Étrangement nerveux, Rand marchait et remarchait le long de la grande table. Douze pas. Chaque fois, il était arrivé au même résultat, très précisément. Et il en avait franchement assez de compter !
Quelle occupation ridicule ! Je me fiche comme d’une guigne des dimensions de cette table !
Certes, mais il se surprit très vite à comptabiliser le nombre d’allers et retours qu’il faisait !
Que raconte Fain à Moiraine et à Lan ? Sait-il pourquoi le Ténébreux nous poursuit ? Et lequel de nous trois est sa cible ?
Rand regarda ses amis. Après avoir dévasté un morceau de pain, Perrin jouait pensivement avec les miettes, qu’il déplaçait du bout d’un index. Ses yeux jaunes étaient rivés sur son « œuvre », mais ils semblaient regarder en réalité quelque chose qu’ils étaient seuls à voir.
Affalé sur sa chaise, les yeux mi-clos, Mat souriait – nerveusement, pas parce que la situation l’amusait. Extérieurement, il ressemblait au garçon espiègle que Rand avait toujours connu, mais c’était une illusion. Régulièrement, il tapotait le manche de la dague glissée sous veste.
Que dit Fain à l’Aes Sedai ? Que sait-il exactement ?
Au moins, Loial n’avait pas l’air inquiet. Depuis un bon moment, il étudiait les murs. Placé au début en plein milieu de la salle, il s’était approché régulièrement, au point de coller à présent son nez sur la pierre – à première vue, il était fasciné par un joint qu’il retraçait du bout d’un doigt démesuré. Par moments, il fermait les yeux comme si sentir était plus important que voir. Ses oreilles frémissant souvent, il marmonnait dans sa barbe – en ogier, comme s’il pensait être seul dans la salle à manger.
Devant la cheminée, Agelmar conversait avec Nynaeve et Egwene. Hôte accompli, il avait l’art de faire oublier leurs soucis à ses invités. Egwene s’était déjà esclaffée plusieurs fois et Nynaeve elle-même venait d’éclater de rire.
Ce son inhabituel arracha Rand à sa sombre rêverie. Il sursauta carrément quand Mat renversa sa chaise en se levant trop vite.
— Par le sang et les cendres ! rugit-il, se fichant que Nynaeve fasse la moue en l’entendant jurer. Qu’est-ce qui lui prend si longtemps ?
Il redressa sa chaise, se rassit et glissa une main sous sa veste.
Agelmar lui jeta un regard désapprobateur, dévisagea les deux autres garçons sans véritable aménité, et reprit sa conversation avec les femmes.
Au gré de ses allers et retours, Rand se retrouva près du trio et tendit l’oreille.
— Seigneur, dit Egwene, à l’aise avec le titre comme si elle l’utilisait depuis toujours, je prenais Lan pour un Champion, mais vous l’appelez Dai Shan et vous parlez d’une bannière à la Grue Dorée, comme beaucoup de vos guerriers. Parfois, on croirait que Lan est un roi. Un jour, Moiraine l’a appelé « dernier seigneur des Sept Tours ». Qui est-il vraiment ?
Nynaeve gardait les yeux baissés sur son gobelet mais, à l’évidence, elle écoutait avec au moins autant d’attention qu’Egwene. Rand s’immobilisa et tenta de suivre la conversation sans avoir trop l’air d’épier le trio.
— Seigneur des Sept Tours, répéta Agelmar. Un très ancien titre, dame Egwene. Les Hauts Seigneurs de Tear ne peuvent pas prétendre à une telle antériorité. La reine d’Andor n’en est pas loin, cependant…
» Lan n’en parle jamais, pourtant l’histoire est connue tout au long de la frontière. Il est bien un roi – enfin, il aurait dû en être un. Oui, al’Lan Mandragoran, Seigneur des Sept Tours, Seigneur des Lacs, et souverain sans couronne du Malkier.
Le seigneur releva sa tête rasée, ses yeux brillant d’une fierté quasiment paternelle. Se laissant emporter par ses émotions, il parla deux tons plus haut, avec une authentique ferveur :
— Au Shienar, nous nous surnommons les Frontaliers, mais, il y a moins de cinquante ans, notre pays n’appartenait pas vraiment aux Terres Frontalières. Au nord, au-delà de l’Arafel, s’étendait le Malkier. Les lanciers du Shienar se mêlaient au combat, mais c’était au Malkier de contenir les assauts venus de la Flétrissure. Que la Paix bénisse son souvenir, et que la Lumière éclaire à tout jamais son nom !
— Lan est donc un Malkieri, dit la Sage-Dame, surprise et troublée.
— Oui, dame Nynaeve… Il est le fils d’al’Akir Mandragoran, le dernier roi du Malkier. Comment est-il devenu un Champion ? Pour comprendre, il faut sans doute évoquer Lain Mandragoran, le frère du roi. Avec une audace incroyable, Lain traversa la Flétrissure avec ses troupes et attaqua les Terres Dévastées, atteignant peut-être le mont Shayol Ghul. L’épouse de Lain, Breyan, l’avait encouragé parce qu’elle brûlait de jalousie, n’ayant jamais accepté qu’al’Akir ait hérité du trône à la place de son mari. Le roi et son frère étaient aussi proches que possible – presque autant que des jumeaux, même après que le préfixe royal « al » eut été ajouté au nom d’Akir – mais ça n’apaisa jamais la rancœur de Breyan.
» Lain fut acclamé après son exploit – des louanges méritées – mais cela ne lui permit pas d’éclipser al’Akir. Car, des hommes et des rois de ce calibre, on n’en trouve qu’un par siècle, et encore, pas toujours ! La Paix les couvrait de son aile, lui et el’Leanna.
» Lain finit par mourir dans les Terres Dévastées avec la plupart de ses fidèles. Des guerriers que le Malkier ne pouvait pas se permettre de perdre, bien entendu… Breyan accusa le roi. Selon elle, le mont Shayol Ghul serait tombé s’il était parti pour le Nord avec le reste de l’armée, afin de prêter main-forte à son frère. Pour se venger, la veuve complota avec Cowin Gemallan, surnommé Cowin Cœur Loyal, afin que le trône revienne à Isam, le fils de Lain. Cœur Loyal était un grand héros presque aussi aimé qu’al’Akir, et il faisait partie des Hauts Seigneurs du royaume. Mais lorsque l’assemblée des Hauts Seigneurs avait élu le roi – en recourant au choix des sceptres, selon la coutume en vigueur – il en avait manqué seulement deux pour qu’il monte sur le trône à la place d’Akir. Oui, si deux seigneurs avaient choisi une couleur différente à poser sur l’Autel du Couronnement, il aurait été souverain du Malkier !
» S’unissant, Cowin et Breyan firent revenir des troupes de la Flétrissure afin de conquérir les Sept Tours. Tous les avant-postes se retrouvèrent ainsi privés de l’essentiel de leur garnison…
» Mais la rancœur de Cowin allait bien au-delà de la simple jalousie. Cœur Loyal, le héros dont on célébrait partout les exploits accomplis dans la Flétrissure, était en réalité un Suppôt des Ténèbres. Les avant-postes étant affaiblis, des Trollocs déferlèrent comme un raz-de-marée sur le Malkier. Ensemble, al’Akir et Lain auraient pu unir le pays et conduire la résistance à la victoire. Mais la mort de Lain avait déjà démoralisé le peuple, et l’invasion lui porta un coup fatal. Privés de toute combativité, les Malkieri furent contraints d’abandonner leur royaume.
» Breyan s’enfuit avec son jeune fils Isam, mais elle tomba dans une embuscade des Trollocs. Nul ne sait avec certitude ce qu’il advint d’elle, mais c’est facile à deviner. Pour être franc, j’ai pitié de l’enfant – quant à la mère… Lorsque l’infâme trahison de Cowin fut découverte, au moment de sa capture par le jeune Jain Charin – déjà surnommé Jain l’Explorateur –, Cœur Loyal fut couvert de chaînes puis conduit jusqu’aux Sept Tours. Les Hauts Seigneurs demandèrent que sa tête soit exposée sur une pique. Se souvenant qu’il était aimé du peuple, juste après Lain et lui, al’Akir préféra affronter le félon en combat singulier. Lorsqu’il porta le coup de grâce à Cowin, on raconte que le roi pleurait. Selon certains, parce qu’il avait dû abattre un ami qui s’était fourvoyé sur le chemin des Ténèbres. Mais d’autres affirment qu’il versait des larmes sur le destin du Malkier.
Le seigneur de Fal Dara secoua tristement la tête.
— De fait, le premier coup du glas venait de sonner pour les Sept Tours. Alors qu’il était trop tard pour appeler à l’aide le Shienar ou l’Arafel, le Malkier n’avait aucune chance de vaincre après la perte de cinq mille guerriers dans les Terres Dévastées et la chute de tous ses avant-postes.
» Le roi et son épouse, el’Leanna, se firent amener Lan dans son berceau. Dans ses minuscules mains, ils placèrent l’épée royale du Malkier – celle qu’il porte encore aujourd’hui. Une arme fabriquée par les Aes Sedai durant la guerre du Pouvoir qui mit un terme à l’Âge des Légendes. Quand ils eurent oint d’huile sacrée le front du bébé, ils le nommèrent Dai Shan et Seigneur de Guerre au Diadème. L’instituant héritier du trône de Malkier, ils prononcèrent à sa place l’antique serment des rois et des reines…
Le regard dur, Agelmar récita le texte rituel comme s’il l’avait lui aussi répété un jour – ou quelque chose de très proche, à tout le moins.
— Je jure de combattre les Ténèbres tant que l’acier restera dur et que la pierre ne s’écroulera pas. Jusqu’à ma dernière goutte de sang, je défendrai le Malkier et demanderai vengeance pour tout ce qui n’aura pas pu être sauvé.
» La reine passa un médaillon au cou de son fils, afin qu’il soit identifié en toutes circonstances, puis elle l’emmaillota et le confia à vingt guerriers d’élite choisis parmi les gardes du corps d’al’Akir. Ces fantastiques combattants reçurent l’ordre de conduire à Fal Moran leur petit protégé.
» Ensuite, le roi et la reine prirent pour la dernière fois la tête de leur armée et partirent affronter les Ténèbres. Ils périrent en défendant la croisée des chemins des Héros, leurs hommes tombèrent avec eux et les Sept Tours furent bientôt brisées. Le Shienar, l’Arafel et le Kandor combattirent les Trollocs sur les marches de Jehaan, et ils parvinrent à les repousser – mais bien moins loin qu’à l’accoutumée. La plus grande partie du Malkier resta entre leurs mains et, au fil des ans, la Flétrissure y fit ses dégâts habituels.
Agelmar marqua une pause, soupirant à pierre fendre. Quand il reprit la parole une mélancolique fierté faisait trembler sa voix :
— Cinq gardes du corps seulement atteignirent Fal Moran. Tous étaient plus ou moins grièvement blessés, mais l’enfant n’avait rien. À partir de là, ses sauveurs lui enseignèrent tout ce qu’ils savaient. Apprenant l’escrime comme d’autres jouent avec un hochet, il devint bientôt familier de la Flétrissure comme s’il s’était agi du jardin de sa mère. Le serment qui fut prononcé devant son berceau est resté gravé dans sa mémoire. S’il ne lui reste plus rien à défendre, il peut encore exiger vengeance. Il ne veut pas entendre parler de ses titres, mais dans toutes les Terres Frontalières, nul n’ignore qu’il est le Roi sans Couronne. S’il lève de nouveau un jour la bannière à la Grue Dorée, une armée entière lui emboîtera le pas. Mais il refuse d’entraîner des hommes à leur fin. Dans la Flétrissure, il défie la mort heure après heure – on peut même dire qu’il la courtise. Mais la vie de ses frères humains est sacrée à ses yeux.
» Si vous devez pénétrer dans la Flétrissure – surtout sans escorte digne de ce nom –, il n’y a personne au monde de mieux qualifié pour vous servir de guide et vous en ramener vivantes. Lan est le meilleur Champion actuel, et tous les autres sont loin derrière lui. Vous aurez tout aussi vite fait de laisser les trois gamins ici, pour qu’ils acquièrent un peu d’expérience. La Flétrissure n’est pas un endroit pour des débutants, et Lan s’en sortira mieux seul qu’avec eux dans les pattes.
Mat voulut intervenir, mais un regard glacial de Rand l’en dissuada.
Bon sang ! quand apprendra-t-il à tenir sa langue ?
Comme Egwene, Nynaeve avait écouté en roulant de grands yeux. À présent, elle contemplait son gobelet, l’air désemparée. Egwene lui tapota le bras et eut un regard plein de compassion.
Soudain, Moiraine entra dans la salle, Lan sur les talons.
— Qu’a-t-il dit ? demanda Rand.
Perrin et Mat se levèrent.
— Des culs-terreux mal dégrossis…, marmonna Agelmar. (Il reprit un ton normal.) Aes Sedai, as-tu appris quelque chose, ou s’agit-il simplement d’un fou ?
— Il est fou, et même presque fou furieux, mais, au sujet de Padan Fain, il n’y a rien de simple.
Un des serviteurs arriva, fit une révérence et se demanda visiblement où il pouvait se débarrasser de la cuvette et du broc qu’il transportait sur un plateau d’argent en même temps qu’un petit pain de savon et une serviette de toilette.
Moiraine lui fit signe de laisser le tout sur la table.
— Désolée d’avoir donné des ordres à tes serviteurs, Agelmar. C’est moi qui ai pris la liberté de commander de quoi me laver.
Agelmar fit un signe au domestique, qui posa son plateau sur la table et détala sans demander son reste.
— Mes gens sont à ta disposition, Aes Sedai…
L’eau que Moiraine versa dans la cuvette fumait encore. Sans se soucier de la chaleur, la jeune femme retroussa ses manches et entreprit de se laver énergiquement les mains.
— J’ai dit qu’il était malfaisant au-delà de l’imaginable, mais j’étais encore loin du compte. Je n’ai jamais rencontré un être si abject – un déchet d’humanité, vraiment ! Depuis que je l’ai touché, je me sens souillée, et je ne parle pas de la crasse dont il est recouvert. C’est à l’intérieur qu’il est sale… (Moiraine se tapota la poitrine.) Son âme est tellement dégradée que je me suis demandé s’il en avait une. En lui, il y a une pire flétrissure que le triste fait d’être un Suppôt des Ténèbres…
— Pourtant, il me fait pitié…, murmura Egwene. Je me souviens de ses visites au village, au début de chaque printemps. Toujours gai et bavard, avec un tombereau de nouvelles du monde… Il y a encore de l’espoir pour lui, n’est-ce pas ? « Aucun homme ne reste assez longtemps dans les Ténèbres pour qu’il soit impossible de le ramener vers la Lumière. »
Une citation, reconnut Rand.
— J’ai toujours partagé cette conviction, dit Moiraine en s’essuyant les mains. La rédemption de Padan Fain reste possible, mais voilà quarante ans qu’il est un Suppôt des Ténèbres. La somme de ses crimes, exprimée en sang versé, en souffrance et en nombre de victimes, est extravagante ! Dans cette liste figure une infamie que vous ne trouverez pas insignifiante, j’en suis sûre. C’est lui qui a guidé les Trollocs jusqu’à Champ d’Emond.
— Bien sûr…, murmura Rand.
J’aurais dû le deviner… Dès que je l’ai vu au palais, j’aurais dû comprendre…
— A-t-il amené avec lui d’autres monstres ? demanda Mat.
Regardant autour de lui, il laissa ses yeux s’attarder sur les murs de pierre. Rand supposa qu’il se souvenait des Blafards rencontrés en cours de route. À Baerlon comme à Pont-Blanc, aucune muraille n’avait retenu longtemps les Demi-Humains et leur chair à canon.
— S’il a envoyé des monstres, ils se casseront les dents sur notre mur d’enceinte. Et ils ne seront pas les premiers…
S’il parlait à la cantonade, les propos du seigneur s’adressaient en fait à Egwene et Nynaeve, qu’il regardait d’ailleurs très souvent.
— Les Myrddraals eux-mêmes ne sont pas dangereux, parce que toutes les rues, ruelles et allées étroites sont éclairées la nuit, ici. Et, à l’intérieur de la ville, nul n’est autorisé à dissimuler ses traits.
— Pourquoi maître Fain est-il ainsi ? demanda Egwene.
— Il y a trois ans…, commença Moiraine. (Épuisée, elle se laissa tomber sur une chaise.) Non, il y aura trois ans cet été… C’est un sacré laps de temps, trois ans ! La lumière nous a sûrement aidés, sinon le Ténébreux aurait vaincu avant même que j’aie songé à quitter Tar Valon. Fain traque les garçons depuis ce temps-là – trois longues années !
— C’est absurde ! s’exclama Rand. Chaque printemps, il venait chez nous avec une régularité de métronome. Et ce serait un traître ? Il nous a vus plusieurs fois, mes amis et moi, et rien n’est arrivé jusqu’à la dernière fois…
L’Aes Sedai dévisagea le jeune berger, un index pointé vers lui.
— Fain m’a tout dit, Rand. Enfin, presque tout. Je le soupçonne de cacher encore un secret important, mais son récit est néanmoins très clair. Il y a trois ans, un Blafard est allé à sa rencontre dans une ville du Murandy. Fain était terrifié, bien entendu, mais être « élu » ainsi est néanmoins considéré comme un grand honneur parmi les Suppôts des Ténèbres. Fain a cru être choisi pour accomplir de grandes choses, et c’était bien le cas, mais pas de la manière qu’il espérait. Il fut conduit vers le nord, au-delà de la Flétrissure, dans les Terres Dévastées. Au mont Shayol Ghul, en fait, où il rencontra un homme aux yeux de feu qui se présenta sous le nom de Ba’alzamon.
Mat s’agita nerveusement et Rand eut du mal à déglutir. C’était bien entendu la vérité, mais ça restait très difficile à accepter – sauf pour Perrin, que rien ne pouvait plus surprendre, semblait-il.
— Que la Lumière nous protège ! s’écria Agelmar.
— Fain n’a pas aimé ce qu’on lui infligea au mont Shayol Ghul, continua Moiraine. Pendant que je l’interrogeais, il a souvent crié, souffrant à cause des flammes qui le brûlaient. Expulser tout ce qu’il cachait en lui a failli le tuer. Malgré mes soins, il n’est plus qu’une loque humaine. Un être brisé… Pour le « réparer », je devrai produire énormément d’efforts, mais ça vaut la peine, pour découvrir tout ce qu’il cache encore. À l’origine, il fut « élu » à cause de la région où il exerçait son commerce. Non, ne sautez pas trop vite à la conclusion ! À l’époque, ce n’était pas seulement le territoire de Deux-Rivières qui intéressait le Père des Mensonges. Il savait où chercher, en gros, mais sans avoir plus de détails que nous, à Tar Valon.
» Fain a dit qu’il est devenu le « chien de chasse » du Ténébreux, et ce n’est pas faux. Le Père des Mensonges l’a conditionné pour qu’il chasse, et il l’a « modifié » afin qu’il soit en mesure de remplir cette mission. Le colporteur refuse de se rappeler ce qui lui a été infligé pour provoquer ces modifications. À cause de ces tortures, il hait son maître au moins autant qu’il le redoute. Quoi qu’il en soit, il fut envoyé « flairer la piste » dans tous les villages qui entourent Baerlon, puis sur le chemin qui conduit aux montagnes de la Brume – jusqu’à la rivière Taren, et au-delà, sur tout le territoire de Deux-Rivières.
— Et ça remonte à trois ans ? intervint Perrin. Je me souviens de ce printemps-là… Fain est arrivé plus tard que d’habitude, mais, le plus étrange, c’est qu’il s’est « incrusté ». Un séjour d’une semaine, à paresser tout en râlant parce qu’une chambre à La Cascade à Vin coûtait une fortune. Fain est près de ses sous, tout le monde le sait.
— Je me rappelle, dit Mat. Les gens se demandaient s’il était malade, ou s’il en pinçait pour une femme de chez nous. Aucune n’épouserait un colporteur, bien sûr. Autant s’unir à un Zingaro…
Egwene le foudroyant du regard sous ses sourcils froncés, le jeune homme n’alla pas plus loin sur cette voie.
— Après cet épisode, reprit Moiraine, Fain fut de nouveau conduit au mont Shayol Ghul, où son esprit fut… distillé.
Le ton de l’Aes Sedai retourna l’estomac de Rand – un effet plus parlant encore que la grimace de dégoût qu’elle arborait.
— Tout ce qu’il avait… senti… fut condensé et réinjecté en lui. L’année suivante, dès qu’il arriva à Deux-Rivières, il réussit à choisir ses cibles avec une bien plus grande précision. En réalité, ses résultats dépassèrent les espérances du Ténébreux, puisque Fain eut très vite la certitude que sa proie était un garçon de Champ d’Emond – et ses investigations se limitaient à trois sujets possibles.
Perrin eut un grognement et Mat égrena un chapelet de jurons, ne cessant pas quand Nynaeve lui jeta un regard plus que courroucé.
Agelmar regarda les trois jeunes gens d’un œil nouveau. Très bizarrement, Rand ne réagit pas aussi violemment que ses deux amis. Le Ténébreux le traquait depuis trois ans. Enfin, les traquait. Alors qu’il aurait dû en claquer des dents, il se sentait à peine troublé…
Ne se laissant pas déranger par Mat et sa litanie de jurons, Moiraine haussa simplement le ton et continua :
— Lorsque Fain retourna à Lugard, Ba’alzamon lui rendit visite dans un rêve. Le colporteur s’humilia comme jamais, s’adonnant à des rituels dont la seule description vous rendrait sourds et aveugles. Cela le lia davantage encore au Ténébreux, car ce qu’on fait en rêve peut être plus dangereux que de véritables actions.
Rand frémit sous le regard d’avertissement que lui lança l’Aes Sedai, mais elle ne dévia pas de son récit :
— Après la victoire, promit Ba’alzamon, Fain serait récompensé au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. Mais, pour devenir puissant au point de dominer un royaume, il devrait d’abord retourner à Champ d’Emond et « marquer » les trois cibles. Un Myrddraal l’attendrait avec une horde de Trollocs. Désormais, nous savons comment les monstres se sont introduits sur votre territoire. Il y avait un bosquet ogier et un Portail à Manetheren…
— Le plus beau bosquet de tous, oui, dit Loial, à part celui de Tar Valon. Le souvenir de Manetheren est cher au cœur des Ogiers.
Muet de surprise, Agelmar forma avec les lèvres les quatre syllabes du nom légendaire. Manetheren…
— Seigneur Agelmar, dit Moiraine, je te dirai comment trouver le Portail de Mafal Dadaranell. Il faut qu’il soit muré, placé sous bonne garde et strictement isolé. Les Blafards ne savent pas encore tout sur les Chemins, mais ce Portail est à courte distance au sud de Fal Dara.
Le seigneur sursauta comme s’il revenait soudain à la réalité.
— Au sud ? Paix ! Nous n’avons pas besoin de ça en plus de tout le reste ! Lumière, éclaire-nous ! Nous ferons ce que tu demandes.
— Fain nous a-t-il suivis sur les Chemins ? demanda Perrin. C’est la seule explication plausible…
Moiraine acquiesça.
— Il vous suivrait jusque dans la tombe, tous les trois, parce qu’il n’a pas le choix. Après son échec à Champ d’Emond, le Myrddraal a forcé Fain à se lancer sur votre piste avec les Trollocs. Le Blafard n’a pas laissé le colporteur chevaucher avec lui. Fain pensait qu’il aurait dû avoir le meilleur cheval disponible afin de diriger la meute, mais le Demi-Humain l’a obligé à courir avec les monstres – qui ont dû le porter quand ses pieds et ses jambes ont crié grâce. Pour le torturer, les Trollocs parlaient de lui dans notre langue, se disputant sur la meilleure façon de le faire cuire quand il ne servirait plus à rien.
» Fain prétend avoir renié le Ténébreux avant que la horde ait atteint la rivière Taren. Mais l’avidité que lui inspirent les promesses de son maître est encore présente, alors j’ai peine à le croire…
» Après que nous eûmes traversé la rivière, le Myrddraal a conduit ses Trollocs jusqu’au Portail le plus proche, dans les montagnes de la Brume, et Fain fut le seul à nous suivre. Il s’est cru libre mais, avant qu’il arrive à Baerlon, un autre Blafard lui a mis la main dessus, et le cauchemar a recommencé. Histoire de ne pas oublier ce que lui coûterait un échec, Fain a dû dormir chaque nuit plié en deux dans un chaudron trolloc. Ce calvaire a duré jusqu’à Shadar Logoth. Fain aurait offert sa mère au Blafard, en échange de la liberté, mais quand le Ténébreux tient une proie, il ne relâche jamais son emprise…
» La ruse à laquelle j’ai recouru à Shadar Logoth – créer une illusion de piste et un fantôme d’odeur en direction des montagnes – a trompé le Myrddraal, mais pas Padan Fain. Heureusement pour nous, le Blafard ne l’a pas cru. À partir de là, il a dû suivre la colonne attaché à une longe. Au bout d’un moment, alors que nous semblions avoir à peine quelques longueurs d’avance, sans qu’il soit pour autant possible de nous rattraper, quelques Myrddraals ont enfin pris ses dires au sérieux. Au nombre de quatre, ces Blafards sont retournés à Shadar Logoth – selon Fain, c’est Ba’alzamon en personne qui les y a incités.
Agelmar eut un rictus méprisant.
— Le Ténébreux ? Cet homme ment, ou il est fou à lier ! Si le Fléau du Cœur était libre, nous serions déjà tous morts – ou condamnés à un sort encore pire.
— Fain dit la vérité telle qu’il la voit, corrigea Moiraine. Même s’il me cache beaucoup de choses, il ne peut pas me mentir. Voici ce qu’il a dit : « Ba’alzamon se manifestait sous la forme d’une flamme de bougie vacillante qui disparaissait très vite et réapparaissait, mais jamais au même endroit. Ses yeux roussissaient la peau des Myrddraals et le feu de sa bouche nous frappait comme un fouet. »
— Une entité, intervint Lan, a poussé quatre Blafards vers un endroit qui les terrorisait presque autant que le courroux de leur maître.
Agelmar grogna comme s’il venait d’encaisser un mauvais coup. Très pâle, il semblait malade.
— Dans les ruines de Shadar Logoth, ce fut un combat du mal contre le mal. La vermine contre la perversion. Quand Fain m’en a parlé, il claquait des dents et pleurnichait comme un enfant. Beaucoup de Trollocs sont morts, consumés par Mashadar et d’autres créatures. Le monstre qui tenait la longe de Fain ayant péri, notre colporteur a fui la ville comme s’il s’agissait de la Fosse de la Perdition du mont Shayol Ghul.
» Se croyant libre, Fain décida de courir jusqu’à ce que Ba’alzamon ne puisse plus le retrouver – et tant pis si ça impliquait de fuir jusqu’au bout du monde. Imaginez son horreur lorsqu’il découvrit que sa compulsion de chasser n’était pas moins forte. Bien au contraire, elle devenait plus impérieuse au fil des jours. Incapable de se nourrir, à part en jouant les charognards tandis qu’il suivait la piste – des insectes et des lézards ramassés en chemin ou des immondices récupérées sur des tas d’ordures, la nuit –, il ne parvenait pas à s’arrêter, sauf quand l’épuisement lui coupait les jambes. Et, dès qu’il allait un peu mieux, il devait repartir. Quand il arriva à Caemlyn, il était capable de sentir ses proies à plus d’un quart de lieue de distance. Dans sa cellule, ici, il levait sans cesse la tête, regardant d’instinct en direction de cette salle…
Rand eut soudain une démangeaison entre les omoplates, comme s’il sentait le regard du colporteur peser sur lui à travers une impressionnante épaisseur de pierre. L’Aes Sedai remarqua son malaise, mais ça ne l’empêcha pas de continuer :
— Quand il arriva à Caemlyn, Fain était à demi fou, et son état ne s’arrangea pas quand il s’avisa que deux de ses proies seulement se trouvaient en ville. Il devait dénicher les trois, selon son conditionnement, mais que faire, sinon suivre la piste qui s’offrait à lui ? Quand le Portail s’est ouvert devant lui, plus tard, il affirme avoir hurlé. Il ignorait comment, mais les connaissances requises pour l’ouvrir étaient dans sa tête et ses mains agissaient toutes seules, brûlant du feu de Ba’alzamon s’il tentait de les en empêcher. Quand le propriétaire de la boutique a déboulé, alarmé par le bruit, il l’a assassiné. Pas parce qu’il le fallait, mais par jalousie, car cet homme, lui, aurait pu sortir librement de la cave, alors que les pas de Fain l’entraînaient inexorablement sur les Chemins.
— C’était donc lui qui nous suivait…, dit Egwene. Et vous l’avez senti, Lan. (Le Champion acquiesça.) Comment a-t-il échappé au Vent Noir ? Il était juste derrière nous, quand nous sommes sortis…
— Il lui a échappé… sans lui échapper vraiment, répondit Moiraine. En fait, le Vent Noir l’a attrapé, et il affirme avoir compris ce que disaient les voix. Certaines le saluaient comme un frère, d’autres avaient peur de lui. Mais aussitôt après l’avoir enveloppé, le Vent Noir s’est dissipé.
— La Lumière nous préserve ! « murmura » Loial.
— Prions pour qu’elle le fasse, oui… Padan Fain ne m’a pas tout dit, loin de là. Le mal est plus profondément ancré en lui – et plus fortement – que chez tous les Suppôts que j’ai rencontrés. On dirait que le Ténébreux, en le modifiant, a imprimé en lui une partie de sa personnalité et peut-être même, sans le vouloir, de sa volonté. Quand j’ai mentionné l’Œil du Monde, Fain s’est tu, mais j’ai senti une… intention… derrière ce silence. Si j’avais le temps de… Mais nous ne pouvons pas attendre.
— Si cet homme sait quelque chose, dit Agelmar, je le lui ferai cracher. (À l’évidence, les Suppôts ne lui inspiraient aucune compassion, et Padan Fain encore moins.) Si tu peux en apprendre davantage sur ce qui t’attend dans la Flétrissure, ça vaut une journée de retard. Bien des batailles ont été perdues par manque d’informations sur le plan de l’ennemi…
Moiraine eut un soupir mélancolique.
— Seigneur, si nous n’avions pas besoin d’une nuit de repos avant d’affronter la Flétrissure, je partirais dans l’heure qui vient, et tant pis pour le risque de tomber sur des Trollocs en pleine nuit. Pense à ce que j’ai appris de Fain. Il y a trois ans, le Ténébreux devait faire venir le colporteur au mont Shayol Ghul pour le « modifier » – alors même qu’il s’agissait d’un de ses plus fervents Suppôts. L’an passé, le Père des Mensonges tirait les ficelles de Fain par l’intermédiaire de ses rêves. Cette année, Ba’alzamon apparaît dans les songes de partisans de la Lumière et il s’est manifesté physiquement à Shadar Logoth. Pas dans son propre corps, mais une projection, même faible et fluctuante, est plus dangereuse pour le monde que toutes les hordes de Trollocs réunies. La geôle du mont Shayol Ghul est de moins en moins solide, seigneur ! Nous n’avons plus de temps devant nous.
Agelmar acquiesça, mais sans capituler, loin de là.
— Aes Sedai, j’ai compris et j’accepte : quand je conduirai mes hommes vers la brèche de Tarwin, ce sera pour mener une diversion – ou livrer une escarmouche alors que la véritable bataille se déroulera ailleurs. Le devoir est une force qui infléchit le destin des hommes, tout comme la Trame, et la gloire n’est pas toujours comprise dans le marché. Mais notre escarmouche sera vaine, même si nous gagnons, en cas de défaite de ta part. Tu dis que ton groupe doit être réduit ? Très bien, qu’il le soit ! Mais je te supplie de mettre toutes les chances de ton côté pour l’emporter ! Aes Sedai, laisse les trois jouvenceaux ici. Je promets de trouver trois hommes aguerris qui les remplaceront avantageusement. Des vétérans qui ne rêveront pas de gloire et se montreront presque aussi efficaces que Lan dans la Flétrissure. Permets-moi de partir au combat en sachant que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour t’aider.
— Seigneur, ils doivent venir avec moi, parce que ce sera à eux de livrer bataille devant l’Œil du Monde…
Bouche bée, Agelmar regarda les trois garçons de Champ d’Emond. Reculant d’instinct, il porta la main à la poignée de l’épée… qui ne ceignait jamais sa taille dans la citadelle.
— Ils ne sont pas… Tu n’appartiens pas à l’Ajah Rouge, Moiraine Sedai, mais même toi, tu…
— Ils sont ta’veren, mon ami. La Trame se tisse autour d’eux. Le Ténébreux a déjà tenté de les tuer plusieurs fois. Trois ta’veren au même endroit bouleversent la vie des gens comme un cyclone modifie la trajectoire d’un fétu de paille. Là, les ta’veren seront devant l’Œil du Monde. Avec un peu de chance, la Trame se tissera autour du Père des Mensonges et le neutralisera de nouveau.
Agelmar cessa de chercher son épée fantôme, mais il continua à regarder Rand et ses amis plus que dubitativement.
— Moiraine Sedai, si tu le dis, je te crois, mais je ne vois pas ce que ces gamins ont de spécial. Des péquenots… Es-tu sûre de toi ?
— Le sang ancien…, dit Moiraine. Épars comme l’eau d’une rivière qui se divise en des milliers de ruisseaux. Mais, parfois, ceux-ci se réunissent pour former de nouveau une rivière. Le sang de Manetheren est puissant et pur chez presque tous ces jeunes hommes. Doutes-tu de la force du sang de Manetheren, seigneur Agelmar ?
Rand jeta un regard en coin à l’Aes Sedai.
Presque tous ces jeunes hommes ?
Le berger regarda Nynaeve, qui suivait la conversation, évitant cependant de regarder Lan. Lorsque leurs yeux se croisèrent, la Sage-Dame secoua légèrement la tête : elle n’avait pas dit à Moiraine qu’il n’était pas né à Deux-Rivières.
Alors, que sait donc l’Aes Sedai ?
— Manetheren… Non, je ne puis douter de ce sang-là… (D’abord hésitant, Agelmar parla plus vite, et avec plus d’assurance.) La Roue tisse de bien étranges temps… Des paysans pour défendre l’honneur de Manetheren dans la Flétrissure ? On aura tout vu ! Mais si un sang peut porter un coup décisif au Ténébreux, c’est bien celui-là. Qu’il en soit fait selon ta volonté, Aes Sedai.
— Dans ce cas, nous allons nous retirer, seigneur… Nous partirons dès l’aube, car le temps presse. La chambre des trois garçons devra être près de la mienne. La bataille est trop proche pour que nous permettions au Père des Mensonges de s’en prendre encore à eux. Le temps nous manque !
Rand sentit peser sur lui les yeux de Moiraine. L’étudiant, ainsi que ses amis, elle semblait évaluer leurs forces.
Le jeune homme frissonna.
Le temps nous manque !