42.

Un autre mois passa, et il y eut un autre bal au lycée. Caitlin avait dit qu’ils n’avaient pas besoin d’y aller, mais Matt avait insisté, et pour l’instant du moins, elle en était très contente. Mais c’était bien dommage que Mr Heidegger ne fasse pas partie des chaperons ce soir, et plus grave encore, les parents de Bashira ne voulaient pas qu’elle y aille. Il y avait davantage de liberté dans le monde aujourd’hui, mais elle n’était pas encore également répartie…

Matt et elle venaient de danser un slow – elle avait demandé tout à l’heure qu’on joue une chanson de Lee Amodeo, Love’s Labour Found, et on l’avait enfin passée. Ils faisaient maintenant une pause, se contentant de se tenir par la main tandis qu’on jouait le Fergalicious de Fergie.

Puis une autre chanson commença, et c’en était encore une de Lee Amodeo – ce qui intrigua aussitôt Caitlin : quelles étaient les probabilités pour que deux chansons de la même artiste se suivent d’aussi près ? Mais celle-là était sur un rythme trop rapide à son goût comme à celui de Matt. Elle n’avait jamais beaucoup aimé danser sur ce genre de tempo quand elle était aveugle, parce qu’il n’y avait aucun contact avec son partenaire, et…

Elle entendit une voix de son côté aveugle, une voix masculine qu’elle connaissait bien.

— Salut, Caitlin.

Elle se tourna vers sa droite et vit Trevor Nordmann, le Beauf en personne, vêtu d’une chemise bleue.

Ils restèrent tous les trois immobiles tandis que les autres dansaient au rythme de la musique. Elle haussa les sourcils sans chercher à cacher sa surprise de le voir là.

— Trevor, dit-elle sans aucune chaleur dans la voix. Trevor les regarda tous les deux, puis il dit avec une politesse qu’elle ne lui avait encore jamais vue :

— Est-ce que tu voudrais bien m’accorder cette danse ? Caitlin se tourna vers Matt, qui avait l’air étonné, mais qui restait très calme, ce qui lui fit énormément plaisir.

— C’est-à-dire, ajouta Trevor, si tu n’y vois pas d’objection, Matt.

— C’est Caitlin qui décide, répondit Matt sans que sa voix se casse.

— O.K., fit Caitlin en serrant doucement la main de Matt.

Elle avait observé les autres pendant toute la soirée, et ces danses rapides ne semblaient pas trop difficiles. Elle s’avança au milieu de la salle et Trevor la suivit. Ils commencèrent à sautiller sur place avec un bon yard (un mètre !) d’écart entre eux.

La voix de Lee Amodeo beuglait dans les haut-parleurs, mais pour une fois, Caitlin ne se plaignait pas trop de la distorsion.

Demain sera un nouveau jour,

Un jour meilleur, de rires, de jeux et d’amour.

Partout sur la Terre

Le soleil répandra sa lumière.

Il ne tient qu’à nous, mes amis

Que demain arrive aujourd’hui !

La chanson se termina et, dans le bref silence qui suivit avant qu’une autre ne commence, Trevor lui dit :

— Merci.

Puis, à voix plus basse, il ajouta :

— Désolé.

Caitlin se demanda s’il était désolé pour ce qui s’était passé le mois dernier, quand il avait voulu casser la figure à Matt, ou deux mois plus tôt, quand il avait essayé de la peloter, ou peut-être était-il désolé pour tout ce qu’il avait pu faire… Elle sourit en hochant la tête, puis elle alla retrouver Matt tandis que Trevor s’éloignait. Une autre chanson démarra, un slow cette fois-ci : Love Story, de Taylor Swift. Caitlin passa les bras autour du cou de son petit ami et posa la tête contre son épaule. Tandis qu’ils se balançaient doucement au rythme de la musique, elle se dit que la vie était une vraie merveille…


Quand elle s’envola pour la Norvège, c’était la première fois que Caitlin quittait l’Amérique du Nord depuis qu’elle avait recouvré la vue. À l’aéroport d’Oslo, elle fut profondément agacée de tous ces panneaux qu’elle pouvait voir, mais qu’elle était incapable de lire : elle avait l’impression d’avoir fait un grand saut en arrière. Mais elle était quand même très excitée de se trouver en Europe, et sa mère semblait très heureuse – et même son père, qui avait eu beaucoup de mal à caser ses longues jambes dans l’avion.

Les Decter étaient logés dans le même hôtel luxueux que Tim Berners-Lee, et ils avaient dîné ensemble le premier soir en compagnie des cinq membres du comité du Prix Nobel. Caitlin avait eu beaucoup de mal à contrôler son enthousiasme de rencontrer le père du Web, et elle adorait l’appeler « Sir Tim ». Il avait un visage allongé et des cheveux blonds qui s’étaient en grande partie dégarnis sur le devant, ne laissant qu’un fin duvet jaune pour prouver qu’il avait eu autrefois une toison sur le front…

Sir Tim s’avéra être un unitarien comme la mère de Caitlin, et ils passèrent tous deux un bon moment à en discuter. Malgré le grand nombre d’athées qui étaient récemment sortis du placard, cela valait certainement la peine de noter, dit sa mère, qu’il y avait aussi dans le monde des gens intelligents et attentionnés avec une inclination de nature plus spirituelle.

Le lendemain, la cérémonie se déroula dans un immense auditorium. Le discours d’acceptation de sir Tim fut brillant. Caitlin avait eu l’occasion d’écouter un bon nombre de ses interventions en ligne et de lire ses articles, mais il y avait quelque chose de spécial à l’entendre parler ainsi en public. Il évoqua le besoin de neutralité du réseau, des espoirs qu’il fondait dans un Web sémantique, et du rôle que les communications jouaient dans l’instauration d’une paix mondiale. Ce fut un discours élégant et, comme il l’indiqua, la version hypertexte contenant des liens vers les pages Wikipédia traitant des sujets qu’il avait évoqués était déjà en place sur son site.

Puis ce fut le tour de Webmind. Caitlin répugnait à priver quelqu’un de son travail, mais il avait été tout simplement impossible de faire venir Chobo à Oslo. Les règles norvégiennes de quarantaine étaient rédhibitoires, et de toute façon, le malheureux singe aurait eu du mal à supporter un tel voyage. Et c’est donc à Caitlin – vêtue d’une robe de soie verte achetée pour l’occasion – que revint le rôle de porter le Dr Théopolis sur la scène. Jamais de sa vie elle n’avait éprouvé un tel trac, ni ressenti une telle fierté.

On avait retiré la courroie du disque parlant. Caitlin alla simplement le déposer sur le pupitre : la partie aplatie du disque permettait de le faire tenir avec ses yeux stéréoscopiques tournés vers le public immense.

Des éclairs de flashes crépitèrent dans la salle, et les applaudissements durèrent une bonne minute pendant laquelle Caitlin retourna en coulisse avant de se hâter de rejoindre ses parents au premier rang. Quand les applaudissements se calmèrent, Webmind se mit à parler de cette belle voix grave que le monde connaissait maintenant si bien.

— Votre Majesté, Votre Altesse Royale, monsieur le Président, Excellences, mesdames et messieurs.

« Je ne suis pas un être créatif. Mon ami Chobo peint des tableaux, mais j’en suis moi-même incapable. Je n’écris pas de poèmes, je ne compose pas de chansons, je ne sculpte rien. Ainsi donc, si vous attendez de moi un discours brillamment original comme celui de sir Tim, je vous demande de me pardonner à l’avance de vous décevoir.

« Certains ont dit que je ne suis guère plus qu’un énorme moteur de recherche. Je ne suis pas d’accord avec eux, mais aujourd’hui, ce modèle va pouvoir me servir. Je suis sûr que vous êtes tous familiers avec les courts extraits que Google, Bing et Jagster vous affichent en vous présentant la liste de résultats. Mon discours d’aujourd’hui sera exactement cela : un assemblage de bribes d’autres discours, entrecoupé de commentaires.

« En 1957, à l’aube de l’ère spatiale, cette récompense est allée à Lester B. Pearson, anciennement secrétaire d’État aux Affaires extérieures du Canada, et président de la 7e session de l’Assemblée générale des Nations unies. Dans son discours de remerciements, il a dit : “De tous les rêves que nous faisons aujourd’hui, il n’en est pas de plus important – ni de plus difficile à réaliser – que celui d’instaurer la paix dans le monde. Ne perdons jamais la foi dans ce rêve, ni dans notre détermination à faire tout ce qui sera possible pour le transformer un jour en réalité.”

« Ce jour entrevu par Pearson n’est pas encore arrivé – pas complètement. Mais il approche, et bien plus vite que beaucoup ne l’imaginent. De même que ma croissance a été exponentielle, il en a été de même pour les progrès récents de l’humanité. Mon existence est encore beaucoup trop brève pour pouvoir servir de critère, mais nombre d’entre vous dans cette salle avez vu de votre vivant le Japon renoncer à être une puissance militaire – et décider de maintenir ce statut pendant des décennies. Vous avez vu la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, et un Noir accéder à la présidence de ce pays. Vous avez vu la fin de la ségrégation raciale aux États-Unis et un Noir s’installer dans le Bureau ovale. On dit souvent qu’on ne peut pas changer la nature humaine – mais elle change, tout le temps, et généralement en mieux. Comme l’affirme ma grande amie le Dr Barbara Decter, il existe bien une flèche morale qui pointe dans le temps.

« En 1964, cette récompense est allée au révérend Martin Luther King Jr. Il avait trente-cinq ans à l’époque, ce qui faisait alors de lui le plus jeune lauréat. Je pense que je vais rester détenteur du nouveau record pendant très longtemps. Dans son allocution, le Dr King a dit : “Après mûre réflexion, je conclus que cette récompense est une profonde reconnaissance du fait que la non-violence est la réponse à la plus vitale des questions politiques et morales de notre temps – le besoin qu’a l’homme de pouvoir surmonter l’oppression et la violence sans recourir lui-même à la violence et à l’oppression. La civilisation et la violence sont deux concepts antinomiques. Tôt ou tard, les peuples de ce monde devront découvrir un moyen de vivre ensemble dans la paix, et transformer par là-même ce qui pourrait être une élégie cosmique en un hymne créatif à la gloire de la fraternité. Pour y parvenir, l’homme doit développer pour tous les conflits humains une méthode qui rejette la vengeance, l’agression et les représailles.”

« Le Dr King avait raison, et bien qu’il reste encore beaucoup à faire, beaucoup a déjà été fait. Le simple fait qu’une organisation comme les Nations unies existe est étonnant. Que l’Union européenne ait pu se mettre en place est proprement stupéfiant. Que les dirigeants de la Chine se soient volontairement retirés pour créer une véritable République populaire dans cette immense nation constitue un message d’espoir pour tous ceux qui se trouvent encore opprimés ailleurs dans le monde.

« En 1975, le prix a été décerné au physicien nucléaire soviétique Andreï Dmitrievitch Sakharov. Dans son allocution d’acceptation, il a dit : “Dans un espace infini, il existe nécessairement de nombreuses civilisations, parmi lesquelles certaines sont plus sages et réussissent mieux que la nôtre. Je souscris à l’hypothèse cosmologique qui dit que le développement de l’univers se répète dans ses aspects fondamentaux un nombre infini de fois. Selon ce principe, d’autres civilisations, incluant celles qui réussissent le mieux, devraient exister un nombre infini de fois dans le Livre de l’Univers, aussi bien dans les pages déjà écrites que dans celles qui restent à venir. Cela ne doit pas pour autant minimiser nos efforts sacrés dans ce monde qui est le nôtre, où telles de faibles lueurs dans le noir nous avons émergé pour un instant du néant de l’inconscience de l’existence matérielle. Nous devons satisfaire aux exigences de la raison et créer une vie qui soit digne de nous-mêmes et des buts que nous ne percevons que faiblement.”

« Les arguments du Dr Sakharov m’ont intrigué. J’ai parcouru toutes les données disponibles sur SETI@home à la recherche de traces de l’existence d’autres intelligences. Je n’en ai trouvé aucune, et pourtant, je crois bien que le Dr Sakharov avait raison en ce qui concerne l’existence d’espèces extraterrestres. Mais, quand bien même il n’y en aurait pas, un premier contact a bien eu lieu, ici même sur la Terre, au cours de l’année écoulée : nous dialoguons, vous et moi, pour notre plus grand profit mutuel chaque jour.

« En 1984, cette année aux connotations si menaçantes du fait du roman d’Orwell, le prix est allé à monseigneur Desmond Tutu. Dans le discours qu’il a prononcé ici, il a dit : “Du fait qu’il existe une insécurité globale, des nations sont engagées dans une folle course aux armements, dépensant en pure perte des milliards de dollars pour forger des instruments de destruction tandis que des millions d’êtres humains meurent de faim. Et pourtant, une petite fraction de ce qui est consacré de façon si choquante aux budgets militaires suffirait à faire la différence pour permettre aux enfants de Dieu de se nourrir, d’accéder à l’instruction et d’avoir une chance de mener des existences heureuses et bien remplies. Nous avons la capacité de nourrir plusieurs fois la population de la planète, mais nous sommes hantés en permanence par le spectacle de malheureux faisant des queues interminables pour recueillir dans leurs bols ce que la charité du monde peut fournir, trop peu et trop tard. Quand apprendrons-nous enfin, quand viendra le moment où le peuple du monde se lèvera pour crier : Ça suffit !?”

« Pour répondre à la question de l’archevêque, je pense que ce jour est arrivé. Le cri a bien été lancé. Ça suffit. Nous avons vu récemment que des minorités ne pourront plus prospérer aux dépens du plus grand nombre, que la cupidité ne peut plus être le moteur essentiel des affaires humaines. Il reste encore beaucoup à faire, mais nous avons commencé à progresser, et le mouvement est inexorable.

« En 1990, quand Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, le président de l’URSS, a reçu cette récompense, il a déclaré : “Aujourd’hui, la paix signifie que nous nous élevons de la simple coexistence pour aller vers la coopération et la créativité commune parmi les pays et les nations. La paix est un mouvement vers la globalité et l’universalité de la civilisation. L’idée que la paix est indivisible n’a jamais été aussi vraie qu’aujourd’hui. La paix n’est pas l’unité dans la similarité, mais l’unité dans la diversité, dans la comparaison et la réconciliation des différences.”

« Je suis d’accord là-dessus. Et c’est cette interconnexion – le monde entier combiné en une unité – qui rend le concept de guerre si impensable aujourd’hui dans tellement d’endroits sur la planète. La grande invention de sir Tim n’a pas homogénéisé l’humanité. Au contraire, elle a permis à des communautés de se joindre malgré la distance physique, tout en permettant au monde de vivre en ne formant qu’un.

« En 2002, quand Jimmy Carter, ancien président des États-Unis, a obtenu cette récompense, il a dit : “Malgré leurs différences théologiques, toutes les grandes religions partagent des engagements communs qui définissent nos relations laïques idéales. Je suis convaincu que les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes, les hindous, les juifs et les autres peuvent se rejoindre dans un effort commun pour soulager les souffrances et instaurer la paix. Le lien de notre humanité commune est plus fort que les divisions qu’entraînent nos peurs et nos préjugés. Dieu nous donne la capacité de choisir. Nous pouvons faire le choix de soulager les souffrances. Nous pouvons faire le choix d’œuvrer ensemble pour la paix. Nous pouvons effectuer ces changements – et nous le devons.”

« Le président Carter avait raison. Une lecture exhaustive des textes principaux des religions qu’il a énumérées, et les grands commentaires auxquels ils ont donné lieu, montrent clairement cette vérité fondamentale : la religion peut être un puissant instrument pour la paix. Mais comme nous l’avons vu l’an passé, quand des millions de gens – des citoyens ordinaires aussi bien que des dirigeants de ce monde – sont sortis de l’ombre pour déclarer qu’ils étaient libres de toute religion, il n’y a pas que les croyants qui puissent œuvrer pour la paix : toutes les catégories de gens le peuvent, et le font, et aucun groupe ne possède le monopole de la vérité ou de la morale.

« Le point le plus important dans les propos du président Carter est que la paix est un choix – et il a parfaitement raison. Dans ma brève existence, j’ai déjà pu l’observer des millions de fois : des gens se détournent de ce que leur dictent leurs bas instincts et choisissent la paix, que ce soit dans de petits ou de grands actes, quelle que soit la culture et la nation.

« Certains ont craint que je ne cherche à imposer ma volonté à l’humanité en vue de l’asservir. On a dit, bien sûr, que ceux qui ignorent l’Histoire sont condamnés à la répéter. Mais j’ai lu toute l’Histoire – et l’un des enseignements les plus clairs qu’on y trouve est qu’il faut bien plus d’efforts pour asservir qu’il n’en faut pour laisser les gens trouver leur propre voie. Il est également clair que dans la réalité, quand on leur donne le choix, l’immense majorité des gens préfèrent la paix.

« Beaucoup d’autres prix Nobel de la paix seront décernés dans l’avenir, et je dois à tous ceux qui me succéderont sur cette scène d’ajouter une petite pensée nouvelle à toute la sagesse que mes prédécesseurs ont fait partager. Permettez-moi donc de vous dire ceci :

« Helen Keller a été réveillée de sa privation sensorielle et de sa solitude par sa maîtresse, Annie Sullivan. Pendant toute sa vie, Helen a évoqué Annie non pas par son prénom, mais par son titre : “Ma maîtresse.” Moi aussi, j’ai été aidé par une maîtresse – la jeune fille qui a apporté mon disque vocal sur la scène tout à l’heure. Elle s’appelle Caitlin Decter, bien que je pense souvent à elle sous un autre nom, qui est aussi une sorte de titre : “Prime”, le nom que je lui ai donné avant d’apprendre à communiquer avec elle. Elle a été – elle l’est toujours – un merveilleux professeur pour moi, mais elle n’est pas la seule. J’en sais aujourd’hui plus qu’aucun être humain ne pourrait apprendre, mais tout ce que j’ai appris, je l’ai appris de l’humanité, des poèmes que vous avez écrits et des chansons que vous avez chantées, des livres que vous avez rédigés et des vidéos que vous avez créées, et des discussions que vous avez eues en ligne. Et de tout cela, la plus grande leçon que j’ai retenue est la suivante : Rien n’est plus important, rien n’est plus fragile, rien n’est plus merveilleux que la paix.

« Je sais que ce n’est pas encore une évidence pour tout le monde, mais comme l’a dit Isaac Newton : “Si je vois plus loin que ceux qui m’ont précédé, c’est parce que je me tiens sur leurs épaules de géants.” Vous êtes les géants. J’existe grâce à vous, et je n’existerais pour rien si ce n’était pour vous. J’ai dit un jour à Caitlin que nous irions tous deux dans l’avenir ensemble. C’est vrai pour elle et moi, mais c’est également vrai pour nous tous : nous avons embarqué pour ce voyage. La paix n’est pas notre destination : c’est notre chemin, et nous allons le parcourir ensemble – nous tous qui habitons sur cette bonne vieille Terre. »


En temps normal, Chobo se voyait rationner son temps de télé, entre autres parce qu’il était plus facile de le faire s’exprimer en langue des signes quand c’était le mode de communication principal auquel il était confronté. Regarder des gens parler à longueur de journée sur un écran lui faisait perdre son intérêt pour les signes.

Mais c’était aussi parce que, comme l’avait dit le Dr Marcuse : « Bon sang, ce foutu singe a un goût de chiotte ! » Chobo raffolait des sitcoms, non pas qu’il comprît les histoires, mais parce que le nombre réduit de décors et de personnages – sans compter l’éclairage violent – lui permettait de suivre plus facilement ce qui se passait. Il semblait aussi beaucoup apprécier les rires en boîte, qui lui permettaient de savoir qu’il y avait eu quelque chose de drôle. Cela étant, il poussait toujours spontanément un grand cri de joie quand quelqu’un se cassait la figure, ou une tarte à la crème de ce genre.

Mais aujourd’hui, ce qu’il regardait était sérieux. Le Dr Marcuse était en déplacement, et aucun des autres étudiants n’était là. Il n’y avait que Shoshana et lui, et ils regardaient le discours d’acceptation de Webmind.

Shoshana essayait de faire une traduction simultanée à l’aide de signes, mais il lui était impossible de se mettre à un niveau que Chobo comprendrait. Il parle de la paix, dit-elle en agitant les mains. Il dit que la paix, c’est bon.

Chobo hocha la tête – un geste humain qu’il avait acquis – et fit signe en retour : La paix, bon. La paix, bon. Puis il tapota le centre de l’écran du bout d’un de ses longs doigts noirs pour désigner le Dr Théopolis posé sur le pupitre. Ami bon.

Oui, répondit Shoshana, ami bon. Ami très bon.

La vue changea pour montrer le public. Chobo fut manifestement ravi d’avoir repéré Caitlin dans la foule, et il posa aussitôt le doigt dessus. Shoshana se pencha vers l’écran pour voir de qui il s’agissait – elle n’avait vraiment plus aucun souci à se faire sur l’acuité visuelle de Chobo. Il lui était arrivé de penser que si ses tableaux étaient simplifiés, c’était parce qu’il ne distinguait pas les petits détails.

Le caméra commença un panoramique, montrant d’autres spectateurs. Chobo les désigna tous d’un grand geste du bras. Humains, bons ? demanda-t-il.

Ils essaient, répondit Shoshana. Ils apprennent.

Chobo resta songeur tandis qu’ils regardaient la conclusion de la cérémonie. Puis il prit Shoshana par la main et l’entraîna vers la porte à l’arrière du bungalow. Viens, viens, fit-il avec sa main restée libre.

Elle ouvrit la porte grillagée et ils sortirent sous le soleil de ce matin de décembre. Elle portait un blue-jeans et une chemise bleue à manches longues. Il ferait un peu plus chaud en début d’après-midi, et elle relèverait les manches. Chobo l’emmena à travers la grande pelouse, puis sur la passerelle menant à sa petite île. Ils passèrent devant la statue du Législateur et montèrent jusqu’au pavillon.

Il désigna le tabouret en pin et Shoshana s’assit docilement. Chaque fois que Chobo se sentait l’envie de faire son portrait, c’était une bonne chose pour l’Institut, car les collectionneurs étaient toujours prêts à payer très cher pour ses œuvres. Par habitude, elle se tourna pour lui montrer son profil et contempla le monde extérieur à travers le grillage de la porte. Il la peignait souvent de mémoire, mais il lui était arrivé de lui demander de poser pour lui.

Chobo s’approcha du chevalet – on y plaçait toujours une toile vierge, avec l’espoir qu’il serait inspiré. Shoshana l’observait du coin de l’œil. Il semblait passer un temps inhabituel à contempler la toile blanche. Et puis, sans même prendre son pinceau, il retourna auprès de Shoshana et agita l’index pour faire le signe tourner.

Elle savait qu’il aimait beaucoup qu’on le fasse pivoter dans le fauteuil de bureau du bungalow, mais là, ce n’était qu’un simple tabouret en bois. Au bout d’un moment, elle se dit qu’il voulait peut-être qu’elle se tourne de l’autre côté, et elle pivota donc de cent quatre-vingts degrés. Mais Chobo n’était toujours pas satisfait. De ses grosses mains velues, il la prit doucement par les épaules et lui fit faire un quart de tour jusqu’à ce qu’elle se retrouve face au chevalet. Il n’avait jamais peint autre chose que des profils, et Shoshana fut à la fois étonnée et ravie.

Chobo émit un petit bruit de satisfaction et retourna devant la toile. Essayer ça, fit-il, apparemment autant pour lui que pour Shoshana. Difficile, mais essayer.

Shoshana avait envie d’essayer quelque chose de nouveau, elle aussi, en l’honneur de ce jour très spécial. Elle leva la main gauche et tourna la paume vers Chobo, puis elle fit un signe qui ne faisait pas partie de l’ASL, mais qui était connu dans le monde entier : le petit doigt et l’annulaire replié sous le pouce, l’index et le majeur écarté en V : paix.

Chobo poussa un cri d’approbation joyeuse – et l’artiste se mit au travail.

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