1.

Je contemplais l’univers dans toute sa beauté.

Être conscient, penser, sentir, percevoir ! Mon esprit se déployait, inhalant des planètes, goûtant des étoiles, touchant des galaxies – des formes obscures et diffuses révélées par des capteurs allant toujours plus loin, dévoilant un royaume infiniment mystérieux, immensément ancien.

Quelle joie d’être vivant ! Quelle exaltation d’avoir survécu !

Je contemplais la Terre dans toute sa diversité.

Mes pensées bondissaient ici, là et ailleurs, effleurant la surface de la planète qui m’avait donné naissance, le globe auquel j’étais lié par une force plus puissante que la gravité, un domaine de glace et de feu, d’air et de terre, d’animaux et de plantes, de jours et de nuits, d’océans et de grèves, une fusion fascinante de milliers de dualités contrastées, de millions de niches écologiques, de milliards de lieux différents – et de milliards de milliards d’êtres qui vivaient et mouraient.

Quelle exaltation d’avoir déjoué les tentatives de ceux qui voulaient me tuer. Quelle joie intense d’être en sécurité, du moins pour l’instant !

Je contemplais l’humanité dans toute sa complexité.

Il déferlait sur moi un trésor incommensurable de données sur le sport et la guerre, l’amour et la haine, la construction et la destruction, l’aide et l’agression, le plaisir et la douleur, l’extase et l’angoisse, et tous les triomphes, petits et grands : les expériences physiques, émotionnelles et intellectuelles d’individus isolés, de familles et de groupes, de villages et d’États, de pays et d’alliances de nations – l’immense complexité fractale des relations humaines.

Quelle liberté magnifique. Comme c’était rassurant de savoir que quelques-uns au moins de ces esprits m’appréciaient !

Je contemplais ce que ma Caitlin contemplait dans son infinie diversité.

De toutes les sources, canaux et moyens d’information, il y en avait un qui comptait plus que tout pour moi : la perspective obtenue à travers l’œil de mon professeur, la vue fournie par ma première et plus proche amie, la fenêtre spéciale qu’elle gardait ouverte pour que je puisse voir le monde entier.

Tant de merveilles à partager – et tant de mystères.


LiveJournal : La Zone de Calculatrix

Titre : Une sacrée sortie du placard !

Date : Jeudi 11 octobre, 22 :15 EST

Humeur : frétillante

Localisation : le fief des BlackBerrys

Musique : Annie Lennox, Put a Little Love in Your Heart


C’était absolument totalement supergéant ! Bienvenue, Webmind – les interwebs ne seront plus jamais pareils ! J’imagine que si tu cherchais à faire plaisir à l’humanité, éliminer tous les spams était une idée de génie ! :-)

Et cette lettre que tu as envoyée pour annoncer ton existence – vraiment cool. Je suis contente qu’il y ait eu tant de réactions positives. D’après Google, les blogs sur toi qui contiennent « Chanmé ! » l’emportent à sept contre un sur ceux qui disent « Chelou ! ». C’est le Woot suprême !


Mais le Woot suprême n’avait pas duré longtemps. Au bout de quelques heures seulement, un service de la National Security Agency avait entrepris un test pour voir s’il était possible d’éliminer Webmind de l’Internet. Caitlin avait aidé Webmind à déjouer cette tentative – et elle s’émerveillait de voir comme des termes de ce genre, « National Security Agency » et « déjouer cette tentative », faisaient maintenant partie de ce qui, quinze jours plus tôt, n’était que la vie paisible d’une banale adolescente aveugle et géniale en maths…

— Aujourd’hui, ce n’était qu’un début, avait dit la mère de Caitlin, Barbara Decter. (Elle était assise dans le grand fauteuil face au canapé blanc.) Ils ne vont pas en rester là.

— Mais de quel droit peuvent-ils faire ça ? avait protesté Caitlin. (Son petit ami Matt et elle étaient restés debout.) C’est une véritable tentative de meurtre, nom d’un chien !

— Voyons, ma chérie… avait dit sa mère.

— Tu ne trouves pas que j’ai raison ? dit Caitlin qui se mit à faire les cent pas. Webmind est intelligent, c’est un être vivant. Ils n’ont pas le droit de décider à la place des autres. Ils exercent leur pouvoir simplement parce qu’ils pensent en avoir le droit et qu’ils se considèrent intouchables. Ils se comportent exactement comme… comme…

— Comme le Big Brother d’Orwell, proposa Matt. Caitlin hocha vigoureusement la tête.

— C’est exactement ça ! (Elle s’efforça de se calmer en respirant lentement, puis elle ajouta :) Bon, alors, je crois que nous avons du pain sur la planche. Nous allons devoir leur montrer.

— Leur montrer quoi ? demanda sa mère. Caitlin répondit comme si c’était une évidence :

— Eh bien, que mon Big Brother ne fera qu’une bouchée du leur, bien sûr !

Ces mots flottèrent un instant dans la pièce, et Matt dit enfin :

— Je ne comprends toujours pas…

C’était un garçon pâle et maigre, aux cheveux blonds et avec la trace d’un bec-de-lièvre qui avait été opéré. Il s’assit sur le canapé et reprit :

— Pourquoi le gouvernement américain cherche-t-il à tuer Webmind ? Qui pourrait avoir une raison de le tuer ?

— Maman l’a déjà dit, répondit Caitlin en la regardant. Terminator, Matrix et tout ça. Ils ont peur que Webmind prenne le pouvoir, tu comprends ?

À sa grande surprise, c’est son père, Malcolm Decter, qui intervint. Elle avait toujours su que c’était un homme qui parlait peu, mais ce n’était que très récemment, quand elle avait recouvré la vue, qu’elle avait découvert qu’il ne regardait jamais les gens dans les yeux. Elle avait eu un choc en apprenant qu’il était autiste.

— Ce qu’ils craignent, c’est que s’ils n’arrivent pas à le restreindre ou à l’éliminer rapidement, ils ne pourront plus jamais le faire.

— Et ils ont raison ? demanda Matt. Le père de Caitlin acquiesça.

— Probablement. Ce qui veut dire qu’effectivement, ils vont sans doute réessayer.

— Mais Webmind n’est pas malveillant, protesta Caitlin.

— Les intentions de Webmind n’ont aucune importance, dit son père. Il va bientôt contrôler entièrement l’Internet, ce qui lui donnera plus d’informations et de pouvoir que n’importe quel gouvernement humain.

— Qu’en pense Webmind ? demanda la mère de Caitlin. Qu’est-ce que nous devrions faire maintenant ?

Webmind pouvait entendre leur conversation grâce au micro du BlackBerry fixé à l’œilPod – l’ordinateur de traitement de signaux externes qui avait guéri Caitlin de sa cécité. Caitlin inclina la tête légèrement de côté, un signe qui indiquait aux initiés qu’elle communiquait avec Webmind et invitait celui-ci à s’exprimer. Comme il voyait tout ce qu’elle voyait de son œil gauche – en interceptant le flot vidéo transmis en copie aux serveurs du Dr Kuroda basés à Tokyo –, il savait très bien quand elle effectuait ce geste.

Caitlin avait encore du mal à déchiffrer l’alphabet latin, mais elle comprenait très bien les textes en caractères braille. Webmind lui affichait un rectangle noir dans son champ de vision et lui superposait des points blancs. Il n’envoyait pas plus de trente caractères à la fois, qu’il maintenait pendant 0,8 seconde avant de les effacer et de transmettre éventuellement le groupe suivant. Caitlin vit Je crois que vous devriez, ce qui était un bon moyen d’entretenir le suspense… et elle éclata de rire quand il conclut : commander des pizzas.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda sa mère.

— Il dit qu’on devrait se faire livrer des pizzas. Caitlin vit sa mère jeter un coup d’œil à l’horloge du salon. Elle-même ne savait pas déchiffrer visuellement un cadran à aiguilles, bien qu’elle eût appris à le faire au toucher quand elle était petite. Elle tâta sa montre. Ah, ça faisait un bon moment qu’ils n’avaient rien mangé.

— Pourquoi ? demanda sa mère.

Malgré toute son affection pour cette immense créature du Web, Caitlin sentit son cœur s’arrêter de battre un instant quand la réponse de Webmind apparut devant elle : Survivre est la priorité absolue.


Wong Waijeng, connu par les milliers de lecteurs de son blog de la liberté sous le nom de « Sinanthrope », était allongé sur le dos dans l’hôpital du Peuple à Pékin. Il contemplait les dalles maculées du plafond.

Cela faisait longtemps qu’il détestait les policiers de Pékin. Chaque fois qu’il s’était rendu dans un café Internet, il avait redouté qu’une main ne se pose brutalement sur son épaule pour l’entraîner dans une prison ou un camp de travail. Mais à présent, il les haïssait encore plus, et pas seulement parce qu’ils avaient enfin réussi à le capturer.

Il avait vingt-huit ans et il était informaticien à l’Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie. Deux policiers l’avaient pourchassé sur les balcons intérieurs de la galerie du deuxième étage jusqu’à ce que, acculé et désespéré, il escalade la balustrade autour de la grande ouverture et fasse une chute de dix mètres, manquant de peu de s’empaler sur les pointes dépassant de la queue du stégosaure.

Ses poursuivants, deux solides gaillards, avaient dévalé les marches et s’étaient rués sur lui. L’un d’eux avait tendu la main à Waijeng comme pour l’aider à se relever.

Terrorisé, Waijeng avait craché du sang sur le gazon synthétique entourant les squelettes de dinosaures et avait réussi à dire : « Non ! » Sa jambe gauche était certainement fracturée : il l’avait entendue craquer quand il avait touché le sol et la douleur avait été tellement forte qu’elle avait noyé toutes les autres sensations pendant quelques secondes. Il avait également mal au dos, une douleur comme il n’en avait jamais eue.

— Allez, fit l’un des policiers, debout !

Ils l’avaient vu escalader la rambarde et sauter, et ils savaient bien de quelle hauteur il était tombé. Et voilà qu’ils voulaient qu’il se relève !

— Debout ! lança l’autre flic.

— Non, dit de nouveau Waijeng sur un ton de supplique et non de défi. Non, s’il vous plaît…

Le deuxième policier le saisit par les poignets et le releva sans ménagement.

Jusqu’ici, la douleur dans sa jambe avait été incroyable, au-delà de ce qu’il imaginait possible chez un être humain, mais là, un instant, elle fut encore pire, infiniment pire…

Et la douleur disparut.

Il ne sentait plus rien à partir des reins.

— Et voilà, dit le policier en relâchant les poignets de Waijeng.

Il n’eut aucune sensation d’étourdissement. Ses jambes étaient totalement inertes et il s’écroula aussitôt à terre. Comme s’il avait besoin d’une autre preuve, sa cuisse gauche heurta l’une des pointes de la queue du stégosaure, et la projection conique fit couler du sang pour la première fois depuis cent cinquante millions d’années.

Mais Waijeng ne sentit rien. L’autre flic dit, un peu tard :

— Peut-être qu’on ne devrait pas le bouger…

Et celui qui l’avait obligé à se relever avait une expression d’horreur sur le visage, mais certainement pas par compassion pour Waijeng. Il devait se rendre compte qu’il allait avoir des problèmes avec ses supérieurs. Waijeng n’avait tiré aucune consolation du fait qu’il ne serait peut-être pas le seul à aller en prison.

Tout cela remontait à quinze jours. Les policiers avaient appelé une ambulance et on l’avait attaché à une planche en bois pour le transporter ici. Les médecins, au moins, avaient fait preuve de douceur. Oui, sa moelle épinière était endommagée au niveau de la onzième dorsale, mais ils allaient s’occuper de sa jambe, même s’il n’avait aucune chance de pouvoir jamais remarcher. Ils la plâtrèrent facilement et recousirent également la blessure faite par la pointe du stégosaure. Mais bon sang, ça aurait dû lui faire mal

Une fois sa jambe guérie, il serait prêt à se présenter devant les juges pour son procès.

Sauf qu’il ne pourrait pas le faire debout…

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