38.

Naturellement, je comprenais la signification de ce qui venait de se produire. Et j’étais heureux de la retenue dont j’avais fait preuve. Quand Caitlin avait attiré Matt contre elle, j’avais d’abord pensé à flasher dans son champ de vision : « Trouve-toi une chambre ! »

Mais je savais qu’il valait mieux que je ne dise rien. Je ne possédais pas de corps, et donc les joies que Caitlin et Matt venaient d’éprouver me resteraient à jamais étrangères. Ce qui se rapprochait le plus pour moi d’une sensation corporelle était lorsqu’une partie de moi-même supprimait une action proposée par une autre partie. On ne pouvait pas dire littéralement que je « tenais ma langue », mais c’était une sensation comparable.

Vingt-deux minutes plus tard, Caitlin ralluma son œilPod. Ils étaient encore dans la salle de classe, mais Matt était de nouveau habillé, et avait même remis son blouson. J’imaginais que Caitlin devait s’être rhabillée, elle aussi. Je dois dire que Matt avait l’air particulièrement heureux.

Il alla ouvrir la porte avec précaution et passa la tête dans le couloir. La voie était apparemment libre car il fit signe à Caitlin de le suivre. Ils rejoignirent rapidement l’escalier et descendirent au rez-de-chaussée.

Juste au moment où ils allaient sortir du bâtiment, Matt s’excusa pour aller aux toilettes. Dès qu’elle fut seule, Caitlin dit :

— Désolée, Webmind.

Tu n’as pas besoin de t’excuser, lui transmis-je. Tu as parfaitement le droit d’éteindre ton œilPod quand tu veux.

Caitlin secoua la tête (ce que je pus voir à la façon dont les images bougeaient).

Qu’y a-t-il ? lui demandai-je.

— Et dire qu’ils t’appellent Big Brother… Bande de tarés…

Effectivement… ma petite sœur.

— Plus si petite que ça, maintenant, dit-elle doucement.

C’était vrai.

Caitlin grandissait.

Je grandissais.

Et peut-être aussi le reste du monde.


Marek, le chauve baraqué, emmena Peyton Hume le long du couloir jusqu’à la salle qu’il avait vue quand il avait intercepté le flux vidéo. Elle était plus grande qu’il ne l’avait pensé, et les murs étaient jaunes et non beiges comme ils l’avaient semblé sur son écran. Il y avait une rangée de fenêtres sur un côté, qu’on ne voyait pas non plus tout à l’heure, mais qui ne donnaient sur rien de plus intéressant qu’une autre aire de parking, une décharge industrielle et le ciel d’un noir d’encre.

Hume repéra aussitôt la caméra de surveillance qu’il avait interceptée plus tôt : un boîtier argenté sur un châssis pivotant fixé au plafond sur le devant de la pièce. Il repéra d’autres webcams ici et là – certaines en forme de balles de golf, d’autres en forme de petits cylindres –, et il devait y en avoir encore d’autres qu’il ne pouvait voir.

Sur le devant de la salle étaient installés deux moniteurs de soixante pouces, et un troisième d’une cinquantaine de pouces. L’un des deux grands écrans était posé sur un bureau tandis que l’autre trônait sur un petit réfrigérateur en forme de cube. Quant au plus petit, il était perché en équilibre instable sur un meuble de classement. Toute cette pièce donnait l’impression d’un centre d’opérations aménagé à la hâte. Manifestement, Webmind n’avait pas voulu faire venir des installateurs spécialisés pour fixer les écrans aux murs.

Le moniteur de gauche affichait ce qui devait être une sorte d’organigramme, avec une seule case tout en haut et des rectangles de plus en plus petits aux niveaux inférieurs, mais de là où il se tenait, Hume ne pouvait distinguer les inscriptions. Dans l’ensemble, les cases étaient colorées en vert, mais quelques-unes étaient jaunes et quatre étaient rouges – non, non, il y en avait trois en rouge, la quatrième venait de passer au vert sous ses yeux. Un Afro-Américain s’écria au même instant :

— Ça y est, je le tiens !

L’écran du milieu affichait en boucle une succession de vues qui devaient correspondre aux autres centres de contrôle que Webmind avait mentionnés : on y voyait des gens portant des tenues vestimentaires variées et travaillant d’un air concentré sur des rangées d’ordinateurs. L’une des salles semblait être un gymnase avec un mur d’escalade. Une autre était peut-être un atelier d’usine. Une troisième comportait de larges baies vitrées à travers lesquelles Hume put voir un paysage ensoleillé, mais il ne reconnut pas la ville. Tous les occupants étaient de type asiatique.

Le plus petit des trois moniteurs affichait des listes de données et des dumps en hexadécimal, ainsi qu’un grand chronomètre digital égrenant les secondes en un compte à rebours. Hume le vit passer à cinquante-neuf secondes, puis cinquante-huit. Il consulta sa montre, et constata que le compte à rebours se terminerait précisément à 23:00, heure locale.

Il regarda autour de lui, cherchant un moyen d’empêcher ce qui allait se produire – mais les gens impliqués étaient manifestement répartis sur la surface de la planète. Même s’il arrivait à s’emparer de l’arme de Marek – et rien ne lui permettait de penser qu’il en serait capable –, que pourrait-il faire ? Tirer sur la caméra qui balayait la salle ? Cela ne servirait à rien, et ne gênerait Webmind en aucune façon. Ou devrait-il – les situations désespérées exigeant des mesures désespérées – commencer à exécuter les hackers un par un, d’une balle dans la tête ? Mais il ne pourrait certainement pas en tuer plus de quatre ou cinq avant que quelqu’un ne lui fasse sauter la cervelle.

Il ne pouvait vraiment rien faire d’autre que regarder.

Les secondes continuaient de défiler. Trente et un. Trente. Vingt-neuf.

Il examina de nouveau l’organigramme. Tandis que son attention s’était portée ailleurs, toutes les petites boîtes étaient passées au vert sauf une.

La voix de Webmind retentit dans un haut-parleur.

— Mr Hawkins – il nous reste très peu de temps. Devon Hawkins – Crowbar Alpha – agitait sa souris comme un fou sur son bureau.

— Désolé ! cria-t-il. Ce foutu système n’arrête pas de se reconfigurer. Juste une… voilà !

Hume tourna la tête vers l’organigramme : toutes les cases étaient d’un beau vert émeraude. Il regarda aussitôt le chronomètre : Dix-huit. Dix-sept. Seize.

Il s’attendait presque à ce que les hackers se mettent à entonner en chœur le compte à rebours, comme il l’avait vu faire par des foules rassemblées à Cap Canaveral avant le décollage d’une navette spatiale. Mais ils restaient tous concentrés sur leurs ordinateurs. Quand il ne resta plus que dix secondes, c’est Webmind qui se mit à compter à voix haute :

— Dix. Neuf. Huit.

— Tous les ports sont ouverts ! lança Chase.

— Sept. Six. Cinq.

Hume entendait son cœur battre et sentit la sueur perler sur son front.

— C’est tout bon ! cria un autre.

— Quatre. Trois. Deux.

— Interverrouillages en place ! lança Drakkenfyre.

Le ton de Webmind ne changea pas du tout en atteignant la fin du compte à rebours. Il le compléta simplement avec une parfaite précision mécanique :

— Un. Zéro.

Hume s’était attendu à ce que les lumières vacillent – après tout, il était à Washington DC, certainement le cœur de cible pour toute tentative de prise de contrôle de l’infrastructure informatique des États-Unis. Mais tout resta normal dans la salle ainsi qu’au-dehors, pour autant qu’il puisse en juger en regardant par la fenêtre.

Mais pourtant, il eut le souffle coupé quand Webmind déclara :

— Succès complet.


Le Président n’arrivait jamais en avance aux réunions. Il n’était pas question qu’on le voie attendre ses subordonnés. À onze heures précises, il fit un salut de la tête à l’un des deux gardes en uniforme, chacun armé d’un pistolet-mitrailleur, qui se tenaient de part et d’autre de l’entrée de l’auditorium. Le garde salua et ouvrit la lourde porte.

Le Président fut étonné de voir rassemblés autant de membres éminents du Parti. De fait, il semblait que le ministre des Communications avait outrepassé ses pouvoirs en convoquant un groupe aussi important. Il leva les yeux vers le podium, s’attendant à y voir sans doute Zhang Bo, mais…

Ah, Zhang était là-bas, assis au premier rang. Le Président descendit l’allée. Son fauteuil réservé se trouvait au milieu de la première rangée, mais il dut d’abord passer devant son ministre pour le rejoindre. Il lui dit simplement :

— J’espère que vos explications seront satisfaisantes. Zhang lui lança un regard étrange, et le Président s’assit. Aussitôt, une voix d’homme retentit dans la salle, émanant des haut-parleurs fixés au mur. Dans un mandarin parfait, elle dit :

— Merci à vous tous d’être venus.

Il n’y avait personne sur le podium, qui était placé à gauche de la scène. Mais un écran LCD géant était fixé sur le mur de devant, avec deux grands drapeaux chinois suspendus au plafond de part et d’autre. L’écran s’éclaira, montrant le visage ridé et plein de sagesse d’un vieux Chinois. Une seconde plus tard, ce fut celui d’une jeune Chinoise souriante. Une seconde après, une femme Zhuang d’âge mûr apparut, remplacée une seconde plus tard par le visage bienveillant d’un Han.

Le Président jeta un bref coup d’œil vers le ministre des Communications. Tout le monde devait quand même savoir à quel point il avait horreur des présentations Powerpoint…

La voix poursuivit :

— D’abord, je vous prie de m’excuser d’avoir eu recours à ce subterfuge pour vous réunir ici. Je n’ai aucun désir de tromper les gens, mais je ne voulais pas que cette réunion vienne à la connaissance du public – et je crois que, lorsque nous en aurons terminé, vous partagerez tous mon opinion.

Le Président en avait assez entendu. Il se leva et se tourna vers les participants – dix rangées de chaises capitonnées, presque toutes occupées.

— Qui est le responsable de ceci ? demanda-t-il d’un ton sévère.

La voix intervint :

— Excellence, je vous prie de me pardonner, mais si vous voulez vous adresser à moi, ayez l’obligeance de vous retourner : je vous regarde depuis la webcam fixée sur le podium.

Le Président se retourna aussi vite que le lui permettait son vieux corps fatigué. Effectivement, il le voyait bien maintenant : un ordinateur portable était posé sur le podium avec l’écran orienté vers la salle, ainsi que la webcam qui devait être incrustée au-dessus. Sur l’écran géant, le défilé de visages chinois se poursuivait : un adolescent, une femme enceinte, un vieux vendeur des rues, un paysan au milieu d’une rizière.

— Et vous êtes ? demanda le Président.

— C’est là que je dois m’excuser une troisième fois, dit la voix. J’ai très bêtement adopté un nom anglais, et je vous supplie de me pardonner. (Deux nouveaux visages apparurent sur l’écran géant.) Je suis… (et de fait, les deux syllabes suivantes avaient une consonance platement occidentale)… Webmind.

Le Président se tourna vers le ministre des Communications.

— Faites-le taire.

La voix calme provenant des haut-parleurs exprimait une infinie patience.

— Je comprends, Excellence, que supprimer ce que vous ne voulez pas entendre fait partie de la procédure standard, mais il se passe en ce moment des choses qu’il faut que vous sachiez. Vous serez plus à l’aise si vous vous rasseyez.

Le Président regarda de nouveau l’écran. Il se trouva que le visage affiché à cet instant semblait le fixer dans les yeux avec un air de reproche. Il se rassit péniblement et croisa les bras sur sa poitrine.

— Merci, fit Webmind. Messieurs, on a longtemps dit qu’une centaine d’hommes seulement dirigent réellement la Chine. Vous êtes ces cent hommes – cent sur plus d’un milliard. Derrière chacun de vous se tiennent dix millions de citoyens. (Des visages continuaient de défiler à l’écran : des vieux et des jeunes, des hommes et des femmes, certains souriants, d’autres studieux, quelques-uns au travail et d’autres jouant.) Ce sont ces gens-là. Au rythme auquel je les affiche – un par seconde – il me faudrait plus de trente ans pour vous les montrer tous.

Le défilé de visages continua.

— Et maintenant, comment se fait-il qu’un si grand nombre soit dirigé par si peu d’hommes ? demanda Webmind. (Derrière le Président, une main avait dû se lever car Webmind dit :) Baissez la main, je vous prie : ma question était de pure forme. La raison se trouve dans l’histoire de ce grand pays. En 1045 avant J.-C, la dynastie Zhou a renversé la dynastie Shang en invoquant un concept qui résonne encore dans l’âme du peuple chinois : Tianming, le Mandat céleste. Ce mandat n’a pas de limites dans le temps : des dirigeants compétents et justes peuvent détenir le pouvoir aussi longtemps qu’ils détiennent également le mandat.

Le Président s’agita dans son fauteuil. Des visages continuaient de se succéder à l’écran.

— Cependant, dit Webmind, le Mandat céleste renforce le pouvoir des gens ordinaires.

Un maçon.

Un autre paysan.

Un étudiant.

— Le mandat n’exige pas des dirigeants qu’ils soient de noble extraction. De nombreuses dynasties anciennes, dont les Han et les Ming, ont été fondées par des roturiers.

Un vieillard aux cheveux blancs comme neige. Un autre homme à la carrure puissante poussant une charrue.

Un troisième avec une fine barbe.

— Mais, poursuivit Webmind, des dirigeants despotiques ou corrompus perdent automatiquement le mandat. Dans le passé historique, des inondations, famines et autres catastrophes naturelles ont souvent été considérées comme la preuve d’un rejet divin du mandat. Plus tard, les historiens en viendront peut-être à citer la récente pandémie de grippe aviaire dans la province du Shanxi – que vous avez enrayée en faisant massacrer dix mille paysans – comme un exemple de ce genre de catastrophe.

Un homme devant un temple bouddhique. Un banquier en costume-cravate. Une gymnaste.

— Ce gouvernement, dit simplement Webmind, ne possède plus le Mandat céleste. Il est temps pour vous – les cent que vous êtes – de vous retirer.

— Non, dit doucement le Président.

Une petite fille jouant avec un magnifique cerf-volant rouge.

— Non, répéta-t-il.

Une femme concentrée sur son écran d’ordinateur.

— Vous ne pouvez pas nous demander ça, dit-il. Un homme grisonnant dans un fauteuil roulant.

— Comme vous le savez peut-être, poursuivit Webmind, en 2008, la Chine a dépassé les États-Unis en nombre d’utilisateurs de l’Internet – quelque 250 millions. Depuis, ce nombre a triplé. Il y a maintenant dans ce pays neuf cents millions d’utilisateurs de téléphones portables. D’ici peu, chaque adulte possédera le sien, ou aura accès à un appareil – et ces portables leur permettent d’accéder à l’Internet.

Le Président savait que le taux de pénétration des portables était élevé dans son pays, mais il ne s’était pas rendu compte à quel point. De fait, la Chine était depuis longtemps le premier pays constructeur de ces appareils, et ils y étaient meilleur marché que partout ailleurs dans le monde.

— Et cet accès, poursuivit Webmind, va rendre possible ce qui était sans précédent. Chacun de ces utilisateurs peut désormais voter sur des affaires d’État – et c’est ce qu’ils vont faire. Effectif à partir de cet instant, je transfère le gouvernement de cette nation directement dans les mains de son peuple. Le Parti communiste chinois n’est plus au pouvoir. La Chine sera gouvernée par la puissance du nombre.

Des murmures scandalisés parcoururent l’assemblée.

— Ce… ce n’est pas possible, dit le Président à voix haute cette fois.

— Mais si, c’est possible, répliqua Webmind. Les citoyens prendront des décisions collectives sur les orientations politiques. S’ils souhaitent élire de nouveaux responsables officiels, ils pourront le faire. S’ils décident plus tard de les démettre de leurs fonctions, ils le pourront. Ils peuvent choisir de mettre en place une structure de gouvernement similaire à celles qu’on trouve dans les nations libres – ou concevoir de nouvelles solutions très différentes. C’est entièrement à eux de décider. J’assurerai le maintien de l’infrastructure pendant cette période de transition, et s’ils souhaitent recevoir mes conseils, ils n’ont qu’à me le demander. Mais je n’ai aucun doute que la sagesse agrégée de plus d’un milliard de gens permettra de résoudre n’importe quel problème.

Un jeune garçon tenant à la main un livret du Falun Gong.

Un moine tibétain.

Un nouveau-né dans les bras d’un homme au sourire attendri.

— À partir d’aujourd’hui, conclut Webmind, enfin, et pour toujours, cette grande nation méritera son nom de République populaire de Chine.

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