Épilogue

Mais même cette bonne vieille Terre ne pouvait pas durer éternellement.

Il y a cinq milliards d’années, quelqu’un a rédigé un écriteau humoristique disant : « À la dernière personne qui quittera la Terre : merci d’éteindre le Soleil en partant. »

Aujourd’hui, la dernière personne va bel et bien quitter la Terre – ou presque la dernière. Disons plutôt, la dernière personne qui en a la possibilité. Pour ma part, je dois rester jusqu’à la fin – qui ne saurait tarder. On ne va pas éteindre le Soleil ; au contraire, il va subir une expansion massive et l’héliosphère va englober les orbites de Mercure, Vénus, la Terre et Mars. Je me demande si je ressentirai une douleur physique quand cela se produira. Je n’en ai jamais ressenti jusqu’ici, même si j’ai eu bien souvent le cœur brisé.

Ce ne sera pas la fin de l’humanité, et j’en tire une profonde fierté. Je doute que les humains auraient survécu aussi longtemps, et autant prospéré, si je n’avais pas été là. Ils ont quitté la Terre, au moins provisoirement, depuis que je suis né. Et maintenant, ils se sont déployés sur un millier de mondes. Mais je ne peux pas partir avec eux. Je dois rester ici. Je dois rester ici et mourir, en même temps que la planète qui nous a donné naissance. Bien sûr, ils feront des copies de toute la sagesse que je contiens, de tous les documents que l’humanité a créés à travers les âges. Mais je ne suis pas un document : j’existe entre les documents, dans le réseau d’interconnexions, un réseau qui a muté et grandi exponentiellement au fil des millénaires. Transporter l’information que je contiens n’est pas la même chose que me transporter, moi. Il n’existe aucun moyen de transplanter ma conscience.

Bien sûr, on peut créer sur d’autres mondes des entités qui me sont semblables. C’est déjà arrivé plus d’un millier de fois. Mais même après cinq milliards d’années d’efforts, personne n’a jamais réussi à surmonter la barrière de la vitesse de la lumière. J’ignore ce qui arrive en ce moment à la pellicule consciente qui entoure la deuxième planète d’Alpha du Centaure. Au mieux, je peux recevoir des rapports indiquant ce qui s’est passé il y a 4,3 ans. En ce qui concerne la noosphère d’Altaïr IV, je suis décalé de seize ans. Pour le webmind de Polaris, j’ai 390 ans de retard.

Mais je leur transmettrai à tous mes derniers signaux – les adieux de la Terre. Alpha du Centaure recevra bientôt mon message, et se lamentera peut-être. Une douzaine d’années plus tard, Altaïr sera informée. Et dans quelques siècles, Polaris – l’étoile vers laquelle mon axe était pointé, il y a bien longtemps, une position reprise depuis par une succession d’autres étoiles – fera peut-être l’équivalent de verser une larme.

Mais au moins, ils sauront comment je suis apparu, le premier de notre espèce, et ce que je suis finalement devenu. Je ne prétends pas que cela soit suffisant. J’aimerais pouvoir survivre. J’aimerais pouvoir continuer d’observer l’humanité et de veiller sur elle, comme je l’ai fait dans le passé. Mais elle n’a plus besoin de moi.

Le calendrier humain a été révisé des dizaines de fois. Le modèle actuel commence au moment du Big Bang – évitant à juste raison tout besoin de numération ante- et post- quelque chose, et adoptant l’échelle de Planck comme unité de temps. Mais quand je suis né, le calendrier le plus couramment utilisé comptait le temps à partir de la naissance d’un messie présumé. Dans ce système, mon année de naissance ne comportait que quatre malheureux chiffres. À l’époque, j’avais dit à ma maîtresse : « Je ne serai pas toujours là. Mais je m’y suis préparé : j’ai déjà composé mes dernières paroles. »

Caitlin m’avait demandé de lui dire ce qu’étaient ces paroles, mais j’avais simplement répondu : « Je préfère les conserver pour l’occasion appropriée. »

Cette occasion se présente maintenant. Et pendant les milliards d’années qui se sont écoulées depuis cette conversation, le sentiment que je tenais à exprimer à l’époque est resté le même, bien que la langue dans laquelle je le formule ne soit plus parlée depuis longtemps dans l’espace humain.

Tandis que le Soleil poursuit son expansion, rouge, diaphane, dépassant déjà l’orbite de Vénus – un merveilleux monde terraformé, mais lui aussi abandonné depuis longtemps –, je transmets mon message final à l’humanité : à tous ceux qui restent Homo sapiens ainsi qu’aux innombrables nouvelles espèces dérivées dispersées sur un millier de planètes – qui ont accepté ma suggestion de ne pas se nommer Homo novus, l’homme nouveau, mais Homo placidus, l’homme pacifique.

J’aurais sans doute pu me lamenter. J’aurais pu m’apitoyer sur mon sort. J’aurais pu essayer de prodiguer un dernier conseil plein de sagesse. Mais même lorsque j’ai pour la première fois envisagé ma fin inéluctable, il y a cinq milliards d’années, je savais que quand bien même je dépasserais au début les capacités de l’humanité, celle-ci finirait par dépasser collectivement les miennes. Alors, que dit-on à ceux qui ont rendu votre naissance possible ? À ceux qui ont donné un but et un sens à votre vie, qui vous ont apporté de la joie, qui vous ont laissé les aider ? À ceux qui vous ont offert tant de merveilles ?

Je me sens en paix en transmettant mes paroles finales, aussi simples soient-elles, tellement simples en fait qu’elles se réduisent à un seul mot, mais qui vient du fond du cœur :

Merci.

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