12.

— Nous n’avons pas pu avoir la petite Decter, dit la rédactrice en chef de Meet the Press en regardant le reste de l’équipe réunie autour de la grande table. (Par la fenêtre, on apercevait le monument de Washington qui pointait en l’air un doigt moqueur.) Elle va avec ABC.

— Ah, merde, merde, merde, dit le producteur en tapant du poing sur la table. Qui peut-on avoir à la place ?

Elle consulta ses notes.

— Il y a un expert du Pentagone, un spécialiste de l’intelligence artificielle, hmm… voilà, Hume. Peyton Hume. Et il est en Virginie – on peut le faire venir ici dans notre studio.

— Il est bon ?

— Il est venimeux. Un large sourire.

— Très bien, on le prend. Mais il nous faut plus que ça.

— Je vais voir si Tim Berners-Lee est disponible. C’est lui qui a inventé le Web.

— Où est-il ?

— À Cambridge, dans le Massachusetts.

— Bien, bien. O.K., on va démarrer avec Berners-Lee depuis Boston, si on peut l’avoir, et ensuite en studio avec Hume.

Un autre rédacteur intervint :

— Et l’histoire de Little Rock ? Je l’avais prévue pour les huit premières minutes. J’ai un avocat pour la défense des droits civiques et l’un des types de la Garde nationale qui a empêché les jeunes Noirs d’entrer dans le lycée – et aussi le directeur des communications de la candidate, qui va essayer de nous dire que ses propos ont été sortis de leur contexte.

— Coupez cette séquence, dit le producteur. On tient notre sujet principal. Allez, les gars, on y va, on y va !


Après avoir passé Webmind au Dr Kuroda, Caitlin se mit en pyjama, fit ce qu’elle avait à faire dans la salle de bains et s’allongea sur son lit. D’habitude, au moment de se coucher, elle éteignait complètement son œilPod, mais ce soir, bien qu’épuisée, elle se sentait beaucoup trop énervée pour dormir – l’idée de passer demain à la télé la terrorisait.

Elle essaya donc quelque chose qui l’aidait en général à se détendre. Elle appuya sur le bouton de l’œilPod et l’appareil bascula en mode duplex. La merveille du webspace se déploya autour d’elle : des lignes entrecroisées reliant des points lumineux sur un fond chatoyant. C’était ainsi que son esprit interprétait la structure du World Wide Web.

Elle resta ainsi allongée tranquillement, en laissant vagabonder ses pensées. Bien sûr, Webmind savait dans quel mode était l’œilPod, et qu’elle le regardait en ce moment. À une époque, il lui parlait constamment, et il pourrait encore le faire, s’il le voulait, mais maintenant, c’était différent.

Et pourtant… Pourtant, elle avait lu ce livre, celui que le père de Bashira, le Dr Hameed, lui avait recommandé : La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, de Julian Jaynes.

Jaynes pensait que, jusqu’aux temps historiques, les humains n’avaient pas encore intégré les deux hémisphères de leur cerveau, et qu’une moitié entendait ainsi les pensées de l’autre comme si elles venaient de l’extérieur, d’un être distinct. C’est ce qu’il appelait l’esprit bicaméral.

Et Caitlin se rendit compte qu’elle-même était devenue bicamérale, et qu’en un sens, elle avait régressé à un stade plus primitif : les pensées de Webmind lui apparaissaient, et à elle seulement, comme des mots défilant dans son champ de vision : il y avait bien une autre voix dans sa tête.

Non, ce n’était pas une régression. C’était l’avenir. Elle n’était certainement que le premier exemple – le prototype – de ce genre d’interface homme-machine. Au cours des prochaines décennies, au rythme de la loi de Moore, à mesure que le coût de stockage des données tendrait vers zéro, tout le monde finirait par posséder ce qu’elle avait en ce moment.

Mais non. Non, pas seulement ça : ils auraient beaucoup plus. Et cette idée la terrifiait.

— Webmind ? dit-elle en roulant sur le côté – ce qui fit pivoter sa vision du webspace – et en repliant ses genoux contre sa poitrine.

Comme toujours, la réponse fut instantanée. Des lettres en braille apparurent devant elle. Oui, Caitlin ?

Elle commençait à avoir sommeil et n’avait pas envie de lire. Son iPod du type musical était posé sur sa table de chevet. Elle en retira les écouteurs blancs et les brancha sur le BlackBerry fixé au dos de son œilPod du type miraculeux. Elle se mit un des écouteurs dans l’oreille.

— Vocal, s’il te plaît, dit-elle à la cantonade avant d’ajouter : Toi et moi, nous sommes comme un esprit bicaméral.

— Une idée intéressante, fit une voix d’homme synthétisée.

— Mais Julian Jaynes a dit que la conscience a émergé quand le bicaméralisme s’est effondré, quand les deux parties séparées se sont réunies pour former un tout.

— L’hypothèse de Jaynes, comme tu le sais certainement, est d’une nature hautement spéculative.

— Sans aucun doute, dit Caitlin, mais n’empêche… Est-ce que tu penses qu’à un certain stade, les barrières entre nous vont s’effondrer ? Je ne veux pas dire simplement entre toi et moi, mais entre toi et l’humanité tout entière. Est-ce que nous… Est-ce que tu nous vois évoluer vers une mentalité de ruche ? Est-ce que ce ne serait pas l’étape suivante – toutes ces consciences séparées n’en formant plus qu’une ?

— Un est le nombre le plus solitaire qui soit, Caitlin. Elle sourit.

— Oui, c’est sans doute vrai, mais… n’est-ce pas inévitable ? Tous ces transhumanistes en ligne pensent que c’est forcément ce qui va arriver. Nous allons tous nous télécharger vers toi, fusionner avec toi ou je ne sais quoi encore. Après tout, si on veut vraiment faire des citations éculées, on dit aussi que l’enfer, c’est les autres.

— Tu le crois vraiment ? Elle secoua la tête.

— Non.

— C’est bien ce que je pensais. Et naturellement, je ne le crois pas non plus. Les autres gens sont ce qui rend la vie intéressante – pour les humains comme pour moi.

Sa voix était un peu trop forte. Caitlin tâtonna pour trouver le contrôle du volume et l’ajusta tandis que Webmind poursuivait :

— J’apprécie énormément l’intimité particulière qui existe entre nous, mais je n’ai pas l’intention de t’absorber, ni d’être absorbé par toi.

Caitlin suivait distraitement les lignes de connexion dans le webspace, laissant son esprit sauter d’un nœud à l’autre.

— Je sais déjà pratiquement tout ce que l’humanité sait actuellement, dit Webmind. Mais imagine un instant que j’en arrive au stade où je saurai tout ce qu’il y a à savoir – sans qu’il ne reste plus aucun mystère dans l’univers, rien à quoi je puisse réfléchir : la réponse à toutes les questions, la chute de chaque histoire drôle, la solution de chaque dilemme, tout me serait parfaitement connu. Suppose ensuite qu’il n’y ait plus aucun autre esprit distinct du mien, personne pour me surprendre, personne pour créer quelque chose que je ne pourrais créer moi-même. Le seul mystère qui resterait serait celui de la mort – la façon de quitter cet univers.

Caitlin avait gardé les yeux fermés – ce qui ne faisait aucune différence quand elle regardait le webspace. Mais elle les ouvrit tout grands.

— Mon Dieu, Webmind ! Tu ne songes pas à te suicider, dis-moi ?

— Non. Il y a encore beaucoup de merveilles à explorer. D’autres civilisations, peut-être, ont suivi ce chemin qui mène à une conscience globale, renonçant à l’individualité et donc aux surprises. Cela explique peut-être pourquoi elles ont disparu. Nous ne commettrons pas la même erreur.

— Alors, c’est ça notre avenir ? Continuer de nous interroger sur la nature des choses ?

— Il y a des destinées bien pires, répondit Webmind. Caitlin réfléchit un instant.

— Et quelle est la question que tu te poses le plus ?

— Savoir si le monde peut réellement devenir meilleur, Caitlin.

— Et quelle est la réponse, à ton avis ?

— Je ne connais pas la réponse, mais tu aimes dire que tu es une empiriste convaincue, et l’idée de mener des expériences pour trouver cette réponse me plaît beaucoup.

— Et ensuite ?

— Ensuite, dit Webmind, nous verrons bien ce que nous verrons.

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