38 Sauvetage

Perrin se contorsionna pour changer de position – avec les mains liées dans le dos, ce n’était pas facile –, puis il renonça avec un soupir accablé. Chaque fois qu’il parvenait à ne plus sentir une pierre lui labourer le flanc, deux autres le mettaient à la torture. Par cette nuit très froide, le sol absorbait toute sa chaleur corporelle. Il en était ainsi depuis le début, car les Capes Blanches semblaient penser que les prisonniers, en particulier de dangereux Suppôts des Ténèbres, n’avaient pas besoin de couverture ou d’abri.

Blottie dans le dos de Perrin pour se réchauffer un peu, Egwene dormait, vaincue par l’épuisement. Les mouvements de son compagnon ne réussissaient pas à la déranger, un signe qui ne trompait pas… Alors que la nuit était tombée depuis des heures, Perrin, lui, ne parvenait pas à trouver le repos. Perclus de douleur après une journée passée à marcher derrière un cheval, un licol autour du cou, il n’était plus en mesure de se détendre.

La colonne n’avançait pas très vite. Ayant perdu la plupart de leurs montures de rechange dans le Sanctuaire, les Capes Blanches n’osaient pas pousser leurs chevaux au maximum. Et, bien entendu, ils accusaient les deux jeunes gens de ce retard. Les cavaliers avançant en colonne par deux ne traînaient pas pour autant. Le seigneur capitaine Bornhald tenant à arriver à Caemlyn à temps – pour quelle raison, lui seul le savait –, Perrin redoutait par-dessus tout de tomber. Si ça arrivait, il craignait que l’homme chargé de tenir son licol ne s’arrête pas, même si Bornhald avait ordonné qu’on garde les prisonniers en vie jusqu’à Amador, où il entendait les livrer aux Confesseurs.

S’il chutait, Perrin doutait de s’en sortir vivant. Les mains liées dans le dos, on le libérait seulement à l’heure des repas et pour les visites obligées aux latrines de campagne. Avec le licol, chaque pas devenait difficile et la moindre pierre glissant sous une botte pouvait se révéler fatale. Perrin marchait en sondant nerveusement le sol, tous les muscles tendus à craquer. Chaque fois qu’il regardait Egwene, il constatait qu’elle faisait comme lui. Et, lorsque leurs regards se croisaient, il voyait à quel point elle était terrifiée. Mais ces échanges ne duraient jamais, car aucun des deux n’osait lever la tête trop longtemps.

D’habitude, Perrin s’endormait comme une masse dès que les Capes Blanches le laissaient en paix. Mais son esprit, en cet instant, était en ébullition. L’angoisse devenant insupportable au fil des jours, le jeune homme avait en permanence la chair de poule. Et, dès qu’il fermait les yeux, c’était pour voir défiler devant lui les horreurs que leur promettait Byar, dès qu’ils seraient à Amador.

Il aurait parié qu’Egwene ne croyait pas aux atrocités que le Fils de la Lumière débitait d’un ton neutre. Sinon, elle n’aurait pas pu dormir, quelle que soit sa fatigue. Au début, il avait lui aussi pensé que ce n’était pas vrai. Et il continuait à douter, en un certain sens. Enfin, aucun être humain ne pouvait infliger de telles tortures à ses semblables !

En fait, Byar ne menaçait pas les prisonniers. Comme s’il parlait de la pluie et du beau temps, il évoquait les tenailles, les fers chauffés au rouge, les couteaux qui entaillaient la chair et les aiguilles qui la transperçaient. Bizarrement, il ne semblait pas vouloir effrayer les deux jeunes gens. Dans le même ordre d’idées, le sort qui les attendait ne le faisait pas jubiler. Qu’ils soient vivants ou morts, torturés ou non, tout cela le laissait de marbre. Et c’était cette indifférence, plus que tout le reste, qui avait balayé l’incrédulité de Perrin. Byar disait la vérité, tout simplement, et il y avait de quoi hurler de terreur…

À la lueur de la lune, les capes blanches des deux gardes brillaient faiblement. Même s’il ne voyait pas leur visage, Perrin savait qu’ils ne quittaient pas les prisonniers des yeux. Pourquoi donc ? Que pouvaient-ils tenter, avec les pieds et les poings liés ? Quand la lumière suffisait encore, Perrin avait vu le dégoût et le mépris qu’éprouvaient les gardes pour les captifs – comme si on les avait chargés de surveiller des monstres puants et couverts d’immondices. Mais tous les Fils de la Lumière les regardaient ainsi. Et rien n’y ferait, jusqu’au bout du voyage…

Au nom de la Lumière ! comment les convaincre que nous ne sommes pas des Suppôts des Ténèbres ? Ils ont prononcé la sentence avant même d’avoir ouvert le procès…

Perrin sentit son estomac se retourner. Au bout du compte, il avouerait n’importe quoi, pourvu que les Confesseurs consentent à s’arrêter…

Quelqu’un approchait. Un type qui tenait une lanterne – et qui venait de s’arrêter pour parler aux sentinelles. Apparemment, on lui répondait avec un grand respect. Trop loin pour comprendre ce qui se disait, Perrin reconnut néanmoins la haute silhouette étique de Byar.

Le Fils de la Lumière vint se camper près du prisonnier, baissant sa lanterne pour mieux le dévisager. Dans l’autre main, il tenait la hache de Perrin, qu’il semblait s’être appropriée. En tout cas, il la portait en permanence devant l’apprenti forgeron.

— Réveille-toi ! dit-il de son éternel ton neutre, comme s’il pensait Perrin capable de dormir avec les yeux ouverts et la tête relevée.

À tout hasard, il ponctua son injonction d’un coup de pied dans les côtes du prisonnier.

Perrin gémit entre ses dents serrées. À force de servir de cible à Byar, ses flancs n’étaient plus qu’une masse enflée et douloureuse.

— Je t’ai dit de te réveiller !

Voyant Byar armer de nouveau son pied, Perrin dit très vite :

— Je suis réveillé !

Quand on ne semblait pas lui accorder assez d’attention, Byar trouvait toujours un moyen de se faire entendre.

Posant la lanterne sur le sol, il s’accroupit pour vérifier les liens du prisonnier, le malmenant assez pour qu’il ait l’impression qu’on tentait de lui arracher les bras. Satisfait par son examen, il tira sur les lanières de cuir qui entravaient les chevilles de Perrin, le traînant sur le sol rocailleux. À le voir, on aurait pu penser que Byar n’avait pas de force, mais entre ses mains l’apprenti forgeron aurait tout aussi bien pu être un enfant.

Alors que Byar se redressait, Perrin s’aperçut que son amie dormait encore.

— Réveille-toi ! cria-t-il. Egwene, réveille-toi !

— Hein ? Quoi ?

La voix encore pâteuse de sommeil, la jeune fille leva la tête.

Byar ne parut pas déçu de ne pas pouvoir réveiller la prisonnière à coups de pied. En fait, elle n’avait jamais eu droit à ce traitement. Se contentant de tirer sur les liens de la jeune fille, il ignora superbement ses gémissements de douleur. Faire souffrir les autres n’éveillait aucun sentiment chez le Fils de la Lumière, sauf quand il s’agissait de Perrin. Même si le jeune homme n’en gardait aucun souvenir, il avait tué deux Capes Blanches et Byar n’était pas du genre à oublier ça…

— Pourquoi les Suppôts des Ténèbres dormiraient-ils alors que des hommes dignes de ce nom doivent se priver de sommeil pour les surveiller ?

— Pour la centième fois, souffla Egwene, nous ne sommes pas des Suppôts des Ténèbres.

Perrin eut l’estomac noué. Très souvent, les déclarations d’innocence se voyaient récompenser d’un long sermon sur l’aveu et la repentance – avec une description détaillée de la technique des Confesseurs, plus quelques coups de pied pour faire bonne mesure. Mais, cette fois, Byar ne réagit pas.

Au contraire, il s’accroupit devant Perrin, ses articulations saillant à lui en transpercer la peau, et posa la hache sur ses genoux. À la lumière de la lanterne, le soleil et les deux étoiles qui ornaient sa poitrine, du côté gauche, brillaient très faiblement. Enlevant son casque, Byar le posa sur le sol. Pour une fois, son visage exprimait autre chose que du mépris ou de la haine. Une émotion intense, mais illisible, semblait le travailler tandis qu’il dévisageait l’apprenti forgeron.

— Tu nous ralentis, Suppôt des Ténèbres, avec tes maudits loups ! Le Conseil des Initiés a déjà entendu parler d’hommes aux loups comme toi, et il voudrait en apprendre plus. Du coup, tu dois être conduit à Amador, afin que les Confesseurs t’arrachent la vérité. Mais tu nous ralentis vraiment beaucoup. J’espérais pouvoir progresser vite, malgré la perte des montures de rechange. Hélas, je me trompais…

Byar se tut, les yeux baissés sur les prisonniers. Perrin ne commit pas l’erreur de poser une question. Quand il serait disposé, le Fils de la Lumière parlerait.

— Le capitaine est pris entre deux feux… À cause des loups, il est obligé de te livrer aux Confesseurs. Mais il doit aussi atteindre très vite Caemlyn. Nous n’avons pas de chevaux pour vous deux, et si nous continuons à vous faire marcher derrière les nôtres, nous n’arriverons jamais à temps à Caemlyn. Le capitaine a une vision très stricte des choses, donc il tient à vous conduire devant le Conseil…

Egwene gémit de douleur ou d’angoisse. S’en fichant, Byar continua à sonder le regard de Perrin.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites…, souffla l’apprenti forgeron.

— Parce qu’il n’y a rien à comprendre, en tout cas pour l’instant… Si vous vous échappez, nous n’aurons pas le temps de vous poursuivre, c’est certain. Imaginons que vous coupiez vos liens en les frottant contre une pierre, puis que vous vous volatilisiez dans la nuit ? Les problèmes du capitaine seraient résolus…

Sans cesser de regarder Perrin, Byar prit sous sa cape un objet qu’il laissa tomber sur le sol.

D’instinct, Perrin tourna la tête et sursauta quand il vit de quoi il s’agissait : une pierre aux bords coupants, peut-être un éclat de quartz…

— Tu vois, pour l’instant, il n’y a rien à comprendre. C’est ce que je viens d’expliquer à vos gardiens…

Réfléchis, Perrin ! pensa le jeune homme. Lumière, aide-moi à savoir que faire et à ne pas me tromper, sinon c’est la mort assurée !

Était-ce vrai ? Gagner au plus vite Caemlyn était-il un objectif assez important pour que Byar arrange l’évasion de deux Suppôts des Ténèbres ? Au risque d’être soupçonné de trahison ?

Comment savoir, pour Caemlyn ? Bornhald excepté, Perrin n’avait parlé qu’à Byar – et les deux Fils de la Lumière n’étaient guère généreux en matière d’informations.

Une autre piste ? Si Byar voulait qu’ils s’évadent, pourquoi ne pas couper simplement leurs liens ? Mais était-il crédible qu’il lâche dans la nature deux Suppôts des Ténèbres ? Lui qui les détestait plus encore que le Père des Mensonges ? Lui qui brûlait de venger ses camarades morts ? Et il offrirait la liberté à deux ennemis ?

L’esprit déjà en ébullition avant l’arrivée de Byar, Perrin avait l’impression qu’une tempête faisait rage sous son crâne. Malgré le froid, il transpirait à grosses gouttes. Regardant les sentinelles, il eut le sentiment qu’elles attendaient quelque chose. Si Egwene et lui étaient tués lors d’une tentative d’évasion, après avoir coupé leurs liens avec une pierre… Tous les problèmes du seigneur capitaine seraient résolus, effectivement. Et Byar ajouterait deux Suppôts morts à une liste qu’il travaillait à rendre interminable…

Byar reprit son casque et se releva.

— Attendez…, croassa Perrin. (Il devait trouver la solution, mais ses pensées étaient tellement embrouillées.) Attendez, je veux vous parler et…

Des secours sont en route !

La pensée explosa dans la tête du jeune homme, délectable îlot de clarté dans un océan de ténèbres et de chaos. Un moment, Perrin oublia tout le reste, y compris sa situation présente. Tachetée était vivante !

Elyas ? pensa le jeune homme, demandant à la louve si son compagnon humain était encore en vie.

En guise de réponse, une image se forma devant l’œil mental de Perrin : l’homme aux loups étendu dans une grotte, près d’un petit feu, et occupé à soigner son flanc blessé.

Tout cela n’ayant duré qu’une fraction de seconde, le grand sourire qui s’afficha sur les lèvres du prisonnier n’échappa pas à Byar.

— Tu viens d’avoir une idée, Perrin de Deux-Rivières, et je donnerais cher pour savoir laquelle.

Un instant, le jeune homme redouta que le Fils de la Lumière sache pour Tachetée. Mais c’était impossible, et il ne fallait surtout pas paniquer…

Dubitatif, Byar posa les yeux sur la pierre qu’il avait laissée tomber dans la poussière.

Il hésitait, doutant à présent de sa stratégie. S’il en changeait, laisserait-il la vie à deux témoins gênants ? Rien n’empêchait de couper les liens d’un prisonnier après l’avoir tué. C’était un peu moins convaincant, mais pas tant que ça…

Dans les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites de Byar, Perrin lut que la décision fatale était prise.

Byar ouvrit la bouche, sans doute pour énoncer la sentence.

Mais les événements s’enchaînèrent à une vitesse dépassant celle de la pensée.

Pour commencer, un des gardes se volatilisa comme si la nuit l’avait gobé tout cru. Son camarade faillit pousser un cri d’alarme, mais un bruit mat retentit, et il s’effondra comme une masse.

Byar se releva, rapide comme une vipère qui passe à l’attaque, la hache tournant si vite entre ses mains que le tranchant bourdonna. Les yeux écarquillés, Perrin vit une vague d’obscurité déferler sur la lumière de la lanterne, l’occultant aussitôt. Il voulut crier, mais la terreur le paralysa. Un instant, il en oublia même que Byar préméditait sa fin et celle d’Egwene. Le Fils de la Lumière, un être humain comme eux, était menacé de mort par la nuit devenue vivante.

La vague d’obscurité prit soudain une forme familière. Éberlué, Perrin reconnut Lan, véritable tourbillon d’ombres gris et noir dans sa cape aux couleurs fluctuantes. Byar abattit sa hache, mais Lan l’évita avec une aisance presque désinvolte. Alors que le tranchant sifflait à côté de lui, Byar se laissant emporter par son élan, le Champion frappa du poing et des pieds, si vite que Perrin se demanda s’il voyait bien ce qu’il croyait voir. En tout cas, le Fils de la Lumière s’écroula comme un pantin privé de ses ficelles. Pendant qu’il tombait, Lan s’agenouilla pour éteindre la lanterne.

Perrin écarquilla les yeux, stupéfié que le Champion ait de nouveau disparu.

— C’était vraiment…, commença Egwene. On vous croyait tous morts…

— La nouvelle était grandement exagérée…, se contenta de répondre le Champion.

De l’humour, lui ?

Des mains saisirent les liens de Perrin, puis une lame les trancha net. Tous ses muscles protestant, le jeune homme s’assit et se massa les poignets.

— Est-il… ? L’avez-vous… ? demanda-t-il en baissant les yeux sur la masse sombre qui devait être Byar.

— Non, répondit Lan. Je ne tue jamais, sauf quand j’en ai l’intention. Mais il n’ennuiera plus personne pendant un moment. Maintenant, assez de questions ! Procure-toi deux capes blanches, et plus vite que ça !

Perrin rampa jusqu’à Byar. Le toucher ne fut pas facile, et il faillit retirer sa main quand il sentit la poitrine du fanatique se soulever. Mais il parvint à se maîtriser et retira prestement sa cape au Fils de la Lumière. Malgré les assurances de Lan, il redoutait que son tortionnaire se réveille. Après avoir récupéré sa hache, il rampa jusqu’à un des gardes. Toucher cet homme-là, bizarrement, ne le gêna pas. D’abord perplexe, il comprit vite pourquoi. Les Capes Blanches détestaient les Suppôts, et c’était une émotion humaine. Byar, lui, voulait la mort des deux prisonniers, mais il n’y avait pas de haine en jeu – rien de personnel, en quelque sorte.

Les deux capes pliées sur un bras, Perrin se retourna… et céda à la panique. Dans le noir, il n’avait aucune idée de la direction à prendre pour retrouver Lan et Egwene. Maintenant qu’il n’avait plus sa cape, Byar aussi était invisible dans l’obscurité.

Comment s’orienter ? S’il se jetait dans la gueule du loup au lieu de rejoindre ses amis…

— Par là…

Perrin se laissa guider par le murmure de Lan. Lorsque des mains l’arrêtèrent, il distingua très vaguement la silhouette d’Egwene et le visage très pâle du Champion. Le corps de Lan, lui, restait invisible.

— Mettez les capes blanches, et emportez les vôtres. Surtout, pas un bruit ! Nous ne sommes pas encore sortis d’affaire.

Soulagé que son moment de panique soit déjà oublié, Perrin tendit une cape à Egwene. Puis il retira la sienne, la plia pour la transporter plus facilement et mit la blanche sur ses épaules. Frissonnant à ce contact, il se demanda s’il avait hérité du vêtement de Byar. Il l’aurait juré, comme s’il pouvait sentir la présence du fanatique dans le tissu.

Lan ayant ordonné aux deux jeunes gens de se tenir par la main, Perrin obéit, la hache serrée dans son poing libre. Quand le Champion allait-il leur ordonner de passer à l’action, afin que son imagination cesse de partir dans tous les sens ? Mais ils restaient là, au milieu des tentes des Fils de la Lumière, deux fugitifs en cape blanche et un Champion dont on sentait la présence sans le voir.

— Bientôt…, murmura Lan. Très bientôt…

Un éclair zébra le ciel au-dessus du camp, si près que tous les poils de Perrin se hérissèrent sur sa nuque et ses bras. Puis la foudre percuta le sol, faisant jaillir un geyser de terre. Profitant de la soudaine illumination, Lan fit signe à ses deux compagnons de le suivre.

Ils n’avaient pas fait deux pas lorsqu’un deuxième éclair déchira le firmament. Avec leur façon de pleuvoir comme la grêle, ces éclairs faisaient clignoter furieusement la nuit, comme si on avait allumé et éteint une lanterne géante. Affolés, les chevaux fous de terreur s’agitaient dans les ténèbres, leurs hennissements audibles entre les roulements de tonnerre. Partout, des hommes sortaient des tentes, certains portant leur cape blanche et d’autres encore en train de s’habiller. Les mieux réveillés couraient dans tous les sens tandis que leurs camarades, encore dans les brumes du sommeil, restaient plantés sur place, se demandant ce qui se passait.

Lan ouvrant la marche, Perrin composait l’arrière-garde derrière Egwene. Ébahis, des Fils de la Lumière regardèrent passer ces frères d’armes en cape blanche qu’ils ne parvenaient pas à reconnaître. Quelques-uns leur lancèrent même des questions, mais pas un n’esquissa un geste pour les arrêter.

Se laissant guider par Lan, Perrin sentit le sol s’incliner sous ses pieds, puis des broussailles lui cinglèrent le visage. Dans le ciel, tout était redevenu normal et la foudre ne tonnait plus. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Perrin vit que plusieurs tentes brûlaient dans le camp. Les effets de la foudre, à moins que certains guerriers, paniqués, aient renversé des lampes. Des voix perdues dans la nuit tentaient de restaurer l’ordre et la discipline et quelques-unes exigeaient qu’on découvre ce qui était arrivé. L’ascension devenant un peu plus rude, Perrin cessa de prêter attention aux échos du camp – qui devinrent de toute façon très vite inaudibles.

Lan s’étant arrêté, Egwene l’imita et Perrin faillit percuter son amie. Devant eux, les silhouettes de trois chevaux se découpaient au clair de lune.

Quelqu’un bougea dans les ombres, puis la voix de Moiraine retentit, et l’Aes Sedai ne semblait pas contente du tout.

— Nynaeve n’est pas revenue. J’ai bien peur qu’elle ait fait une bêtise.

Lan fit demi-tour, comme s’il allait voler au secours de la Sage-Dame, mais un seul mot crié par Moiraine le contraignit à s’immobiliser :

— Non !

Le Champion tourna à moitié la tête, son visage paraissant toujours aussi fantomatique dans la nuit.

— Certaines choses sont plus importantes que d’autres, dit Moiraine d’un ton plus doux mais tout aussi résolu.

Voyant que Lan hésitait toujours, elle revint dans le registre de l’autorité :

— Souviens-toi de ton serment, al’Lan Mandragoran, Seigneur des Sept Tours. Et de celui que tu as prêté en tant que Seigneur de Guerre au Diadème du Malkier.

Perrin n’en crut pas ses oreilles. Lan était vraiment tout ça ? Près de lui, Egwene marmonnait, mais il ne parvenait pas à détourner les yeux de la scène qui se déroulait devant lui. Comme un loup de la meute de Tachetée, Lan se tenait face à un petit bout de femme d’Aes Sedai, et il tentait pourtant en vain d’échapper à son pouvoir.

Des bruits de branches brisées firent sursauter tout le monde, y compris les deux protagonistes de l’affrontement muet. En deux enjambées, Lan se plaça entre Moiraine et la menace potentielle, puis il dégaina son épée…

Deux chevaux émergèrent des broussailles, l’un d’eux avec un cavalier.

— Bela ! cria Egwene.

Dans le même souffle, le cavalier, ou plutôt la cavalière, s’exclama :

— J’ai failli ne pas vous retrouver ! Egwene ! Tu es vivante, la Lumière en soit louée !

La Sage-Dame mit pied à terre et se dirigea vers les deux jeunes gens de Champ d’Emond. Mais Lan la retint par le bras, et elle s’arrêta, le défiant du regard.

— Nous devons partir, Lan, dit Moiraine, de nouveau agacée.

Le Champion lâcha Nynaeve, qui avança vers Egwene en se massant l’avant-bras. Alors qu’elle étreignait la jeune fille, la Sage-Dame eut un petit rire – en tout cas, Perrin crut l’avoir entendu, et il aurait juré que ça n’avait aucun rapport avec la joie de les revoir.

— Où sont Rand et Mat ? demanda-t-il.

— Ailleurs…, répondit Moiraine.

Nynaeve marmonna quelque chose d’un ton agressif qui arracha un cri de surprise à Egwene. Perrin en cilla de surprise, car il lui semblait bien avoir reconnu un juron de conducteur de chariot – et pas le moins grossier.

— Fasse la Lumière que tout aille bien pour eux, ajouta l’Aes Sedai comme si elle n’avait rien entendu.

— Si les Capes Blanches nous trouvent, dit Lan, ça va se gâter pour nous. Remettez vos capes, et en selle.

Perrin changea de cape puis se hissa péniblement sur le dos du cheval ramené par Nynaeve. L’absence de selle ne le gêna pas. Chez lui, il ne montait pas souvent, mais quand ça lui arrivait c’était toujours à cru. Le Champion ayant ordonné qu’ils ne laissent aucune trace de leur passage, le jeune homme avait gardé la cape blanche, désormais enroulée et nouée autour de sa taille. Il sentait toujours la présence de Byar dans le tissu, mais qu’y faire ?

Alors que la petite colonne s’ébranlait, Lan ouvrant la marche sur son étalon noir, Perrin reçut une nouvelle communication mentale de Tachetée.

Au revoir, pas adieu…

C’était en tout cas ainsi qu’il traduisait ce qui, en réalité, avait plus à voir avec un sentiment qu’avec des mots. La promesse de retrouvailles, la joyeuse attente de ce qui restait à venir – et, en même temps, la résignation face à ce qui devait advenir –, tout cela subtilement stratifié.

Soudain effrayé, Perrin tenta maladroitement de demander « quand » et « où », mais le contact avec les loups ne dura pas assez longtemps pour ça. Il obtint quand même ce qui aurait pu passer pour une réponse.

Au revoir, pas adieu…

Une antienne qui résonna dans sa tête longtemps après que la communication avec Tachetée eut été coupée.

Lan prit la direction du sud, imposant un rythme assez lent mais régulier. En pleine nuit, sur un terrain accidenté semé d’arbres et de broussaille, il n’était de toute façon pas possible de galoper. À deux reprises, le Champion rebroussa chemin pour aller jouer l’arrière-garde, Mandarb et lui se fondant très vite dans la nuit. Chaque fois, il revint pour annoncer qu’on ne les poursuivait pas.

Egwene chevauchait près de Nynaeve et des bribes de leur conversation – étouffée mais animée – parvinrent aux oreilles de Perrin. Ravies de s’être retrouvées, les deux femmes se redonnaient mutuellement le moral. Alors qu’il traînait en queue de la colonne, Perrin dut plusieurs fois faire un petit geste rassurant à la Sage-Dame, qui se retournait pour le regarder. Oui, il allait bien, et oui, il resterait où il était… Même si ses idées n’étaient pas très ordonnées, il devait réfléchir.

Qu’est-ce qui nous attend ? Bon sang ! qu’est-ce qui nous attend ?

Très peu de temps avant l’aube, Moiraine ordonna enfin une halte. Repérant un ravin, Lan entreprit d’y allumer un feu de camp qui ne serait pas visible de loin.

Puis il donna enfin aux deux jeunes gens l’autorisation de se débarrasser des capes blanches. Perrin creusa un trou près du feu afin d’y enfouir les vêtements. Alors qu’il allait jeter sa cape dedans, ses yeux tombèrent sur le soleil et les deux étoiles brodés du côté gauche. Comme si le contact du tissu lui brûlait la peau, il lâcha cette relique de Byar, s’éloigna en s’essuyant les mains sur sa veste et s’assit un peu à l’écart du groupe.

— Et maintenant, fit Egwene tandis que Lan s’occupait de reboucher le trou, si quelqu’un me disait où sont Mat et Rand ?

— Je crois qu’ils sont à Caemlyn, répondit Moiraine, ou en chemin pour y arriver. (Nynaeve ricana amèrement, mais l’Aes Sedai fit mine de n’avoir pas entendu.) Et, dans le cas contraire, je les trouverai quand même, c’est un engagement solennel.

Le repas composé de pain et de fromage arrosés par une infusion bien chaude se déroula dans un silence pesant. Succombant à la fatigue, Egwene elle-même manqua totalement de ressort. Après manger, la Sage-Dame sortit de sa sacoche un onguent qu’elle appliqua sur les poignets de la jeune fille. Pour les contusions, elle utilisa une préparation différente.

Puis Nynaeve approcha de Perrin, qui ne daigna pas relever la tête.

Le dévisageant un long moment, Nynaeve s’agenouilla ensuite près de lui, sa sacoche à la main.

— Enlève ta veste et ta chemise, Perrin ! Mon petit doigt m’a dit qu’un des Fils t’avait pris en grippe.

Toujours hanté par le message de Tachetée, le jeune homme obéit distraitement – jusqu’à ce que Nynaeve crie de surprise. Décontenancé, Perrin la regarda, puis il baissa les yeux sur son torse. Sur les flancs, sa chair n’était plus qu’une contusion géante, la couleur différente des lésions permettant de distinguer les nouvelles des plus anciennes. Sans la masse musculaire dont il s’était doté en travaillant à la forge, Perrin aurait sans doute eu plusieurs côtes cassées. Occupé à penser aux loups, il avait pu oublier la douleur, mais elle revenait à la charge et elle s’en donnait à cœur joie. Trahissant sa souffrance, l’apprenti forgeron voulut prendre une grande inspiration et dut serrer les dents pour ne pas crier.

— Comment a-t-il pu te prendre en grippe à ce point ? demanda Nynaeve.

J’ai tué deux des siens…, pensa Perrin.

— Je n’en sais rien, préféra-t-il dire à voix haute.

La Sage-Dame sortit un pot d’onguent de sa sacoche. Quand elle commença à traiter Perrin, il ne put s’empêcher de sursauter.

— Un mélange de poudre de lierre et de baies rouges…, annonça Nynaeve.

Si curieux que ça paraisse, l’onguent était à la fois chaud et froid. En conséquence, Perrin frissonna et transpira à grosses gouttes en même temps. Il ne protesta pas, car il connaissait la qualité des pommades et des cataplasmes de la Sage-Dame. Alors qu’elle continuait l’application, les deux sensations contradictoires s’évanouirent et la douleur disparut avec elles. Les contusions les plus récentes brunirent, et les plus anciennes pâlirent ou s’effacèrent. Par curiosité, le jeune homme reprit une grande inspiration et n’éprouva qu’une sorte de picotement désagréable.

— Tu as l’air étonné, souffla Nynaeve. (Pour tout dire, elle semblait elle-même très surprise et bizarrement effrayée.) La prochaine fois, tu pourras t’adresser à… l’autre.

— Je ne suis pas étonné, répondit Perrin, mais content, simplement. (Les onguents de la Sage-Dame agissaient plus ou moins vite selon les cas, mais ils n’étaient jamais inefficaces.) Qu’est-il arrivé à Rand et Mat ?

Nynaeve entreprit de ranger dans sa sacoche, avec mille précautions, les pots d’onguent et les flacons qu’elle venait d’utiliser.

Elle dit qu’ils vont bien, que nous les trouverons à Caemlyn parce que c’est trop important pour que nous échouions – ne me demande pas ce que ça veut dire, parce que je n’en sais rien ! Elle dit beaucoup de choses…

Perrin ne put s’empêcher de sourire. Si pas mal de choses avaient changé en quelques jours, la Sage-Dame restait telle qu’en elle-même et sa relation avec l’Aes Sedai demeurait toujours très loin de la franche amitié.

Les yeux rivés dans ceux de Perrin, Nynaeve se pétrifia soudain. Puis elle lâcha sa sacoche et plaqua le dos de ses mains sur le front et une joue du jeune homme. Celui-ci tenta de se dégager, mais elle lui prit la tête à deux mains, les pouces lui relevant de force les paupières. En marmonnant, elle étudia les yeux de son patient. Malgré sa force supérieure, Perrin ne réussit pas à se libérer. Quand la Sage-Dame n’avait pas envie de lâcher quelqu’un, elle ne le lâchait pas…

— Je ne comprends pas, avoua-t-elle lorsqu’elle libéra enfin Perrin. Si c’était la fièvre des yeux jaunes, tu ne tiendrais pas debout. De toute façon, tu n’as pas de température, et le blanc de tes yeux n’est pas jaune. Seuls les iris ont changé de couleur.

— Jaune, vraiment ? demanda Moiraine.

Perrin et Nynaeve sursautèrent avec un bel ensemble. L’Aes Sedai s’était approchée sans un bruit. Un sacré exploit !

Du coin de l’œil, Perrin vit qu’Egwene dormait à côté du feu. Ses propres paupières se fermaient toutes seules…

— Ce n’est rien du tout, dit-il.

Mais l’Aes Sedai lui prit le menton et sonda son regard comme venait de le faire la Sage-Dame. Il se débattit, furieux que ces deux femmes le traitent comme s’il était un gamin.

— Ce n’est rien, bon sang !

— Il n’y avait pas de prédictions…, souffla Moiraine comme si elle se parlait à elle-même. Une modification de la Trame, ou une simple distorsion ? Et s’il s’agit d’une modification, qui l’a décidée ? La Roue tisse comme elle l’entend, voilà probablement la réponse !

— Tu sais ce que c’est ? demanda à contrecœur Nynaeve. Et tu peux intervenir ? Le soigner ?

Admettre son impuissance et demander de l’aide coûtait tant à Nynaeve qu’elle semblait s’arracher chaque mot de la gorge.

— Si vous parlez de moi, adressez-vous à moi ! explosa Perrin. Je ne suis pas une plante verte !

Aucune des deux femmes ne daigna le regarder.

— Le soigner ? répéta Moiraine. Il ne s’agit pas d’une maladie, Sage-Dame, et de plus ça ne…

L’Aes Sedai consentit enfin à regarder le jeune homme. Mais pas comme une personne, plutôt comme un fascinant sujet d’études – une démarche qui déplut souverainement à l’apprenti forgeron.

— J’allais dire que ça ne lui ferait pas de mal, continua Moiraine, mais qui peut savoir comment tout cela finira ? En tout cas, ça ne lui nuira pas directement.

Nynaeve se leva, épousseta le devant de sa robe et planta son regard dans celui de l’Aes Sedai.

— Ce que tu dis ne me suffit pas. S’il y a un problème avec…

— Ce qui existe existe… Et ce qui est tissé ne peut pas être modifié. (Moiraine se détourna.) Il faut dormir, car nous partirons à l’aube. Si les mains du Ténébreux deviennent trop puissantes… Il faut arriver vite à Caemlyn !

Furieuse, Nynaeve ramassa sa sacoche et s’éloigna avant que Perrin ait pu dire un mot. Très mécontent, il faillit lâcher un épouvantable juron, mais une idée le frappa et il resta assis, tétanisé, comme si la foudre venait de lui tomber sur la tête.

Moiraine savait ! Oui, elle savait tout au sujet des loups. Et elle pensait qu’il pouvait s’agir de l’œuvre du Ténébreux. Frissonnant, Perrin remit sa chemise, puis sa veste et sa cape. Malgré tout, il continua d’avoir froid, parce qu’il était gelé jusqu’à la moelle des os.

Lan vint s’asseoir à côté du jeune homme. Il avait écarté les pans de sa cape, une initiative qui ravit Perrin. Regarder le Champion et ne rien voir dans la nuit lui déplaisait beaucoup, tout compte fait.

Un long moment, les deux compagnons de voyage se dévisagèrent en silence. Comme d’habitude, le visage de Lan resta de pierre, mais Perrin crut lire quelque chose d’étrange dans ses yeux. De la sympathie ? De la curiosité ? Les deux ?

— Vous savez ? demanda l’apprenti forgeron.

— Les grandes lignes, seulement… C’est arrivé comme ça ? Ou as-tu rencontré un guide ? Un intermédiaire ?

— Il y a eu un homme…

Il sait, certes, mais a-t-il la même opinion que Moiraine ?

— Un certain Elyas… Elyas Machera, continua Perrin. (Lan tressaillit à peine, mais ce fut suffisant pour alarmer son interlocuteur.) Vous le connaissez ?

— Je l’ai connu, disons… Il m’a appris beaucoup de choses sur la Flétrissure et… sur l’escrime. C’était un Champion avant… eh bien, avant, voilà tout ! L’Ajah Rouge…

Lan jeta un coup d’œil à Moiraine, allongée près du feu.

La première fois que le Champion hésitait, nota Perrin. À Shadar Logoth, il avait été solide comme un roc. Idem quand il affrontait des Myrddraals et des Trollocs. À présent, il n’avait pas peur – Perrin aurait pu le jurer – mais il se montrait méfiant, comme s’il redoutait de trop en dire. Ou comme si ses propos risquaient d’être très dangereux.

— J’ai entendu parler de l’Ajah Rouge, dit Perrin.

— Et tu as fait une belle moisson de contrevérités ! Mais tu dois comprendre qu’il y a plusieurs factions à Tar Valon. Chacun combat le Ténébreux à sa façon, après tout ! Le but reste le même, mais la différence de méthode peut changer des vies… ou les détruire. Je parle d’individus et de nations, ne perds pas ça de vue… Au fait, comment se porte Elyas ?

— Pas trop mal, je crois… Les Capes Blanches affirment l’avoir tué, mais Tachetée… (Perrin eut l’air quelque peu gêné.) Je n’en sais rien, en fait… (Lan accepta cette réponse à contrecœur, mais il fit signe au garçon de continuer.) Cette communication avec les loups… Moiraine semble penser que c’est lié au Ténébreux. Mais elle se trompe, pas vrai ?

Elyas ne pouvait pas être un Suppôt des Ténèbres.

Lan ne répondit pas tout de suite. Perrin en sua d’angoisse – de grosses gouttes glacées, encore plus froides par cette nuit peu clémente. Quand le Champion parla enfin, ces perles de rosée ruisselaient déjà sur les joues du jeune homme.

— Ce n’est pas exact, en effet… Certains croient qu’il en est ainsi, mais c’est faux. Ce don appartenait à l’histoire longtemps avant qu’on découvre le Ténébreux. Mais songe aux probabilités, dans ton cas, forgeron. La Trame est parfois aléatoire, c’est vrai – du moins à nos yeux –, mais quelles étaient les chances que tu rencontres un guide potentiel et que tu sois en mesure de suivre son enseignement ? La Trame compose une grande Toile qu’on appelle aussi le Lacis des Âges, et tes amis et toi êtes au centre de ce tissage. Je crois qu’il n’y a plus de place pour le hasard dans vos vies. Vous avez été choisis, c’est presque sûr. Mais par qui ? La Lumière ou les Ténèbres ?

— Le Ténébreux ne peut rien contre nous, sauf si nous prononçons son nom.

Perrin pensa aux rêves qui n’en étaient pas, ceux où figurait Ba’alzamon.

— Il ne peut rien, répéta-t-il en essuyant la sueur qui faisait briller son front.

— La tête dure comme de la roche, décidément… Peut-être que ça te sauvera, au bout du compte… N’oublie pas dans quels temps nous vivons, forgeron. Souviens-toi de ce que t’a dit Moiraine Sedai. De nos jours, beaucoup de choses disparaissent ou se brisent. Les vieilles barrières s’écroulent et les antiques murs s’émiettent… Je parle des obstacles qui séparent ce qui est de ce qui était, et ce qui est de ce qui sera. (Lan prit un ton sinistre.) Je parle des murs de la prison où croupit le Ténébreux ! Nous assistons peut-être à la fin d’un Âge. Et avant de mourir, avec un peu de chance, nous verrons la naissance d’un nouveau. Ou en sommes-nous à l’heure de la fin des Âges ? La mort du temps et la disparition du monde ?

Le Champion sourit, mais c’était le sourire d’un condamné à mort au pied des marches menant à la potence. Le défi d’un homme qui n’était déjà plus tout à fait de ce monde.

— Mais nous n’allons pas nous laisser abattre, pas vrai, forgeron ? Jusqu’à notre dernier souffle, nous combattrons les Ténèbres, et si nous perdons, il faudra subir l’outrage de leurs crocs et de leurs griffes. Les gens de Deux-Rivières sont bien trop têtus pour se rendre. Ne t’inquiète pas de l’irruption du Ténébreux dans ta vie. Tu es avec des amis, désormais. Et n’oublie pas : la Roue tisse comme elle l’entend, et le Ténébreux lui-même ne peut rien y changer, surtout si Moiraine veille sur toi. En revanche, j’espère que nous trouverons bientôt tes amis…

— Que voulez-vous dire ?

— Ils n’ont pas d’Aes Sedai pour les défendre. Personne capable de puiser dans la Source Authentique… Si les murs de sa prison sont en très mauvais état, le Ténébreux est peut-être déjà en mesure d’influencer les événements. Pas comme s’il avait les mains libres, sinon, c’en serait déjà fini de nous, mais en infléchissant très légèrement les fils. La chance tournant d’un côté et non d’un autre, une rencontre de hasard, un mot dit par inadvertance, et tes amis risquent de s’enfoncer dans les Ténèbres au point que même Moiraine ne puisse plus les en ramener.

— Il faut les trouver ! s’exclama Perrin.

— N’est-ce pas ce que je viens de dire ? Dors un peu, forgeron… (Lan se redressa, sa cape l’enveloppant de nouveau, comme s’il ne faisait qu’un avec la nuit.) Les quelques jours de voyage qui restent seront éprouvants. Prie pour que nous trouvions tes amis à Caemlyn.

— Mais Moiraine… eh bien, elle peut les localiser n’importe où, c’est ce qu’elle a dit !

— Oui, mais pourra-t-elle le faire à temps ? Si le Ténébreux est assez fort pour se mêler au jeu, l’horloge tourne contre nous. Prie pour qu’on les retrouve à Caemlyn, forgeron. Sinon, nous sommes peut-être tous perdus…

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