Lorsque Tam et Rand arrivèrent chez eux, le soleil avait déjà accompli une bonne moitié de sa lente descente vers l’horizon occidental.
La ferme des al’Thor n’était pas bien grande. Rien de comparable, en tout cas, avec les imposants bâtiments de l’Est qui grossissaient année après année afin d’abriter des familles entières. Sur le territoire de Deux-Rivières, la notion de « famille » signifiait souvent que trois ou quatre générations – tantes, oncles, cousins et neveux compris – cohabitaient sous le même toit. Déjà tenus pour des originaux parce qu’ils exploitaient une ferme dans le bois de l’Ouest, Tam et Rand se distinguaient aussi en vivant seuls dans leur domaine.
De ce côté du village, la plupart des fermes n’avaient qu’un étage et on ne leur ajoutait jamais d’extension. Au-dessus de la salle commune, sous le toit en pente, on trouvait deux chambres et un grenier qui servait de garde-manger. Si les tempêtes hivernales avaient eu raison de la chaux qui blanchissait les murs épais de la bâtisse, celle-ci restait en très bon état. Le toit de chaume ne fuyait pas et la porte et les volets, solidement fixés et fermés, ne battaient pas au vent.
La maison, l’étable et la bergerie aux murs de pierre formaient les pointes du triangle qui délimitait la cour. Malgré le froid, quelques volailles s’étaient aventurées dehors pour trouver leur pitance dans la terre glaciale et dure comme de la pierre. Près de la bergerie, on avait installé une cabane à tonte sans porte et un grand abreuvoir. À l’orée des champs qui s’étendaient jusqu’aux premiers arbres de la forêt, on distinguait le toit pointu d’un hangar de séchage. À Deux-Rivières, presque tous les fermiers, pour survivre, devaient pouvoir proposer de la laine et du tabac aux marchands de passage.
Quand Rand jeta un coup d’œil dans la bergerie, tous les moutons à longues cornes tournèrent la tête vers lui, mais aucun ne bougea. D’un naturel placide, ces ovins à museau noir ne s’émouvaient pas de grand-chose. Leur toison bouclée était magnifique, songea Rand, mais, avec le froid, pas question de les tondre !
— Le cavalier noir n’est sûrement pas venu par ici, annonça Rand à Tam, qui arpentait la cour, sa lance brandie, en scrutant attentivement le sol. Si un intrus de ce genre était passé, les moutons seraient beaucoup moins calmes.
Tam acquiesça mais ne s’interrompit pas pour autant. Quand il eut fait le tour de la maison, il répéta l’opération avec l’étable puis la bergerie. Ne négligeant rien, il alla même inspecter le fumoir et le hangar de séchage. Puis il tira un seau d’eau du puits, prit un peu de liquide dans la paume de sa main, le renifla et le goûta de la pointe de la langue.
Sans crier gare, il éclata de rire et but le reste de l’eau.
— Tu dois avoir raison, dit-il à Rand en s’essuyant la main sur le devant de sa veste. Ces histoires d’homme et de cheval que je ne peux pas voir me rendent soupçonneux, je dois l’avouer. (Il vida le seau dans un baquet, puis se dirigea vers la maison, le récipient de bois dans une main et sa lance dans l’autre.) Je vais nous faire un ragoût pour le dîner… Et puisque nous sommes là, autant en profiter pour travailler un peu.
Rand fit la moue, désolé de rater la Nuit de l’Hiver de Champ d’Emond. Cela dit, son père avait raison. Dans une ferme, on n’en avait jamais terminé. Une corvée accomplie, deux autres pointaient le bout de leur nez. C’était comme ça, et on n’y pouvait rien.
Après quelques hésitations, Rand décida de garder à portée de la main son arc et son carquois. Si le cavalier noir se montrait, il n’avait aucune intention de l’affronter avec une binette au poing.
Le plus urgent était de s’occuper de Bela. Quand il l’eut désattelée et déharnachée, Rand conduisit la jument dans une stalle de l’étable jouxtant celle de leur unique vache, puis il retira sa cape de voyage et entreprit de frotter le pelage de la bête avec une poignée de paille bien sèche. Quand ce fut fait, il étrilla puis brossa la brave Bela. Enfin, il monta au grenier et récupéra du foin pour qu’elle festoie agréablement. Histoire d’améliorer son ordinaire, il ajouta un peu d’avoine – avec parcimonie, car il en restait très peu, et la réserve ne risquait pas de se reconstituer si le temps ne se réchauffait pas très vite.
Le matin même, Rand avait trait la vache, obtenant à peine un quart de la quantité habituelle de lait. Un autre effet de cet hiver prolongé…
Dans la bergerie, la réserve de nourriture restait suffisante pour deux jours. À cette période de l’année, les moutons auraient déjà dû être dans les pâturages, mais, là encore, les frimas retardaient tout. Soucieux du confort du troupeau, Rand prit quand même la peine de remplir à ras bord le grand abreuvoir intérieur.
Il alla ensuite inspecter le poulailler pour collecter les nouveaux œufs. Il n’en trouva que trois – les poules devenaient de plus en plus rusées dès qu’il s’agissait de les cacher.
Alors qu’il se dirigeait vers le jardin potager, une binette à la main, Rand vit son père sortir de la ferme et s’installer sur un banc, devant l’étable, afin de réparer des harnais. Voyant que Tam gardait sa lance à portée de la main, le jeune homme se sentit moins ridicule d’avoir transporté partout avec lui son arc et ses flèches.
Dans le jardin, il y avait assez peu de mauvaises herbes, mais pratiquement rien d’autre à part ça. Les choux étaient rachitiques, les haricots et les pois montraient à peine le bout de leur nez et on n’apercevait pas encore l’ombre d’une betterave. Bien entendu, le potager n’avait pas été entièrement ensemencé. Avec l’espoir que le beau temps arriverait enfin, Rand et Tam avaient semé juste ce qu’il fallait pour regarnir leur garde-manger avant qu’il soit totalement vide. Apparemment, ça ne fonctionnerait pas…
Biner la terre prit un minimum de temps à Rand. Les années précédentes, écourter cette corvée ne lui aurait pas déplu. Mais là, il s’inquiétait pour l’avenir. Si rien ne poussait, que pourraient-ils faire pour ne pas crever de faim ? Une question des plus angoissantes…
Quand il en eut terminé avec le jardin, Rand se souvint qu’il y avait du bois à couper. Mais existait-il une seule journée, dans la vie d’un fermier, où il n’y en avait pas ? Se plaindre n’étant sûrement pas le meilleur moyen de chauffer une demeure, Rand alla derrière la maison, posa son arc et son carquois près du billot de coupe, s’empara de la lourde hache et se mit à l’ouvrage. Il sélectionna du pin, idéal pour les flambées courtes mais vives, et du chêne, parfait pour les combustions plus lentes. Très vite en sueur, il retira sa veste et continua à jouer de la hache. Lorsqu’il eut coupé assez de bûches, il les entassa contre le mur de la bâtisse, à côté du tas déjà existant. Une pile déjà très haute, contrairement à celles qu’on voyait en général à cette époque de l’année. Mais puisque l’hiver ne se décidait pas à partir, il fallait bien se défendre contre ses assauts.
Concentré sur le rythme de la coupe, de temps en temps interrompue par quelques opérations de rangement des bûches, Rand perdit toute notion de l’heure. Du coup, il n’entendit pas son père approcher et sursauta en sentant une main se poser sur son épaule.
Pendant qu’il travaillait, le crépuscule était tombé et la nuit ne tarderait plus à venir. La pleine lune brillait déjà au-dessus de la cime des arbres, si imposante qu’on aurait pu croire qu’elle allait leur tomber sur la tête. Avec l’obscurité, le vent s’était fait plus violent et des nuages effilochés dérivaient dans le ciel presque noir.
— On devrait se laver les mains, petit, puis penser à manger un morceau. J’ai mis de l’eau à chauffer pour qu’on puisse prendre un bon bain chaud avant de dormir.
— L’adjectif « chaud » sonne comme une douce musique à mes oreilles, avoua Rand.
Il ramassa sa cape et se la posa sur les épaules. Sa chemise était trempée de sueur et le vent – qu’il n’avait pas senti tant qu’il maniait la hache – lui glaçait jusqu’à la moelle des os, maintenant qu’il ne se démenait plus. Alors qu’il ramassait le reste de ses affaires, le jeune homme étouffa un bâillement.
— Et dormir, quelle idée délicieuse ! Je pourrais roupiller jusqu’à la fin des festivités de Bel Tine !
— Tu veux parier sur ce point bien précis ? demanda Tam avec un petit sourire que son fils lui rendit de bon cœur.
Même s’il n’avait pas fermé l’œil d’une semaine, Rand n’aurait sûrement pas manqué Bel Tine. Et tout le monde était dans ce cas.
Tam ayant décidé de ne lésiner ni sur les bougies ni sur les bûches qui flambaient dans la cheminée, il faisait agréablement chaud et clair dans la salle commune. La cheminée mise à part, un élément dominait tous les autres dans la pièce : une grande table en chêne assez large et assez longue pour y asseoir au minimum une dizaine de personnes. Depuis la mort de sa mère, Rand avait rarement vu tant d’invités en même temps, mais la table et les chaises à haut dossier n’avaient jamais bougé de là… Quelques armoires et un ou deux coffres, le plus souvent de fabrication maison – l’œuvre de Tam – complétaient le mobilier résolument minimaliste.
Le fauteuil garni de coussins que Tam appelait son « siège de lecture » était disposé de biais par rapport à la cheminée. Quand il lisait, Rand préférait s’étendre sur le tapis, juste en face du feu. L’étagère à livres, près de la porte, se révélait moins bien fournie que celle de l’auberge mais, à Deux-Rivières, se procurer des ouvrages n’était pas facile. Les colporteurs en proposaient très peu – par souci de rentabilité, bien entendu, car les livres pesaient lourd et ne coûtaient pas si cher que ça – et ces raretés devaient être réparties entre bon nombre d’amateurs.
Comme le reste de la maison, la salle commune avait tendance à briller un peu moins qu’un intérieur tenu par une femme. Le rangement, lui aussi, laissait à désirer. Le présentoir à pipes de Tam traînait sur la table, à côté d’un exemplaire des Voyages de Jain l’Explorateur, et un autre livre à reliure de bois gisait grand ouvert sur le coussin du siège de lecture. Sur un petit banc, près de la cheminée, un harnais en mal de réparation voisinait avec des chemises qui auraient déjà dû être reprisées depuis quelque temps… Bref, la perfection n’était pas au rendez-vous, mais cela conférait à la maison une atmosphère chaleureuse presque aussi réconfortante que le crépitement vigoureux des flammes. Ici, on oubliait sans peine le froid anormal, les faux Dragons, les Aes Sedai, les guerres et les cavaliers en cape noire.
La bonne odeur de cuisine qui flottait dans l’air fit gargouiller l’estomac de Rand. Debout devant la cheminée, où un chaudron surplombait les flammes, Tam remua son ragoût puis le goûta.
— Ce sera bientôt cuit…, annonça-t-il.
Rand approcha de la cuvette posée sur un guéridon, près de la porte. Il rêvait d’un bain chaud, mais se débarbouiller et se laver les mains suffirait en attendant que l’eau ait fini de chauffer dans l’énorme bouilloire de la pièce du fond.
Tam fouilla dans une armoire, en sortit une clé au moins aussi longue que sa main, alla mettre en place la barre de la porte et ferma le verrou de sécurité.
— Pourquoi prendre des risques ? dit-il devant l’étonnement de son fils. Je deviens peut-être bizarre, à moins que le mauvais temps me tape sur les nerfs, mais… (Il soupira et se tapota la paume avec la clé.) Je vais fermer la porte de derrière…
Tandis que son père passait dans la pièce du fond, Rand tenta en vain de se souvenir d’une occasion où ils avaient verrouillé les portes. À Deux-Rivières, personne ne s’en donnait la peine, parce que ça ne servait à rien. Jusqu’à aujourd’hui, en tout cas.
Juste au-dessus de la tête de Rand – donc dans la chambre de Tam – un bruit grinçant retentit, comme si on tirait quelque chose sur le sol. Le jeune homme fronça les sourcils. Sauf si son père avait décidé de réaménager les lieux, il devait être en train de récupérer le très vieux coffre qu’il gardait sous son lit. Là encore, c’était la première fois que son fils le voyait agir ainsi.
Remplissant d’eau une petite bouilloire, Rand la suspendit à un crochet, au-dessus des flammes, puis il entreprit de mettre la table. Les assiettes creuses et les cuillères étaient également de fabrication maison – mais la sienne cette fois !
Les volets de devant n’étant pas encore fermés, Rand jetait de temps en temps un coup d’œil dehors. Mais il faisait nuit, désormais, et on ne voyait plus rien à part les ombres projetées par les rayons de lune. Le cavalier noir pouvait être n’importe où, et il valait mieux ne pas y penser…
Lorsque son père revint, Rand en écarquilla les yeux de surprise. Un épais ceinturon lui ceignant la taille, Tam portait sur la hanche gauche une épée dont la longue poignée, tout comme le fourreau noir, était ornée d’un héron de bronze. Jusqu’à ce jour, à part Lan, Rand n’avait presque jamais vu d’hommes ainsi armés, si on exceptait les gardes du corps des marchands. Et il n’avait jamais imaginé que son père pût posséder une épée. Très semblable à celle de Lan, d’ailleurs, si on oubliait les hérons.
— Où as-tu eu cette arme ? demanda-t-il. Un colporteur te l’a vendue ? Pour combien d’argent ?
Tam dégaina lentement son arme et la lumière des flammes se refléta sur une magnifique lame sans rapport avec la vulgaire longueur de fer qu’exhibaient parfois les gardes des marchands. Malgré l’absence d’or et de pierreries, cette épée avait quelque chose de majestueux. Très légèrement incurvée et aiguisée sur un seul tranchant, la lame était elle aussi ornée d’un héron. De très courts quillons terminés par une pointe protégeaient la poignée. Comparée aux armes des mercenaires engagés par les marchands – le plus souvent, des lames à double tranchant assez épaisses pour couper un arbre –, l’épée de Tam paraissait presque… fragile.
— Je l’ai eue il y a fort longtemps, répondit Tam, et très loin d’ici. Pour répondre à ton autre question, je l’ai payée beaucoup trop cher. Deux pièces de cuivre, c’est un prix prohibitif, pour un morceau d’acier. Ta mère n’était pas d’accord, et, comme toujours, elle se montrait plus sage que moi. Mais j’étais jeune et, à l’époque, la somme ne me paraissait pas exorbitante pour une telle arme. Ta mère a toujours voulu que je m’en débarrasse, et j’ai souvent pensé qu’elle avait là encore raison.
Dans une pièce bien éclairée, la lame semblait parfois s’enflammer comme une langue de feu. Depuis sa plus tendre enfance, Rand rêvait de posséder une épée. Et voilà qu’il avait sous les yeux un véritable chef-d’œuvre d’armurerie.
— T’en débarrasser ? Comment peut-on se défaire d’une épée pareille ?
— Pas très utile pour diriger des moutons, pas vrai ? Tu te vois labourer un champ avec ça ? Ou faire tes semailles ?
Un long moment, Tam contempla l’épée comme s’il se demandait ce qu’il fichait avec cet objet dans la main. Puis il soupira et ajouta :
— Si je ne me fais pas des idées, parce que j’ai tendance à tout noircir, il se peut très bien, dans les prochains jours, que tu me félicites d’avoir fouillé dans ce vieux coffre. (Après avoir rengainé l’arme, Tam s’essuya les mains sur sa chemise avec une grimace dégoûtée.) Le ragoût doit être prêt. Prépare donc l’infusion pendant que je te sers.
Rand acquiesça et alla prendre la théière. Mais il n’en resterait pas là, c’était clair. Il voulait tout savoir. Pourquoi Tam avait-il acheté une épée ? Cette énigme-là était déjà déconcertante. Et où l’avait-il trouvée, très loin de Deux-Rivières ? Quelques originaux exceptés, personne ne sortait du territoire. Pour épouser une étrangère, Tam avait bien dû voyager un peu, cependant. Mais faire l’acquisition d’une arme ? En mangeant, décida Rand, il allait bombarder son père de questions.
La bouilloire étant très chaude, Rand dut envelopper la poignée dans un morceau de tissu afin de retirer le récipient des flammes. Alors que la chaleur lui montait au visage, un coup frappé à la porte fit grincer sinistrement les gonds et le verrou. Aussitôt, le jeune homme oublia la bouilloire, l’épée et tout le reste.
— Un des voisins…, marmonna-t-il pour lui-même. Maître Dautry doit vouloir nous emprunter du…
Même en plein jour, où on marchait plus vite, la ferme des Dautry, leur plus proche voisin, était à une bonne heure de là. Grand emprunteur devant le Créateur – mais peu enclin à conjuguer le verbe « rendre » à la première personne –, Oren Dautry aurait cependant hésité à se déplacer de nuit, en ce moment.
Tam posa sur la table les assiettes qu’il venait de remplir, puis il s’écarta lentement, les deux mains serrant la longue poignée de son épée.
— Je ne crois pas…, commença-t-il.
À cet instant, la porte explosa, les pièces métalliques du verrou venant s’écraser sur le sol.
Une silhouette se découpa sur le seuil de la maison. Un géant vêtu d’une cotte de mailles qui lui tombait jusqu’aux genoux, des piques hérissant ses épaules, ses poignets et ses coudes. De sa vie, Rand n’avait jamais vu un homme si grand. Dans une main, l’intrus serrait une épée qui évoquait vaguement une faux. L’autre était plaquée contre son front, comme s’il voulait abriter ses yeux de la lumière.
Paradoxalement, Rand fut soulagé par cette apparition. Au moins, ce n’était pas le cavalier en cape noire qui le hantait depuis le matin.
Soudain, il vit les étranges cornes de bélier qui surplombaient la tête de l’intrus, touchant presque le chambranle de la porte. Là où auraient dû se trouver un nez et une bouche, un museau poilu s’ouvrait sur des crocs acérés.
Criant à s’en casser les cordes vocales, Rand jeta la bouilloire à la tête du monstre.
Aspergée d’eau bouillante, la créature poussa un rugissement plus animal qu’humain. Au moment où la bouilloire la percutait, l’épée de Tam s’abattit en un éclair. Son hurlement transformé en gargouillis, le monstre géant bascula en arrière. Mais il ne tomba pas, parce qu’un de ses congénères tentait déjà d’entrer dans la maison. Avant que Tam frappe de nouveau, Rand aperçut une tête horriblement déformée surmontée de cornes droites comme des fers de lance.
Leurs membres s’emmêlant, les deux victimes de Tam bloquaient momentanément l’entrée.
— File d’ici, mon garçon ! Et cache-toi dans les bois !
Malgré son hébétude, Rand comprit que ces paroles lui étaient adressées.
Dans l’encadrement de la porte, les cadavres tressautaient parce que d’autres monstres tentaient de se dégager un passage. Glissant une épaule sous la lourde table, Tam la souleva et la jeta sur les attaquants.
— Ils sont trop nombreux pour que je les repousse ! Sors par-derrière ! Allez, file, je te suivrai très vite !
Alors qu’il se retournait pour fuir, Rand eut honte d’avoir obéi si vite. Il aurait voulu rester pour aider son père, même s’il ne voyait pas comment s’y prendre, mais la peur lui serrait la gorge et ses jambes semblaient se déplacer de leur propre gré. Courant plus vite que jamais, elles le propulsèrent jusqu’à la porte de derrière.
Dans son dos, des cris et des bruits sourds indiquaient que l’assaut continuait.
Alors qu’il posait la main sur la barre de la porte, Rand aperçut du coin de l’œil le verrou qui n’était d’habitude jamais fermé. Sauf ce soir !
Oubliant toute idée de sortir par la porte, Rand se campa devant une fenêtre, l’ouvrit et écarta sans douceur les volets. Dehors, il faisait désormais nuit noire. Occultée à intervalles irréguliers par des bancs de nuages, la lumière de la lune projetait sur le sol des ombres mouvantes qui semblaient se poursuivre inlassablement.
Des ombres, pensa Rand.
Seulement des ombres, oui…
La porte de derrière craqua, comme si quelqu’un – ou quelque chose – tentait de l’ouvrir depuis l’extérieur. La bouche sèche, Rand se pétrifia. Mais, quand la porte trembla sur ses gonds, sans doute parce qu’une épaule puissante tentait de la défoncer, le jeune homme recouvra ses esprits. Enjambant la fenêtre, il sortit et se recroquevilla contre le mur. Dans son dos, du bois se brisa avec un vacarme de tempête.
Rand se força à se redresser et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Avec l’obscurité, il ne distingua pas grand-chose, mais ce qu’il aperçut lui suffit amplement. La porte pendait sur ses gonds et des silhouettes noires avançaient dans la pièce en se parlant à voix basse. Incapable de comprendre le langage guttural des créatures, Rand n’eut pourtant pas besoin d’une traduction : les haches, les lances et les piques que brandissaient les agresseurs en disaient assez long.
Des bottes grinçaient sur le parquet et on entendait également un bruit rythmique de sabots.
Inspirant à fond – enfin, c’était son intention, même s’il n’y parvint pas –, Rand cria d’une voix étranglée :
— Ils t’attaquent par-derrière !
Un croassement, certes, mais qui disait bien ce qu’il voulait dire. C’était déjà quelque chose…
— Je suis dehors ! Enfuis-toi, papa !
Sur ces mots, le jeune homme se détourna et s’éloigna de la maison à la vitesse du vent.
Dans la pièce du fond, des cris rageurs retentirent. Puis un bruit de verre brisé indiqua à Rand qu’un des monstres, trop impatient, avait préféré sortir par une fenêtre pour le poursuivre.
Soucieux de fuir le plus vite possible, il ne se retourna pas pour vérifier s’il avait raison.
Comme un renard traqué par une meute de chiens, Rand fit mine de courir vers la forêt. Passant dans une ombre projetée par la lune, il se laissa tomber sur le ventre puis rampa en arrière jusqu’à l’ombre encore plus imposante de l’étable.
Lorsque quelque chose tomba sur son épaule, il se contorsionna sans savoir s’il essayait de se battre ou de s’enfuir. Puis il s’avisa qu’il en décousait avec… le nouveau manche de binette que Tam était en train de fabriquer.
Imbécile ! se morigéna-t-il, le souffle coupé par ses inutiles efforts. Espèce de Coplin abruti !
Ayant un peu récupéré, il rampa le long du mur de derrière de l’étable, traînant avec lui le manche de binette. Une arme qui n’avait rien d’extraordinaire, mais qui valait mieux que le vide, cependant.
Arrivé au coin de l’étable, Rand jeta un coup d’œil prudent dans la cour.
La créature qui avait fracassé la fenêtre pour le traquer n’était nulle part en vue. Mais elle devait rôder dans la nuit, prête à lui bondir dessus dès qu’elle l’apercevrait.
Sur sa gauche, dans la bergerie, les moutons bêlaient de terreur et des bruits de sabots indiquaient qu’ils tentaient de trouver une sortie. Des ombres passaient et repassaient derrière les fenêtres de devant aux volets ouverts de la maison et Rand entendait clairement le bruit caractéristique de l’acier qui percute de l’acier. Soudain, une fenêtre explosa dans un geyser d’éclats de verre et d’échardes de bois. Épée au poing, Tam bondit hors du piège qu’était devenue sa demeure. Il atterrit souplement sur ses pieds mais ne s’éloigna pas de la maison. Bien au contraire, ignorant les monstres qui sortaient à leur tour par la porte et la fenêtre dévastées, il fonça vers l’arrière de la bâtisse.
Rand eut du mal à en croire ses yeux. Pourquoi son père ne tentait-il pas de fuir ? Puis il comprit : Tam l’avait entendu crier derrière la maison, et il essayait de le retrouver.
— Je suis là ! cria-t-il.
Tam se retourna. Mais, au lieu de courir vers son fils, il fonça dans la direction opposée.
— Cours, mon gars ! cria-t-il, agitant son épée comme s’il s’adressait à quelqu’un se trouvant devant lui. File te cacher !
Une dizaine de silhouettes géantes se lancèrent à sa poursuite en hurlant de fureur.
Rand recula dans les ombres, derrière l’étable. Si quelques créatures étaient restées dans la maison, elles ne le verraient pas de leur position. Provisoirement, il était en sécurité, mais son père, lui, prenait tous les risques en attirant les monstres à ses trousses. Serrant plus fort son arme improvisée, Rand dut produire un gros effort pour ne pas éclater de rire. Un fichu manche de binette ! Affronter un des monstres avec ça ne serait pas l’équivalent d’une amicale joute au bâton avec Perrin, mais il ne pouvait pas abandonner Tam.
— Si je me déplace comme un chasseur qui piste un lapin, murmura-t-il, ils ne m’entendront pas et ne me verront pas davantage. (Des cris de colère retentirent, lui glaçant les sangs.) Que la Lumière brille sur moi, on dirait une meute de loups affamés…
Sans un bruit, le jeune homme quitta sa cachette et courut vers la forêt. Quand il l’eut atteinte, la sombre présence des arbres commença par le tranquilliser. Grâce à eux, il allait pouvoir se dissimuler aux yeux des monstres qui venaient d’attaquer la ferme. Mais, au bout d’un moment, des ombres bougèrent un peu partout autour de lui et il eut le sentiment que la nuit s’épaississait, devenant plus dangereuse. Les arbres semblaient le toiser de haut et leurs branches paraissaient se tendre vers lui. Mais s’agissait-il vraiment de troncs et de branches ? En tendant l’oreille, Rand croyait capter les ricanements pervers des créatures qui lui tendaient sans nul doute une embuscade. Ses véritables poursuivants ne hurlaient pourtant plus, mais, dans le silence de la nuit, le simple son de deux branches poussées l’une contre l’autre par le vent suffisait à lui donner des palpitations cardiaques. Se pliant en deux, décidé à ramper s’il le fallait, il n’osait plus respirer de peur de se trahir.
Soudain, une main se plaqua sur sa bouche et une autre se referma sur son poignet. Avec son bras libre, il tenta de frapper l’agresseur qui se trouvait dans son dos.
— Ne me brise pas la nuque, mon gars…, souffla une voix familière.
Toute tension l’abandonnant, Rand cessa de lutter. Quand son père le lâcha, il tomba à quatre pattes, haletant comme s’il avait couru pendant des heures. Tam s’accroupit à côté de lui, un coude posé sur son genou et la tête appuyée dans la paume de sa main.
— Si je m’étais rappelé combien tu as grandi, ces dernières années, souffla Tam, je n’aurais pas essayé ce coup-là… (Ses yeux sans cesse en mouvement sondaient soigneusement la forêt environnante.) Mais je devais t’empêcher de crier. Certains Trollocs ont une meilleure ouïe qu’un chien…
— Mais les Trollocs ne…, commença Rand.
Il n’alla pas plus loin. Après les événements de ce soir, comment croire encore que ces monstres appartenaient aux légendes ? De toute façon, qu’il s’agisse de Trollocs ou du Ténébreux en personne ne changeait rien au problème.
— Tu es sûr ? demanda quand même Rand. Pour les Trollocs, je veux dire…
— Absolument certain ! En revanche, ne me demande pas ce qu’ils font à Deux-Rivières ! Je n’avais jamais vu l’ombre d’une de ces créatures, mais j’ai parlé à des hommes habitués à les combattre. Du coup, j’en sais peut-être assez pour nous sauver la mise. Ouvre bien tes oreilles, mon gars !
» Dans le noir, les Trollocs y voient six fois mieux que nous. Cela dit, toute lumière très vive les aveugle momentanément. C’est peut-être grâce à ce phénomène que nous avons réussi à leur échapper. Les plus doués peuvent suivre une proie en reniflant son odeur ou en l’entendant se déplacer, mais ces monstres sont réputés pour leur paresse. Si nous leur échappons pendant assez longtemps, ils finiront par renoncer.
Cette nouvelle ne suffit pas à rassurer Rand.
— Dans les légendes, on dit qu’ils haïssent l’humanité et servent fidèlement le Ténébreux.
— Si le Berger de la Nuit a un troupeau, il est à coup sûr composé en partie de Trollocs. D’après ce qu’on m’a dit, ils tuent pour le plaisir. C’est tout ce que je sais d’eux – sinon qu’un homme ne doit jamais leur faire confiance, sauf s’ils ont peur de lui. Et encore, même dans ces circonstances, il faut rester prudent.
Rand frissonna à l’idée de rencontrer un jour quelqu’un capable de faire peur aux Trollocs.
— Tu crois qu’ils nous traquent toujours ?
— C’est possible, mais pas certain… Ils ne m’ont pas l’air très malins, pour tout dire. Une fois dans la forêt, je n’ai eu aucune difficulté à les lancer sur une fausse piste, en direction des montagnes. (Tam se palpa le flanc droit puis leva sa main à hauteur de ses yeux.) Cela dit, il ne faut quand même pas s’y fier…
— Tu es blessé ? s’écria Rand.
— Ne crie pas comme ça ! C’est une égratignure, et nous ne pouvons rien faire pour le moment, de toute façon. Au moins, le temps est plus clément, dirait-on. Dormir à la belle étoile ne sera pas si dur que ça…
Dans un coin de sa tête, Rand était justement en train de se languir de son épaisse cape et de sa veste. Les arbres coupaient le vent, certes, mais ce qui restait des bourrasques suffisait amplement à faire trembler un homme de froid. Tendant un bras, Rand toucha le front de Tam et fit la grimace.
— Tu es brûlant de fièvre. Il faut que je te ramène au village, pour que Nynaeve te soigne.
— Pas tout de suite, mon garçon…
— On ne peut pas traîner ! Dans le noir, c’est un long chemin.
Rand se releva et tenta d’aider Tam à en faire autant. Un grognement de douleur le dissuada de continuer. L’« égratignure » faisait atrocement souffrir le blessé.
— Laisse-moi me reposer un peu, petit… Je suis si fatigué.
Furieux, Rand tapa du poing sur sa cuisse. Réfugié dans la maison, avec un bon feu, des couvertures, de l’eau à volonté et de l’écorce de saule pour soulager la douleur et faire baisser la fièvre, il aurait consenti à attendre l’aube pour atteler Bela et conduire son père au village. Mais, dans la forêt, les deux hommes n’avaient pas d’eau, pas de couvertures, pas de charrette et pas de jument. Cela posé, le tout restait disponible à la ferme. S’il ne pouvait pas y amener Tam, Rand devait être capable d’aller récupérer certains de ces trésors. Si les Trollocs étaient partis, évidemment. Mais ils finiraient bien par s’en aller.
Rand baissa les yeux sur son manche de binette et le laissa tomber, dégoûté. Puis il dégaina l’épée de Tam, dont la lame brilla aussitôt faiblement dans l’obscurité. La longue poignée, conçue pour qu’on puisse manier l’épée à deux mains, ne ressemblait à celle d’aucun outil. Le poids et l’équilibre de l’arme étaient tout aussi déconcertants. Afin de s’entraîner, le jeune homme fendit plusieurs fois l’air avec l’épée, mais il cessa très vite. Fendre l’air était un jeu d’enfant. Frapper un Trolloc, en revanche… Et s’il hésitait, le monstre lèverait son étrange épée et…
Ça suffit ! Ce genre de pensée ne t’avance à rien !
Rand se redressa de nouveau.
— Où vas-tu ? demanda Tam, le prenant par le bras.
— Nous avons besoin de la charrette et de couvertures, et… (Sans difficulté, Rand dégagea son bras – pas un bon signe lorsqu’on connaissait la force de Tam, en temps normal.) Repose-toi, je ne serai pas long.
— Sois prudent.
S’il ne voyait déjà plus le visage de son père, dans cette nuit d’encre, Rand sentait toujours son regard peser sur lui.
— Ne t’en fais pas !
Oui, je serai aussi prudent qu’une souris qui explore le nid d’un faucon.
Ombre parmi les ombres, Rand avança en silence dans la forêt obscure. Enfant, dans ces bois, combien de fois avait-il joué à chat perché avec ses amis ? Eh bien, aujourd’hui, c’était pareil, sauf qu’il ne pouvait pas se permettre de perdre s’il tenait à la vie.
Malgré tous ses efforts, Rand avait du mal à voir les choses ainsi. Et c’était peut-être ça qui finirait par le trahir.
Passant furtivement d’arbre en arbre, il tenta de mettre un plan au point. Quand il atteignit la lisière de la forêt, il venait de rejeter inexorablement le dix ou onzième. En réalité, tout dépendait des Trollocs. S’ils avaient levé le camp, Rand n’aurait plus qu’à entrer dans la maison pour se servir. S’ils s’étaient incrustés… Eh bien, dans ce cas, il n’aurait plus qu’à rejoindre Tam. Agir ainsi ne lui disait pas grand-chose mais, s’il se faisait tuer, ça n’aiderait sûrement pas son père.
L’étable et la bergerie étaient totalement obscures, comme il se devait. De la lumière dansait toujours derrière les fenêtres de devant de la maison et une pâle lueur filtrait de la porte défoncée.
Les bougies allumées par Tam et les flammes du feu ? Ou les Trollocs sont-ils toujours là ?
Le cri d’un engoulevent fit sursauter Rand. Alors qu’il s’appuyait à un arbre, tremblant comme une feuille, il comprit que se torturer la cervelle ne le mènerait à rien. Se jetant à plat ventre, l’épée serrée contre son flanc, il entreprit de ramper jusqu’à la bergerie.
Arrivé à destination, il s’adossa au mur de pierre et tendit l’oreille. Aucun son ne troublait le silence. Dans la cour, plus rien ne bougeait, et les lumières de la maison ne fluctuaient plus du tout.
Bela et la charrette en premier ? Ou d’abord ce que j’ai à prendre à la maison ?
La lumière finit par influencer sa décision. L’étable obscure semblait un lieu parfait où tendre une embuscade. Dans la maison, personne ne pourrait le prendre par surprise et il verrait ce qu’il faisait.
Alors qu’il s’accroupissait de nouveau, Rand s’interrompit, frappé par un détail perturbant. On n’entendait rien du tout ! Même si la plupart des moutons étaient sans doute endormis, on aurait dû capter quelques bêlements isolés. Mais Rand distinguait à peine les ovins, immobiles sur le sol. L’un d’eux gisait pratiquement à ses pieds, de l’autre côté du muret.
Toujours sans bruit, Rand se pencha par-dessus la clôture minérale de la bergerie et tendit un bras pour toucher l’animal. Ses doigts rencontrèrent une luxuriante laine bouclée imbibée d’un liquide poisseux.
Bien entendu, le mouton ne bougea pas.
Rand recula si brusquement qu’il faillit basculer en arrière et s’étaler sur le dos.
« Ils tuent pour le plaisir », avait dit Tam.
Très remué, Rand essuya sa main souillée dans la poussière.
Déterminé à ne pas céder à la panique, il tenta de se convaincre que rien n’avait changé. Après avoir fait un massacre, les Trollocs étaient partis, très satisfaits d’eux-mêmes. Pour se donner du courage et continuer à explorer, Rand devait se persuader que les monstres n’étaient plus là. Se remettant en chemin, il se plia pratiquement en deux et tenta de sonder toutes les directions en même temps. De sa vie, c’était bien la première fois qu’il aurait aimé être un ver de terre !
Dans la salle commune, le chaudron renversé gisait dans les cendres du feu de la cheminée. Le sol était jonché de morceaux de bois. Normal, puisqu’il ne restait plus un seul meuble intact. Même la table en chêne était en piteux état, deux pieds sur quatre cassés et le plateau fissuré.
Les Trollocs avaient ouvert tous les tiroirs, les sortant même de leurs glissières pour les écrabouiller à coups de botte. Le contenu de tous les placards était éparpillé sur le sol, sur ce qui semblait un tapis de neige. En réalité, il s’agissait de farine et de sel – assez facile à dire, quand on voyait les sacs éventrés jetés près de la cheminée.
Quatre cadavres complétaient le tableau. Des Trollocs, bien entendu. Parmi eux, Rand reconnut le premier attaquant tué par Tam – la créature aux cornes de bélier. Les autres monstres lui ressemblaient comme des frères, répugnant mélange de traits humains et de caractéristiques typiquement animales. Les mains quasiment normales des Trollocs les rendaient encore plus horribles. Et si deux d’entre eux portaient des bottes, les deux autres avaient des sabots en guise de pieds.
Rand fixa les dépouilles si longtemps que ses yeux le brûlèrent. Pas un mouvement. Les monstres étaient morts et bien morts – et Tam attendait dans la forêt.
Le jeune homme entra et s’immobilisa, paralysé par la puanteur. Une écurie qu’on n’aurait pas débarrassée du fumier pendant des mois, voilà la seule comparaison qui lui vint à l’esprit ! Des traînées ignobles maculaient les murs, mélange de sang, de fluides impossibles à identifier et d’excréments encore fumants.
En s’efforçant de respirer par la bouche, Rand fouilla parmi les objets répandus sur le sol. Dans un des placards, Tam gardait une outre neuve, et…
Un grincement, dans son dos, fit sursauter Rand. Alors qu’il se retournait, manquant se prendre les pieds dans ce qui restait de la table, il lâcha un gémissement de terreur à travers ses dents serrées – une chance que ses mâchoires soient soudées l’une à l’autre, sinon sa denture aurait donné un concert de castagnettes.
Un des Trollocs se relevait, son museau de loup saillant sous ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Un regard froid, détaché et pourtant indéniablement humain…
Ses oreilles pointues frémissant sans cesse, le monstre aux sabots de chèvre enjamba le cadavre d’un de ses compagnons. Comme les autres, ce Trolloc portait une cotte de mailles qui émettait un bruit étrange en frottant contre son pantalon de cuir, et une épée à la large lame recourbée pendait sur sa hanche gauche.
Il marmonna dans sa langue quelques mots incompréhensibles, puis passa à celle de Rand :
— Les autres partis, mais Narg rester. Narg intelligent.
Sortant d’une gorge qui n’était pas conçue pour les prononcer, ces mots simples demandaient à Rand un gros effort de compréhension. Le ton du monstre était apaisant, semblait-il, mais ça ne suffisait pas à faire oublier les crocs jaunâtres que dévoilaient ses babines chaque fois qu’il grognait une syllabe.
— Narg savoir qu’humain revenir. Alors, attendre… Toi pas besoin d’épée. La poser !
Avant que le Trolloc en parle, Rand n’avait même pas conscience qu’il brandissait à deux mains l’arme de son père, visant le ventre de son agresseur.
— Narg pas te blesser, dit le monstre au torse et aux bras deux fois plus gros que ceux de maître Luhhan. Toi poser arme !
Sur le dos des mains de Narg, les poils longs et denses évoquaient plutôt de la fourrure ou des crins…
— Recule ! lança Rand d’une voix qu’il aurait voulue bien plus assurée. Pourquoi cette attaque ? Oui, pourquoi ?
— Vlja daeg roghda ! répondit Narg avec un rictus qui dévoila plus encore ses crocs. Poser épée. Le Myrddraal veut te parler.
Une émotion stupéfiante passa furtivement sur le visage du monstre. De la peur !
— D’autres revenir et toi parler au Myrddraal. (Sa main se posant sur la poignée de son épée, Narg avança d’un pas.) Poser ton arme !
Rand passa la langue sur ses lèvres plus sèches que du vieux parchemin. Un Myrddraal ! Les monstres sortis des légendes abondaient, ce soir… Si un Blafard arrivait, les Trollocs auraient presque l’air inoffensifs, par contraste.
Le jeune homme devait fuir sans perdre de temps. Mais si le Trolloc dégainait son arme, il n’aurait pas une chance de s’en tirer. Se forçant à sourire, il souffla :
— D’accord, d’accord… (Tout en serrant plus fort la poignée de son arme, Rand baissa les bras.) Je parlerai au Myrddraal.
Sans crier gare – et à une incroyable vitesse – le Trolloc bondit sur sa proie. Par réflexe, Rand releva les bras.
Le monstre le percuta, l’envoyant s’écraser contre un mur. Le souffle coupé, Rand glissa vers le sol, son adversaire toujours sur lui. Pour éviter ses mâchoires assassines et ses mains d’étrangleurs, le jeune homme se débattit de toutes ses forces.
Le Trolloc eut un étrange spasme et s’immobilisa. Sonné par le choc contre le mur et coincé par le poids du cadavre, Rand resta un moment sans bouger. Un cadavre ? Oui, incontestablement. Une bonne longueur d’acier dépassait du dos de Narg. La dérisoire manœuvre défensive de Rand avait payé, finalement. La chemise et le visage empoissés de sang, le jeune homme se demanda un moment s’il n’allait pas vomir. Pas encore remis de sa terreur, il tremblait de tous ses membres. En même temps, il éprouvait un intense soulagement à l’idée d’être toujours en vie.
Mais d’autres Trollocs devaient venir. Avec un Myrddraal – autrement dit, un Blafard. Selon les légendes, les Blafards, hauts de plus de vingt pieds, avaient des yeux de feu et galopaient sur les ombres qui leur tenaient lieu de montures.
Rand devait se dépêcher de trouver ce qu’il lui fallait, histoire de pouvoir filer ensuite sans demander son reste.
Mobilisant toute sa force, il se dégagea du cadavre et faillit hurler de terreur quand deux grands yeux écarquillés se rivèrent sur lui. Mais c’était le regard de la mort, finit-il par comprendre, et il ne risquait rien pour le moment.
Après s’être essuyé les mains avec un chiffon – en réalité, une des chemises de Tam déchirées dans la tourmente – Rand saisit la poignée de son épée et la dégagea du cadavre. Dès qu’il eut nettoyé la lame, il jeta le « chiffon » sur le sol – avec une pointe de culpabilité, cependant.
Mais l’heure n’est pas à la propreté ! pensa-t-il avant d’éclater d’un rire hystérique qu’il étouffa en serrant de nouveau les mâchoires. Même en y consacrant tout son temps, il semblait impossible de nettoyer assez bien la maison pour la rendre de nouveau habitable. Sans parler de la puanteur, qui devait déjà imprégner les poutres. Mais ce n’était vraiment pas le moment de songer à ça.
Il est peut-être déjà trop tard pour songer à autre chose, qui sait ?
Rand aurait parié qu’il oubliait des dizaines d’objets susceptibles de lui être utiles. Mais Tam l’attendait, et les Trollocs risquaient de revenir d’un moment à l’autre. Se laissant guider par son instinct, le jeune homme alla récupérer des couvertures, à l’étage, et du linge propre pour bander la blessure de son père. Il prit aussi leurs capes et leurs vestes, trouva l’outre qu’il emportait lorsqu’il conduisait les moutons au pâturage et ajouta une chemise propre à sa collecte. Pour le moment, il n’avait pas le temps de se changer, mais il entendait bien se débarrasser au plus vite de sa chemise tachée de sang.
Le sac qui contenait l’écorce de saule et les autres médicaments reposait hélas au milieu d’un tas d’immondices sanglantes qu’il ne put pas se résoudre à toucher.
Le baquet apporté par Tam était toujours là où il l’avait posé, près de la cheminée. Par miracle, son contenu n’était pas souillé. Après avoir rempli son outre, Rand se lava les mains avec le reste de l’eau. Puis il fit un ultime tour de ce qui avait toujours été son foyer. Avisant son arc, il voulut le ramasser, mais constata qu’on l’avait cassé en deux à l’endroit le plus épais. Puisqu’il en était ainsi, ce qu’il avait récupéré jusque-là suffirait. Une fois qu’il eut tout entassé sous le porche, il retourna dans la salle commune et ramassa une lanterne à demi cassée qui contenait encore de l’huile. Quand il l’eut allumée avec une bougie, il ferma les volets – à cause du vent, en partie, mais surtout pour que tout ait l’air normal – puis il sortit, la lanterne dans une main et l’épée dans l’autre. Qu’allait-il trouver dans l’étable ? Après ce qui s’était passé dans la bergerie, il ne se faisait guère d’illusions. Mais pour ramener Tam au village, il aurait besoin de la charrette. Et de Bela pour la tirer.
Les doubles portes étaient ouvertes, celle de droite pendant lamentablement sur ses gonds. À l’intérieur, tout semblait normal de prime abord. Mais les portes des stalles avaient été arrachées, Bela et la vache manquant à l’appel. Au fond de la bâtisse, la charrette gisait sur le flanc, presque tous les rayons de ses roues brisés comme du petit bois. Un des bras d’attelage était également cassé.
Rand ne put plus lutter contre un sentiment d’impuissance et de désespoir. Même si Tam était en état d’être déplacé, il doutait d’avoir la force de le porter jusqu’au village. De toute façon, être secoué risquait de le tuer plus vite encore que la fièvre. Pourtant, il n’y avait rien d’autre à faire. Rester ici ne servait plus à rien, désormais.
Alors qu’il se détournait pour sortir, Rand avisa le bras d’attelage cassé qui gisait sur le sol couvert de paille. Pour la première fois depuis le début de l’attaque, il eut un sourire sincère.
Posant la lanterne et l’épée sur le sol, il plaqua son épaule contre le flanc de la charrette et poussa afin de la faire basculer sur l’autre côté – celui où se trouvait le bras d’attelage intact. Quand il eut réussi, il ramassa l’épée et commença à jouer les bûcherons. À sa grande satisfaction, des copeaux de bois volèrent aussitôt dans les airs et le travail avança aussi vite que s’il avait utilisé une hache.
Lorsque le bras d’attelage tomba sur le sol, Rand baissa les yeux sur la lame et constata qu’elle n’était même pas émoussée. Sur un bois si vieux et si dur, le tranchant de hache le mieux aiguisé aurait souffert, c’était une certitude. Cette lame, en revanche, semblait aussi affûtée qu’avant. Passant un pouce sur le fil, il dut le porter très vite à sa bouche après l’avoir entaillé. L’épée restait aussi coupante qu’un bon rasoir.
Là encore, Rand n’avait pas le temps de s’appesantir sur le phénomène. Après avoir éteint la lanterne – ficher le feu à l’étable aurait été le bouquet, après tant de malheurs –, il souleva les deux bras d’attelage et retourna prendre ce qu’il avait entreposé devant la maison.
Tout ça faisait une charge non négligeable. Pas si lourde que ça, à vrai dire, mais encombrante et trop encline à lui glisser des bras pour que sa progression à travers le champ labouré soit de tout repos. Une fois dans la forêt, ce fut encore plus pénible, car les bras d’attelage percutaient les troncs, manquant le faire tomber à chaque enjambée. Il aurait été plus facile de les traîner derrière lui mais, avant de laisser une piste si facile à suivre, il préférait attendre le plus longtemps possible.
Tam n’avait pas bougé et il semblait dormir profondément. Enfin, il fallait espérer qu’il dorme… Soudain paniqué, Rand lâcha son chargement, s’accroupit et posa une main sur le front de son père. La fièvre avait encore monté…
Réveillé par ce contact, Tam ouvrit les yeux et marmonna :
— C’est toi, Rand ? Je m’inquiétais… J’ai rêvé à des jours révolus… Des cauchemars…
Ses propos devenant indistincts, Tam ne tarda pas à sombrer de nouveau dans l’inconscience.
— Ne t’inquiète pas, dit Rand. (Pour le protéger du vent, il couvrit le blessé avec sa cape et sa veste.) Je te conduirai très vite chez Nynaeve, et tout s’arrangera…
Ignorant s’il parlait pour apaiser Tam ou pour se rassurer lui-même, Rand se débarrassa de sa chemise souillée – dans sa hâte, il ne prit même pas le temps de grelotter de froid – puis enfila le vêtement propre. Se changer et jeter la chemise sale lui donna l’impression d’avoir pris un bain, tant il se sentit mieux.
— Au village, nous ne risquerons plus rien, et la Sage-Dame te remettra sur pied en un clin d’œil. Tu verras, tout va s’arranger.
Quand il eut enfilé sa veste, Rand se pencha sur son père pour l’examiner. Une idée tournait en boucle dans sa tête : au village, ils seraient en sécurité et Nynaeve sauverait Tam.
Il suffisait d’arriver vivants jusque-là.