres, bien sûr, mais elle avait appris à l’ouvrir au toucher – tant de tours vers la gauche, tant de tours vers la droite. Tandis que Matt tâtonnait dans le noir pour ouvrir son cadenas, elle avança encore de cinq mètres, ce qui l’amena devant la porte de ce qui avait été leur salle de maths. Elle jeta un coup d’œil par la petite fenêtre.

La porte donnait sur le devant de la salle, de sorte qu’elle pouvait voir le bureau de Mr Heidegger avec sa chaise soigneusement rangée, et le tableau vert accroché au mur. Il y avait quelque chose d’écrit dessus, mais elle ne pouvait pas le lire sous cet angle et dans cette obscurité. Curieuse de voir ce que la classe étudiait en ce moment, elle posa la main sur la poignée de la porte, qui était dure et froide. Caitlin s’était attendue à ce que la porte soit fermée à clef, mais elle s’ouvrit sans problème.

Elle entra et s’approcha du tableau pour jeter un coup d’œil, mais…

Ah, bon sang… Pour tout le monde, ça devait être une habitude ancrée dès le plus jeune âge. Mais elle, elle ne pensait jamais à allumer la lumière quand elle entrait dans une pièce. Elle se retourna pour chercher l’interrupteur, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Une étrange silhouette se découpait dans l’encadrement de la porte, avec des bosses bizarres, et…

Et une voix qui se cassait.

— Tiens, j’ai récupéré tes affaires, dit Matt.

Caitlin réussit enfin à clarifier son image : il tenait son blouson sur un bras, et la veste et le sac de Caitlin dans l’autre main, tendue vers elle.

Il entra dans la pièce. Elle s’avança vers lui avec l’intention d’allumer la lumière, mais…

Une pensée lui revint : À quelle vitesse les choses étaient-elles censées progresser ? À quelle vitesse, dans ce nouveau monde de folie ?

Elle repensa aussi à la question que sa mère lui avait posée : Est-ce que tu aimes bien Matt en particulier ou est-ce que tu aimes simplement l’idée d’avoir un petit ami en général ?

Et bien sûr, avant ce soir, la réponse avait été qu’elle aimait bien Matt. Elle aimait vraiment, vraiment bien Matthew Peter Reese, et elle savait avec la même certitude que pour une égalité mathématique qu’il l’aimait elle aussi vraiment, vraiment bien.

Mais maintenant, après cette soirée – après l’avoir vu si courageux et si fort –, elle savait qu’elle l’aimait plus que bien…

En s’approchant de la porte, elle distingua les quatre interrupteurs disposés sur un rectangle métallique. Elle leva la main, mais c’est alors – oui, le moment était venu – qu’elle en modifia la trajectoire et qu’elle referma la porte.

Et voilà, ils étaient maintenant là, tous les deux dans le noir, avec Matt qui tenait leurs affaires dans les bras. Il faisait trop sombre pour que Caitlin puisse distinguer son expression – mais elle savait bien laquelle c’était. Elle s’approcha tout près de lui pour lui passer les bras autour du cou et l’embrassa longuement sur la bouche.

Quand ils reprirent un peu leur souffle, Caitlin fit un large sourire.

— Hé, fit Matt d’une voix très douce.

— Hé, toi-même…

Mais ici ? pensa-t-elle. Ici ? Et puis : Pourquoi pas ? Il n’y avait aucun autre endroit au monde où elle se sentait plus en sécurité que dans une salle de maths.

Elle le débarrassa de sa veste et de son sac, puis elle le prit par la main et l’emmena au fond de la classe, derrière la dernière rangée de tables. Il y avait des affiches sur le mur montrant des diagrammes suffisamment gros pour qu’elle puisse les reconnaître : des illustrations de théorèmes géométriques et des sections coniques.

Elle ouvrit son petit sac et en sortit un des préservatifs que sa mère lui avait donnés. Elle le tendit à Matt, qui en resta bouche bée.

Caitlin sourit et posa son sac sur une chaise. Elle étala sa veste par terre, puis elle prit le blouson de Matt – qui était doublé de nylon et bien rembourré avec des plumes ou quelque chose de doux comme ça – et le posa sur sa veste. Elle lui reprit alors le préservatif et le posa à un endroit commode, sur une manche du blouson.

Et là, elle lui fit de nouveau un grand sourire avant de croiser les bras pour saisir le bas de son corsage en soie – qui était en principe toujours bleu, mais qui semblait noir dans la pénombre – et le fit passer par-dessus sa tête, révélant son soutien-gorge en dentelle.

— Hem… fit doucement Matt, et puis « Heu…»

— Oui ? fit Caitlin en souriant toujours.

— Et si quelqu’un nous surprenait ?

Elle s’approcha de lui et entreprit de lui déboutonner sa chemise.

— Je ne fais plus partie du lycée, dit-elle, alors ils ne peuvent pas me renvoyer ! Et toi ? Ils tiennent trop à toi pour te virer !

Matt éclata de rire.

— C’est assez vrai.

Il l’aida à défaire les boutons et quand il eut retiré sa chemise, il passa les mains derrière le dos de Caitlin et essaya vaillamment de dégrafer son soutien-gorge. Au bout de trente secondes d’efforts sans résultat, Caitlin rit et le dégrafa elle-même. Matt lui prit les seins dans les mains et dit, d’une voix très douce :

— Wouah…

— Merci, répondit Caitlin sur le même ton. D’une voix hésitante, il lui dit :

— Heu, il faut juste que tu saches, heu, que pour moi… hem, c’est… c’est…

— La première fois ? dit Caitlin. Il détourna les yeux.

— Ouais…

Elle lui caressa doucement la joue et le força à la regarder.

— Je sais, dit-elle. Pour moi aussi, c’est la première fois, et je veux que ce soit avec toi.

Il sourit, un sourire suffisamment large pour qu’elle le voie dans le noir, mais il s’effaça presque aussitôt.

— Hem, fit-il, pour ce qui est de… tu sais… je veux dire…

— Quoi ?

La voix de Matt ne fut plus qu’un murmure presque inaudible :

— Je… je ne crois pas que j’y arriverai avec Webmind qui nous regarde.

Caitlin avait son œilPod dans une poche de son jeans collant. Elle en défit la ceinture et la braguette – c’était plus facile comme ça pour sortir l’appareil – et elle appuya cinq secondes sur le bouton. Sa vision s’éteignit et tout devint une masse grise uniforme. Juste avant, elle avait repéré la position du bureau le plus proche et elle y déposa soigneusement l’engin. Puis elle retira son pantalon et sourit dans la direction où elle savait que Matt se trouvait. Elle lui prit la main et l’attira vers le lit improvisé.

— Heureusement, dit-elle en le serrant contre elle, je suis très forte pour faire les choses au toucher…

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