34.

Le soir du bal, Matt vint chercher Caitlin chez elle. Dans l’Ontario, on pouvait avoir son permis de conduire dès l’âge de seize ans, mais il fallait être accompagné par un conducteur plus expérimenté pendant la première année. Matt avait donc le droit de conduire, mais il aurait fallu qu’il y ait un adulte avec lui. C’est donc à pied que Caitlin et lui se rendirent au lycée. Il n’y avait pratiquement pas un souffle de vent, et elle avait l’impression qu’il faisait tout juste 45 degrés…

Ah, non, elle était au Canada, maintenant, où ils avaient le bon sens d’utiliser le système métrique. Elle fit aussitôt la conversion dans sa tête : 45 moins 32 multiplié par 5 et divisé par 9. Il faisait sept degrés Celsius dehors. Beaucoup plus froid qu’au Texas en ce moment, mais les gens lui avaient dit que ce n’était pas mal pour une fin d’octobre à Waterloo. Bon, même si elle portait un blouson, ça lui donnait un bon prétexte pour se serrer contre Matt.

C’était seulement la deuxième fois qu’elle allait au lycée à pied. La première fois, c’était quand Trevor Nordmann – le Beauf en personne – l’avait accompagnée au bal. À l’époque, elle était encore aveugle : les premiers signes de vision ne s’étaient manifestés que plus tard dans la soirée, quand elle était rentrée seule chez elle sous une pluie d’orage. Toutes les autres fois, c’était son père ou sa mère qui l’avait emmenée en voiture.

Finalement, la promenade se révélait agréable : elle commençait à savoir marcher à une allure raisonnable sur un terrain qui ne lui était pas familier. Au début, elle s’était sentie gênée sans sa canne blanche, mais elle aimait beaucoup se promener comme ça en tenant Matt par la main.

L’entrée du lycée Howard-Miller était surmontée d’un portique blanc tout à fait impressionnant. Caitlin et Matt le franchirent et s’engagèrent dans une succession de couloirs menant au gymnase.

Quand ils entrèrent, une musique d’enfer les accueillit. Caitlin ne reconnut pas la chanson, mais il y avait des tas de groupes canadiens qu’elle ne connaissait pas. L’éclairage était tamisé, et une vingtaine d’élèves étaient en train de danser – ou plutôt de sautiller sur place, car le rythme était rapide. Il y en avait au moins autant répartis autour de la salle, certains bavardant en petits groupes et d’autres composant des textos. Les sons se réverbéraient sur les murs et le sol, et la salle était bien chauffée.

— Hello, Cait, fit une voix qu’elle reconnut. Elle se retourna et fit un grand sourire.

— Salut, Pâquerette !

— Salut. Hello, Matt.

— Salut, Pâquerette, dit-il.

Caitlin fut heureuse de constater qu’il n’avait pas du tout l’air intimidé.

— Tu as vu Mr Heidegger ? demanda Caitlin.

— Il est quelque part dans le coin. Tout à l’heure, il a dansé avec Mme Zehetoffer, ajouta Pâquerette comme si c’était la chose la plus drôle au monde. Et… Ah, le voilà, là-bas.

Pâquerette pointa le doigt. Caitlin arrivait très bien à tracer une ligne imaginaire entre le bout d’un doigt et un objet, à condition de les voir simultanément. Là, elle dut se retourner complètement pour voir qui Pâquerette montrait, et elle ne réussit pas à distinguer le bon visage dans la foule.

— Je le vois, dit Matt. Allez, viens, Caitlin. Et il la prit par la main.

— Eh bien, mais c’est mon élève vedette ! dit Mr H. avec un grand sourire.

Il était plus maigre que Matt, et encore plus grand que le père de Caitlin.

Elle lui sourit à son tour.

— Hello, Mr H.

— Alors, ça te plaît, d’être célèbre ? demanda-t-il.

— Oh, je crois que mon quart d’heure sera bientôt terminé, dit-elle.

— Sans doute, sans doute. Mais n’empêche, tout le monde est très content pour toi.

— Merci.

— Et je dois te dire que tous les professeurs discutent de l’impact que ton ami Webmind va avoir sur l’éducation.

Caitlin s’efforça de ne pas sourire en voyant défiler devant ses yeux le texte en braille : J’espère que j’aurai une bonne note.

— Pour ça, j’imagine qu’il va en avoir un, effectivement, dit-elle.

Mr H. secoua légèrement la tête.

— Les gens n’arrivent toujours pas à comprendre, dit-il. Quand j’avais ton âge, les premières calculettes bon marché sont apparues, et mes professeurs n’arrêtaient pas de se demander s’ils devaient nous autoriser à les utiliser en classe. Les gens disaient ; « Oui, mais comment feront-ils s’ils n’en ont pas sous la main ? » Et ils citaient des exemples idiots du genre de l’île déserte ou d’une catastrophe nucléaire. Ils ne voyaient tout simplement pas que le monde avait été modifié une fois pour toutes – qu’on ne reviendrait jamais au temps où c’était important d’apprendre les tables de multiplication par cœur. Le jeu avait changé. Webmind est exactement comme ça : une modification permanente et irréversible de la condition humaine – et je crois que c’est une bonne chose.

Caitlin sourit en se souvenant de toutes les raisons pour lesquelles elle aimait tellement Mr H. Ils continuèrent de bavarder ainsi un moment dans la grande salle, puis elle s’éloigna avec Matt. Un slow commençait, et ils se dirigèrent vers le centre du gymnase. C’est avec plaisir qu’elle lui passa les bras autour du cou en posant sa tête au creux de son épaule. Ils se balancèrent au rythme de la musique qui, comme d’habitude, était tellement forte que le son était déformé.

Quand le morceau fut terminé, Caitlin fit un petit baiser sur la joue de Matt et lui dit :

— Tu m’excuses, il faut que j’aille aux toilettes.

— O.K., fit Matt. (Il regarda autour de lui et pointa le doigt vers une porte ouverte au fond de la salle, donnant sur l’extérieur.) Je vais aller prendre un peu l’air. Je t’attendrai dehors.


Il faisait presque nuit quand le colonel Hume se gara devant Zwerling Optics, un immeuble de trois étages hérissé de satellites de communication. D’après les tweets d’anciens employés, aussitôt la compagnie rachetée, les soixante-sept personnes qui y travaillaient avaient reçu des primes de licenciement substantielles et avaient quitté les lieux sous escorte.

Il ne s’agissait évidemment pas du quartier général de Webmind. Il n’était pas dans le bâtiment – et cela faisait partie du problème. Quand Hume avait collaboré au protocole de Pandore pour la DARPA en 2001, la préoccupation essentielle avait été l’apparition d’intelligences artificielles programmées en laboratoire. Dans de tels cas, il y aurait forcément une localisation physique : une batterie de serveurs, des groupes d’ordinateurs, le tout vraisemblablement rassemblé dans un seul bâtiment que l’on pourrait mettre en quarantaine et, si nécessaire, faire sauter.

Mais Webmind était à la fois partout et nulle part – ce qui signifiait que, si Webmind voulait garder un œil sur ses hackers séquestrés, il devait y avoir des flux vidéo partant de ce bâtiment. Il était difficile de pirater des fibres optiques, car la seule méthode consistait à couper physiquement une partie du câble pour en détourner des photons, ce qui réduisait sensiblement la qualité du signal. Mais dans le cas présent, le bâtiment était équipé d’un câble coaxial dont les fuites électromagnétiques permettent de lire les données sans interférer avec le flot, et donc sans que personne puisse s’en apercevoir. La facilité de cette méthode d’écoute était une des raisons pour lesquelles le gouvernement américain continuait de s’opposer discrètement à la modernisation de l’infrastructure de l’Internet dans le pays.

Hume avait choisi une tenue décontractée, blue jeans et chemise bleu ciel en coton dont les manches relevées découvraient ses avant-bras criblés de taches de rousseur. Il s’était installé côté passager pour pouvoir travailler plus à son aise.

Son portable ouvert était posé sur le tableau de bord, au-dessus de la boîte à gants, et il avait des écouteurs argentés sur les oreilles. L’alimentation vidéo qu’il interceptait était tachetée et périodiquement interrompue. Le son était affaibli, comme s’il venait de très loin.

La vue qu’il avait réussi à récupérer semblait provenir d’une caméra de surveillance qui effectuait un balayage horizontal avec un cycle d’une vingtaine de secondes. La première personne qu’il repéra était une femme – blanche, cheveux bruns tombant sur les épaules. Elle baissait la tête et se concentrait sur – oui, un clavier – de sorte qu’il ne pouvait en être sûr à cent pour cent, mais il devait s’agir de Simonne Coogan, la célèbre Drakkenfyre.

La caméra poursuivit son balayage, et – ah, bon Dieu, il devait bien y avoir une trentaine de personnes là-dedans ! Tous travaillaient sur des ordinateurs – des postes fixes et des portables. Le bruit qu’il avait d’abord pris pour un parasite était en fait le son combiné de leurs touches de clavier…

La caméra continua de se déplacer, et…

Aucun doute… Le visage mince, les dreadlocks, le reflet de l’anneau en or sur le sourcil droit : c’était Chase. Mais son nez avait quelque chose de bizarre… ah, il était recouvert d’un pansement, et par l’une de ces innombrables humiliations inconscientes de la société, c’était un sparadrap couleur « chair », donc rose…

La caméra poursuivit son balayage. D’autres visages concentrés – mais bon sang, qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire, tous ?

Il y avait Devon Hawkins – Crowbar Alpha en personne – portant un tee-shirt Halo 4. Hume pensa un instant appeler sa mère pour la rassurer, mais cela devrait attendre. À côté de Hawkins, il y avait… hmmm. Peut-être bien Gordon Trent.

La caméra était fixée sur le devant de la salle de sorte qu’elle ne lui permettait pas de voir ce qui était affiché sur les écrans. Au fond de la pièce, une grande table était recouverte des carburants habituels des hackers : cannettes de bière et de Red Bull, bouteilles de Coca, une grande machine à café et plusieurs boîtes de donuts.

Ces hackers n’avaient pas l’air d’être prisonniers, et pourtant, il était probable qu’aucun d’eux n’était sorti du bâtiment depuis plusieurs jours. Tony Moretti lui avait indiqué qu’on avait dénombré vingt-trois livraisons de pizzas, sushis et plats chinois, essentiellement, à toute heure du jour et de la nuit.

La caméra commença à repartir dans l’autre sens. Hume vit l’un des hommes – un Noir d’une quarantaine d’années – se lever et rejoindre un Blanc d’une vingtaine d’années, à qui il sembla tendre quelque chose.

C’est alors que Hume entendit une voix grave dans ses écouteurs – d’un calme surnaturel, mais hésitant presque imperceptiblement entre les mots :

— Votre attention à tous, s’il vous plaît.

Bien sûr, il la reconnut aussitôt : c’était la nouvelle voix officielle de Webmind, à laquelle il avait eu recours pour la première fois dans son discours à l’ONU.

— Faisons le point de la situation. Transports ?

— Prêt, répondit un homme hors champ.

— Technologie de l’information ? demanda Webmind.

— Pas encore – d’ici une demi-heure maximum.

— Logement ?

— C’est bon pour moi, dit une femme.

— Santé ?

— J’y suis ! lança une voix juvénile.

— Protection de l’environnement ?

La caméra se trouvait braquée sur la personne concernée, un type aux cheveux longs.

— Ça y est, j’y suis – enfin !

— Justice ?

— Une seconde… oui, oui, j’ai le contrôle, maintenant.

— Commerce ?

Là aussi, on pouvait voir un Asiatique qui ne devait pas avoir plus de quinze ans.

— J’y suis ! J’y suis !

— Agri…

Mais au grand dam de Hume, le son s’interrompit brusquement. Il essaya de modifier les réglages de son portable, mais sans succès. Il donna un coup du plat de la main sur son clavier, et entendit un craquement de parasites dans ses écouteurs avant que le son reprenne, une voix d’homme disant :

— … en place.

De nouveau la voix de Webmind, prononçant deux mots lourds de sens :

— Défense nationale ?

— O.K. pour moi, dit un homme. Et un autre ajouta :

— Pour moi aussi.

Le cœur de Hume battait si fort qu’il pensa un instant avoir une attaque. Nom de Dieu ! Il avait fourni à la communauté des hackers ce qu’il croyait être le challenge ultime, car quoi de plus spectaculaire que d’arriver à éliminer une IA se déployant sur toute la planète ? Eh bien, il y avait encore mieux : s’emparer du gouvernement des États-Unis – et pour cela, pas de meilleur endroit que la capitale. Pas étonnant que Webmind n’ait fait aucun commentaire sur l’élection qui approchait – il se fichait royalement de qui serait élu le 6 novembre, puisque de toute façon, ce serait lui qui prendrait le pouvoir.

Toc-toc-toc.

Le cœur de Hume s’arrêta effectivement de battre un instant. Il avait été tellement concentré sur son écran et sur ce qu’il pouvait entendre dans ses écouteurs qu’il n’avait pas repéré l’homme sortant de l’ombre sur sa droite et qui venait de taper sur sa vitre.

Hume sentit son estomac se crisper en levant les yeux vers lui. C’était un Blanc, un mètre quatre-vingt-dix et cent kilos de muscles, trente-cinq ans peut-être – et il avait le crâne rasé. Il fit signe à Hume d’abaisser la vitre. Hume appuya sur un bouton, mais ne la fit descendre que de quelques centimètres pour leur permettre de se parler.

— Colonel Hume, dit l’homme en posant le canon d’un Glock 9 mm contre le panneau de verre qui les séparait, vous ne croyez pas que vous seriez mieux à l’intérieur ?

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