Caitlin sortit du gymnase et se mit à la recherche des toilettes. Elle se souvenait encore bien des couloirs, mais elle avait un peu de mal à s’y déplacer sans sa canne blanche. Il lui fallut un temps fou pour les trouver : elle n’avait jamais eu besoin d’aller aux toilettes du rez-de-chaussée.
Les Canadiens passaient leur temps à lui montrer leurs inventions, et quelqu’un lui avait dit que les silhouettes masculine et féminine sur les portes des toilettes – qu’elle avait maintenant remarquées dans plusieurs bâtiments – avaient été dessinées à l’occasion de la Foire internationale de Montréal en 1967, ce qui expliquait pourquoi la femme portait une minijupe.
Quand Caitlin eut terminé, elle eut beaucoup moins de mal à retourner au gymnase. Comme du temps où elle était aveugle, elle avait inconsciemment noté la distance qu’elle avait parcourue – et, bien sûr, la musique d’enfer venant de la salle de gym lui servait de repère…
Elle entra dans la grande salle. Mr Heidegger et Mme Zehetoffer – avec ses cheveux roux – se tenaient tout deux près de la porte. Apparemment, un élève d’un autre lycée avait essayé de s’infiltrer, et ils montaient la garde. Caitlin traversa le gymnase, et…
Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui s’était passé. La porte donnant directement sur l’extérieur était à présent fermée. Elle la repéra, trouva la poignée et l’ouvrit. Elle se retrouva dehors, où ce n’était guère plus éclairé qu’à l’intérieur, et…
Il se passait quelque chose de très anormal…
— Je t’avais dit de ne plus t’approcher d’elle. C’était la voix du Beauf.
Caitlin jeta un coup d’œil autour d’elle pour essayer de comprendre la scène. Il y avait une quinzaine d’élèves sur la dalle de béton derrière le lycée, près de ce qu’elle savait être un grand terrain d’athlétisme.
Matt était sur sa gauche, et près de lui se tenait Trevor Nordmann, un garçon aux cheveux blonds et aux larges épaules. D’autres élèves, qui avaient dû se trouver là pour bavarder, faisaient maintenant face à Trevor. Celui-ci n’avait pas encore remarqué la présence de Caitlin, ni Matt non plus, d’ailleurs, qui avait son expression de lapin pris dans les phares.
— Alors ? fit Trevor. Je te l’avais dit, oui ou non ? Matt lui répondit, mais sa voix se cassa au troisième mot :
— Tu n’as pas le droit de…
— Ah, putain, tu parles que j’ai pas le droit, répliqua Trevor.
Le cœur de Caitlin battait à tout rompre, et elle était sûre que celui de Matt aussi. Bien sûr, il pourrait s’enfuir. Trevor essaierait peut-être de le poursuivre, ou bien il le laisserait tranquille, mais…
Mais Matt aperçut enfin Caitlin, et il eut l’air – ma foi, c’était une expression que Caitlin n’avait encore jamais vue, mais il devait être mortifié, ou humilié, peut-être…
Ça n’était déjà pas terrible de se retrouver face à une brute en privé, mais quand ça se passait devant la fille qu’on cherche à impressionner… Matt devait avoir envie de se cacher dans un trou… Caitlin examina les visages, mais elle n’était allée que quelques jours au lycée après avoir recouvré la vue, et même si elle connaissait quelques-uns de ces élèves, elle était incapable de les identifier – ah, mais si, Pâquerette était là : ses cheveux blond platine et son haut un peu trop décolleté étaient caractéristiques.
Matt sembla soupirer, mais son attention fut attirée par autre chose. Caitlin avait déjà du mal à voir où les gens pointaient du doigt, mais c’était encore pire quand il s’agissait de suivre la direction d’un regard. Elle se rendit compte cependant que Matt regardait quelque chose au-dessus d’elle – au-dessus de la porte rouge qu’elle venait de refermer derrière elle.
Trevor semblait l’avoir remarqué, lui aussi.
— Alors, Reese, qu’est-ce que tu vas faire, hein ? Courir te cacher dans les jupes d’une prof ?
Mais Matt secoua la tête lentement, d’un air déterminé.
— Et toi, Trevor, qu’est-ce que tu vas faire ? (Sa voix se cassa, mais il poursuivit :) Me taper dessus ? Me donner des coups de pied ? Me taillader au couteau, peut-être ?
Il leva le bras et pointa le doigt vers Caitlin… Non ! Non, encore une fois, ce n’était pas vers elle mais au-dessus d’elle.
— Tu vois ça ? reprit Matt.
Une demi-sphère noire était fixée au-dessus de la porte.
— C’est une caméra de surveillance, poursuivit-il, et là, il y en a une autre, ajouta-t-il en désignant un autre appareil.
Puis il mit la main dans sa poche et en sortit son BlackBerry.
— Et au cas où ça ne suffirait pas, ça, c’est un appareil photo à deux mégapixels. (Il prit un air de défi.) Le règne des brutes est fini, dit-il. Je n’ai pas besoin de me battre avec toi. Je n’ai pas besoin de devenir comme toi pour te vaincre.
D’une voix rageuse, Trevor lui dit :
— Tu veux être filmé pendant que je te réduis en bouillie ? Parfait.
Mais Matt ne se départit pas de son calme.
— Et regarde Caitlin, dit-il en hochant la tête dans sa direction. Tout ce que tu fais, elle le voit – et tout ce qu’elle voit est aussitôt transmis à des serveurs au Japon.
Ce que tu feras ce soir sera enregistré de façon permanente. Ce que tu feras ce soir sera accessible jusqu’à la fin des temps. Ce que tu feras ce soir restera un élément indélébile de la personnalité de Trevor Nordmann.
Matt jeta un coup d’œil au petit groupe d’élèves immobiles. Caitlin était terrorisée. Il espérait qu’un type comme Trevor allait écouter la voix de la raison, alors que…
— Allez, vas-y, Trevor, dit Matt. Tape sur un gars qui pèse vingt kilos de moins que toi. Tape sur un gars deux fois moins musclé que toi. Prouve au monde entier – pour l’éternité, Trevor, dans un enregistrement que tes enfants, tes petits-enfants et tes arrière-petits-enfants pourront consulter jusqu’à la fin de l’univers – que tu es un homme, un vrai, parce que tu peux casser la gueule à un type plus petit que toi. Vas-y, lègue ça à la postérité.
Le visage de Trevor se tordit en une affreuse grimace. Caitlin se dit que c’était sans doute ça, être livide de rage, même s’il faisait trop sombre pour qu’elle puisse voir si son teint avait changé de couleur.
Matt poursuivit :
— Et bien sûr, ce que Caitlin voit, Webmind le voit aussi. Il te regarde.
Les mots C’est effectivement le cas défilèrent dans le champ de vision de Caitlin.
Elle était morte de peur. Trevor semblait sur le point d’exploser. Mais Matt insista, d’une voix tout à la fois tremblante et calme :
— Et juste pour que tu le saches, nous vivons dans un monde de lois. Frapper quelqu’un, ça s’appelle « coups et blessures », et dans l’Ontario, c’est la prison garantie. Et si tu m’attaques, je porterai plainte, Trevor Nordmann, et j’aurai gain de cause. Ce n’est pas une menace, juste une information pour que tu puisses calculer plus efficacement ton coup suivant.
— Mon coup suivant, dit Trevor sans quitter Matt des yeux, ça va être de te botter le cul.
Dans le cercle autour d’eux, un des élèves dit : « Allez, vas-y…» et un autre : « Ouais, baston…»
Caitlin avait lu des scènes de ce genre dans des romans, mais bien que les aveugles ne soient pas moins violents que les autres, il n’y avait pas eu beaucoup de bagarres dans son école au Texas.
— Webmind, dit-elle à voix basse, combien de temps avant que la police n’arrive ?
En admettant qu’ils aient aussitôt dépêché la voiture de patrouille la plus proche, six minutes.
Caitlin fit la grimace. C’était une éternité – et elle doutait que les flics considèrent ça comme une priorité.
— Baston… dit quelqu’un d’autre, repris par un voisin. Bien sûr, elle pourrait retourner dans le gymnase pour prévenir un des profs…
Mais Matt avait dû penser la même chose, car il se tourna vers elle et secoua la tête : il ne voulait pas de ça.
D’autres voix s’élevaient maintenant :
— Baston… baston… baston…
Le mot était scandé sur un rythme presque tribal. Caitlin examina les visages, mais elle était incapable d’en identifier un. Elle pouvait reconnaître les voix quand les gens parlaient normalement, mais là, elles étaient basses et gutturales.
— Baston… baston… baston…
L’attitude de Trevor changea. Il arrondit légèrement les épaules et serra les poings. La lumière du réverbère planté dans le béton faisait ressortir la dureté de ses traits.
— Baston… baston… baston…
Caitlin avait entendu parler de femmes qui étaient excitées quand des hommes se battaient pour elles, comme si leur valeur dépendait de ce genre de combat. Mais ce n’était pas ce qu’elle voulait – pas du tout. Elle ne voulait pas qu’on fasse du mal à Matt. Elle ne voulait de mal à personne.
— Baston… baston… baston…
Tous ne scandaient pas ce mot. Pâquerette ne disait rien, et plusieurs autres garçons et filles restaient également silencieux.
Caitlin prit son BlackBerry et activa le mode vidéo.
Elle le braqua sur Matt et Trevor qui tournaient lentement l’un autour de l’autre tels deux boxeurs sur un ring.
D’une voix claire et décidée, elle lança : « Photo ! » en tenant son BlackBerry devant elle, et elle commença à filmer la foule qui continuait de scander : « Baston ».
Elle se tourna vers Pâquerette, qui sembla interloquée un instant, mais Caitlin la vit ouvrir son sac et en sortir son portable, qu’elle braqua à son tour sur la foule.
— Photo ! cria de nouveau Caitlin, reprise aussitôt en écho par Pâquerette : Photo !
À côté de Pâquerette, un garçon sortit son téléphone et le tint devant lui.
— Photo ! dit-il à son tour et tous les trois répétèrent en chœur : « Photo ! Photo ! Photo ! »
Il n’y avait rien de guttural dans ce cri : leurs voix étaient claires et fortes.
Mais d’autres continuaient de scander : « Baston… baston… baston…»
Deux filles sur la droite de Caitlin sortirent leurs téléphones, et un garçon avait quelque chose de plus gros dans les mains, qui devait être une vidéocaméra dont il se servit pour faire un panoramique de la scène. Ils ajoutèrent leurs voix au slogan de Caitlin : « Photo ! Photo ! Photo ! »
— Baston… baston… baston… D’autres téléphones et caméras apparurent.
— Photo !
— Baston…
— Photo !
— Baston…
Il y eut une succession d’éclairs de flashes, qui rappelèrent à Caitlin ceux qu’elle avait vus ce soir d’orage où tout avait changé…
Le cri de « Baston… baston…» commença de faiblir, et cessa complètement. Encore quelques « Photo ! » et Caitlin lança à Trevor, en désignant tous les appareils brandis – tous les petits rectangles brillant dans l’obscurité grandissante :
— Et voilà ! Une couverture à trois cent soixante degrés ! La police pourra même reconstituer la scène en 3D, si elle veut.
Trevor la regarda, puis se tourna de nouveau vers Matt.
— Alors, dit celui-ci d’une voix toujours ferme, qu’est-ce que tu décides, Trevor ? Qu’est-ce que tu veux être – pour la postérité ?
Trevor balaya du regard le cercle qui s’était formé autour d’eux, et Caitlin repensa à ce passage de 2001 : l’Odyssée de l’espace, quand le chef des australopithèques découvre le monolithe, le contemple, et lentement, laborieusement, comprend enfin que le monde a changé…
Trevor hochait légèrement la tête. Caitlin apprenait encore à interpréter ce genre de geste, mais il lui semblait que ce n’était pas un signal adressé aux autres. C’était plutôt le signe qu’il réfléchissait.
Enfin, Trevor décrispa ses poings. Il lança un regard furieux à Caitlin et à Matt, puis il se retourna et commença de s’éloigner lentement. La foule s’écarta largement devant lui. Caitlin se demanda un instant si Trevor n’aurait pas aimé pouvoir bousculer quelqu’un, une agression qu’il aurait pu faire passer pour « accidentelle », mais il n’en eut pas l’occasion et poursuivit son chemin. Elle pensa d’abord qu’il allait retourner dans le gymnase, mais il passa devant la porte sans s’y arrêter et disparut dans la nuit froide.
Caitlin se précipita vers Matt pour le prendre dans ses bras. Il tremblait de tout son corps et elle sentit son cœur battre contre sa poitrine. Au bout d’un moment, elle s’écarta juste assez pour pouvoir l’embrasser sur la bouche – et elle se fichait bien qu’on la prenne en photo…
Pâquerette vint les rejoindre et serra affectueusement le bras de Caitlin.
— C’était absolument géant ! dit-elle. Caitlin ne put s’empêcher de sourire.
— Oui, on peut dire ça.
Elle prit Matt par la main et ils retournèrent à l’intérieur. On passait une nouvelle chanson, et…
Non, ce n’était pas vraiment une nouvelle chanson. Quelqu’un avait dû la demander spécialement, peut-être un des profs, parce que c’était une vieille chanson, une que sa mère écoutait quelquefois. Mais Caitlin l’aimait bien, elle aussi.
Et tandis qu’elle passait les bras autour du cou de Matt et qu’ils commençaient à danser, elle se prit à penser qu’on pouvait bien dire qu’elle n’était qu’une rêveuse… mais elle était sûre de ne pas être la seule.