4 Le trouvère

Dès que la porte se fut refermée dans son dos, l’homme aux cheveux blancs se retourna pour la regarder d’un air sombre. Très mince, l’inconnu était grand, mais ses épaules voûtées lui enlevaient beaucoup de prestance. Cela posé, sa vivacité démentait son âge apparent. Sa cape multicolore semblait faite de dizaines de carrés de tissu. En réalité, constata Rand, et malgré les critiques de maître al’Vere, c’était un vêtement épais de très bonne facture – et d’une seule pièce –, car les carreaux faisaient exclusivement fonction d’ornements.

— Le trouvère ! s’exclama Egwene.

L’homme fit volte-face. Sous sa cape, il portait une veste longue aux manches très larges et aux poches inhabituellement grandes. Aussi blanche que ses cheveux, une moustache tombante frémissait au vent sous son nez et son visage noueux évoquait l’écorce d’un arbre qui a connu des temps difficiles. Sous ses sourcils broussailleux, ses yeux bleus semblaient capables de voir à l’intérieur de tout ce qu’ils regardaient.

Le trouvère braqua sur Rand et ses amis le long tuyau de sa pipe au foyer délicatement sculpté.

Rand s’avisa qu’il était fasciné par les yeux de cet homme. À Deux-Rivières, tout le monde avait les yeux noirs, et c’était aussi le cas des colporteurs, des marchands et des gardes de passage. Pendant longtemps, les Congar et les Coplin s’étaient moqués de Rand à cause de ses yeux gris. Puis il avait flanqué son poing dans la figure d’Ewai Coplin, et les choses étaient rentrées dans l’ordre. La Sage-Dame l’avait bien entendu sermonné, mais ce n’était pas si grave…

Rand se demandait souvent s’il existait un lieu où personne n’avait les yeux foncés.

Dans ce cas, Lan en vient peut-être…

— Où suis-je donc tombé ? demanda le trouvère d’une voix profonde qui semblait porter davantage que celle d’un homme ordinaire. (Même en plein air, elle paraissait emplir tout l’espace et se répercuter contre des murs inexistants.) Les péquenots de l’autre village m’ont dit que j’arriverais ici avant la nuit. Mais sans préciser qu’il fallait partir avant midi, pour ça ! Quand j’ai finalement frappé à sa porte, gelé et rêvant d’un bon lit chaud, votre aubergiste m’a fait toute une histoire au sujet de l’heure tardive, comme si j’étais un vulgaire porcher ! Puis votre Conseil n’a pas daigné m’implorer de me produire lors de votre fichue fête, et mon « hôte » a omis de me dire qu’il était également le bourgmestre. (Le trouvère marqua une pause, le temps de reprendre son souffle.) Quand je suis descendu, il y a une minute, pour fumer ma pipe devant un bon feu et déguster une chope de bière, tous les bouseux présents m’ont regardé comme si j’étais leur beau-frère le plus honni venant leur emprunter de l’argent. Un vieux fou m’a fait un sermon au sujet des histoires que je devais ou non raconter, et une gamine m’a crié de sortir, me menaçant avec une sorte de massue parce que je n’obéissais pas assez vite à son goût. Comment peut-on traiter un trouvère ainsi ? C’est inouï !

Fascinée par l’artiste, mais brûlant d’envie de défendre Nynaeve, Egwene souriait béatement et semblait incapable de prendre les choses en main.

— Mille excuses, maître trouvère, intervint Rand, conscient qu’il souriait lui aussi comme un benêt, c’était notre Sage-Dame, et…

— Ce joli petit morceau de fille ? s’étonna le trouvère. Une Sage-Dame de village ? À son âge, au lieu de prédire le temps et de soigner les malades, elle ferait mieux de se laisser conter fleurette par de beaux jeunes gens.

Très mal à l’aise, Rand espéra que Nynaeve n’entendrait jamais le trouvère parler ainsi. En tout cas, pas avant sa représentation !

Perrin fit la grimace et Mat émit un sifflement modulé. Les deux garçons partageaient à l’évidence les craintes de leur ami.

— Les hommes présents dans la salle commune sont nos conseillers, précisa Rand. Ils ne voulaient pas vous manquer de respect, j’en suis sûr, mais nous venons d’apprendre qu’une guerre fait rage au Ghealdan, où un homme prétend être le Dragon Réincarné. Un faux Dragon, bien sûr… Des Aes Sedai sont parties de Tar Valon pour l’affronter. Le Conseil tente de déterminer si nous sommes en danger ici.

— De très vieilles nouvelles, même à Baerlon, lâcha le trouvère, et c’est le pire endroit où s’informer de la marche du monde. (Il regarda autour de lui.) Enfin, pratiquement le pire… (Il remarqua le chariot rangé devant l’auberge, les harnais des chevaux gisant sur le sol.) On dirait bien que je reconnais le véhicule de Padan Fain… (Toujours aussi profonde, sa voix ne résonnait plus, mais exprimait un souverain mépris.) Ce rustre adore répandre un peu partout les mauvaises nouvelles. Il tient plus du corbeau que de l’homme, cet oiseau de mauvais augure !

— Maître trouvère, dit Egwene, l’agacement la tirant de sa fascination muette, maître Fain vient souvent à Champ d’Emond. C’est un homme joyeux, et il nous apporte plus de bonnes nouvelles que de mauvaises.

Le trouvère dévisagea un moment la jeune fille, puis il eut un grand sourire.

— Ce que tu es mignonne, toi ! Tu devrais avoir des boutons de rose dans les cheveux. Hélas, cette année, je ne peux pas faire jaillir des fleurs de nulle part… Mais aimerais-tu m’assister, demain, durant ma représentation ? Me passer ma flûte quand j’en aurai besoin, ainsi que d’autres accessoires… J’ai pour habitude de choisir la plus jolie fille d’un village comme assistante…

Perrin ricana, et Mat, qui ricanait déjà, éclata de rire. Rand, lui, sursauta de surprise. Il n’avait même pas esquissé un sourire, et c’était lui qu’Egwene foudroyait du regard.

— Merci, maître trouvère, dit la jeune fille avec un calme forcé, je serais ravie de vous aider.

— Thom Merrilin, déclara soudain l’artiste.

Les jeunes gens se regardèrent, interloqués.

— C’est mon nom, Thom Merrilin, pas « maître trouvère ». (Sa voix sembla de nouveau résonner dans une très grande salle.) Jadis simple barde, je porte désormais le glorieux titre de maître trouvère, mais mon nom reste celui que mes parents m’ont donné à la naissance.

Merrilin fit une révérence si gracieuse, avec de si belles ondulations de sa cape, que Mat applaudit pendant qu’Egwene s’extasiait en silence.

— Maître Merrilin, dit Mat, peu sûr que ce soit la bonne façon de s’adresser au trouvère, mais désorienté par son étrange discours, que se passe-t-il au Ghealdan ? Que savez-vous au sujet de l’imposteur et des Aes Sedai ?

— Ai-je l’air d’un colporteur, mon garçon ?

Le trouvère se tapota la paume avec le tuyau de sa pipe. Puis il la fit prestement disparaître, trop vite pour qu’on voie si c’était dans sa cape ou dans sa veste.

— Je suis un trouvère, pas un héraut public. De plus, je prends garde à ne jamais rien savoir au sujet des Aes Sedai. C’est plus sûr pour ma santé.

— Mais la guerre…, commença Mat.

Thom Merrilin ne le laissa pas continuer.

— À la guerre, mon garçon, des crétins tuent d’autres crétins pour défendre des causes imbéciles. C’est tout ce qu’il convient de savoir. Moi, je suis ici pour l’art. (Sans crier gare, le trouvère braqua un index sur Rand.) Tu es sacrément grand, mon gars ! Pas encore adulte, mais je doute qu’il y ait sur ce territoire un homme qui te dépasse. Et tes yeux sont une rareté dans le coin, je parie. Les épaules larges comme le manche d’une hache de bûcheron, tu es aussi grand qu’un Aiel. Comment t’appelles-tu ?

Rand hésita, se demandant si le trouvère se moquait de lui.

Mais l’artiste était déjà passé à Perrin.

— Et toi, tu as presque la taille d’un Ogier… Quel est ton nom ?

— Pour avoir la taille que vous dites, il faudrait que je monte sur mes propres épaules ! plaisanta l’apprenti forgeron. Maître Merrilin, Rand et moi sommes des garçons ordinaires, pas des créatures étranges sorties de vos légendes. Perrin Aybara pour vous servir !

Thom Merrilin entreprit de se lisser la moustache.

— Des créatures sorties de mes légendes ? C’est ce que vous croyez ? Eh bien, les garçons, on voit que vous avez beaucoup voyagé !

Rand ne dit rien, certain que le trouvère se moquait d’eux. Mais une fois lancé, Perrin devenait intarissable :

— Tous les trois, nous sommes allés jusqu’à Colline de la Garde et Promenade de Deven. Peu de gens d’ici peuvent se targuer de la même chose.

Ce n’était pas de la vantardise, parce que Perrin n’aimait pas ça. Il disait simplement la vérité.

— Nous avons également vu la Tourbe, ajouta Mat. (Lui, en revanche, il donnait l’impression de faire la roue.) C’est un marécage, tout au fond du bois de l’Eau. Personne ne s’y aventure à cause des sables mouvants et des autres dangers. À part nous ! C’est pareil pour les montagnes de la Brume. Un jour, nous avons exploré leurs contreforts.

— Si loin que ça ? fit mine de s’étonner le trouvère en se lissant toujours la moustache.

Rand comprit que c’était pour dissimuler un sourire. Du coin de l’œil, il vit que Perrin faisait une moue désabusée.

— S’enfoncer dans les montagnes porte malheur, dit Mat, comme pour s’excuser de ne pas être allé plus loin. Tout le monde le sait…

— Ce sont des superstitions ridicules, Matrim Cauthon ! s’écria Egwene, furieuse. Nynaeve dit que…

Elle s’interrompit, s’empourpra puis regarda Thom Merrilin d’un air beaucoup moins amical que précédemment.

— Maître trouvère, reprit-elle, il n’est pas correct de… Eh bien, de…

Le teint rouge vif, Egwene préféra se taire. Comme s’il venait de comprendre ce qui se passait, Mat cligna plusieurs fois des yeux.

— Tu as raison, mon enfant, reconnut l’artiste. Acceptez mes humbles excuses. Je suis là pour vous divertir, exclusivement… Ma langue trop acérée m’attire sans cesse des ennuis.

— Nous n’avons sûrement pas voyagé aussi loin que vous, dit Perrin, mais que vient faire la taille de Rand là-dedans ?

— C’est simple, mon garçon… Tout à l’heure, je vous laisserai essayer de me soulever du sol. Et aucun de vous n’y arrivera. Pas toi, le costaud, ni ta grande perche d’ami, ni aucun autre homme de ce trou perdu. Que dis-tu de ça ?

Perrin ne parut pas impressionné.

— Que je vais tenter ma chance sur-le-champ !

Il avança, mais le trouvère tendit un bras pour le repousser.

— Plus tard, mon garçon, plus tard… Quand il y aura des gens autour de nous. Un artiste a besoin de son public.

Une petite foule s’était déjà massée sur la place Verte depuis l’apparition du trouvère. Derrière les adultes, des jeunes gens des deux sexes et des enfants écarquillaient les yeux pour observer le fabuleux visiteur. On eût dit qu’ils s’attendaient à le voir faire un miracle.

Thom Merrilin regarda les curieux – en fait, il les compta – puis secoua la tête et soupira.

— Je devrais vous donner un aperçu de mes talents… Comme ça, vous en parlerez aux autres péquenots… Un avant-goût de ce que vous verrez demain, à l’occasion de votre fête…

Il recula, bondit soudain dans les airs, se retourna en plein vol et atterrit souplement sur les antiques fondations. En même temps, trois balles – une rouge, une blanche et une noire – commencèrent à tourner entre ses mains.

Les spectateurs soupirèrent de surprise et d’admiration. Rand lui-même en oublia son agacement. Il échangea avec Egwene un sourire satisfait, puis les deux jeunes gens se concentrèrent sur la prestation du trouvère.

— Vous voulez entendre des histoires ? lança Thom Merrilin. Eh bien, j’en connais, et je vous les offrirai de bon cœur. Mes récits prendront vie devant vos yeux, faites-moi confiance !

Une balle bleue vint s’ajouter à la farandole. Puis une verte et enfin une jaune.

— Pour les hommes et les jeunes garçons, j’évoquerai de grandes guerres et de formidables héros. Pour les femmes et les filles, ce sera le Cycle d’Aptarigine en entier !

» Et la vie d’Artur Paendrag Tanreall, Artur Aile-de-Faucon, Artur le grand roi qui régnait jadis du désert des Aiels jusqu’à l’océan d’Aryth – et même au-delà ! Des récits fabuleux sur des peuples exotiques et d’étranges royaumes. L’Homme Vert, les Champions, les Trollocs, les Ogiers et les Aiels. Les Mille et Une Histoires d’Anla, le conseiller philosophe ! Les exploits de Jaem le tueur de géants. Comment Susa soumit à sa volonté Jain l’Explorateur ! Le conte de Mara et des trois rois stupides !

— Parlez-nous de Lenn, demanda Egwene. Racontez-nous comment il est allé sur la lune dans le ventre d’un aigle de feu. Décrivez-nous comment sa fille Salya marche au milieu des étoiles.

Du coin de l’œil, Rand regarda la jeune fille, mais elle semblait ne plus voir que le trouvère. Egwene n’avait jamais aimé les histoires d’aventures et de voyages au long cours. Ses préférences allaient aux anecdotes amusantes ou aux contes sur des femmes rusées qui roulaient dans la farine des gens censés être plus futés que n’importe qui d’autre. En conséquence, demander au trouvère d’évoquer Lenn et Salya était une façon de jeter une pierre dans le jardin de Rand. À coup sûr, elle devait savoir que le monde extérieur ne convenait pas aux gens de Deux-Rivières. Écouter des histoires épiques, voire rêver d’aventures, était une chose. Les vivre pour de bon en était une autre…

— De vieilles lunes, ces histoires, lâcha Thom Merrilin. (Changeant d’exercice, il entreprit de jongler avec trois balles dans chaque main.) Des récits venus de l’Âge antérieur à celui des Légendes, selon certains érudits. Et peut-être même encore plus anciens. Moi, j’en connais sur tous les Âges qui furent et sur tous ceux qui seront un jour ! Des Âges où l’humanité régnait sur le ciel et les étoiles. Et d’autres, où les hommes n’étaient que des animaux parmi les animaux. Des Âges peuplés de merveilles, et d’autres où abondaient les horreurs. Des Âges achevés par un orage de flammes déversées par les cieux, et d’autres où la glace et la neige finirent par recouvrir les terres et les mers. Je connais toutes les histoires, et je les raconterai toutes !

» La légende de Mosk le Géant, avec sa Lance de Feu qui pouvait atteindre l’autre face du monde. Et le récit de sa guerre contre Elsbet, la Reine de Tout !

» L’histoire de Materese la Guérisseuse, Mère des Fantastiques Inds…

Les six balles passaient maintenant d’une main à l’autre de l’artiste, traçant dans l’air deux cercles imbriqués. Fredonnant plus qu’il parlait – une forme d’incantation –, il pivotait sans cesse sur lui-même, comme s’il entendait surveiller les réactions de son public.

— Je vous parlerai de la fin de l’Âge des Légendes, du Dragon et de sa tentative de libérer le Ténébreux pour le lâcher sur le monde des vivants. Vous saurez tout sur l’Ère de la Folie, où les Aes Sedai disloquèrent le monde. Et les guerres des Trollocs, durant lesquelles les hommes affrontèrent des monstres avec pour enjeu la domination de tout l’univers connu !

» Et la guerre des Cent Années, quand les hommes s’entre-tuèrent, fondant les nations que nous connaissons aujourd’hui. Oui, je vous raconterai la vie d’hommes et de femmes – les riches et les pauvres, les héros et les humbles, les orgueilleux et les timides. Le Siège des Piliers du Ciel ! Comment maîtresse Karil finit par guérir son mari ronfleur. Le Roi Darith et la Chute de la Maison…

Soudain, la farandole des balles et la logorrhée de l’artiste cessèrent en même temps. Comment ? Eh bien, parce que Thom Merrilin avait rattrapé toutes ses balles et arrêté de parler. À l’insu de Rand, Moiraine était venue se joindre à l’auditoire du trouvère. Et même s’il fallait y regarder à deux fois pour le voir, Lan était avec elle. Un court moment, Thom étudia la noble dame du coin de l’œil. Bien qu’il fût immobile comme une statue, il parvint à faire disparaître les balles dans les poches de sa veste. Puis il écarta les pans de sa cape et s’inclina gracieusement.

— Veuillez m’excuser, mais vous ne vivez sûrement pas sur ce territoire ?

— C’est dame Moiraine ! cria Ewin. Il faut l’appeler « dame » !

Thom tressaillit, puis se plia un peu plus en deux.

— Mille pardons, dans ce cas, ma dame… Je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect.

Moiraine eut un petit geste insouciant.

— Je ne me suis pas sentie insultée, maître barde. Et il faut m’appeler Moiraine, tout simplement. De fait, je ne suis pas d’ici, et, comme vous, je me trouve très loin de chez moi et isolée. Pour un étranger, le monde peut être un endroit dangereux…

— Dame Moiraine s’intéresse aux histoires, expliqua Ewin. En particulier à celles qui ont Deux-Rivières pour cadre. Même s’il est difficile de trouver quoi que ce soit d’intéressant dans nos petites affaires…

— Eh bien, Moiraine, je crois que vous trouverez mes histoires fascinantes.

À l’évidence, Thom se méfiait de la femme et il n’était pas ravi de sa présence.

Rand se demanda quelle sorte de divertissement une dame de ce niveau se voyait proposer dans des villes comme Baerlon ou Caemlyn. À coup sûr, ça ne pouvait pas être mieux qu’un trouvère…

— Tout est une affaire de goût, maître barde. Certaines histoires me plaisent, et d’autres non.

Thom accentua encore sa révérence, son torse quasiment parallèle au sol.

— Je vous assure qu’aucune des miennes ne vous déplaira. Toutes trouveront grâce à vos yeux, je n’en doute pas. De toute façon, vous me faites trop d’honneur : je suis un simple artiste, et rien d’autre.

Moiraine salua le trouvère d’un signe de tête. À cet instant, alors qu’elle semblait accepter l’offrande d’un de ses sujets, elle parut plus digne que jamais du titre de « dame » qu’Ewin lui donnait à tout bout de champ.

Elle se détourna et s’éloigna, Lan la suivant comme un loup qui emboîte le pas à un cygne doré. Le front plissé, Thom la regarda un moment tout en se lissant la moustache de l’arête d’une phalange. Quand son compagnon et elle eurent traversé la moitié de la place Verte, il détourna enfin les yeux.

Il n’est pas content du tout, songea Rand.

— Allez-vous jongler de nouveau ? demanda Ewin.

— Avalez du feu, plutôt ! cria Mat. Je veux absolument voir ça !

— Non, qu’il joue de la harpe ! lança une voix dans la foule.

Une autre demanda un récital de flûte.

Mais la porte de l’auberge s’ouvrit pour laisser passer le Conseil au grand complet, plus Nynaeve. En revanche, Padan Fain n’était nulle part en vue, sans doute parce qu’il avait décidé de rester à l’intérieur avec son vin chaud aux épices.

En marmonnant quelque chose au sujet d’un « alcool fort », Thom Merrilin sauta des fondations où il était perché. Ignorant les protestations de son public, il fila dans l’auberge, bousculant au passage les conseillers.

— C’est un trouvère, ou un roi ? grogna Cenn Buie. De l’argent fichu en l’air, si vous voulez mon avis.

Bran al’Vere suivit le trouvère du regard, puis il soupira :

— Ce type ne vaut peut-être pas tous les ennuis qu’il nous attirera…

Occupée à resserrer autour d’elle les pans de sa cape, Nynaeve ne rata pas l’occasion de lancer une pique :

— Inquiète-toi au sujet du trouvère, Brandelwyn al’Vere, si ça t’amuse ! Au moins, il est à Champ d’Emond, et on ne peut pas en dire autant du faux Dragon. Mais si tu veux te faire du souci, d’autres visiteurs, ici, devraient retenir ton attention.

— Sage-Dame, si tu me laissais décider de ce qui m’inquiète ou pas ? Maîtresse Moiraine et maître Lan sont de respectables clients de mon établissement. Ils ne m’ont pas traité d’idiot en présence de tout le Conseil, et ce ne sont pas eux non plus, à ma connaissance, qui ont déploré le crétinisme congénital de la moitié des conseillers.

— La moitié ? J’ai été bien généreuse, dirait-on…, lâcha Nynaeve.

Sans un regard en arrière, elle s’éloigna à grandes enjambées, laissant Bran bouche bée et à la recherche d’une réplique mordante qui ne servirait plus à rien.

Egwene regarda Rand comme si elle voulait lui dire quelque chose, mais elle choisit de suivre la Sage-Dame.

Il y avait un moyen de l’empêcher de quitter Deux-Rivières, et le jeune homme le savait. Mais il n’était pas prêt à y recourir, même si elle acceptait. De plus, sous couvert d’une plaisanterie, elle avait indirectement fait savoir qu’elle n’accepterait pas, et cette idée le rendait malade…

— Cette jeune femme a besoin d’un mari, marmonna Cenn Buie, si nerveux qu’il sautait d’un pied sur l’autre. (Déjà rouge comme une pivoine, il menaçait de virer à l’écarlate.) Elle ignore le sens du mot « respect ». Nous sommes les conseillers, pas des garnements qui ratissent son jardin, et…

Bran expira de l’air par les naseaux, comme un taureau, puis se tourna vers le vieux couvreur.

— Du calme, Cenn ! Et cesse de te comporter comme un Aiel au voile noir !

Le vieil homme maigrichon s’en pétrifia de surprise. Bran n’était pas homme à céder à la colère, d’habitude.

— Bon sang ! n’avons-nous pas des préoccupations plus urgentes ? Tu veux démontrer que Nynaeve a raison au sujet des crétins congénitaux ?

Sur ces mots, Bran entra dans l’auberge et claqua la porte derrière lui.

Les autres conseillers regardèrent Cenn sans trop d’aménité, puis ils se dispersèrent, à l’exception de Haral Luhhan, qui s’en alla avec le vieux couvreur, lui parlant très calmement. Le forgeron était le seul, à Champ d’Emond, qui pût ramener Cenn Buie à la raison.

Rand alla rejoindre son père, et ses amis lui emboîtèrent le pas.

— Je n’ai jamais vu maître al’Vere perdre ainsi son sang-froid, dit le jeune homme à Tam.

Cette entrée en matière lui valut un regard désapprobateur de Mat.

— Le bourgmestre et la Sage-Dame sont rarement d’accord, mon fils, dit Tam, et aujourd’hui ils ne l’étaient pas du tout. Il n’y a rien de plus, et c’est pareil dans tous les villages.

— Et le faux Dragon, où en est-on ? demanda Mat.

— Et les Aes Sedai ? ne put s’empêcher d’ajouter Perrin.

Tam secoua lentement la tête.

— Maître Fain n’en sait pas beaucoup plus long que ce qu’il a dit. En tout cas, sur les sujets qui nous concernent. Il a parlé de batailles gagnées ou perdues et de cités prises puis reprises. La Lumière en soit louée, tout ça est arrivé au Ghealdan. À la connaissance du colporteur, les troubles ne se sont pas répandus ailleurs.

— Les batailles m’intéressent ! s’exclama Mat.

— Et qu’a-t-il dit sur leur déroulement ? renchérit Perrin.

— Matrim, je me fiche totalement des batailles ! Mais Fain se fera un plaisir d’éclairer ta lanterne, un peu plus tard. Moi, je retiens que nous ne risquons rien ici, à première vue, et c’est tout ce qui compte. Le Conseil ne voit pas pourquoi les Aes Sedai passeraient par chez nous pour gagner rapidement le Sud. Et pour le voyage de retour, pourquoi voudraient-elles s’aventurer dans la forêt des Ombres puis traverser à la nage la rivière Blanche ?

Rand et ses amis gloussèrent bêtement à cette idée.

Trois bonnes raisons commandaient de gagner le territoire de Deux-Rivières par un seul chemin : celui qui venait du nord, via Bac-sur-Taren. À l’ouest, c’étaient les montagnes de la Brume qui barraient la route. À l’est, la Tourbe faisait un obstacle tout aussi infranchissable. Au sud, enfin, il y avait la rivière Blanche, nommée ainsi à cause de l’écume que les grosses pierres et les rochers généraient en faisant mousser ses eaux. Au-delà s’étendait la forêt des Ombres. Très peu d’habitants de Deux-Rivières avaient réussi à traverser la rivière Blanche, et moins encore avaient recommencé dans l’autre sens. Faute d’exploration, on s’accordait à postuler que la forêt des Ombres courait vers le sud sur près de trente lieues – sans une piste ou un village, mais avec une périlleuse abondance de loups et d’ours.

— Donc, fin de l’histoire pour nous, souffla Mat, un peu déçu.

— Pas tout à fait, corrigea Tam. Après-demain, nous enverrons des hommes à Promenade de Deven, à Colline de la Garde et à Bac-sur-Taren. Il faut organiser une surveillance. Des cavaliers le long des deux rivières, et des patrouilles au milieu. Il aurait fallu partir dès aujourd’hui, mais seul le bourgmestre a soutenu ma position. Les autres ne se voyaient pas en train de demander à des villageois de jouer les messagers le jour de Bel Tine.

— Vous avez dit que nous ne risquions rien, rappela Perrin.

— « À première vue », voilà ce que j’ai dit, mon garçon. Bien des hommes sont morts parce qu’ils se sont aveuglément fiés à une estimation optimiste. De plus, la guerre jette toujours sur les routes des flots de réfugiés. La plupart cherchent à se mettre en sécurité, mais certains sont prêts à tout pour profiter du chaos et de la confusion. Bien entendu, nous tendrons la main aux malheureux. En revanche, nous devons être préparés à botter les fesses aux malfaiteurs.

— Pouvons-nous faire partie des patrouilles ? demanda soudain Mat. Moi, je suis volontaire. Et vous savez que je suis un fin cavalier.

— Tu veux passer quelques semaines à mourir d’ennui et de froid et à dormir à la dure ? demanda Tam. Parce que ça se déroulera ainsi, c’est en tout cas ce que j’espère. Même pour les réfugiés, nous sommes vraiment dans un coin perdu… Mais si tu es décidé, propose ta candidature à maître al’Vere. Rand, il est temps de repartir pour la ferme !

— Quoi ? Nous ne restons pas pour la Nuit de l’Hiver ?

— Du travail nous attend chez nous, et j’ai besoin de ton aide.

— Peut-être, mais nous pouvons rester encore un peu – au moins quelques heures. Je veux aussi me porter volontaire pour les patrouilles.

— Nous partons tout de suite ! dit Tam d’un ton sans appel.

Plus conciliant, il ajouta :

— Nous reviendrons demain, et tu auras tout le temps de parler au bourgmestre. Puis une journée entière pour faire la fête. Là, je te donne cinq minutes avant de me retrouver dans l’écurie.

— Tu vas te proposer aussi ? demanda Mat à Perrin tandis que Tam s’éloignait. Je parie que rien de si excitant n’est jamais arrivé à Deux-Rivières. Si nous allons jusqu’à la rivière Taren, nous verrons peut-être des soldats, ou qui sait quoi d’autre ? Des nomades, peut-être ?

— Eh bien, répondit Perrin, j’ai l’intention d’être volontaire, si maître Luhhan m’y autorise.

— La guerre a lieu au Ghealdan ! s’écria Rand. (Non sans effort, il parvint à baisser le ton.) Oui, au Ghealdan, et la Lumière seule sait où sont les Aes Sedai. Avez-vous oublié l’homme à la cape noire ? Lui, il était chez nous !

Mat et Perrin se regardèrent, très mal à l’aise.

— Désolé, Rand…, souffla Mat. Mais les occasions de faire autre chose que traire des vaches ne sont pas fréquentes. (Les regards surpris de ses amis ne le déconcertèrent pas.) Eh oui, je les trais, et chaque jour, en plus de tout !

— Le cavalier noir, rappela Rand. Et s’il finissait par blesser quelqu’un ?

— C’est peut-être un réfugié, avança Perrin sans trop y croire.

— De toute façon, dit Mat, les patrouilles le repéreront.

— Peut-être, modéra Rand, mais il semble pouvoir disparaître à volonté. Il vaudrait mieux que les hommes sachent qui ils cherchent.

— Nous en parlerons au bourgmestre en nous portant volontaires, proposa Mat. Il le dira aux autres conseillers, qui informeront les patrouilles.

— Les conseillers ? s’écria Perrin, incrédule. Nous aurons de la chance si maître al’Vere ne nous rit pas au nez. Maître Luhhan et le père de Rand pensent déjà que nous avons eu peur de notre ombre.

— Si nous devons lui parler, soupira Rand, autant le faire aujourd’hui. Il ne rira pas plus fort que demain, s’il doit s’esclaffer.

Perrin coula un regard à Mat.

— On devrait peut-être chercher d’autres personnes qui ont vu le cavalier noir… Ce soir, nous rencontrerons pratiquement tous les villageois. (Mat se rembrunit, mais il n’émit aucun commentaire, même s’il avait compris que le but était de trouver des témoins plus fiables que lui.) Demain, il ne rira pas plus fort qu’aujourd’hui, Rand… Et je me sentirais mieux si nous avions des renforts. En fait, la moitié du village me conviendrait parfaitement.

Rand acquiesça. Il entendait déjà Bran al’Vere hurler de rire. Des témoins supplémentaires ne feraient pas de mal. Et s’ils étaient trois à avoir vu le cavalier, d’autres personnes avaient dû l’apercevoir. Pas vrai ?

— Marché conclu ! Vous trouverez des preuves cette nuit, et demain nous irons voir le bourgmestre. Ensuite…

Mat et Perrin regardèrent Rand en silence, n’osant pas demander ce qui arriverait s’ils ne découvraient pas d’autres témoins. Mais la question se lisait dans leur regard, et le fils de Tam ignorait la réponse.

— Je devrais y aller, soupira-t-il. Mon père risque de se demander si je suis tombé dans un puits…

Accompagné par les au revoir de ses amis, Rand gagna l’écurie où la charrette reposait encore sur ses deux bras d’attelage.

Dans le bâtiment long et étroit au toit de chaume pointu, des stalles au sol couvert de paille s’alignaient des deux côtés d’un corridor central uniquement éclairé par la lumière qui filtrait des doubles portes entrouvertes, à chaque bout de la structure. Les chevaux du colporteur se régalaient d’avoine dans huit de ces compartiments fermés. Les imposantes bêtes de trait dhurriennes de maître al’Vere – un attelage que le bourgmestre louait aux fermiers quand ils avaient épuisé leurs propres chevaux au labour – en occupaient six de plus.

Trois autres stalles seulement étaient occupées. En passant devant, Rand n’eut aucune difficulté à associer montures et cavaliers. Le grand étalon noir qui secouait agressivement la tête ne pouvait appartenir qu’à Lan. La jument blanche, en revanche, avec son encolure joliment arquée, son corps élancé et ses mouvements gracieux de danseuse, même dans un espace clos, devait être la fidèle compagne de Moiraine. Le troisième cheval inconnu, un hongre à la robe alezane, longiligne jusqu’à en paraître étique, convenait parfaitement à Thom Merrilin.

Au fond de l’allée, Tam venait de sortir Bela d’une stalle. La tenant par la longe, il parlait avec Hu et Tad. Mais, dès qu’il aperçut son fils, il salua les deux garçons d’écurie et se mit en chemin vers la charrette.

Le père et le fils harnachèrent en silence la jument à long poil. Respectant la méditation de Tam, Rand réussit sans trop de mal à tenir sa langue. De toute façon, il n’était pas pressé d’essayer de convaincre son père de l’existence du cavalier noir – et encore moins d’en parler au bourgmestre. Le lendemain, ce serait beaucoup plus facile, puisque ses amis auraient déniché d’autres témoins. S’ils en trouvaient…

Alors que la charrette sortait de l’écurie, Rand récupéra son arc et son carquois et fixa ce dernier à sa taille tout en marchant – une tâche pas si facile que ça. Lorsque la petite expédition eut dépassé les dernières bâtisses du village, il encocha une flèche dans son arc, l’arma à moitié et pointa le projectile à hauteur de sa taille. À part des arbres presque tous dénudés, on ne voyait rien aux alentours. Pourtant, Rand se sentit très vite mal à l’aise. Le cavalier noir pouvait apparaître – ou attaquer – à n’importe quel moment. S’il n’était pas prêt à décocher sa flèche, le jeune homme risquait de ne jamais en avoir l’occasion.

Cela dit, il ne pourrait pas garder très longtemps la corde tendue. L’arc qu’il avait fabriqué lui-même était très dur à armer. À part Tam et une poignée de costauds, aucun homme du territoire n’était assez fort pour tirer la corde jusqu’à sa joue.

Pour ne pas penser au cavalier noir, le jeune homme réfléchissait aux choses les plus incongrues. Mais, quand on marchait dans une forêt, sa cape de voyage claquant au vent, il n’était pas facile d’oublier une telle menace.

— Père, dit Rand, histoire de se changer les idées, je ne comprends pas pourquoi le Conseil a interrogé Padan Fain. (Non sans effort, il détourna les yeux de la forêt et les posa sur Tam, qui avançait sur l’autre flanc de Bela.) Selon moi, la décision que vous avez prise aurait pu être arrêtée sur-le-champ. Le bourgmestre a effrayé tout le monde en évoquant la possibilité que les Aes Sedai et le faux Dragon viennent à Deux-Rivières.

— Les gens sont bizarres, Rand… Les meilleurs d’entre eux n’échappent pas à cette règle. Maître Luhhan est un vrai costaud et un modèle de courage, mais il ne supporte pas de voir abattre un animal. Il devient blanc comme un linge, tout simplement…

— Quel rapport avec le reste ? Tout le monde sait que maître Luhhan déteste la vue du sang. À part les Coplin et les Congar, personne ne lui en tient rigueur.

— Le rapport est évident, mon garçon : les gens ne se comportent pas toujours comme on peut s’y attendre. Les paysans d’ici peuvent voir la grêle ruiner leurs récoltes, le vent arracher le toit de toutes leurs maisons et les loups tuer la moitié de leurs troupeaux – tout ça sans broncher. Ensuite, ils râlent, bien entendu, mais ils retroussent leurs manches et se remettent au boulot. En revanche, s’ils entendent dire qu’un faux Dragon et des Aes Sedai s’affrontent au Ghealdan, ils ne tardent pas à penser que ce pays s’étend de l’autre côté de la forêt des Ombres – donc pas si loin que ça de chez eux – et que le plus court chemin entre Tar Valon et le Ghealdan, justement, passe un tout petit peu à l’est de leur territoire. Comme si les Aes Sedai pouvaient préférer traverser la forêt plutôt que longer la route qui traverse Lugard et Caemlyn.

» Dès demain matin, la moitié du village sera persuadée que la guerre ravagera bientôt Deux-Rivières et Champ d’Emond. Pour que ça se calme, il faudra des semaines… Afin de ne pas gâcher Bel Tine, Bran a en quelque sorte pris le taureau par les cornes. Les villageois sont informés que le Conseil s’occupe du problème, et ils attendront sereinement ses décisions. On nous a choisis, mes collègues et moi, parce que nous savons déterminer ce qui est dans l’intérêt de la communauté. Nos concitoyens nous font confiance. Ils se fient même à Cenn, ce qui, tout bien pesé, n’est pas très flatteur pour les autres conseillers. Mais qu’importe ! Si nous leur disons qu’il n’y a rien à craindre, ils nous croiront. Je ne prétends pas qu’ils n’arriveraient pas seuls à cette conclusion, mais, en procédant ainsi, nous sauverons la fête de Bel Tine et nous épargnerons des nuits d’insomnie angoissée à nos concitoyens. Rien ne se produira, c’est presque sûr. Et, en cas de mauvaise surprise, les patrouilles nous préviendront assez tôt pour que nous puissions prendre des mesures. Mais je doute que nous en arrivions là.

Rand eut un soupir sonore. Finalement, être membre du Conseil ne semblait pas si facile que ça.

La charrette s’était maintenant engagée sur la route de la Carrière.

— Quelqu’un d’autre que Perrin a vu ton cavalier noir ? demanda soudain Tam.

— Mat, oui, mais… (Rand sursauta.) Tu me crois ? Mais dans ce cas je dois rebrousser chemin pour prévenir mes amis !

Alors que le jeune homme se retournait pour partir dans l’autre sens, un cri de son père le pétrifia sur place.

— Du calme, mon garçon ! Tu penses que je n’ai aucune raison d’attendre avant de parler aux villageois ?

Rand se remit dans le sens de la marche et continua à suivre Bela en s’agitant nerveusement.

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? Et pourquoi ne puis-je pas le dire aux autres ?

— Ils comprendront tout seuls… Perrin, au moins. Mat, je n’en suis pas sûr… Les fermes seront informées au plus vite mais, dans une heure, à Champ d’Emond, tous les habitants âgés de plus de seize ans – en tout cas, ceux qui ont des responsabilités – sauront qu’un étranger rôde sur le territoire et qu’il n’est sûrement pas du genre qu’on invite pour Bel Tine. Après l’hiver que nous venons de vivre, inutile d’effrayer encore plus les enfants et les adolescents.

— L’inviter pour Bel Tine ? répéta Rand. Si tu l’avais vu, tu aurais envie de mettre cinq bonnes lieues entre lui et toi. Et peut-être même dix…

— C’est possible, concéda Tam. Mais il peut s’agir d’un réfugié, tout simplement. Ou d’un voleur convaincu que détrousser les gens sera plus facile ici qu’à Baerlon ou à Bac-sur-Taren. Les gens d’ici ne sont pas assez riches pour permettre qu’on les dépouille. Et si cet homme fuit la guerre, ce n’est pas une excuse pour effrayer les autres. Les patrouilles devront le débusquer ou au moins le forcer à ficher le camp.

— J’espère qu’elles le chasseront… Mais si tu me crois maintenant, pourquoi ne m’as-tu pas cru ce matin ?

— Parce que je me fie à mes yeux, mon garçon, et qu’ils n’avaient rien vu. Apparemment, seuls les jeunes hommes distinguent cet étranger. Mais quand Haral Luhhan a parlé des « peurs » de Perrin, tout est devenu clair. Le fils aîné de Jon Thane a vu ce cavalier et Bandry, celui de Samuel Crawe, a fait la même expérience. Quand quatre garçons de qualité, pas du tout des crétins, affirment avoir vu quelque chose, nous avons tendance à les croire, même si nos yeux nous disent le contraire. Tous les conseillers ont réagi ainsi, à part Cenn, bien entendu…

» C’est pour ça que nous rentrons, Rand. Nous deux absents, cet inconnu pourrait faire pas mal de dégâts sur nos terres. Si ce n’était pas Bel Tine, je ne retournerais pas au village demain. Mais nous ne pouvons pas nous cloîtrer à cause d’un type en noir…

— J’ignorais que Ban et Lem l’avaient vu, tu sais ? Mat, Perrin et moi, nous voulions aller en parler au bourgmestre, demain. Mais nous avions peur qu’il nous rie au nez !

— Tu crois que le cerveau d’un homme se ratatine parce qu’il a les cheveux gris ? grogna Tam. Ouvre l’œil, mon gars ! S’il se remontre, ce cavalier, je pourrai peut-être l’apercevoir…

Rand se concentra sur sa mission. À sa grande surprise, il s’avisa qu’il marchait d’un pas plus léger. S’il avait toujours peur, ses épaules se dénouaient et il respirait bien plus aisément. Comme le matin, Tam et lui étaient seuls sur la route de la Carrière. Mais on eût dit que le village entier les escortait.

Les autres savaient et le croyaient, voilà qui faisait toute la différence. Si les gens de Champ d’Emond s’unissaient, le cavalier noir ne pourrait pas leur faire de mal, c’était joué d’avance.

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