Rand plissa le front pour mieux voir la colonne de poussière qui se dressait devant lui, trois ou quatre tournants plus loin. Mat se dirigeait déjà vers la haie sauvage qui poussait d’un côté de la route. À l’abri des branches couvertes de feuilles éternelles, les deux jeunes gens seraient aussi bien cachés que derrière un mur de pierre. À condition de trouver un moyen de passer de l’autre côté…
En face, il ne poussait que des buissons, et l’hiver les avait dénudés jusqu’au dernier. Au-delà, il fallait pour atteindre la forêt traverser un champ de cinq cents pas de largeur au minimum. Appartenant sans doute à une ferme abandonnée depuis peu, ce terrain découvert avait tout d’un champ de tir pour d’éventuels chasseurs.
Rand tenta d’évaluer la vitesse de la colonne et celle du vent.
Des bourrasques soudaines soulevèrent un nuage de poussière qui obscurcit tout. Battant des paupières, Rand remit bien en place le foulard noir qui lui couvrait le nez et la bouche. De plus en plus sale, la laine lui irritait la peau, mais cette protection l’empêchait d’inhaler autant de poussière que d’air. C’était le cadeau d’un fermier au long visage tout ridé par l’inquiétude.
— Je ne sais pas qui vous fuyez, avait-il dit, et je veux continuer à l’ignorer. Ma famille, vous comprenez…
Sans crier gare, l’homme avait sorti de sa poche deux longs foulards qu’il avait tendus aux fugitifs.
— Ce n’est pas grand-chose… Ils sont à mes fils, mais ils en ont d’autres. Vous ne m’avez jamais vu, d’accord ? Les temps sont difficiles…
Rand tenait beaucoup à son foulard. Depuis qu’il avait quitté Pont-Blanc, la liste des gentillesses qu’on lui avait faites se révélait fort courte, et il y avait peu de chances qu’elle s’allonge beaucoup.
Le foulard enroulé autour de sa tête ne laissant voir que ses yeux, Mat longeait la haie en tentant d’écarter les branches verdoyantes. Rand posa la main sur le pommeau de son épée, mais il la laissa très vite retomber. Une fois déjà, se tailler un passage dans une haie avait failli les trahir. La colonne de poussière avançait vers eux depuis trop longtemps. Ça ne pouvait pas être le vent qui la soulevait…
Au moins, il ne pleuvait pas. Même les pires averses ne parvenaient pas à transformer en boue la terre battue trop compacte, mais l’eau éliminait la poussière, et c’était la seule alliée qui les prévenait un peu avant qu’ils entendent approcher leurs mystérieux poursuivants. Et parfois, c’était déjà trop tard…
— Par ici ! appela doucement Mat.
Il sembla traverser la haie comme s’il était un passe-muraille.
Rand gagna l’endroit où son ami avait disparu. Par le passé, quelqu’un avait taillé un passage. La haie ayant repoussé, c’était impossible à voir à trois pas de distance, mais, de près, on s’apercevait qu’il n’y avait qu’un fin rideau de végétation. Alors qu’il traversait à son tour, Rand entendit un roulement de sabots.
Non, ce n’était pas le vent…
S’accroupissant derrière l’ouverture un peu trop visible à son goût, Rand saisit la poignée de son épée tandis que les cavaliers passaient devant lui. Cinq, six… sept hommes en tout. Vêtus comme des villageois, mais les lances et les épées qu’ils trimballaient indiquaient clairement qu’ils n’en étaient pas. De toute façon, deux d’entre eux portaient une cuirasse cloutée de fer et un casque rond. Des gardes du corps de marchands entre deux missions, peut-être bien… Peut-être bien…
Quand l’un d’eux tourna la tête vers la haie alors qu’il passait devant l’ouverture, Rand commença à dégainer son épée. Comme un blaireau acculé par des chasseurs, Mat grogna sous son foulard et plissa bizarrement les yeux. La main droite glissée sous sa cape, il devait serrer le manche de la dague de Shadar Logoth – un réflexe conditionné dès qu’il se sentait en danger. Était-ce pour se défendre ou pour protéger l’arme ornée d’un rubis ? Rand n’aurait su le dire, mais son ami, ces derniers temps, oubliait souvent qu’il avait un arc à l’épaule.
Les cavaliers avançaient au trot, résolus à atteindre leur destination, mais sans hâte particulière. La poussière qu’ils soulevaient s’infiltrait dans la haie, se déposant sur les feuilles.
Rand attendit que le bruit des sabots soit inaudible, puis il passa prudemment la tête par l’ouverture. La colonne de poussière était déjà loin, avançant dans la direction d’où ils venaient. À l’est, le ciel était dégagé…
Le jeune homme sortit de sa cachette et regarda la colonne de poussière s’éloigner vers l’ouest.
— Ils ne nous poursuivaient pas…, souffla-t-il, à demi convaincu.
Mat émergea à son tour et regarda dans les deux directions.
— Peut-être, dit-il. Ou peut-être pas…
Sans savoir ce que son ami voulait dire exactement, Rand acquiesça.
Peut-être…
Le voyage vers Caemlyn n’avait pourtant pas commencé sous de si tristes augures.
Une fois sorti de Pont-Blanc, Rand avait passé une bonne partie de son temps à regarder par-dessus son épaule. Deux ou trois fois, il avait aperçu une silhouette qui l’incitait à retenir son souffle un instant. Un grand type mince qui marchait à longues enjambées, un homme aux cheveux blancs assis près du conducteur d’un chariot… Mais il s’était toujours agi de colporteurs ou de fermiers en route pour quelque place de marché. Thom Merrilin ne s’était pas montré et l’espoir de le revoir diminuait au fil des jours.
Sur la route, la fréquentation était impressionnante : des chariots, des charrettes, des cavaliers et des piétons… Seuls ou en groupe, selon les cas. Si les caravanes de marchands et les colonnes de cavaliers ne provoquaient jamais de véritables embouteillages – il arrivait souvent qu’il n’y ait rien en vue sur toute une longue ligne droite –, le trafic n’avait rien à voir avec celui de Deux-Rivières, où deux voyageurs se croisaient chaque fois qu’il tombait une dent à une poule.
L’essentiel des chariots, des cavaliers et des piétons se dirigeait vers l’est, comme Mat et Rand. De temps en temps, les deux jeunes gens parcouraient une courte distance dans le chariot d’un fermier local mais, le plus souvent, ils devaient se contenter de marcher. Par principe, ils évitaient tous les cavaliers. Dès qu’ils en apercevaient un, ils se cachaient et le regardaient passer. Aucun ne portait une cape noire, et, de toute façon, un Blafard ne se serait sûrement pas laissé repérer de loin. Mais pourquoi prendre des risques ? Au début, ils redoutaient uniquement les Demi-Humains. Puis les choses avaient changé…
Le premier village qu’ils traversèrent après Pont-Blanc était une copie presque conforme de Champ d’Emond. Stupéfait, Rand ralentit le pas pour mieux voir. Les toits de chaume pointus, les solides maîtresses en tablier qui échangeaient des commérages par-dessus les clôtures, les enfants qui jouaient sur le terrain communal… Tout était identique.
Enfin, presque tout… Par exemple, les femmes ne se tressaient pas les cheveux, les laissant cascader sur leurs épaules. Il y avait d’autres différences, le plus souvent minimes, mais, globalement, on se serait cru à Champ d’Emond.
Les vaches broutaient en plein village, les oies déambulaient fièrement dans les rues et les gamins, riant aux éclats, se roulaient dans la poussière qui remplaçait bien trop souvent les carrés de verdure. Quand Mat et Rand les dépassèrent, les gamins ne leur accordèrent même pas un regard. Une autre différence : dans cette région, les étrangers n’avaient rien d’extraordinaire, et deux de plus ou de moins ne changeaient pas la face du monde. Même les chiens se contentaient de lever vaguement la tête sans se donner la peine d’aboyer.
Alors que le crépuscule tombait, des lumières s’allumant derrière toutes les fenêtres, Rand eut un brûlant accès de mal du pays.
Malgré les apparences, souffla une petite voix dans sa tête, ce n’est pas chez toi ! Si tu entres dans une maison, Tam ne sera pas là pour t’y attendre. Et s’il y était, pourrais-tu le regarder en face ? Car tu sais la vérité, désormais, pas vrai ? N’étaient quelques détails comme ta véritable origine et ton authentique identité ! Tam ne délirait pas à cause de la fièvre…
Rand baissa les épaules, tentant en vain de ne pas entendre le rire moqueur qui résonnait dans sa tête.
Tu peux t’arrêter ici, si ça te chante ! Quand on n’est de nulle part, n’importe quel endroit en vaut un autre, et, de toute façon, le Ténébreux t’a marqué au fer rouge.
Sentant que Mat le tirait par la manche, Rand se dégagea et continua à observer les maisons. S’il n’avait aucune intention de s’arrêter, il voulait graver ces images dans sa mémoire.
Un fidèle reflet de Champ d’Emond – un paradis que tu ne reverras plus jamais, n’est-ce pas ?
Les traits tendus, la peau étrangement pâle, surtout autour des yeux et de la bouche, Mat revint à la charge :
— Allez, viens ! (Il regarda autour de lui comme s’il redoutait une embuscade imminente.) On ne peut pas s’arrêter si tôt…
Rand pivota lentement sur lui-même, afin de voir tout le village, puis il soupira, résigné. Pont-Blanc n’était pas très loin derrière eux. Si le Myrddraal avait pu y entrer sans être vu, rien ne l’empêcherait de fouiller de fond en comble la petite agglomération. Conscient que c’était la seule solution, Rand se laissa entraîner loin du havre de paix aux si jolis toits de chaume.
Un peu après la tombée de la nuit, les deux amis trouvèrent un endroit où dormir, à l’ombre de buissons qui n’avaient pas encore perdu toutes leurs feuilles mortes. Après s’être rempli le ventre avec l’eau fraîche d’un petit cours d’eau tout proche, les deux garçons s’étendirent à même le sol et s’enveloppèrent dans leur cape. Un feu aurait pu les trahir, donc il valait mieux avoir froid.
Hanté par trop de souvenirs, Rand se réveilla très souvent. Chaque fois, il entendit Mat marmonner dans son sommeil des plus agités.
S’il ne fit pas de « vrais » cauchemars, Rand dormit très mal.
Tu ne reverras jamais ton foyer…
Ce ne fut pas la seule nuit que les deux jeunes gens passèrent ainsi, seule leur cape les protégeant du vent et parfois d’une pluie glaciale qui pénétrait jusque dans la moelle de leurs os. Et ce ne fut pas non plus le seul repas où ils durent se contenter d’eau fraîche. En faisant le fond de leurs poches, ils avaient encore assez d’argent pour quelques dîners dans une auberge, mais certainement pas pour la chambre qui allait avec. Hors de Deux-Rivières, tout coûtait très cher, et les prix augmentaient encore de ce côté-ci de l’Arinelle. Leur « fortune » devait être conservée pour les cas d’urgence, décidèrent d’un commun accord les deux amis.
Un après-midi, alors que leur ventre vide n’avait même plus l’énergie de crier famine, Rand mentionna la dague au pommeau rehaussé d’un rubis.
Par une journée grisâtre, sans autre refuge possible pour la nuit que de maigres buissons – et avec l’arrivée de nuages noirs qui annonçaient au minimum un crachin nocturne glacial –, vendre le trésor de Mat semblait une très bonne idée.
Rand ne s’aperçut pas tout de suite que son ami s’était arrêté net. Il s’immobilisa aussi, ses orteils heurtant rudement le devant de ses bottes. Au moins, jusque-là, il n’avait jamais eu froid aux pieds…
— Que t’arrive-t-il, Mat ? demanda-t-il en bougeant les épaules pour se désengourdir.
Son paquetage et la cape de Thom transformée en baluchon ne pesaient pas très lourd mais, à force de marcher sans manger ni se reposer vraiment, tout devenait un fardeau…
— Pourquoi tiens-tu tant à la vendre ? lâcha Mat, furieux. C’est moi qui l’ai trouvée, non ? Tu ne t’es jamais dit que j’aimerais la garder ? Pendant un temps, en tout cas ? S’il te faut de l’argent, pourquoi ne pas te débarrasser de cette fichue épée ?
Rand passa la main sur la poignée ornée d’un héron de son arme.
— Mon père m’a confié cette épée qui lui appartenait. Moi, je ne te suggérerais jamais de vendre un cadeau de ton père… Par le sang et les cendres ! tu aimes crever de faim ? Et de toute façon, si nous trouvions un acheteur, combien nous rapporterait l’épée ? Aucun fermier n’en voudrait, tu le sais très bien ! En revanche, le rubis seul nous rapporterait assez pour voyager en carrosse jusqu’à Caemlyn. Et peut-être même jusqu’à Tar Valon. En mangeant et dormant chaque soir dans les meilleures auberges ! Mais qui sait ? tu aimes peut-être l’idée de traverser la moitié du monde à pied en dormant à la belle étoile…
Les deux amis se défièrent du regard un long moment, puis Mat haussa les épaules et baissa enfin les yeux.
— À qui pourrais-je la vendre, Rand ? Un fermier nous paierait en volailles et personne ne s’est jamais acheté un carrosse avec le contenu d’un poulailler. Et si j’avais montré la dague dans les villages que nous avons traversés, les gens auraient cru que c’était le butin d’un vol. La Lumière seule sait comment ils auraient réagi.
Rand réfléchit une minute et acquiesça à contrecœur.
— Tu as raison, je dois l’avouer… Désolé, je n’aurais pas dû m’échauffer ainsi. Mais je meurs de faim et mes pieds me font un mal de chien.
— Les miens aussi…, gémit Mat. (Les deux amis repartirent d’un pas encore plus traînant.) Les miens aussi…
Comme pour le narguer, le vent se leva et lui envoya au visage un nuage de poussière aveuglant.
Par bonheur, les fermes qu’ils rencontrèrent sur leur chemin permirent aux jeunes gens de manger de temps en temps et de dormir parfois au chaud, car une meule de foin pouvait se révéler aussi agréable qu’une chambre munie d’une cheminée. Et, même quand elle n’était pas bâchée, elle faisait une excellente protection contre la pluie, si on s’y enfonçait suffisamment.
En quelques occasions, Mat parvint à voler des œufs et il réussit même un jour à traire une vache laissée seule dans un pâturage. Hélas, la plupart des fermiers avaient des chiens, et ces sales bêtes ouvraient l’œil et le bon. Selon Rand, courir un bon tiers de lieue avec des molosses aux fesses était un prix bien trop élevé pour deux ou trois œufs. Surtout lorsque la poursuite se terminait au pied d’un arbre, les fichus cabots attendant parfois des heures avant de s’en aller et de laisser les deux voleurs descendre de leur perchoir. De précieuses heures ainsi gaspillées, eh bien, c’était intolérable…
Même si ça ne l’enthousiasmait pas, Rand préférait encore approcher en plein jour des fermes où ils espéraient trouver un peu de compassion. Assez souvent, on leur lâchait quand même les chiens après sans explications – par les temps qui couraient, les étrangers étaient rarement accueillis à bras ouverts. Mais, de temps en temps, en échange d’une heure passée à couper du bois ou à puiser de l’eau, on leur donnait un repas et un lit. Enfin, une paillasse dans un coin de la grange, ce qui faisait déjà beaucoup…
Là aussi, perdre du temps à s’acquitter de corvées était intolérable. Parce que chaque minute perdue ne l’était pas pour tout le monde, bien entendu ! Très souvent, Rand se demandait quelle distance un Myrddraal pouvait couvrir en une heure. Une question angoissante qui l’incitait à ne pas traîner, même s’il adorait se régaler d’une bonne assiette de soupe préparée par une fermière ravie d’épargner du travail à son mari ou à ses fils.
Quand ils n’avaient rien à se mettre sous la dent, les jeunes gens tentaient de se consoler en pensant qu’ils arriveraient plus vite à Caemlyn. Mais, lorsqu’on mourait de faim, les raisonnements de ce genre ne tenaient jamais bien longtemps la route.
Alors, perdre du temps ou mourir d’inanition ? Si Rand avait du mal à trancher, Mat s’inquiétait encore plus que lui, car il ne redoutait pas seulement d’éventuels poursuivants…
— Que savons-nous de ces gens ? demanda-t-il un après-midi alors que les deux garçons nettoyaient l’étable d’une petite ferme.
— Au nom de la Lumière ! que savent-ils de nous ? répliqua Rand avant d’éternuer un bon coup.
Les deux amis travaillaient torse nu, respirant abondamment la poussière que soulevaient leurs fourches.
— La seule certitude, reprit Rand, c’est qu’ils nous régaleront d’agneau rôti et nous permettront de dormir dans un vrai lit…
Mat enfonça sa fourche dans le mélange de paille et de fumier qui couvrait le sol, puis il jeta un regard soupçonneux au fermier qui revenait du fond de l’étable, un seau dans une main et son tabouret de traite dans l’autre. Lorsqu’il vit que le jeune homme le regardait, le petit homme voûté à la peau tannée et aux fins cheveux gris ralentit le pas. Puis il détourna les yeux et sortit en trombe de l’étable, renversant du lait dans sa hâte de ficher le camp.
— Il mijote un sale coup, j’en suis sûr…, souffla Mat. Tu as vu comment il a fui mon regard ? Pourquoi ces gens sont-ils si gentils avec deux vagabonds qu’ils n’ont jamais vus de leur vie ? Tu peux répondre à ça ?
— La femme a dit que nous lui rappelions ses petits-enfants. Vas-tu cesser de t’inquiéter au sujet de nos hôtes ? Ce sont nos poursuivants qui devraient t’angoisser…
— Ils mijotent un sale coup, répéta Mat, entêté.
Leur travail terminé, les deux amis se lavèrent avec l’eau de l’abreuvoir, juste devant l’étable. Alors que le soleil couchant allongeait démesurément leurs ombres, ils gagnèrent la ferme, Rand finissant de se sécher avec sa chemise.
Appuyé à sa canne – une massue plutôt – avec une nonchalance un peu trop étudiée, le fermier les attendait à la porte de sa demeure. Derrière lui, sa femme tirait nerveusement sur son tablier en se mordillant la lèvre inférieure.
Rand soupira d’accablement. À l’évidence, Mat et lui ne leur rappelaient plus du tout leurs petits-fils.
— Nos fils viennent nous voir ce soir, dit le vieil homme. Navré, mais j’avais oublié. Quatre solides gaillards dans la fleur de l’âge ! Ils seront là d’une minute à l’autre. Alors, pour les lits, ce ne sera pas possible…
La fermière tendit à Rand un petit paquet emballé dans une nappe.
— Du pain, du fromage, des cornichons et un peu d’agneau. Assez pour deux repas, peut-être…
« Prenez ça et partez ! » semblaient dire les yeux cernés de rides de la vieille dame.
Rand s’empara du paquet.
— Merci… Je comprends. Mat, on s’en va !
Tout en enfilant sa chemise, Mat suivit son ami en maugréant. Avant de s’arrêter pour dîner, Rand préférait mettre autant de distance que possible entre la ferme et eux. Comme presque tout le monde dans la région, le vieux type avait un chien…
L’affaire aurait pu plus mal finir. Trois jours plus tôt, on leur avait lâché les molosses après alors qu’ils travaillaient encore. Les chiens, le fermier et ses deux fils armés de massues les avaient poursuivis sur un bon quart de lieue avant de renoncer.
Au moment de détaler, les deux garçons avaient à peine eu le temps de prendre leurs affaires.
Et le fermier, lui, brandissait un arc où était encochée une flèche à pointe barbelée.
— Ne revenez jamais ! avait-il crié. J’ignore ce que vous avez en tête, mais je ne veux pas revoir vos yeux sournois !
Mat avait saisi son arc et fait mine de se retourner.
— Tu perds la tête ? lui avait lancé Rand, le tirant par le bras.
Depuis, le jeune berger de Champ d’Emond se demandait si s’arrêter dans des fermes en valait la peine. Chaque jour, Mat se méfiait un peu plus des gens qu’il ne connaissait pas, et il était de moins en moins capable de le cacher. En supposant qu’il essaie encore… Pour le même volume de travail, les repas devenaient de plus en plus frugaux et très souvent, on ne leur proposait même pas de dormir dans l’étable.
À la ferme des Grinwell, Rand trouva enfin la solution à tous leurs problèmes. Ou, du moins, il en eut l’impression.
Maître Grinwell et sa femme avaient neuf enfants, l’aînée ayant à peine un an de moins que les deux voyageurs. Solidement bâti lui-même, et disposant de plusieurs « assistants », le fermier n’avait sûrement pas besoin d’aide. Pourtant, il étudia les deux jeunes gens un long moment, fronçant les sourcils devant leurs habits tout crottés, et se demanda à voix haute quel travail il pourrait bien leur confier. S’ils devaient s’asseoir à sa table, dit alors sa femme, pas question que les deux garçons portent des frusques crasseuses. C’était justement jour de lessive et, pendant qu’ils travailleraient, de vieilles affaires de son mari leur suffiraient amplement. Devant le sourire de la fermière, Rand pensa à maîtresse al’Vere – même si la paysanne était blonde, une couleur de cheveux qu’il voyait pour la première fois.
Mat lui-même fut rassuré par la gentillesse de maîtresse Grinwell. Quant à la fille aînée, eh bien, elle l’incita à baisser davantage encore sa garde.
Belle brune aux yeux noirs, Else souriait aux deux garçons dès que ses parents avaient le dos tourné. Alors qu’ils travaillaient dans l’étable, déplaçant des tonneaux et des sacs de grain, elle se percha sur la porte d’une stalle et les regarda en fredonnant et en mâchouillant le bout de sa très longue natte.
Rand semblait l’intéresser tout particulièrement. Tentant d’abord d’ignorer le regard insistant d’Else, il finit par enfiler la chemise prêtée par maître Grinwell. Le serrant aux épaules et trop courte pour entrer dans son pantalon, la liquette était quand même mieux que rien. Tandis qu’il s’habillait, Else éclata de rire. Cette fois, s’ils se faisaient courser, ce ne serait peut-être pas à cause de Mat…
Perrin saurait s’y prendre…, pensa Rand. Il lancerait quelques blagues, et la fille serait pliée de rire au lieu d’essayer d’allumer deux malheureux voyageurs…
Hélas, aucune remarque désinvolte ni aucune plaisanterie bien sentie ne vint à l’esprit de Rand. Et, chaque fois qu’il regardait Else, elle lui adressait un sourire sans ambiguïté. Exactement le genre qui inciterait son père à lâcher les chiens, s’il s’en apercevait…
Incidemment, elle fit savoir à Rand qu’elle aimait les hommes de grande taille. Dans le coin, tous les garçons étaient courts sur pattes, il aurait fallu être aveugle pour ne pas le remarquer. Tandis que Mat ricanait bêtement, Rand essaya de se concentrer sur la fourche qu’il maniait depuis peu.
Les plus jeunes enfants, par bonheur, faisaient une agréable diversion. Dès qu’il était entouré de gamins, Mat devenait moins méfiant, et c’était déjà ça de gagné.
Après le dîner, tout le monde s’installa devant la cheminée. Alors que maître Grinwell, assis dans son fauteuil préféré, bourrait soigneusement sa pipe, sa femme s’affairant à repriser les chemises qu’elle avait lavées dans l’après-midi, Mat sortit les balles de couleur du trouvère et se mit à jongler.
Il ne donnait jamais de « représentation » quand il n’y avait pas d’enfants. Les petits Grinwell rirent aux éclats lorsqu’il fit semblant de laisser tomber les balles, les récupérant à la dernière seconde, et ils applaudirent à tout rompre les diverses figures qu’exécuta Mat – dont un cercle à six balles qu’il faillit réellement rater. Ce semi-échec ne lui valut pas de critiques, maître Grinwell et sa femme applaudissant avec autant d’enthousiasme que leurs enfants.
Quand Mat eut terminé, alors qu’il multipliait les révérences avec une grâce théâtrale que Thom n’aurait pas reniée, Rand sortit la flûte du trouvère de son étui.
Saisir l’instrument lui serrait toujours un peu le cœur, comme s’il réveillait ainsi tous ses souvenirs du pauvre Thom Merrilin. Sauf pour s’assurer qu’elle était toujours en bon état, il ne sortait jamais la harpe – un instrument, selon le trouvère, bien trop délicat pour les « grosses pognes maladroites » d’un paysan. En revanche, chaque fois qu’un fermier les gardait à dîner, il jouait de la flûte à la fin du repas. Un petit bonus offert à son hôte et une façon d’entretenir la flamme du souvenir – un hommage que le trouvère défunt avait largement mérité.
La jonglerie de Mat ayant déridé le « public », Rand opta pour Trois filles dans la prairie. Les deux époux tapèrent dans leurs mains pour l’accompagner et les plus jeunes enfants dansèrent devant le feu – même le plus petit garçon, qui tenait à peine debout, réussit à gambiller en rythme.
Lors du concours de Bel Tine, Rand n’aurait sûrement pas gagné un prix, et il le savait. Mais grâce aux leçons de Thom, il n’aurait pas été gêné de participer…
Else était assise en tailleur devant la cheminée. Dès qu’il eut fini de jouer, elle se tourna vers Rand et souffla :
— Tu joues merveilleusement bien. Je n’ai jamais rien entendu de si beau…
Maîtresse Grinwell cessa soudain de repriser, regarda sa fille puis étudia longuement Rand.
Gêné par cet examen, le jeune homme laissa tomber l’étui de la flûte – car il avait décidé de ranger l’instrument. Si la fermière l’accusait de vouloir séduire sa fille… Conscient que la situation se dégradait, il remit l’instrument à ses lèvres et joua un autre morceau. Puis un autre, et encore un autre… Alors que maîtresse Grinwell ne le quittait pas des yeux, il interpréta Le vent qui fait trembler les saules, Revenir de la brèche de Tarwin, Le Coq de maîtresse Aynora et Le Vieil Ours noir.
Presque tout son répertoire y passa – en vain, car maîtresse Grinwell ne détourna plus les yeux de lui. Sans dire un mot, elle semblait l’évaluer, comme s’il était un dangereux prédateur.
Très tard dans la soirée, maître Grinwell se leva, sourit d’aise et se frotta les mains avec ravissement.
— Eh bien, ce fut un grand moment, mais nous devrions être couchés depuis longtemps. Les joyeux vagabonds n’ont pas d’horaires mais, dans une ferme, on doit se lever avec le soleil. Jeunes gens, sachez que j’ai payé cher, dans certaines auberges, pour des représentations qui ne valaient pas la vôtre…
— Mon époux, ils méritent une récompense, dit maîtresse Grinwell en soulevant de terre son dernier-né, qui dormait depuis un bon moment devant le feu. L’étable n’est pas un endroit agréable pour dormir. Qu’ils prennent la chambre d’Else, et elle dormira avec moi…
La jeune fille fit la grimace. Bien qu’elle eût pris la précaution de garder la tête baissée, Rand s’en aperçut – et il aurait juré que ça n’avait pas échappé à sa mère.
— Oui, approuva maître Grinwell, c’est bien mieux que l’étable. Si partager un lit ne vous dérange pas, bien sûr…
Sous le regard de la fermière, Rand sentit qu’il s’empourprait.
— J’aimerais bien t’entendre jouer encore, mon garçon, ajouta le fermier. Et voir ton ami jongler. Demain, vous pourriez nous aider à…
— Ils devront partir très tôt, mon époux, intervint maîtresse Grinwell. Arien est le prochain village sur leur chemin et, s’ils veulent tenter leur chance à l’auberge, il ne faudra pas qu’ils lambinent…
— C’est bien vrai, maîtresse, acquiesça Rand. Et merci beaucoup.
La fermière eut un sourire pincé, comme si elle savait très bien qu’il ne la remerciait pas seulement de son conseil, son délicieux dîner et son hospitalité…
Le lendemain, Mat taquina Rand toute la journée au sujet d’Else. Avide de parler d’autre chose, le jeune berger repensa à la suggestion indirecte des époux Grinwell : essayer de jouer dans des auberges pour se gagner le gîte et le couvert. Au moment du départ, alors qu’Else semblait toute dépitée – contrairement à sa mère, qui ne cachait pas son intense soulagement –, il s’agissait simplement d’une diversion destinée à river le clapet de Mat. Mais lorsqu’ils arrivèrent à Arien, l’idée avait fait son chemin.
Alors que le soir tombait, ils entrèrent dans l’unique auberge du village, et Rand alla parler au patron. Pour le convaincre, il joua Un bac sur la rivière – Chère Sara, pour l’aubergiste rondouillard – et un extrait de La Route de Dun Aren. Mat jongla un peu, achevant de persuader leur interlocuteur.
Ce soir-là, ils se régalèrent d’un bon steak et de pommes de terre sautées puis dormirent dans un lit bien chaud. Située sous les combles, la chambre était la plus petite de l’établissement, et ils avaient dû attendre pour manger le milieu d’une très longue soirée passée à jouer et à jongler, mais le jeu en valait largement la chandelle. De plus, les deux voyageurs n’avaient pas gaspillé une seule heure de jour, accentuant peut-être leur avance sur quiconque les poursuivait. Cerise sur le gâteau, les clients de l’auberge ne s’étonnèrent pas que Mat leur jette de fréquents regards soupçonneux. Certains se dévisagèrent même avec quelque méfiance – en ces temps troublés, se défier des étrangers n’avait rien d’extraordinaire, et une auberge en accueillait toujours un certain nombre.
Même s’il dut subir la logorrhée nocturne de Mat, Rand passa sa meilleure nuit depuis qu’ils avaient quitté Pont-Blanc. Le matin, l’aubergiste leur proposa de rester un ou deux jours de plus. Devant leur refus, il demanda à un fermier de leur faire un bout de conduite. Trop ivre pour rentrer chez lui la veille, le brave Eazil Forney les installa à l’arrière de sa charrette et leur fit économiser une bonne lieue de marche.
Cette façon de voyager devint une agréable routine. Avec un peu de chance, et l’aide d’un fermier compatissant et de son chariot, les deux amis parvenaient presque toujours à atteindre un village avant la nuit. Et, quand il y avait plus d’une auberge dans l’agglomération, les tenanciers finissaient par mettre leurs services aux enchères, une fois qu’ils les avaient vus à l’œuvre. S’ils étaient encore loin du niveau d’un vrai trouvère, les deux garçons valaient bien mieux que les amateurs maladroits qui se produisaient de temps en temps dans ces coins reculés. Grâce à la concurrence, ils obtenaient une meilleure chambre – très souvent avec deux lits – et des portions de nourriture bien plus généreuses. Le matin, il y avait toujours un fermier affligé d’une gueule de bois pour leur faire un brin de conduite – voire un marchand suffisamment séduit par leur prestation pour leur offrir une place gratuite dans un de ses chariots.
Rand commença à penser qu’ils avaient réglé tous leurs problèmes, du moins jusqu’à ce qu’ils atteignent Caemlyn.
Mais ils arrivèrent un soir à Quatre Rois…