Plus grand que la moyenne, le village restait pourtant trop modeste pour porter un nom si ronflant. Quatre Rois, rien que ça ! Comme toujours, la route de Caemlyn traversait le centre de l’agglomération, mais une autre voie très fréquentée y passait, venant du sud. En principe, les villages étaient des carrefours commerciaux et des lieux de réunion pour les fermiers du coin. Mais, à Quatre Rois, les fermiers étaient très rares, et le village survivait essentiellement grâce aux caravanes de marchands qui s’y arrêtaient régulièrement. En chemin pour Caemlyn ou au contraire pour les cités minières des montagnes de la Brume, au-delà de Baerlon, ces convois venaient en partie de Lugard – enfin, ceux qui allaient vers les mines, car pour gagner Caemlyn, les habitants de Lugard disposaient d’un itinéraire beaucoup plus direct.
À cause de la rareté des fermes – juste suffisantes pour alimenter le village et survivre elles-mêmes –, toute l’économie de Quatre Rois tournait autour des marchands, des conducteurs de chariot, des gardes du corps et des divers ouvriers qui chargeaient et déchargeaient les cargaisons.
Partout dans le village, des zones spéciales accueillaient des dizaines de chariots serrés les uns contre les autres et surveillés par des sentinelles furieuses d’être privées d’une soirée de réjouissances. Les étables et les écuries abondaient et ne désemplissaient quasiment jamais. En l’absence d’un terrain communal, les enfants jouaient en pleine rue, au milieu des ornières, évitant adroitement les véhicules dont les conducteurs les accablaient d’injures. Les cheveux cachés sous un foulard, les femmes du coin gardaient les yeux baissés et marchaient à grands pas sous les commentaires égrillards des étrangers – dont l’audace parvint d’ailleurs à faire rougir Rand. Et Mat aussi, ce qui était déjà beaucoup plus surprenant.
Ici, les femmes ne bavardaient pas de jardin à jardin, parce que les maisons aux façades défraîchies, plaquées les unes aux autres, étaient séparées par de simples allées étroites. Les lourds volets, sur les fenêtres, attendaient depuis si longtemps d’être ouverts que leurs gonds étaient rongés par la rouille.
Montant des ateliers des maréchaux-ferrants, des salles communes des auberges et des chariots qui sillonnaient les rues, le vacarme paraissait ne jamais devoir cesser.
Rand se laissa glisser de l’arrière d’un chariot bâché – encore un marchand reconnaissant et courtois – et étudia la façade peinte en vert et en jaune d’une auberge. Grâce à ses couleurs, l’établissement lui avait littéralement sauté aux yeux… Alors que Mat rejoignait son ami, la caravane de chariots continua imperturbablement son chemin. En son sein, personne n’avait remarqué que les deux « passagers » venaient de débarquer. En cette fin de journée, tous les conducteurs n’avaient que deux idées en tête : confier les chevaux à des palefreniers et gagner une accueillante auberge.
Rand trébucha dans une ornière puis bondit sur le côté pour éviter le chariot lourdement chargé qui lui fonçait dessus. En passant, le conducteur insulta copieusement le piéton qu’il avait failli écraser.
Sans un mot ni un regard, une villageoise contourna Rand et continua son chemin au pas de course.
— Cet endroit ne me dit rien qui vaille, annonça le jeune berger. (Dans la cacophonie, il lui semblait entendre de la musique, mais bien malin qui aurait pu dire d’où elle provenait.) Mat, on devrait peut-être filer, pour une fois…
— Et dormir dans des broussailles, alors qu’il risque de pleuvoir comme vache qui pisse ? Tu as vu le ciel ? Désolé, mais j’ai repris l’habitude de me coucher dans un lit douillet… (Mat tendit l’oreille, puis eut un grognement satisfait.) Je doute qu’il y ait des musiciens dans toutes les auberges… En tout cas, il n’y aura pas de jongleur…
Ajustant la position de l’arc qu’il portait à l’épaule, il se dirigea vers la porte peinte en jaune vif. Bien que dubitatif, Rand lui emboîta le pas.
Il y avait des musiciens – cithare et tambourins, une combinaison classique – mais on ne les entendait quasiment pas sous les cris et les rires de la clientèle. Dans ces conditions, Rand ne tenta même pas de parler à l’aubergiste. Les deux établissements suivants se révélèrent eux aussi sans intérêt. Alors que des musiciens tentaient en vain de se faire entendre, les clients déjà bien éméchés vidaient chope sur chope en tentant de lutiner des serveuses qui évitaient leurs grosses paluches avec la désinvolture souriante de l’habitude. Les murs tremblaient à cause du boucan, et la puanteur – un mélange de mauvaise sueur et de vin bouchonné – valait largement celle d’une étable.
Mais où étaient les marchands si délicats dans leur tenue de velours et de soie ? Pas dans les salles communes, bondées de rustauds mal fagotés. Mais probablement dans des salons privés, à l’étage, où on épargnait à leur nez et à leurs oreilles les divers outrages réservés à la populace.
Mat et Rand passèrent simplement la tête à l’intérieur de ces immondes gargotes. Finalement, ils allaient peut-être bien devoir continuer leur chemin…
La quatrième auberge, Au Charretier Dansant, ne laissait filtrer aucun son dans la rue. Aussi tape-à-l’œil que les précédentes, elle semblait en moins bon état, en tout cas vue de l’extérieur.
Dans la salle commune, une demi-douzaine de clients, tête baissée sur leur chope, ruminaient de sombres pensées chacun dans leur coin. Les affaires allaient mal, mais il ne devait pas en avoir été toujours ainsi, si on considérait le nombre de serveuses qui allaient et venaient entre les tables. Rand en compta six, à savoir autant que de clients. À voir la poussière qui couvrait le plancher et les toiles d’araignée qui s’accumulaient au plafond, elles auraient pu trouver de quoi s’occuper utilement. Mais elles préféraient papillonner, histoire qu’on ne remarque pas qu’elles se la coulaient douce.
Alors que les premiers roulements de tonnerre se faisaient entendre dans le ciel de Quatre Rois, un type mince aux longs cheveux raides se tourna vers les deux jeunes gens :
— Vous voulez quoi ? lança-t-il en s’essuyant les mains sur le devant de son tablier crasseux. (Rand se demanda si le vêtement n’était pas plus sale que les pognes de l’homme…) Alors, vous accouchez ? (Troublé, Rand s’avisa soudain que ce rustre était le premier aubergiste maigre qu’il voyait de sa vie.) Commandez quelque chose ou fichez le camp ! Bon sang ! vous n’avez jamais vu un patron d’auberge, pour me regarder comme ça ?
Sans se démonter, Rand débita le petit discours qu’il avait mis au point au fil des jours.
— Je joue de la flûte et mon ami est jongleur. Voilà un moment que vous n’avez plus vu de si bons saltimbanques ! En échange d’un repas et d’une chambre, nous remplirons votre salle commune.
Cette promesse rappela au jeune homme les auberges où Mat et lui étaient déjà passés. En particulier la dernière, où un ivrogne avait failli lui vomir sur les pieds. Décidément, il valait peut-être mieux ne pas insister.
Mais Mat tenait tant à dormir au chaud.
— Les clients que nous attirerons vous rembourseront dix ou vingt fois ce dérisoire investissement. Alors, pourquoi vous… ?
— J’ai un joueur de cymbalum, grogna l’aubergiste.
— Saml Hake, intervint une serveuse, tu as un ivrogne qui essaie de jouer du cymbalum ! (Les bras lestés d’un plateau, la jeune femme rondelette s’arrêta au niveau des deux garçons et leur sourit.) Un soir sur deux, cet abruti n’y voit pas assez clair pour retrouver la salle commune. Et là, ça fait deux jours qu’il s’est volatilisé.
Sans quitter Rand et Mat du regard, Hake gifla la pauvre fille, qui cria de surprise et bascula en arrière sur le plancher crasseux. Le cruchon qui trônait sur son plateau se brisa, et du vin se répandit dans la poussière.
— Je retiendrai le vin et le cruchon sur tes gages, grogna Hake. Et maintenant, au travail, les clients n’aiment pas attendre, surtout quand ils te voient paresser comme ça…
Comme la gifle, le ton du tenancier était presque… nonchalant. Habitués, les clients n’avaient même pas levé les yeux et les autres serveuses détournaient délibérément la tête.
La victime de Hake se massa la joue tout en le foudroyant du regard. Mais elle se redressa, ramassa le plateau et le cruchon brisé et fila sans dire un mot.
L’aubergiste étudia les deux jeunes gens, son regard s’attardant un moment sur l’épée à la poignée ornée d’un héron.
— Bon, je peux vous proposer deux paillasses, dans une remise vide, au fond de l’auberge. Les chambres sont trop chères pour être gaspillées. Quant au repas, vous le prendrez lorsque tout le monde sera parti. En principe, il devrait rester quelque chose…
Rand regretta qu’il s’agisse de la dernière auberge de Quatre Rois. Depuis Pont-Blanc, il avait fait l’expérience de la froideur, de l’indifférence et de la franche hostilité des gens. Mais rien ne l’avait jamais mis aussi mal à l’aise que ce village et cet aubergiste. Il tenta bien de se convaincre que c’était à cause de la crasse et du boucan, mais ça ne changea rien. Mat regardait Hake avec plus de méfiance encore que d’habitude, mais il ne semblait pas décidé à dormir dehors avec l’orage qui s’annonçait.
— Les paillasses feront l’affaire si elles sont propres, avec des couvertures pas trop mitées. En revanche, nous mangerons deux heures après la tombée de la nuit, à la minute près, et vous nous servirez ce que vous avez de mieux. Maintenant, nous allons vous donner un avant-goût de ce que nous savons faire.
Rand tendit la main vers l’étui de sa flûte, mais Hake secoua la tête.
— Inutile ! Mes clients se satisferont de n’importe quels sons qui ressemblent à de la musique… (Hake regarda de nouveau l’épée de Rand et eut un sourire glacial.) D’accord pour l’heure du repas, mais si vous ne remplissez pas la salle, vous finirez la nuit dehors !
L’aubergiste désigna deux costauds assis le dos contre le mur. Ces gaillards-là ne buvaient pas et ils n’avaient pas l’air commodes. Voyant que leur patron leur faisait signe, ils hochèrent la tête, le regard rivé sur les deux jeunes gens.
Rand posa la main sur le pommeau de son épée. Avec un peu de chance, l’angoisse qui lui serrait la gorge ne se verrait pas sur son visage.
— Un marché est un marché, dit-il simplement. Si chacun fait sa part, il n’y aura pas de problème…
Un court instant, Hake lui-même sembla mal à l’aise.
— C’est exactement ce que j’ai dit, non ? Bon, au travail, tous les deux ! Ce n’est pas en discutaillant que vous ferez venir du monde.
Hake oublia les deux artistes et défoula sa mauvaise humeur sans doute chronique sur les serveuses – comme si elles étaient en train de négliger cinquante clients, et pas six !
Au fond de la salle, près de la porte de derrière, Rand repéra une petite estrade sur laquelle il alla installer un petit banc, entreposant derrière sa cape, son paquetage, le baluchon de Thom et sa précieuse épée.
Avait-il eu raison de continuer à porter ouvertement l’arme ? Les épées n’étaient pas rares, mais le héron attirait l’attention des gens et stimulait les spéculations. Ce n’était pas vrai pour toutes les personnes que les deux garçons croisaient, par bonheur, mais Rand avait les entrailles nouées chaque fois que quelqu’un regardait son arme avec insistance. Quelle meilleure piste aurait-il pu laisser aux Myrddraals, en supposant qu’il leur en faille une ? Une hypothèse qui semblait hélas fausse…
Quoi qu’il en soit, Rand n’avait aucune envie de ne plus porter l’arme à la hanche. C’était un cadeau de Tam et, tant qu’il ne s’en défaisait pas, cela préservait un lien entre eux – exactement le type de connexion qui autorisait Rand à tenir encore Tam pour son père.
Trop tard, maintenant…, pensa-t-il.
Sans trop savoir ce qu’il avait voulu dire, le jeune homme comprit que c’était la stricte vérité. Les mots « trop tard » décrivaient parfaitement ce qu’il éprouvait.
Lorsque retentirent les premières notes du Coq dans le Nord, les six clients levèrent la tête avec un bel ensemble et les deux videurs les imitèrent. À la fin du morceau, tout ce joli monde applaudit, y compris le duo de gros bras. Mat enchaînant avec un exercice particulièrement spectaculaire – une roue de balles multicolores –, des vivats saluèrent sa prestation. Dehors, l’orage se faisait toujours attendre, et ce n’était pas bon signe. À coup sûr, une averse menaçait.
Le bouche à oreille faisant son effet, l’auberge fut bientôt remplie d’hommes qui parlaient et riaient trop fort pour que Rand puisse bien entendre sa propre musique. Le tonnerre s’étant mis de la partie, ça ne changeait de toute façon pas grand-chose. Les éclairs zébraient le ciel derrière chaque fenêtre et tous les nouveaux clients arrivaient trempés jusqu’aux os.
Dès que Rand cessait de jouer, des voix lui criaient des titres de morceau ou de chanson. Même si la plupart de ces titres lui étaient inconnus, quand il demandait qu’on lui fredonne quelques notes, le jeune homme s’apercevait souvent qu’il ne connaissait que ça. Ce phénomène n’étant pas nouveau, il ne s’en étonna pas. Ici, Jolly Jaim devenait Rhea Fling. Quelques jours auparavant, dans un autre village, il s’agissait de Couleurs du soleil.
Certains titres changeaient d’une agglomération à l’autre. D’autres semblaient presque immuables. De plus, pendant ce voyage, Rand avait appris de nouveaux airs.
Le Colporteur ivre comptait parmi les ajouts à son répertoire. Dans certains villages, on connaissait cet air sous le titre Un Zingaro dans la cuisine. Parfois, le rapport n’était pas vraiment évident. En revanche, lorsque Deux rois à la chasse devenait Deux chevaux au galop, les points communs sautaient aux yeux.
Rand joua pratiquement tous les airs qu’il connaissait, mais son public se révéla insatiable.
Une partie des clients voulaient revoir jongler Mat. De temps en temps, des bagarres éclataient entre amoureux de la musique et partisans de la jonglerie. En une seule occasion, un type sortit son couteau. Alors qu’une femme criait de terreur, un second homme s’était levé de sa table, du sang ruisselant sur le visage. Mais Jak et Strom, les deux videurs, avaient mis un terme à l’incident avec une impartialité louable. Ne faisant ni une ni deux, ils avaient expulsé les fauteurs de troubles après leur avoir un peu caressé les côtes. En cas de problème, c’était leur tactique, et elle fonctionnait bien. Pendant qu’ils expulsaient les deux idiots, personne n’avait accordé d’attention à ce qu’ils faisaient.
Dès qu’une serveuse baissait un peu sa garde, les clients ne se gênaient pas pour la peloter. Plus d’une fois, sans grand enthousiasme mais avec le professionnalisme qu’ils chérissaient tant, Jak et Strom durent intervenir pour sauver la mise à une des femmes.
Hake injuriait immanquablement les malheureuses victimes d’ignobles mufles. À l’évidence, il les tenait pour responsables de ces débordements, et leur mine contrite laissait penser qu’elles partageaient cette opinion – ou n’étaient pas prêtes à contredire l’homme qui leur versait des gages.
Les serveuses étaient terrorisées par leur patron, même quand il ne leur cherchait pas de noises. Comment ces femmes faisaient-elles pour supporter un tyran pareil ? Y avait-il une raison secrète ?
L’aubergiste souriait chaque fois qu’il regardait en direction des artistes. Très vite, Rand s’avisa qu’il ne les regardait pas vraiment. En réalité, ses yeux erraient dans leur dos, cherchant l’endroit où était rangée l’épée au héron.
À une occasion, lorsque le jeune homme posa sa flûte parée d’or et d’argent derrière sa chaise, l’instrument fut aussi gratifié d’un sourire par l’inquiétant aubergiste.
Lorsqu’il changea de place avec Mat, revenant sur le devant de la scène, Rand en profita pour souffler quelques mots à l’oreille de son ami. Même ainsi, il dut crier assez fort.
— Hake a l’intention de nous détrousser…
Mat se contenta d’acquiescer, comme s’il le savait depuis toujours.
— Oui, il faudra bien fermer notre porte, cette nuit…
— Pardon ? Jak et Strom peuvent la démolir à coups de poing, si ça leur chante. Il faut filer d’ici, c’est tout !
— Attendons d’avoir mangé, au moins… Dans la salle commune, nous ne risquons rien.
Dans la salle, justement, les clients réclamaient à grands cris la suite de la représentation et Hake foudroyait ses artistes du regard.
— En plus, tu as envie de dormir dehors, ce soir ?
Un éclair particulièrement puissant vint ponctuer cette question. Le roulement de tonnerre qui allait avec occulta un instant tous les autres sons.
— Je veux partir d’ici en un seul morceau, dit Rand.
Mais son ami s’était déjà assis sur un tabouret pour prendre un petit moment de repos. Résigné, le jeune berger interpréta La Route de Dun Aren sur sa flûte. Dans cette auberge, le morceau faisait un malheur. Alors qu’il l’avait déjà joué quatre fois, on continuait à le lui réclamer.
Sur le fond, Mat avait raison, et c’était bien le problème. Rand aussi avait le ventre creux, et il ne voyait pas ce que pouvait faire Hake devant une foule sans cesse grandissante de témoins. Pour chaque ivrogne jeté dehors par Jak et Strom, deux nouveaux clients entraient dans les cinq minutes suivantes. La jonglerie et la musique les intéressaient, certes, mais ils venaient surtout pour boire et harceler les serveuses.
Un seul homme faisait exception à la règle.
Et il se démarquait de toutes les façons possibles de la clientèle du Charretier Dansant.
À l’évidence, les marchands méprisaient cet établissement de seconde zone, car il n’y avait même pas de salon privé, à première vue. Ici, les clients, tous très mal vêtus, étaient des hommes à la peau tannée par le soleil et le vent. Pas la lie de l’humanité, non, mais des membres de sa classe la plus défavorisée et la plus exploitée.
L’homme en question, lui, était bien en chair, avec des mains délicates et une peau parfaitement lisse. Son manteau en velours vert et sa cape assortie doublée de soie bleue respiraient l’aisance. Quant à ses souliers, des escarpins, pas des bottes, ils semblaient très mal adaptés aux rues boueuses de Quatre Rois – à toutes les sortes de rues, pour dire vrai…
Il était arrivé après la tombée de la nuit. Alors qu’il secouait sa cape pour la sécher un peu, il avait jeté un coup d’œil autour de lui sans dissimuler son dégoût. Faisant mine de ressortir, il s’était ravisé, comme si quelque chose l’avait fait changer d’avis. Les videurs lui ayant libéré une table, il avait pris place, commandant à une serveuse un cruchon de vin auquel il n’avait pas encore touché. Les deux fois qu’elle avait dû s’approcher de sa table, la jeune femme était apparue très mal à l’aise. Pourtant, il ne l’avait pas ennuyée, ne daignant même pas la regarder.
L’homme ne faisait pas cet effet qu’aux serveuses. Malgré ses airs délicats, il lui avait suffi d’un regard pour repousser les quelques ivrognes qui avaient tenté de s’asseoir à sa table. En un sens, l’inconnu trônait dans la salle comme s’il n’y avait eu personne d’autre que lui – à part Rand et Mat, qu’il regardait intensément, le menton posé sur ses mains aux doigts constellés de chevalières. On eût dit qu’il reconnaissait les deux garçons et qu’il s’en réjouissait.
Alors que Mat et lui changeaient une fois de plus de place, Rand signala l’inconnu à son ami – qui hocha sombrement la tête :
— Je l’ai vu…, murmura-t-il. Qui est-ce ? Je suis presque sûr de le connaître.
Rand avait eu la même impression, sans parvenir à aller plus loin. Bizarrement, il aurait juré n’avoir jamais vu ce visage… Pourtant…
Dès que les deux heures contractuelles furent écoulées, Rand remit la flûte dans son étui, puis Mat et lui reprirent toutes leurs affaires. Alors qu’ils descendaient de l’estrade, Hake courut vers eux, l’air furibard.
— C’est l’heure du dîner, dit Rand, et nous ne voulons pas qu’on nous vole nos biens. Vous voulez bien prévenir le cuisinier ?
Hake hésita, la fumée lui sortant toujours des naseaux. Malgré tous ses efforts, il ne pouvait s’empêcher de regarder fixement ce que Rand tenait dans ses bras. Fine mouche, le jeune homme changea un peu son fardeau de position afin de laisser voir la garde de son épée.
— Sinon, essayez donc de nous jeter dehors… Ce serait dommage, parce que la soirée commence à peine. Pour ne pas décevoir ce public, qui irait alors dépenser son argent ailleurs, nous devons reprendre des forces. Si nous nous évanouissons, croyez-vous que les spectateurs resteront ?
Hake étudia la foule de buveurs qui lui remplissait obligeamment les poches, puis il se détourna et alla crier dans l’entrée de la cuisine :
— Nourris-les !
Se retournant, il lança aux deux garçons :
— Ne mettez pas la nuit à manger. Et restez debout tant que le dernier client ne sera pas parti.
Des spectateurs enthousiastes réclamant les deux artistes, l’aubergiste leur expliqua ce qui se passait. L’homme en cape verte comptait parmi les plus avides d’entendre et de voir la suite du spectacle.
Rand fit signe à Mat de le suivre et tous deux entrèrent dans la cuisine. Sauf lorsqu’une servante l’ouvrait, la porte était assez épaisse pour noyer presque tout le brouhaha des clients, de l’autre côté. Et la pluie battante se chargeait d’étouffer le reste…
Dans la grande pièce surchauffée par les fours et les feux de cuisson, des plats prêts à être servis ou encore en préparation s’alignaient sur une longue table. Assises sur un banc, près de la porte donnant sur l’extérieur, trois serveuses se massaient les pieds en conversant avec la grosse cuisinière qui leur répondait du tac au tac en agitant frénétiquement une grande louche. Toutes ces femmes regardèrent Rand et Mat quand ils entrèrent, mais elles s’en retournèrent très vite à leurs diverses occupations.
— On doit partir tant qu’on en a la possibilité, dit Rand.
Mat secoua la tête, puis regarda de nouveau avec de grands yeux les deux assiettes que la cuisinière était en train de préparer. Du bœuf, des pommes de terre, des haricots… Un festin !
Sans cesser de bavarder avec les serveuses, la grosse femme posa les deux assiettes sur la table et planta une fourchette dans chacune.
— Après manger, ça ira très bien…
Mat s’assit sur un banc et commença à manier sa fourchette comme si c’était une pelle.
Rand soupira, mais il s’assit à côté de son ami. Depuis la veille, il n’avait avalé qu’un quignon de pain, et son estomac criait famine – en particulier depuis que de délicieuses odeurs de cuisine venaient taquiner les narines de son propriétaire.
Rand mangea de bon appétit. Mat dévora, demandant à être resservi alors que son ami n’en était même pas à la moitié de sa portion.
Le jeune berger ne tenta pas d’espionner la conversation des femmes, mais il ne put s’empêcher d’en saisir certains passages.
— C’est une histoire à dormir debout !
— Peut-être, mais c’est la vérité ! Avant de venir chez nous, il a fait le tour de presque toutes les auberges du village. Il entrait, il jetait un coup d’œil, puis il ressortait sans dire un mot. Il a même fait ça à La Taverne du Roi, c’est tout dire !
— Il a peut-être trouvé que c’était plus chic ici !
Cette plaisanterie fut saluée par une salve d’éclats de rire.
— D’après ce qu’on dit, il est arrivé après la tombée de la nuit et ses chevaux haletaient de fatigue.
— D’où peut-il venir, pour avoir été surpris par la nuit ? Il faut être idiot pour si mal planifier une journée de voyage.
— Eh bien, si c’est un idiot, il a les poches pleines ! Il paraît qu’il a un second carrosse, pour ses serviteurs et ses bagages. Ça sent bon l’argent, croyez-moi sur parole ! Vous avez vu sa cape ? Je ne cracherais pas dessus…
— Il est un peu gros pour mon goût mais, comme je le dis toujours, un homme n’est jamais trop gras quand sa bourse est pleine à craquer.
Les rires repartirent de plus belle.
Rand posa sa fourchette. Une idée qui ne lui plaisait guère venait de naître dans son esprit.
— Je reviens dans une minute, dit-il à Mat.
Occupé à se goinfrer, le jeune homme acquiesça vaguement.
Rand prit sa cape et son ceinturon d’armes, le bouclant autour de sa taille tandis qu’il se dirigeait vers la porte du fond. Personne ne lui accorda une once d’attention.
Une fois dehors, il mit sa cape pour se protéger de l’averse, releva la capuche et entreprit de traverser la cour. Grâce aux éclairs qui permettaient d’y voir malgré l’épais rideau de pluie, il trouva vite ce qu’il cherchait. Les chevaux étaient depuis longtemps à l’écurie, mais les deux carrosses noirs laqués essuyaient l’orage à l’extérieur.
Obligeant, un éclair zébra le ciel juste au-dessus de l’auberge. À sa lumière, Rand put lire le nom écrit en lettres d’or sur les portières : Howal Godot.
Sans se soucier des trombes d’eau qui lui tombaient dessus, Rand resta un long moment devant l’inscription qu’il ne pouvait déjà plus lire. Maintenant, il savait où il avait vu deux véhicules de ce genre, avec le nom du propriétaire écrit dessus. À Pont-Blanc, quand deux marchands en cape verte doublée de soie bleue et en escarpins étaient montés sur le pont du Poudrin.
Un marchand de Pont-Blanc pouvait avoir des raisons très légitimes de se rendre à Caemlyn.
Et d’inspecter la moitié des auberges avant de choisir celle où tu te produis ? Et de te regarder comme si tu étais la personne qu’il cherchait ?
Rand eut soudain conscience de l’eau qui ruisselait dans son dos. Si sa cape était d’une excellente texture, elle n’avait pas vocation à supporter un déluge pareil. Pataugeant dans des flaques de boue, il retourna aussi vite que possible à l’auberge.
Et se retrouva face à Jak, qui bloquait la porte.
— On se promène seul dans le noir ? C’est dangereux, mon garçon !
D’un regard autour de lui, Rand vérifia ce qu’il redoutait : la cour était déserte, à part le videur et lui. Avide de s’approprier la flûte et l’épée, Hake avait-il décidé de décevoir les clients qui attendaient la suite du spectacle ?
Rand posa la main droite sur le pommeau de son épée. Avec la gauche, il essuya l’eau qui lui brouillait la vue.
— Votre patron pense que les buveurs resteront pour sa mauvaise bière, et qu’il n’a donc plus besoin de nous ? Si c’est le cas, disons que nous sommes quittes avec le repas. Bien entendu, nous partirons sur-le-champ…
Bien au sec sous un auvent, le videur regarda la pluie et ricana :
— Avec ce temps ? (Jak baissa les yeux sur l’arme de Rand.) Nous avons fait un pari, Strom et moi. Il pense que tu as volé cette épée à ta vieille grand-mère. Moi, je crois qu’elle t’a fait faire le tour de la porcherie à grands coups de pied dans les fesses, puis qu’elle t’a pendu dehors pour que tu sèches. (Jak eut un rictus plein de haine.) La nuit est encore longue, mon garçon…
Rand avança et le videur s’écarta pour le laisser passer.
Une fois dans la cuisine, le jeune homme retira sa cape et se rassit près de Mat, sur le banc qu’il avait quitté quelques minutes plus tôt. Son ami s’attaquait à une troisième assiette. Mangeant plus lentement, il se concentrait comme s’il avait décidé de tout engloutir, et tant pis s’il en crevait…
Jak entra et se campa près de la porte du fond. La cuisinière elle-même, pourtant une bavarde impénitente, ne manifesta aucune intention de lui faire la conversation.
— Il vient de Pont-Blanc, souffla Rand.
Inutile de préciser de qui il parlait…
Un morceau de bœuf piqué au bout de sa fourchette, Mat se tourna vers le jeune berger. Conscient que Jak les épiait, Rand fit semblant de s’intéresser à la nourriture. À mi-voix, il raconta à Mat ce qu’il avait vu – et lui résuma la conversation des quatre femmes, au cas où il n’aurait pas écouté.
À l’évidence, il en allait ainsi, car Mat écarquilla les yeux, émit un long sifflement, regarda dubitativement son assiette et reposa enfin sa fourchette.
Bon sang ! il pourrait quand même essayer d’être plus discret !
— Il nous poursuit, Rand… Un Suppôt des Ténèbres ?
— Peut-être… Je n’en sais rien. (Rand jeta un coup d’œil à Jak, qui s’étirait avec une ostentation pesante.) Tu crois qu’on peut fausser compagnie à notre ami le videur ?
— Non, pas sans donner l’alarme à l’aubergiste et à l’autre grosse brute. Je savais bien qu’il n’aurait pas fallu s’arrêter ici !
Rand en resta bouche bée, mais il n’eut pas l’occasion de répliquer, car Hake choisit cet instant précis pour entrer dans la cuisine. Strom l’accompagnait. En les voyant, Jak se posta carrément devant la porte de derrière.
— Vous allez manger jusqu’au lever du jour ? brailla Hake. Je ne vous nourris pas pour que vous fassiez la sieste après !
Rand consulta Mat du regard.
— Non, souffla simplement celui-ci. Plus tard…
Sous le regard noir du patron et des deux videurs, Rand et Mat prirent leurs affaires et sortirent.
Dès qu’ils apparurent dans la salle, les clients hurlèrent des titres de morceau ou exigèrent un numéro de jonglerie bien spécifique.
Howal Godot semblait toujours ignorer qu’il n’était pas seul dans l’auberge. Cela dit, il était assis au bord de sa chaise, un signe évident d’excitation. Dès qu’il vit les deux garçons, il se rassit normalement et eut un sourire satisfait.
Rand monta sur l’estrade et joua Tirer de l’eau au puits – assez distraitement, il s’en aperçut très vite. Par bonheur, personne ne remarqua les fausses notes. Mais comment allaient-ils s’en sortir, désormais ? Pour commencer, il devait éviter de regarder en direction de Godot. S’il les poursuivait, pourquoi lui faciliter la tâche en montrant qu’il l’avait repéré ?
Quant à filer, ce n’était pas un jeu d’enfant. Jusque-là, il n’avait jamais mesuré à quel point une auberge faisait un très bon piège. Hake et les deux videurs n’avaient même pas besoin de les surveiller, puisque le public les préviendrait s’ils quittaient l’estrade. Tant que la salle était pleine, l’aubergiste ne pouvait rien tenter et ses proies n’avaient aucune chance de fuir. Une égalité parfaite, sauf que Godot surveillait lui aussi les deux jeunes gens. S’il n’avait pas été sur le point de vomir d’angoisse, Rand aurait trouvé cette situation très amusante.
Quand ils échangèrent une nouvelle fois leurs places, Rand grogna dans sa barbe et Mat dévisagea Hake, Strom et Jak en se fichant qu’ils s’en aperçoivent ou se demandent pourquoi. Lorsqu’il ne jonglait pas, Mat gardait en permanence les mains sous sa veste. Rand siffla pour le prévenir de se méfier, mais il n’obtint aucun résultat. Pourtant, si Hake voyait le rubis, il risquait de passer à l’action. Et, s’ils étaient informés, les clients se joindraient massivement à l’aubergiste dans cette chasse au trésor.
Oubliant toute prudence, Mat dévisageait le marchand de Pont-Blanc – ou le Suppôt des Ténèbres – avec une intensité fébrile. Et, bien entendu, Godot s’en aperçut. Sans se démonter, il fit un petit signe de tête à Mat, comme s’il retrouvait une vieille connaissance. Puis il leva un sourcil interrogateur à l’intention de Rand.
Le jeune homme ne voulut même pas savoir quelle était la question. Il continua à s’efforcer de ne pas regarder Godot mais, pour ça aussi, il était trop tard.
Trop tard… Encore trop tard…
Une seule chose semblait perturber l’homme en cape de velours. L’épée de Rand qui ceignait toujours sa taille. Deux ou trois ivrognes s’étaient déjà levés en titubant pour demander s’il jouait mal au point d’être souvent défié en duel, mais pas un spectateur n’avait remarqué le héron. Excepté Godot, bien sûr… Son sourire s’effaçant, il regarda longuement l’arme, les sourcils froncés. Puis son arrogance revint, mais elle semblait un peu forcée.
Un bon point pour nous, songea Rand. Ce n’est pas trop tôt ! S’il me prend pour un escrimeur digne du héron, ça l’incitera à nous ficher la paix. Du coup, nous n’aurons plus qu’à « neutraliser » Hake et ses sbires.
Une perspective très moyennement réjouissante. D’autant plus que Godot, épée ou non, continuait à dévisager Rand – en souriant de nouveau.
Cette nuit menaçait de durer une éternité… La pression commença à submerger Rand. Hake, Jak et Strom ne le quittaient pas des yeux, avec l’intention arrêtée de le détrousser. Howal Godot ne lâchait pas le morceau non plus, et ses plans devaient être encore plus sinistres.
Et si tout le monde, dans cette salle, avait eu une idée derrière la tête ? L’odeur du mauvais vin et la puanteur des clients donnaient le tournis à Rand. Avec le vacarme permanent des ivrognes, il n’entendait presque plus les notes qu’il jouait et son crâne semblait sur le point d’imploser. Les roulements du tonnerre lui portant le coup de grâce, il se sentait faible comme un nouveau-né.
Se souvenant qu’ils devaient se lever tôt le lendemain, les spectateurs commencèrent à se retirer. Un fermier n’avait de comptes à rendre qu’à lui-même. Les marchands, en revanche, n’éprouvaient guère de compassion pour les gueules de bois quand il s’agissait de payer sa semaine à un conducteur de chariot.
N’ayant pas beaucoup de chemin à faire pour trouver leur lit, les clients qui avaient une chambre à l’auberge partirent les derniers.
Godot resta plus longtemps que tous les autres. Au moment où Rand s’emparait de l’étui pour ranger la flûte, il se leva, la cape pliée sur un bras. Dans toute la salle, les serveuses s’affairaient au nettoyage en ronchonnant sur le vin renversé et la vaisselle cassée. Pendant ce temps, Hake ferma la porte principale avec une énorme clé. Godot le regardant avec insistance, l’aubergiste appela une des filles pour qu’elle montre sa chambre au « marchand ». Avant de s’engager dans l’escalier, l’homme à la cape de velours fit un sourire entendu aux deux jeunes artistes.
Jak et Strom à ses côtés, Hake se tourna vers eux.
Rand se hâta de suspendre à son épaule son encombrant paquetage. De la main gauche, il le poussa vers le centre de ses omoplates, histoire de bien dégager la poignée de son épée. Il ne fit pas mine de la saisir, mais savoir qu’elle était accessible le rassura. Non sans effort, il étouffa un bâillement, car ses adversaires ne devaient pas savoir à quel point il était fatigué.
Mat récupéra son arc et ses autres maigres possessions. Voyant Hake et ses gros bras approcher, il glissa une main sous sa veste.
Une lampe à la main, l’aubergiste s’inclina légèrement puis désigna une porte latérale.
— Les paillasses de ces gentilshommes sont par là…
Un rictus vint démentir l’apparente affabilité de l’aubergiste.
— Vous avez besoin de vos gardes du corps pour nous les montrer ? lança Mat.
— Je suis un homme cossu, répondit Hake en lissant le devant de son tablier crasseux, et posséder un patrimoine incite à la prudence… (Un coup de tonnerre fit grincer les fenêtres.) Alors, ces paillasses, vous voulez les voir ?
Rand se demanda ce qui arriverait s’il répondait : « Non, parce que nous partons »…
Ce serait faisable si tu savais vraiment te battre à l’épée… Mais les quelques leçons de Lan n’ont pas suffi.
— Passez devant, maître Hake… Je déteste avoir des gens dans mon dos.
Strom ricana, mais l’aubergiste acquiesça, se tourna vers la porte et entra dans un couloir, ses deux videurs sur les talons.
Rand jeta un coup d’œil à la porte du fond, dans la cuisine. Si Hake avait également verrouillé cette issue, tenter de filer déclencherait les hostilités que le jeune homme voulait à tout prix éviter.
Sur le seuil du couloir, Hake hésita et Mat piaffa d’impatience dans son dos. L’obscurité qui régnait dans le passage justifiait l’usage d’une lampe. Sans cette lumière, Rand n’aurait jamais avancé. Mais là, si l’aubergiste ou ses laquais tentaient un coup tordu, il le verrait.
Et ça m’avancerait à quoi ?
Au fond du couloir se découpait une porte en bois brut. Dans la pénombre, Rand ne vit pas s’il y avait des issues latérales. Hake et les deux videurs ouvrirent la porte du fond et s’écartèrent.
— Et voici votre royaume ! s’écria Hake.
Une remise vide, vraiment ? Des tonneaux éventrés et des caisses cassées jonchaient le sol de cet ignoble débarras. En plusieurs endroits, des infiltrations d’eau sourdaient du plafond et un carreau cassé de la fenêtre laissait pénétrer la pluie. Sur les étagères murales, des objets non identifiables croupissaient sous la poussière.
Repérant les paillasses, Rand fut surpris qu’elles existent pour de bon.
L’épée inquiète Hake, donc il attendra que nous dormions…
Mais le jeune homme n’avait aucune intention de croupir dans la demeure du voleur. Dès que Mat et lui seraient tranquilles, ils sortiraient par la fenêtre, et voilà tout.
— C’est très bien, dit-il à l’aubergiste. (Près de leur patron, les videurs affichaient un sourire béat.) Laissez-nous la lampe…
Hake grogna, mais il posa la lampe sur une étagère. Puis il hésita, lorgnant du coin de l’œil les deux garçons. Rand redouta qu’il donne l’ordre d’attaquer à ses hommes de main, mais son regard se posa sur l’épée et il y renonça provisoirement. Strom et Jak ne cachèrent pas leur surprise, mais ils sortirent docilement avec leur employeur.
Rand attendit que les bruits de pas – ou plutôt les grincements du plancher – aient cessé, puis il compta jusqu’à cinquante et passa la tête dans le couloir. Un rectangle de lumière, tout au fond, indiquait la position de la porte côté salle commune. Alors que le jeune homme allait retirer sa tête, une silhouette bougea dans la pénombre. Jak ou Strom montait la garde, comme il fallait s’y attendre.
Un rapide examen de la porte apprit à Rand tout ce qu’il voulait savoir – et les nouvelles n’étaient pas très bonnes. Le battant était épais, mais il n’y avait ni serrure ni barre de sécurité. Au moins, l’ouverture se faisait par l’intérieur.
— Qu’attendent-ils, là-dehors ? demanda Mat.
Il brandissait sa dague, dont la lame reflétait la lueur de la lampe.
— Qu’on s’endorme…, répondit Rand en fouillant parmi les tonneaux et les caisses. Aide-moi à trouver quelque chose pour bloquer la porte.
— Pour quoi faire ? Tu ne comptes pas dormir ici, j’espère ? On ouvre la fenêtre et on file ! J’aime mieux être mouillé que mort !
— Ils ont posté une sentinelle dans le couloir. Si nous faisons du bruit, ils nous tomberont dessus avant qu’on ait eu le temps de dire « ouf ». S’il doit choisir, Hake préférera nous affronter face à face plutôt que nous laisser partir.
Pas vraiment convaincu, Mat fouilla également la pièce, mais les deux amis ne trouvèrent rien. Les tonneaux étaient vides, donc trop légers, idem pour les caisses, et empiler le tout contre la porte n’empêcherait personne de l’ouvrir.
Soudain, deux objets familiers posés sur une étagère attirèrent l’attention de Rand. Des coins de fendage en métal tout rouillés et couverts de poussière. Exactement la même forme que des cales !
Le jeune berger s’empara des deux outils de bûcheron et les coinça sous la porte. À la faveur d’un roulement de tonnerre, il les enfonça à coups de talon. Quand le silence revint, il retint son souffle et écouta. Personne ne marchait dans le couloir, un indice assez sûr qu’on ne l’avait pas entendu.
— La fenêtre ! lança-t-il.
On n’avait pas dû l’ouvrir depuis des années, car les deux amis durent unir leurs efforts pour la soulever. Là, s’ils n’ameutaient pas tout le monde…
Quand l’ouverture fut assez large pour laisser passer un homme, les deux amis s’accroupirent afin de regarder dehors.
— Par le sang et les cendres ! s’écria Mat. Je comprends pourquoi Hake nous fait dormir ici !
Des barreaux de fer encastrés dans un cadre du même métal brillaient faiblement à la lueur des flammes. Rand tenta de secouer la grille, qui ne bougea pas d’un pouce.
— Attends, j’ai vu quelque chose, tout à l’heure…, souffla Mat.
Il chercha sur les étagères et revint avec un pied-de-biche rouillé dont il glissa l’extrémité sous le cadre de fer.
— Pense au bruit, Mat ! lui rappela Rand.
Attendant un coup de tonnerre, il saisit lui aussi l’outil et tenta de trouver des appuis stables sur le plancher rendu glissant par la pluie que laissait passer la fenêtre ouverte. Lorsque le tonnerre leur en donna le signal, les deux jeunes gens appuyèrent sur le pied-de-biche. Avec un grincement qui fit se hérisser tous les poils de Rand sur sa nuque, le cadre bougea d’un quart de pouce. Se synchronisant avec l’orage, Mat et Rand s’échinèrent pendant une petite éternité pour un résultat dérisoire. Puis les bottes de Rand glissèrent sur le bois trempé, et les deux amis s’étalèrent, lâchant leur outil, qui alla rebondir contre les barreaux en produisant un boucan d’enfer. Toujours au sol, Rand tendit l’oreille et ne capta rien, sinon le martèlement régulier de la pluie.
Mat se massa une main avec l’autre et grogna :
— À ce rythme-là, on n’est pas près de sortir.
Le cadre de fer était délogé d’à peine l’épaisseur de deux doigts et il restait des dizaines d’énormes rivets pour le tenir en place.
— Eh bien, il faut insister, dit Rand en se relevant.
Il ramassa le pied-de-biche et le remit en place. Mais, dans son dos, la porte d’entrée craqua sinistrement. Quelqu’un tentait de l’ouvrir. Pour l’instant, les coins de fendage résistaient, mais ça ne durerait pas éternellement. Alors que les deux garçons échangeaient un regard inquiet, Mat sortit de nouveau sa dague.
La porte craqua plus fort.
— Fichez le camp, Hake ! cria Rand. On essaie de dormir.
— Je crois que vous vous méprenez…, dit une voix à la fois arrogante et désagréablement mielleuse.
Howal Godot, à coup sûr !
— Maître Hake et ses… collaborateurs… ne vous ennuieront plus. Ils dorment à poings fermés, et demain matin ils se demanderont comment vous avez fait pour vous volatiliser. Mes jeunes amis, laissez-moi entrer ! Nous devons parler…
— Nous n’avons rien à vous dire, répondit Mat. Laissez-nous dormir.
Godot eut un rire qui fit frissonner les deux jeunes gens.
— Au contraire, nous avons beaucoup à nous dire ! Vous le savez aussi bien que moi, je l’ai vu dans vos yeux. Je vous connais mieux que vous vous connaissez vous-mêmes ! Je sens la force déferler en vous, vague après vague. Vous appartenez déjà à moitié à mon maître. Cessez donc de vous voiler la face ! Si les sorcières de Tar Valon vous mettent la main dessus, vous aurez envie de vous trancher la gorge pour leur échapper, mais elles ne vous laisseront pas faire. Seul mon maître peut vous protéger de ces harpies.
— Nous ne comprenons pas un mot de ce que vous dites, mentit Mat. Partez !
Dans le couloir, le plancher grinça. Godot n’était pas seul. Et, dans deux carrosses, il avait pu faire voyager beaucoup d’hommes de main.
— Assez de bêtises, mes jeunes amis ! Vous savez que le Grand Seigneur des Ténèbres vous a marqués pour l’éternité. Lorsqu’il se réveillera, les nouveaux Seigneurs de la Terreur devront être là pour faire son éloge. C’est écrit, et vous devez être concernés, puisqu’on m’a chargé de vous retrouver. Pensez à ce qui vous attend : la vie éternelle et un pouvoir au-delà de tout ce que vous avez jamais rêvé.
La voix de Godot vibrait d’avidité. Pour une telle puissance, il aurait été prêt à faire n’importe quoi.
Rand jeta un coup d’œil dehors. Ce qu’il vit à la faveur d’un éclair lui donna envie de vomir. Se moquant de la pluie, des hommes montaient la garde devant la fenêtre.
— Je perds patience…, annonça Godot. Pliez-vous à la volonté de mon maître – non, de vôtre maître – ou nous vous y forcerons. Sachez que ce ne sera pas agréable du tout… Le Ténébreux règne sur la mort et il peut l’associer à la vie de toutes les façons qui lui chantent. Ouvrez cette porte ! L’heure a sonné, et vous ne fuirez plus nulle part ! Ouvrez, vous dis-je !
Godot devait avoir donné un ordre par geste, car une masse considérable vint s’écraser contre la porte. Le battant vibra et les deux cales glissèrent un peu en arrière. Les sbires de Godot répétèrent la manœuvre, obtenant des résultats très irréguliers. Les coins bougeaient parfois et, à d’autres moments, ils résistaient. Mais l’issue de tout cela ne faisait plus de doute.
— Capitulez ! cria Godot. Ou passez l’éternité à regretter de ne pas l’avoir fait.
— Si nous n’avons pas le choix…, commença Mat. (Pâle, le souffle court, il était à bout de nerfs.) Faisons semblant d’accepter et tentons de nous évader ensuite. Par le sang et les cendres ! nous sommes coincés !
Rand eut le sentiment d’entendre ces mots à travers le filtre de deux bouchons de cire.
Nous sommes coincés…
Un éclair illumina la réserve, et le bruit de la foudre retentit, très assourdi.
Il faut trouver un moyen de sortir…
Godot continuait à appeler les deux jeunes gens et la porte s’entrebâillait de plus en plus.
Nous sommes coincés !
Une vive lumière emplit la réserve, aveuglant ses occupants. Alors que l’air lui-même rugissait et s’embrasait, Rand fut propulsé contre le mur du fond. Les oreilles bourdonnantes à cause de l’impact, il se laissa glisser sur le sol. Bien que sonné, il réussit à se redresser. Ses genoux s’entrechoquaient et il dut plaquer une main contre le mur pour ne pas perdre l’équilibre.
Hébété, il regarda autour de lui. Sur une des rares étagères qui tenaient encore aux murs, la lampe renversée continuait à brûler et à produire de la lumière. Les tonneaux et les caisses, certains noirs de suie et fumants, gisaient un peu partout comme si une main géante les avait remués à la recherche d’on ne savait trop quoi. La fenêtre, les barreaux et le cadre s’étaient volatilisés, laissant un énorme trou dans le mur du fond, dont une bonne partie manquait aussi. Le toit était constellé de trous et les volutes de fumée qui montaient des poutres tentaient en vain de lutter contre la pluie. Arrachée de ses gonds, la porte de la réserve était à demi tombée dans le couloir.
Avec le sentiment d’évoluer dans un cauchemar, Rand redressa la lampe. Sur l’instant, il lui sembla capital de faire en sorte qu’elle ne se brise pas.
Un tas de débris ondula soudain, puis Mat en émergea, vacillant sur ses jambes. Comme pour vérifier s’il était entier, il se tapota le torse, les bras et les cuisses.
— Rand ? C’est toi ? Vivant ? J’ai cru que nous…
Mat s’interrompit. Voyant qu’il tremblait, Rand ne s’aperçut pas tout de suite que c’était l’effet d’une crise de rire hystérique.
— Mat ! Mat ! Qu’est-il arrivé ?
Le jeune homme parvint à reprendre le contrôle de ses nerfs.
— Un éclair, Rand… Je regardais la fenêtre quand il a percuté les barreaux. Je suis encore ébloui et… (Il plissa les yeux, tentant malgré tout de sonder le couloir dévasté.) Où est Godot ?
Rien ne bougeait dans le corridor obscur. En soi, ça ne voulait rien dire, car n’importe qui aurait pu se tapir dans le noir. Rand espérait bien que le faux marchand et ses hommes étaient morts, mais il ne se serait pas aventuré dans le couloir pour tout l’or du monde. Du côté rue, on ne voyait plus trace des hommes qui surveillaient un peu plus tôt la fenêtre.
Des bruits de pas retentissaient, venant de l’auberge, et des cris déchiraient par instants le silence. La panique, inévitable après un tel événement…
— Filons tant que c’est encore possible, dit Rand.
Dès que les deux garçons eurent récupéré leurs affaires, Rand prit son ami par le bras et le fit traverser avec lui la brèche béante. Toujours à demi aveugle, Mat s’accrochait à son ami comme un noyé à un morceau de bois flotté.
Alors que la pluie cinglait le visage de Rand, un nouvel éclair illumina la scène. Les hommes de Godot étaient toujours là, mais raides morts dans la boue, les pieds orientés en direction de la réserve. À travers un rideau de pluie, leurs yeux vitreux regardaient le ciel sans le voir.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mat. Par le sang et les cendres ! je ne vois même pas mes fichues mains !
— Il n’y a rien…, mentit Rand.
La foudre… Un coup de chance ? Seulement ?
Frissonnant d’angoisse, il fit contourner les cadavres à son ami.
— Un éclair, c’est tout…
En l’absence de lumière, quand il n’y avait pas d’éclair, les deux garçons trébuchèrent souvent dans des ornières tandis qu’ils s’éloignaient de l’auberge. Mat s’accrochant à Rand, chaque faux pas de l’un menaçait de les faire tomber tous les deux.
Ils réussirent pourtant à ne pas s’étaler dans la boue.
Avant que le rideau de pluie devienne impénétrable, Rand se retourna une seule fois. Devant l’auberge illuminée par un éclair, il vit se découper la silhouette d’un homme qui montrait rageusement le poing aux deux fugitifs. Godot ou Hake ? Rand n’aurait su le dire mais, de toute façon, aucun ne valait mieux que l’autre.
Isolés du Charretier Dansant et bientôt de Quatre Rois par une formidable averse, les deux fugitifs s’enfoncèrent dans la nuit. Avec l’orage, si quelqu’un les poursuivait, ils n’avaient aucune chance de l’entendre…