Par la lucarne de sa chambre, à La Bénédiction de la Reine, Rand regardait la foule courir dans la rue en agitant l’étendard au lion rampant sur champ rouge du royaume d’Andor. Les citadins et les étrangers avançaient ensemble et, pour une fois, personne ne semblait vouloir fracasser la tête de son voisin. Aujourd’hui, exceptionnellement, tout le monde était uni.
Rand se détourna de la lucarne, un sourire sur les lèvres. À part celui où Egwene et Perrin arriveraient, riant aux éclats de leurs aventures passées, c’était le jour que le jeune berger attendait avec le plus d’impatience.
— Alors, tu viens ? demanda-t-il une nouvelle fois.
De son lit, où il était roulé en boule, Mat foudroya son ami du regard.
— Vas-y avec ton Trolloc adoré !
— Par le sang et les cendres ! Mat, ce n’est pas un Trolloc ! Toi, en revanche, tu es un sacré crétin ! Combien de fois faudra-t-il nous disputer à ce sujet ? Par la Lumière ! tu sais quand même ce que sont les Ogiers !
— Oui, et je n’ai jamais entendu dire qu’ils ressemblaient aux Trollocs.
Mat enfouit la tête dans son oreiller et se recroquevilla en position fœtale.
— Tête de pioche ! s’écria Rand. Combien de temps vas-tu te cacher dans cette chambre ? J’en ai assez de te monter à manger, et un bain ne te ferait pas de mal !
Mat gigota comme s’il tentait de s’enfoncer dans le lit tel un ver de terre. Gagnant la porte, Rand exhala un soupir :
— C’est ta dernière chance… J’y vais !
Il ferma très doucement le battant, avec l’espoir que son ami changerait d’idée, mais rien ne se passa.
Quand la porte fut fermée, Rand s’appuya contre et tenta de réfléchir. À deux rues de là, une information de maître Gill, la Mère Grubb vendait des herbes et des cataplasmes. Accoucheuse à ses heures, elle jouait volontiers les guérisseuses et ne répugnait pas à dire la bonne aventure. Une sorte de Sage-Dame citadine, en somme… Mat aurait eu besoin des soins de Nynaeve, voire de ceux de Moiraine, mais s’il fallait faire avec Mère Grubb… eh bien, il ferait avec. Cela dit, la consulter à l’auberge, si elle acceptait de venir, risquait d’attirer sur elle et sur ses clients l’attention de gens peu amicaux.
Les herboristes et les phytothérapeutes n’avaient pas vraiment la cote à Caemlyn, ces derniers temps. De méchantes rumeurs couraient sur tous les guérisseurs et sur les voyants. Chaque nuit, un Croc du Dragon apparaissait sur plusieurs portes, et ça arrivait même en plein jour. Dès que retentissait l’accusation ultime de « Suppôt des Ténèbres », les gens oubliaient les braves praticiens qui avaient fait baisser leur fièvre ou appliqué un cataplasme bienfaisant sur un abcès dentaire. Tel était l’état d’esprit en ville, et ça ne paraissait pas près de changer.
De plus, Mat n’était pas vraiment malade, au sens propre du terme. Il dévorait tout ce que Rand lui apportait – mais n’acceptait rien de quiconque d’autre – et ne se plaignait ni de fièvre ni de douleurs. Simplement, il refusait de sortir. Mais Rand avait parié que ça changerait en ce jour, et il s’était trompé.
Ajustant sa cape sur ses épaules, il fit légèrement tourner son ceinturon d’armes autour de sa taille afin que son épée enveloppée de tissu rouge ne soit pas du tout visible.
Au pied de l’escalier, il rencontra maître Gill.
— Quelqu’un demande après toi en ville, annonça l’aubergiste. Je venais te prévenir, justement… Ce type te cherche, et il mentionne aussi le nom de tes amis. Tes deux camarades, en tout cas… Vous semblez l’intéresser énormément.
— Qui est-ce ? demanda Rand.
Encore des angoisses en perspective… Comme toujours, Rand ne put s’empêcher de regarder à droite et à gauche, mais le couloir qui menait à la salle commune était désert.
— Je n’ai pas son nom, mais j’ai entendu parler de lui… Ici, tout finit par arriver à mes oreilles… C’est un mendiant – à demi fou, d’après ce qu’on dit. Malgré son état, il pourrait obtenir la Prime de la Reine, au palais, même en ces temps très difficiles. Les Grands Jours, la reine remet la Prime en personne, et on ne repousse jamais les demandeurs. À Caemlyn, personne n’a besoin de mendier. Même un criminel visé par un mandat d’arrêt ne risque rien pendant qu’il reçoit la Prime de la Reine.
— Encore un Suppôt des Ténèbres…, soupira Rand.
Et s’ils savent nos noms, maintenant…
— Tu ne penses qu’aux Suppôts, mon garçon ! Il y en a, c’est certain, et les Capes Blanches en font toute une affaire, mais ne va quand même pas croire que la ville en soit pleine. Tu veux savoir quelle est la dernière crétinerie à la mode ? Des « silhouettes étranges » ! Tu en crois tes oreilles ? Des silhouettes étranges qui rôderaient autour de la cité pendant la nuit…
Rand n’eut aucunement envie de rire. Maître Kinch avait parlé d’un phénomène de ce type, et les Blafards n’y étaient sûrement pas étrangers.
— Quel genre de silhouettes ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Des silhouettes de Trollocs, probablement. Ou le Ténébreux en personne. Ou encore Lews Therin Fléau de sa Lignée, mais haut de cinquante pieds… Maintenant qu’ils ont cette idée en tête, les gens vont pouvoir laisser libre cours à leur imagination. C’est leur problème, pas le nôtre ! (Maître Gill dévisagea un moment son jeune interlocuteur.) Tu vas sortir, dirait-on ? Tout le monde est dehors et l’auberge est pratiquement déserte. Rester seul ne me dérange pas, surtout aujourd’hui, mais bon… Ton ami ne t’accompagne pas ?
— Il ne se sent pas très bien. Peut-être plus tard…
— Eh bien, qu’il en soit ainsi, alors ! Mais prends garde à toi. Même aujourd’hui, les bons sujets de la reine seront en infériorité numérique dans les rues. La Lumière brûle l’instant maudit où j’ai seulement envisagé de voir ça un jour. À ta place, je sortirais par-derrière. Deux de ces fichus traîtres sont assis de l’autre côté de la rue pour surveiller la porte d’entrée. La Lumière m’en soit témoin : s’ils veulent me chercher des noises, ils savent où me trouver !
Rand gagna la porte de derrière, passa la tête dehors, sonda l’allée étroite et sortit. Au bout de l’allée, un colosse engagé par maître Gill – et armé d’une lance – regardait d’un œil morne les gens qui défilaient devant lui. Le manque d’intérêt du cerbère était trompeur. En réalité, Lamgwin avait un œil d’aigle et aucun détail ne lui échappait. Malgré sa carrure, il pouvait se déplacer avec l’agilité d’un chat. Accessoirement, il tenait la reine Morgase pour l’incarnation de la Lumière, ou quelque chose d’approchant. Une dizaine de loyaux sujets aussi musclés que lui montaient la garde autour de l’auberge.
Les oreilles de Lamgwin frémirent quand il entendit des bruits de pas dans son dos, mais il ne détourna pas son regard faussement morne de la rue. Comme Rand le prévoyait, il l’avait repéré, mais, après tout, le danger n’était pas censé venir de là…
— Surveille tes arrières, aujourd’hui, mon gars…, dit Lamgwin d’une voix bizarrement rauque. Quand ça explosera, je préférerais que tu sois ici, pas étendu dans une impasse avec un couteau entre les omoplates.
Rand ne trahit pas son étonnement. Même s’il s’efforçait de cacher l’épée, ce n’était pas la première fois qu’un homme de maître Gill supposait qu’il serait d’une aide précieuse en cas de bagarre.
Son travail étant de défendre l’auberge, Lamgwin ne se retourna pas. Poussant davantage sous sa cape le fourreau de son arme, Rand dépassa le colosse et se joignit à la déferlante d’hommes et de femmes. Après avoir fait le tour de l’établissement, il vit les deux types assis sur des tonneaux retournés. Ne faisant pas mystère de leurs opinions, ils portaient une épée enveloppée de tissu blanc (noué avec du ruban rouge), arboraient un brassard blanc et cachaient leurs cheveux sous un chapeau orné d’une cocarde blanche.
À Caemlyn, il fallait savoir décoder les couleurs. Envelopper son épée de rouge (avec du ruban blanc) et opter pour un brassard et une cocarde écarlates était une manière très directe de manifester son soutien à la reine. En revanche, les accessoires blancs indiquaient qu’on tenait l’association de Morgase avec les Aes Sedai – et donc, Tar Valon – pour la cause principale de tout ce qui allait de travers. Comme le mauvais temps, les exécrables récoltes… ou même l’avènement du faux Dragon.
Rand ne voulait surtout pas s’impliquer dans les querelles politiques locales. Hélas, c’était trop tard, puisqu’il avait déjà choisi son camp – par hasard, mais ça ne changeait rien. De toute façon, avec la façon dont évoluaient les choses, rester neutre ne serait bientôt plus possible. Les étrangers eux-mêmes arboraient un brassard et une cocarde et sacrifiaient à la mode d’emballer leur épée. Parmi eux, il y avait beaucoup plus d’adeptes du blanc que du rouge. Certains agissaient peut-être contre ce qu’ils pensaient vraiment, mais quand on était loin de chez soi, mieux valait ne pas se faire remarquer. Devenus minoritaires, les « hommes de la Reine » ne sortaient plus qu’en groupe, quand ils s’aventuraient encore à mettre le nez dehors.
Aujourd’hui, cependant, les choses étaient différentes. En surface, au minimum… Caemlyn fêtait la récente victoire de la Lumière sur les Ténèbres. Clou de l’événement, le faux Dragon serait conduit devant Morgase avant d’être emmené sous bonne escorte à Tar Valon.
Personne n’évoquait cette partie de l’affaire. Seules les Aes Sedai pouvaient s’occuper d’un homme capable de canaliser le Pouvoir de l’Unique, nul n’en disconvenait, mais ce n’était sûrement pas un sujet de conversation. La Lumière avait vaincu les Ténèbres, des soldats d’Andor combattant en première ligne lors de ce conflit. Pour aujourd’hui, cela seul comptait.
Et, jusqu’au lendemain, tout le reste pouvait passer au second plan.
En théorie, du moins… En pratique, Rand doutait que ce soit le cas. La foule courait, chantait et brandissait l’étendard au lion blanc, mais les hommes porteurs d’accessoires rouges se déplaçaient par groupes serrés de dix ou vingt, et il n’y avait jamais de femmes ou d’enfants avec eux. À première vue, le rapport entre les opposants de la reine et ses fidèles était au bas mot de dix contre un.
Une nouvelle fois, Rand regretta que le tissu rouge ait été le moins cher.
Mais si tu avais choisi le blanc, maître Gill ne vous aurait sûrement pas aidés…
La foule était trop dense pour qu’on puisse éviter les bousculades. Pour une fois, même les Capes Blanches ne disposaient pas de leur « espace privé ». Alors qu’il laissait la foule l’emporter vers la Cité Intérieure, le jeune berger constata que la liesse nationale n’apaisait pas les querelles antérieures. Un Fils de la Lumière qui marchait avec deux de ses collègues se fit bousculer si violemment qu’il faillit tomber. Évitant la chute par miracle, il lança un juron bien senti à l’homme qui lui était rentré dedans. Mais un autre citadin lui flanqua délibérément un coup d’épaule. Histoire d’éviter une bataille rangée, les deux autres Capes Blanches tirèrent leur compagnon sous un porche. Indignés, les trois hommes semblaient en même temps ne pas en croire leurs yeux. Comment pouvait-on les traiter ainsi ?
La foule continua à défiler devant eux, faisant mine de ne pas s’apercevoir de leur présence. Ou ne s’en apercevant peut-être pas pour de bon…
Deux jours plus tôt, personne n’aurait osé se comporter ainsi. De plus, s’avisa Rand, les deux hommes coupables de la bousculade avaient une cocarde blanche sur leur chapeau. Selon toute logique, et personne ne l’ignorait, les Capes Blanches étaient plutôt du côté des opposants à Morgase – et surtout à sa conseillère venue de Tar Valon.
La logique n’avait plus d’importance. L’heure était à oser ce qu’on n’aurait jamais fait en temps normal. Bousculer un Fils de la Lumière, pourquoi pas ? Et, ensuite, renverser une reine ne serait pas mal non plus, pas vrai ?
Rand regretta soudain qu’il n’y ait pas plus de porteurs de rouge à ses côtés. Les partisans du blanc commençant à le chahuter aussi, il se sentait très seul…
S’avisant qu’il les regardait, les trois Capes Blanches le défièrent du regard. Prudent, Rand se laissa entraîner par une bande de joyeux citadins et alla jusqu’à reprendre la chanson qu’ils beuglaient avec enthousiasme :
En avant le lion, en avant
En avant le lion, en avant
Ô lion blanc lance la charge
Rugis ton défi aux Ténèbres
En avant le lion, en avant
Pour la grande gloire d’Andor !
L’itinéraire qu’emprunterait le faux Dragon pour entrer à Caemlyn n’était plus un secret pour personne. Ces diverses rues étaient bloquées par des haies de Gardes et des soldats en uniforme rouge, mais des multitudes de gens se massaient derrière ces troupes tandis que les fenêtres et même les toits étaient pris d’assaut par des curieux.
Rand s’enfonça dans la Cité Intérieure, tentant d’approcher du palais royal. Malgré ce qu’il prétendait, il espérait bien être témoin de la brève rencontre entre Morgase et Logain. Voir le même jour une reine et un faux Dragon, voilà bien une aventure dont il n’aurait jamais osé rêver à Deux-Rivières…
La Cité Intérieure était bâtie sur une série de collines et presque tous les anciens bâtiments construits par les Ogiers demeuraient intacts. Dans la partie plus récente de la ville, les rues partaient dans tous les sens. Ici, elles suivaient le périmètre des collines, comme si elles entendaient faire partie intégrante de la nature. Du coup, à chaque tournant, les montées et les descentes soudaines offraient une vue inédite de la cité. Observés sous des angles différents – y compris comme si on les admirait d’en haut –, les parcs presque dénués d’étendues vertes composaient un spectacle à la fois étonnant et très agréable à l’œil. Et que dire des tours magnifiques dont les toits en brique brûlaient de mille feux sous les assauts du soleil ? On eût dit un kaléidoscope géant au sein duquel toutes les couleurs se montraient les unes après les autres.
Parfois, sur une de ces corniches, le voyageur déboulait soudain devant un spectacle magnifique qui lui coupait le souffle. Dans des circonstances normales, sans la pression constante des gens, Rand se serait arrêté pour savourer la beauté de ces panoramas où l’œil pouvait porter beaucoup plus loin que sur la seule cité. Mais la foule l’entraînait inexorablement, l’empêchant de profiter vraiment de la splendeur du paysage.
Au sortir d’un tournant, le jeune homme vit enfin pour la première fois le palais de Morgase. Même si elles ne violaient en rien la nature, les rues étaient conçues pour tourner autour de l’incroyable bâtiment. Comme dans les récits, les flèches blanches et les dômes dorés brillaient au soleil, et la bannière au lion blanc rampant claquait au vent au sommet de tout ce qui était assez haut pour la mettre en valeur. Centre du pouvoir séculaire, ce palais était aussi et surtout le cœur battant de Caemlyn – le bijou dont l’entière Cité Intérieure pouvait se rengorger d’être l’écrin. Semblant davantage sculpté par un artiste de génie que construit avec du sang et de la sueur, le bâtiment confinait au sublime.
Rand s’aperçut soudain qu’il était presque au terme de sa promenade. À Caemlyn, personne n’avait le droit d’approcher du palais et plusieurs rangées de Gardes formaient devant le portail une haie défensive impénétrable. En haut des magnifiques murs blancs, sur les créneaux, d’autres défenseurs attendaient, un arc ostensiblement porté en bandoulière. Ces hommes aussi semblaient tout droit sortis des récits d’un trouvère. On aurait pu penser à une garde d’honneur, mais Rand n’était pas dupe.
La foule qui avait envahi les rues était majoritairement composée d’hommes armés d’une épée enveloppée de blanc. Dans une marée de cocardes et de brassards de la même couleur, les porteurs de rouge n’étaient pas légion, c’était le moins qu’on pouvait dire. Contre cette marée blanche, la haie de défenseurs vêtus de rouge ne risquait pas de faire une digue bien solide.
Abandonnant l’idée d’approcher du palais, Rand chercha un point d’observation où il pourrait tirer avantage de sa taille. Pour tout voir, il n’avait pas besoin d’être au premier rang. Dans la foule, les gens changeaient sans cesse de position, se poussant pour accéder aux meilleures places. Dans cette bousculade, Rand arriva un peu par hasard à trois rangs seulement d’une avenue barrée, et tous ceux qui se trouvaient devant lui, y compris les défenseurs, faisaient une bonne tête de moins que lui. De tous les côtés, une masse de curieux se refermait sur lui et la chaleur devenait insupportable malgré une température de base plutôt fraîche. Les malchanceux placés derrière Rand se plaignaient de ne rien voir et tentaient de lui passer devant. Il tint bon, formant avec ses compagnons de droite et de gauche une muraille infranchissable.
Mission accomplie ! Quand le faux Dragon remonterait l’avenue, Rand serait assez près pour voir son visage.
Dans les rues de la Nouvelle Cité, jusqu’aux portes de la ville, une onde se propagea à travers la foule compacte de curieux. Tout au long du chemin menant à l’avenue, une fraction de la multitude recula pour laisser passer quelque chose. Ce n’était pas comme le vide qui se faisait dans le sillage des Capes Blanches les jours normaux. Là, les gens se jetaient en arrière avec une grimace de dégoût. S’écartant vivement, ils détournaient la tête de l’objet de ce dégoût, mais continuaient à le lorgner du coin de l’œil, comme des voyeurs fascinés par un spectacle interdit.
Rand ne fut pas le seul à remarquer le phénomène. Avertie que quelqu’un arrivait, mais avec une longue attente devant elle, la foule passa le temps en commentaires aussi divers que variés. Certains avancèrent qu’une Aes Sedai devait forcer les gens honnêtes à reculer ainsi, d’autres affirmèrent qu’il devait s’agir de Logain lui-même et d’autres enfin firent assaut de suggestions douteuses qui firent éclater les hommes de rire tandis que leurs compagnes soupiraient de dédain.
Le mouvement continua à diviser la foule, approchant inexorablement de l’entrée de l’avenue. Même au prix d’un excellent poste d’observation, personne n’hésita un instant à dégager la voie en fonction de l’itinéraire emprunté par la mystérieuse procession.
Pour finir, la foule fut poussée dans l’avenue par l’étrange mouvement. Alors que les soldats en uniforme tentaient de la repousser, elle fit exploser leur formation, comme c’était facile à prévoir.
La silhouette voûtée responsable du phénomène apparut au milieu de la marée humaine divisée en deux. À première vue, on aurait juré voir un épouvantail vêtu de ses haillons traditionnels. Il s’agissait pourtant bien d’un homme, même s’il n’éveillait plus chez ses semblables qu’une irrépressible répulsion.
Le déchet d’humanité s’arrêta avant de s’engager dans l’avenue. Sa capuche déchirée et raide de crasse oscilla de droite à gauche comme s’il cherchait quelque chose – ou comme s’il tendait l’oreille. Poussant soudain un cri muet, il pointa une main crasseuse – presque une serre, tant elle était ratatinée – en direction de Rand. Puis il se mit à avancer dans la rue, grouillant comme un cafard.
Le mendiant dont m’a parlé maître Gill !
Quelle mauvaise fortune avait aidé le misérable à retrouver le garçon de Champ d’Emond ? Rand n’aurait su le dire, mais une certitude s’imposa à lui : qu’il s’agisse ou non d’un Suppôt des Ténèbres, il n’avait aucune envie de se retrouver face à face avec cette abomination. Il sentait sur sa peau le regard de l’ignoble mendiant, et on eût dit le contact d’une boue gluante et malodorante. Il ne fallait surtout pas que cet homme, s’il méritait encore ce nom, s’approche de lui alors qu’il se trouvait au milieu d’une foule qu’un rien pouvait suffire à faire basculer dans la violence. Les hommes qui plaisantaient grassement, un peu plus tôt, marmonnaient à présent des insultes adressées à la cible du déchet d’humanité.
Rand recula, conscient que la masse humaine dans laquelle il se fondait s’ouvrirait en deux devant le mendiant fou. En attendant, contraint de jouer des coudes, il faillit plusieurs fois tomber. Puis il traversa l’ultime rang de curieux, battit des bras pour recouvrer son équilibre et partit à la course comme s’il avait le Ténébreux aux trousses.
Des centaines de bras tendus le désignèrent, car il était le seul à avancer dans ce sens-là, et à la vitesse du vent, pour ne rien arranger. Des cris le suivirent, devenant plus forts quand les pans de sa cape s’écartèrent assez pour laisser voir son épée enveloppée de rouge. Comprenant que sa situation s’aggravait, Rand accéléra encore le rythme. Un sujet loyal de la reine en train de fuir pouvait inciter une foule de « blancs » à le poursuivre, même en ce jour si particulier. Ce n’était donc surtout pas le moment de ralentir…
Quand il n’entendit plus les cris, il se permit de marquer une pause, adossé à un mur, afin de reprendre son souffle.
Où était-il donc ? Toujours dans la Cité Intérieure, aurait-il juré. Mais où exactement ? Comment le savoir après avoir fait tant de tours et de détours le long de rues circulaires ? Avant de se remettre à courir, Rand sonda la rue qu’il venait de remonter. Il ne vit qu’une femme qui marchait à petits pas, un panier à commissions accroché à son bras. Presque tous les citadins et les visiteurs étaient réunis pour apercevoir le faux Dragon, si c’était possible…
Ce rebut d’humanité n’a pas pu me suivre… Je l’ai sûrement semé…
Pourtant, le mendiant n’abandonnerait pas, il le savait, même s’il n’aurait su expliquer pourquoi. Ce gueux en haillons se fraierait inlassablement un passage dans la foule, cherchant Rand al’Thor. S’il retournait sur ses pas pour voir Logain, le jeune berger multiplierait par deux, au bas mot, le risque de le rencontrer. La sagesse aurait été de retourner à La Bénédiction de la Reine, mais Rand était certain qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de voir une reine – ni d’observer un faux Dragon, mais ça, ce n’était pas si grave, tout bien pesé… Cela dit, être contraint à fuir par un vieux mendiant pouilleux n’était guère adapté au type de dignité dont il rêvait…
Songeur, Rand regarda autour de lui. L’architecture de la Cité Intérieure, simple mais lumineuse, reposait sur des bâtiments assez bas pour ne jamais bloquer la vue. S’il trouvait le bon endroit, suivre la progression de la colonne royale serait un jeu d’enfant. Et, même s’il ne parvenait pas à apercevoir la reine, il verrait Logain, et c’était désormais très important pour lui.
Sa détermination recouvrée, Rand se remit en route.
Durant l’heure suivante, il dénicha plusieurs localisations idéales, n’était la foule qui les avait envahies. Chaque fois, il s’était retrouvé en compagnie d’un petit régiment de cocardes et de brassards blancs. En revanche, pas l’ombre d’un accessoire vestimentaire qui fût autre que blanc. Conscient de ce qu’il risquait s’il était démasqué par une bande de fanatiques qui honnissaient Morgase – et hurleraient à la mort en voyant l’épée enveloppée de rouge –, Rand adopta une démarche rapide mais néanmoins discrète.
Montant des rues de la Nouvelle Cité, des cris, des sonneries de trompette et des roulements de tambour confirmèrent la nouvelle attendue pendant si longtemps. Logain et ses gardiens venaient d’arriver en ville et ils se dirigeaient déjà vers le palais.
Découragé, Rand erra dans les rues désertes, presque certain qu’il ne parviendrait pas à trouver un moyen de voir passer Logain. Mais presque ne voulait pas dire totalement…
Les yeux du jeune berger se posèrent sur le flanc de colline, vierge de bâtiments, qui bordait sur un côté la rue où il avançait. À cette époque de l’année, en temps normal, une pelouse semée de fleurs aurait dû recouvrir la pente. Là, la chiche végétation était brunâtre comme partout ailleurs. Au sommet de cette butte, un grand mur se dressait, pas assez haut cependant pour dissimuler le sommet des arbres qui poussaient derrière.
Cette partie de la rue n’avait jamais été conçue pour offrir une vue particulière. Mais, devant lui, au-delà d’une rangée de toits, Rand aperçut certaines flèches du palais surmontées par l’étendard au lion blanc sur champ rouge. Une fois qu’elle avait contourné la colline, disparaissant de sa vue, dans quelle direction partait cette rue ? Rand n’en avait aucune idée, mais ça ne comptait plus guère, car le mur qui se dressait au-dessus de la butte venait soudain de lui inspirer une stratégie.
Le son des tambours et des trompettes se rapprochait et les cris se faisaient plus forts. Craignant d’arriver trop tard, Rand s’attaqua à la pente. Ce type d’ascension n’était pas prévu à son programme mais, en enfonçant bien les talons dans l’herbe desséchée et en se servant des racines pour se hisser à la force des poignets, il parvint à atteindre le pied du mur – avec une lenteur exaspérante, mais ça valait mieux que rien.
La muraille faisait au minimum deux fois sa taille.
Désormais, les roulements de tambour et les sonneries de trompette étaient assourdissants.
Si les blocs qui composaient le mur étaient joints avec une précision parfaite, n’offrant aucune aspérité susceptible de servir de prise, on n’avait pas cru bon de polir la pierre, gardant les creux et les bosses qui la faisaient ressembler à celle d’une falaise. Rand ne put s’empêcher de sourire. Au-delà des collines de Sable, les murailles naturelles étaient beaucoup plus hautes, et même ce lourdaud de Perrin était parvenu à les escalader.
Rand passa à l’action, ses pieds bottés et ses mains trouvant sans peine des prises. L’escalade se transformant en une course contre les tambours et les trompettes, il refusa de leur concéder la victoire. Coûte que coûte, il atteindrait le sommet du mur avant que la procession ait franchi les portes du palais. Sans se soucier de ses paumes blessées et de ses genoux écorchés à travers le tissu de son pantalon, il lutta et finit par poser les mains sur le rebord du mur. Exalté comme s’il venait d’accomplir un exploit, il se hissa sur l’arête de pierre.
Il s’y assit, juste sous les branches feuillues d’un grand arbre, mais ce détail ne le dérangea pas. Vérifiant son champ de vision, au-dessus d’une longue rangée de toits, il constata qu’il était parfait. En se penchant un peu, il put voir le portail du palais, les défenseurs en uniforme rouge et la foule qui leur faisait face, rendue muette par l’attente sur le point de s’achever.
Sur le point de s’achever !
J’ai réussi !
Alors que Rand s’installait plus confortablement, l’avant-garde de la procession déboucha de l’ultime tournant précédant le palais. Vingt rangs de trompettistes, rien que ça, exubérante fanfare célébrant la victoire d’Andor. Derrière eux, un nombre égal de tambours fêtaient eux aussi le triomphe de la Lumière sur les Ténèbres. Derrière les musiciens, des porteurs de bannière à cheval exhibaient triomphalement le lion blanc sur champ rouge. La cavalerie d’Andor les suivait, long défilé de chevaliers en armure pointant fièrement leur lance ornée d’un ruban écarlate. Plusieurs rangées de piquiers et d’archers franchirent le portail du palais sur les flancs du fringant escadron. D’autres fantassins suivirent, long serpent humain qui semblait vouloir s’étendre à l’infini.
Un grand chariot découvert tiré par seize chevaux – quatre rangs de quatre – fermait la marche. Entourée par huit femmes qui ne la quittaient pas du regard – des binômes assis aux quatre coins –, une grande cage de fer se dressait au milieu du grand plateau du véhicule.
Rand comprit immédiatement que les femmes étaient des Aes Sedai. Autour du chariot, derrière et devant, une dizaine de Champions chevauchaient, les fluctuations de couleur de leurs capes attirant irrésistiblement l’œil. Comme s’ils étaient les seuls protecteurs de la colonne, les guerriers scrutaient sans cesse la foule – alors que les Aes Sedai ne daignaient même pas lui accorder un regard.
Malgré tout, l’attention de Rand se riva sur le prisonnier debout dans la cage. Contrairement à ce qu’il espérait, il n’était pas assez près pour voir les traits de Logain – mais, tout compte fait, c’était bien mieux comme ça. Très grand, le faux Dragon arborait une crinière sombre qui cascadait sur ses larges épaules. Pour résister aux cahots du chariot, il serrait d’une main un barreau, très légèrement au-dessus de sa tête. Quant à sa tenue – un pantalon, une veste et une cape –, elle n’aurait pas déparé sur le dos d’un vulgaire fermier. Mais la façon dont il la portait… Et son allure, même dans une si piteuse situation. Un roi, un véritable roi ! Si imposant, en vérité, qu’on ne voyait même plus la cage, comme si cet homme, loin d’être un prisonnier, faisait l’honneur d’une visite à la foule qui se pressait sur son passage.
Partout où se posait son regard, les gens se taisaient, tétanisés et émerveillés. Ensuite, ils criaient de plus belle des injures, comme pour se faire pardonner leur coupable faiblesse. Insensible aux invectives, Logain tournait la tête pour embrasser du regard la multitude venue assister à son humiliation. Des vagues de haine et de peur déferlaient sur lui, mais il s’en moquait, indifférent à tout comme un grand chêne que nulle tempête ne saurait déraciner.
À l’instant où le chariot franchissait le portail, il inclina la tête en arrière et éclata de rire.
À courte distance, d’autres escadrons suivaient le chariot – les représentants de tous les pays qui s’étaient unis pour terrasser le faux Dragon. Au passage, Rand reconnut sur les étendards les abeilles jaunes d’Illian, les trois croissants blancs de Tear et le soleil levant de Cairhien.
Il vit passer beaucoup d’autres bannières représentant des nations, des cités ou de grands hommes qui avaient enrôlé leurs propres trompettes et tambours afin que nul n’ignore leur splendeur et leur gloire.
Après Logain, toute cette ostentation faisait long feu.
Rand se pencha un peu plus pour tenter d’apercevoir le prisonnier.
C’est bien lui le vaincu, n’est-ce pas ? Au nom de la Lumière ! sinon, il ne serait pas dans cette maudite cage !
Perdant l’équilibre, le jeune homme glissa et se rattrapa d’extrême justesse. Avec la disparition de Logain, ses paumes et ses doigts écorchés se rappelèrent à son bon souvenir. Malgré la douleur, il ne put chasser les images gravées dans son esprit. La cage, les Aes Sedai, l’indomptable Logain. Prisonnier ou non, ce n’était pas un vaincu, la chose tombait sous le sens.
— Pourquoi les Aes Sedai le surveillaient-elles ? se demanda Rand à voix haute en frottant sur ses cuisses ses mains meurtries.
— Pour l’empêcher de puiser dans la Source Authentique, espèce d’idiot ! lança une voix féminine.
Rand se retourna trop vite pour sa position précaire et bascula en arrière. Cette fois il ne parvint pas à se rattraper. Quand sa tête percuta quelque chose, il sombra dans les Ténèbres, un Logain hilare lancé à ses trousses.