41 De vieux amis et de nouvelles menaces

Quand il arriva devant La Bénédiction de la Reine, Rand s’adossa à la porte, haletant. Il avait couru sur toute la distance, sans se soucier qu’on voie son épée emballée dans du tissu rouge – et sans se demander si sa hâte pouvait inciter des gens à le prendre en chasse. De toute façon, même le Myrddraal le plus rapide n’aurait pas pu le rattraper.

Lamgwin était assis sur un banc, près de la porte, un chat au pelage tacheté dans les bras. Voyant que Rand avait couru, il se releva pour sonder la direction d’où il venait – mais sans cesser de gratouiller le matou derrière les oreilles. Ne remarquant rien d’inquiétant, il se rassit, prenant garde à ne pas déranger son petit compagnon.

— Des idiots ont essayé de nous voler des chats, il y a un moment… (Il examina les phalanges de son poing droit, puis recommença à cajoler le félin.) C’est que ça se vend cher, un chat, de nos jours…

Les deux espions qui arboraient du blanc étaient toujours de l’autre côté de la rue. L’un des deux avait un œil au beurre noir et une joue gonflée. Le regard haineux, il surveillait l’auberge en tapotant nerveusement la poignée de son épée.

— Où est maître Gill ? demanda Rand.

— Dans la bibliothèque… (Le chat recommençant à ronronner, Lamgwin eut un gentil sourire.) Rien ne perturbe longtemps un matou, même quand un sale type essaie de le fourrer dans un sac.

Rand entra et traversa la salle commune où étaient attablés les clients « rouges » habituels. Sirotant leur bière, ils parlaient du faux Dragon et du comportement possible des Capes Blanches lorsqu’il partirait sous bonne garde pour le Nord. Le destin de Logain n’intéressait personne, mais la Fille-Héritière et le Premier Prince de l’Épée seraient du voyage, et aucun des hommes présents n’aurait voulu qu’il leur arrive malheur.

Dans la bibliothèque, Gill disputait une partie de jeu des pierres avec Loial. Un chat grassouillet, assis sur la table, regardait les mains des deux hommes voler au-dessus du plateau de jeu en damier.

Avec une délicatesse étonnante, si on considérait la taille de ses doigts, l’Ogier plaça la pierre qu’il tenait sur une case. Perplexe, maître Gill se détourna de la table, provisoirement sauvé par l’arrivée de Rand. Depuis le début, Loial l’écrabouillait presque chaque fois.

— Je commençais à m’inquiéter, mon garçon… Des fois que tu aies eu des ennuis avec ces traîtres de « blancs », ou avec le fichu mendiant.

Rand en resta un instant bouche bée. Il avait oublié jusqu’à l’existence du dément en haillons.

— Je l’ai vu, mais ça n’a aucune importance… En revanche, j’ai rencontré la reine et Elaida. Là, c’est une autre paire de manches !

L’aubergiste ricana.

— La reine, c’est ça ? Il y a une heure, Gareth Bryne disputait dans la salle commune une partie de bras de fer contre le seigneur capitaine des Capes Blanches. Mais Sa Majesté, c’est autre chose…

— Par le sang et les cendres ! tout le monde m’accuse de mentir, aujourd’hui !

Rand jeta sa cape sur le dossier d’une chaise et se laissa tomber sur une autre. Trop épuisé pour s’asseoir correctement, il resta en équilibre sur le bord du siège, s’essuyant le front avec un mouchoir.

— J’ai vu le mendiant, il m’a repéré et j’ai pensé que… Aucune importance ! J’ai escaladé un mur pour avoir une meilleure vue sur la place, afin de ne pas rater l’arrivée de Logain au palais. Et je suis tombé de l’autre côté…

— J’ai presque l’impression que tu ne racontes pas n’importe quoi…, dit maître Gill.

Ta’veren…, souffla Loial.

— Je dis la vérité…, soupira Rand. Tout ça est arrivé, hélas…

Au fil du récit de son protégé, le scepticisme de maître Gill fondit comme neige au soleil. Se penchant de plus en plus en avant, il finit par être assis au bord de sa chaise, comme Rand. N’étaient les poils de ses oreilles qui frémissaient de temps en temps, Loial affichait l’impassibilité d’une statue.

Rand raconta tout, omettant seulement la phrase qu’Elaida avait prononcée à sa seule intention et la remarque de Gawyn sur sa ressemblance avec un Aiel. Tout ce qui était lié à l’Aes Sedai le révulsait, et les considérations du prince ne valaient pas la peine qu’on s’y arrête.

Je suis le fil de Tam al’Thor, même si je suis né hors de Deux-Rivières. Oui, Tam est mon père et le sang de Deux-Rivières coule dans mes veines.

Perdu dans ses pensées, le jeune berger s’était arrêté de parler et ses deux amis le dévisageaient. Une seconde, il craignit d’en avoir trop dit sans le vouloir.

— Eh bien, commenta maître Gill, plus question que tu attendes tes amis ici. Tu vas devoir quitter la ville dans les deux jours. Tu crois que Mat sera en état de repartir ? Ou faut-il faire appel à Mère Grubb ?

— Deux jours ? Pourquoi ça ?

— Elaida est la conseillère de Morgase. La deuxième en influence après Gareth Bryne. Et encore, je me demande parfois si ce n’est pas du passé… Si elle charge les Gardes de te retrouver, le général ne s’y opposera pas, sauf si ça les empêche d’accomplir leurs autres missions. D’expérience, je sais que ces hommes peuvent contrôler toutes les auberges de Caemlyn en deux jours. Cela dit, si nous n’avons pas de chance, ils commenceront par la mienne… Supposons qu’ils commencent par Le Lion et la Couronne. Ça nous laisse un petit répit, pas question de traîner !

— Si je ne parviens pas à secouer Mat, nous ferons appel à Mère Grubb. Il me reste un peu d’argent. Ça suffira peut-être…

— Je me chargerai de Mère Grubb, marmonna Gill. Au point où j’en suis, je peux aussi bien vous prêter deux chevaux. Si vous marchez jusqu’à Tar Valon, il ne restera pas de semelle à vos bottes longtemps avant que vous arriviez…

— Vous êtes un ami fidèle, dit Rand. Nous sommes une source perpétuelle d’ennuis, et pourtant, vous ne nous lâchez pas. Un véritable ami…

Embarrassé, l’aubergiste haussa les épaules, se racla la gorge et détourna le regard – sur le damier, hélas, dont la vision lui déplut au plus haut point. Une fois encore, Loial était gagnant.

— Thom est un très vieil ami. S’il a pris des risques pour vous, il fallait bien que je m’implique…

— Rand, dit Loial, je veux vous accompagner.

— Nous en avons déjà parlé, non ?

Rand s’interrompit avant d’en dire trop. Maître Gill n’était pas au courant de tout.

— Tu sais qui nous poursuit, Mat et moi…

— Des Suppôts des Ténèbres, des Aes Sedai et je ne sais quoi d’autre – le Ténébreux en personne, qui peut le dire ? Mais tu vas à Tar Valon, où on trouve un bosquet très bien entretenu par les Aes Sedai. De plus, je ne voyage pas seulement pour voir des arbres. Tu es ta’veren pour de bon, Rand ! La Trame se tisse autour de toi et tu es au cœur de tout.

« Cet homme sera au cœur de tout… »

Mot pour mot, les propos d’Elaida.

— Je ne suis au cœur de rien ! explosa le jeune berger.

Maître Gill sursauta et Loial lui-même manifesta une certaine surprise. Après s’être consultés du regard, l’aubergiste et l’Ogier baissèrent la tête, perplexes.

Rand inspira à fond et se força au calme. Pour une fois, il trouva le « vide » qui lui échappait si régulièrement, ces derniers temps. Il n’était pas juste de se défouler sur ses amis.

— Tu pourras nous accompagner, Loial… J’ignore pourquoi tu y tiens tant, mais t’avoir à mes côtés sera un plaisir. Tu sais comment est Mat, en ce moment…

— Je sais… Ici, je ne peux toujours pas sortir sans me faire traiter de Trolloc par une foule de fanatiques. Au moins, Mat se limite aux mots. Il n’essaie pas de me tuer.

— Bien entendu… Ce n’est pas son genre.

Il n’irait jamais jusque-là, n’est-ce pas ?

On frappa à la porte et Gilda, une des serveuses, passa sa tête dans la pièce.

— Maître Gill, dit-elle, venez vite ! Il y a des Capes Blanches dans la salle commune.

L’aubergiste se leva si vivement que le pauvre chat en sauta de la table, le pelage hérissé, et sortit de la bibliothèque à toute vitesse.

— J’arrive ! Dis-leur de m’attendre et ne t’approche plus de ces types, d’accord ? Tu m’as bien compris ? (Gilda acquiesça.) Toi, Loial, il vaudrait mieux que tu restes ici.

— Oui, je n’ai aucune envie de croiser de nouveau le chemin des Fils de la Lumière.

Maître Gill regarda le damier, sur la table.

— J’ai bien peur qu’il faille recommencer la partie de zéro…

— Pourquoi ? demanda innocemment Loial. (Il tendit un bras démesurément long et s’empara d’un livre, sur une étagère.) Nous reprendrons là où nous en sommes, et c’est à votre tour de jouer.

— Il y a des journées, comme ça…, marmonna l’aubergiste en sortant.

Rand le suivit à pas lents. Il n’avait aucune envie non plus de frayer avec les Fils de la Lumière.

« Cet homme sera au cœur de tout… »

Il s’arrêta sur le seuil de la salle commune, d’où il espérait pouvoir regarder sans être vu.

Un silence de mort était tombé sur la pièce. Cinq Capes Blanches se tenaient au milieu et tous les clients les ignoraient avec une admirable obstination. Un des Fils portait sous son emblème solaire – du côté gauche de sa cape – un éclair d’argent de sous-officier. Près de la porte d’entrée, Lamgwin faisait mine de se nettoyer les ongles avec un énorme fendoir. Quatre autres gardes du corps de maître Gill se tenaient dans la salle, s’efforçant de ne pas regarder les Capes Blanches… tout en ne les quittant pas du coin de l’œil.

Contrairement à ses quatre compagnons, le sous-officier montrait des signes d’impatience, tapotant nerveusement sa paume avec un gantelet.

Maître Gill se hâta de rejoindre les cinq intrus.

— Puisse la Lumière vous éclairer, dit-il avec une révérence assez peu marquée, mais suffisamment quand même pour ne pas être insultante. Et veiller sur notre bonne reine Morgase. Que puis-je pour… ?

— Assez de bavardages ! s’écria le sous-officier. J’ai déjà inspecté vingt auberges, aujourd’hui, chacune plus crasseuse que la précédente, et il m’en reste une vingtaine avant le coucher du soleil. Je cherche des Suppôts des Ténèbres : un garçon de Deux-Rivières et…

Rouge comme une pivoine, maître Gill explosa avant que l’homme ait terminé son laïus :

— Il n’y a pas de Suppôts des Ténèbres chez moi ! Tous mes clients sont de fidèles sujets de la reine !

— Oui, et nous savons où va la loyauté de Morgase, avec sa sorcière de Tar Valon !

Des grincements de pieds de chaises retentirent. Entendant prononcer le nom de leur reine avec tant de mépris, tous les clients s’étaient levés. Ils ne bougeaient pas – pour le moment – mais foudroyaient du regard les Capes Blanches. Dans son excitation, le sous-officier ne s’en aperçut pas, mais ses hommes parurent très mal à l’aise.

— Si tu coopères, tout sera plus facile pour toi, aubergiste ! menaça le sous-officier. Par les temps qui courent, abriter des Suppôts n’est pas bien vu du tout. Tu crois qu’une auberge marquée du Croc du Dragon attire beaucoup de clients ? En revanche, elle risque de prendre feu, si on ne fait pas attention…

— Sortez d’ici…, grogna maître Gill. Sinon, j’appellerai des Gardes afin qu’ils transportent jusqu’à la décharge municipale ce qui restera de vos carcasses.

Lamgwin dégaina son épée et ses quatre collègues l’imitèrent. Prudentes, les serveuses se dirigèrent vers la sortie.

— Le Croc du Dragon…, commença le sous-officier.

— Ne vous sauvera pas la peau, acheva maître Gill. Je compte jusqu’à cinq. Un…

— As-tu perdu la tête, vermine ? Menacer des Fils de la Lumière ?

— Vous n’avez aucun pouvoir à Caemlyn. Deux…

— Crois-tu que nous en resterons là ?

— Trois…

— Nous reviendrons ! lança le sous-officier.

Il fit demi-tour, désirant sortir dignement, mais ses hommes étaient déjà en route vers le salut. Pas à la course, afin de sauver la face, mais sans traîner les pieds non plus.

Lamgwin se campa devant la porte, épée au poing, mais son employeur lui fit signe de s’écarter.

Dès que les Fils furent sortis, Gill se laissa lourdement tomber sur une chaise. Se passant une main sur le front, il la regarda ensuite, surpris qu’elle ne soit pas poisseuse de sueur. Autour de lui, les clients se rasseyaient, très fiers de leur petite démonstration. Hilares, certains vinrent d’abord flanquer des tapes amicales sur l’épaule de l’aubergiste.

Apercevant Rand, Gill se leva et alla le rejoindre.

— Qui aurait cru que j’avais l’étoffe d’un héros ! s’extasia-t-il. Que la Lumière brille sur moi ! (Il s’ébroua et reprit son ton normal – ou presque.) Il va falloir vous cacher jusqu’à ce que je vous fasse quitter la ville… (Il poussa Rand dans le couloir.) Ces types reviendront, ou ils enverront des espions arborant du rouge pour l’occasion. Après mon petit numéro, ils ne chercheront pas à savoir si vous êtes là ou non – ils feront comme si, j’en ai peur.

— C’est absurde ! s’écria Rand. (Obéissant au geste impérieux de maître Gill, il baissa le ton.) Les Capes Blanches n’ont aucune raison de me poursuivre. Idem pour Mat.

— J’ignore pourquoi, mon garçon, mais les Fils vous traquent, c’est une certitude. Comment as-tu réussi ça ? Te mettre à dos Elaida et les Fils de la Lumière ?

Rand voulut se défendre, mais il y renonça. Le sous-officier avait été très clair…

— Et vous ? Les Capes Blanches se vengeront même si nous ne sommes plus là.

— Ne t’en fais pas pour ça… La Garde Royale assure le maintien de l’ordre, même si elle est trop clémente avec les fichus porteurs de blanc. La nuit… Eh bien, Lamgwin et ses camarades ne dormiront plus beaucoup, mais je plains l’abruti qui voudrait venir peinturlurer ma porte.

Gilda apparut soudain, approcha et salua son patron d’une révérence.

— Maître Gill, il y a une dame dans la cuisine ! Elle a demandé maître Rand et maître Mat – par leur nom, vous comprenez ?

Rand et l’aubergiste échangèrent un regard perplexe.

— Mon garçon, dit Gill, si dame Elayne est ici pour toi, nous finirons sous la hache du bourreau, c’est couru d’avance. (Entendant mentionner la Fille-Héritière, Gilda regarda Rand avec des yeux ronds comme des soucoupes.) Laisse-nous, ma fille ! Et tiens ta langue au sujet de ce que tu as vu et entendu. Ça ne regarde personne !

Gilda salua et détala en jetant sans cesse des regards à Rand par-dessus son épaule.

— Dans cinq minutes, elle dira aux autres filles que tu es un prince déguisé. Avant le coucher du soleil, la Nouvelle Cité tout entière sera au courant.

— Maître Gill, je n’ai jamais parlé de Mat à Elayne. Ce ne peut donc pas être…

Il s’interrompit, eut un grand sourire, se détourna et courut vers la cuisine.

— Attends ! cria l’aubergiste dans son dos. Ne te précipite pas sans savoir, espèce d’idiot !

Mais Rand ouvrait déjà la porte la cuisine.

Et ils étaient tous là !

Impassible, Moiraine le regarda comme s’ils s’étaient quittés la veille. Nynaeve et Egwene, au contraire, coururent lui jeter les bras autour du cou. Perrin leur emboîta le pas, tous trois lui tapotant bientôt les épaules comme pour se convaincre qu’il était bien là en chair et en os.

Dans l’encadrement de la porte de derrière, ouverte, Lan surveillait la cour sans se désintéresser totalement des retrouvailles qui battaient leur plein dans la cuisine.

Rand essayant en même temps d’étreindre les deux femmes et de serrer la main à Perrin, la situation se compliqua, d’autant plus que la Sage-Dame tentait subrepticement de palper le front du jeune homme, histoire de voir s’il avait de la fièvre.

Les amis d’enfance de Rand semblaient éprouvés – surtout Perrin, avec son visage tuméfié et une tendance à baisser les yeux qui ne lui ressemblait pas – mais ils avaient survécu, et cela seul comptait.

— J’avais peur de ne plus vous revoir…, croassa Rand. Je craignais que…

— Je savais que tu étais vivant, murmura Egwene, serrée contre le jeune homme. Je n’en ai jamais douté.

— Moi, j’ai connu l’incertitude, avoua Nynaeve.

D’un ton un peu dur, mais elle sourit et ajouta, plus amicalement :

— Tu as l’air en forme, Rand. Un peu sous-alimenté, mais bien dans ta peau, que la Lumière en soit remerciée.

— Bon, fit maître Gill dans le dos de son protégé, on dirait que tu connais ces gens… Les amis que tu cherchais ?

— Oui, ce sont eux…

Rand fit les présentations, trouvant bizarre de donner le vrai nom de Moiraine et de Lan – qui le foudroyèrent d’ailleurs du regard.

L’aubergiste salua tout le monde avec sa cordialité coutumière, mais il semblait impressionné d’être en présence d’un Champion – sans parler de Moiraine, qu’il regardait avec des yeux ronds. Savoir qu’une Aes Sedai avait aidé les garçons était une chose. De là à la recevoir dans sa cuisine…

— Bienvenue à La Bénédiction de la Reine, dit-il en s’inclinant bien bas. Vous êtes ici chez vous, même si je suppose que vous séjournerez au palais, avec Elaida et les autres Aes Sedai venues pour surveiller le faux Dragon.

S’inclinant de nouveau, Gill jeta un coup d’œil inquiet à Rand. Oui, il était prêt à ne pas médire des Aes Sedai, mais en avoir une sous son toit…

Le jeune berger sourit – une façon de signaler que tout allait bien. Moiraine n’avait aucun rapport avec Elaida, dont chaque mot et chaque geste dissimulait une menace.

Tu en es sûr ? Même en cet instant, tu le jurerais ?

— Durant mon très court séjour à Caemlyn, dit Moiraine, j’ai l’intention de rester ici. Et en payant, comme tout le monde.

Un chat tacheté déboula du couloir pour venir se frotter aux jambes de maître Gill. Un autre chat, gris à long poil, celui-ci, jaillit de dessous la table, se hérissa en crachant de fureur et battit en retraite lorsque son adversaire fit mine de lui sauter dessus. Passant entre les jambes de Lan, il détala dans la cour.

Maître Gill s’excusa de ces débordements félins, puis il assura que Moiraine lui ferait un grand honneur en étant son invitée. Mais ne préférerait-elle pas quand même le palais ? Sinon, eh bien, il se ferait un plaisir de lui offrir sa meilleure chambre.

Sans prêter attention à son babil, Moiraine se pencha pour caresser le chat blanc et roux qui abandonna sans la moindre vergogne le pauvre aubergiste.

— J’ai vu quatre autres chats, dit-elle. Vous avez des problèmes de souris ? De rats, peut-être ?

— Les rats, Moiraine Sedai, sont ma hantise. J’entretiens bien mon auberge, mais avec tous ces visiteurs… Les rongeurs sont attirés par la foule. Heureusement, mes braves chats veillent au grain. Vous ne serez pas dérangée.

Rand croisa le regard de Perrin, qui baissa aussitôt la tête. Les yeux de l’apprenti forgeron étaient bizarres. Et ce mutisme total. Perrin n’avait jamais été un grand bavard, mais quand même…

— C’est sans doute parce que la ville est pleine, dit Rand, venant au secours de Gill.

— Avec votre permission, maître Gill, dit Moiraine, tenir les rats éloignés de cette rue est un jeu d’enfant. Et, avec un peu de chance, ces rongeurs ne s’apercevront même pas de ce qui se passe.

Hésitant, maître Gill finit par accepter la proposition – de toute façon, il n’avait pas le choix, car la demande de « permission » était une pure précaution oratoire.

— Si vous êtes sûre de ne pas préférer le palais, Moiraine Sedai…

— Où est Mat ? demanda Nynaeve. Elle affirme qu’il est ici, comme toi, Rand.

— À l’étage… Il ne se sent pas bien.

— Quoi ? Il est malade ? Eh bien, pendant qu’elle s’occupe des rats, je vais me charger de lui. Conduis-moi, Rand !

— Vous montez tous, dit Moiraine. Je vous rejoindrai dans quelques minutes. Nous envahissons la cuisine de maître Gill, et un peu d’intimité ne nous fera pas de mal.

Le message était clair : La traque continue, et il faut toujours nous cacher.

— Venez, dit Rand, nous allons passer par l’escalier de service.

Les jeunes gens et la Sage-Dame sortirent, laissant Moiraine et Lan avec l’aubergiste.

Rand jubilait. Ces retrouvailles le réjouissaient tant qu’il avait l’impression d’être rentré chez lui.

Les autres partageaient son étrange euphorie. Riant ensemble, ils ne cessaient pas de tendre la main pour toucher le bras ou l’épaule de leur ami.

La tête toujours baissée, Perrin parla pour la première fois depuis qu’ils étaient de nouveau ensemble :

— Moiraine était sûre de vous retrouver, dit-il d’un ton un peu trop morne, même pour lui, et elle ne mentait pas. Quand nous sommes arrivés en ville, Egwene, Nynaeve et moi, nous ne pouvions pas nous empêcher de regarder partout. (Il secoua la tête, faisant onduler ses cheveux bouclés.) Les bâtiments, les gens, tout… Cette ville est si grande ! Des passants nous regardaient aussi, criant « rouge ou blanc ? » sur notre passage. Quelle question idiote !

Egwene tapota du bout d’un index l’épée enveloppée de rouge du jeune berger.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Rien d’important… De toute façon, nous allons partir pour Tar Valon.

Egwene eut un regard surpris, mais elle n’insista pas, et reprit le récit là où Perrin l’avait laissé :

— Moiraine ne regardait rien, comme Lan… Elle nous a baladés dans les rues, comme un chien qui suit une piste. Au bout d’un moment, j’ai pensé que vous n’étiez pas là. Mais elle a soudain bifurqué dans une rue. Ensuite, nous sommes entrés dans l’auberge, nous avons confié les chevaux au palefrenier, et nous avons directement gagné la cuisine. Moiraine a simplement dit à une fille d’aller prévenir Rand al’Thor et Mat Cauthon qu’on les demandait. Une minute après, tu as déboulé comme une balle qui apparaît par miracle dans la main d’un trouvère.

— Au fait, où est le trouvère ? demanda Perrin. Ici avec vous ?

Rand eut la gorge nouée, sa jubilation étouffée dans l’œuf.

— Thom est mort… Enfin, je crois… Il y avait un Blafard, et…

Il ne put en dire plus.

Nynaeve marmonna quelques mots inintelligibles.

Dans un silence pesant, leur joie irrémédiablement gâchée, les quatre jeunes gens atteignirent le palier.

— Mat n’est pas vraiment malade…, dit Rand. Il… Mais vous verrez bien ! (Il ouvrit la porte de la chambre.) Mat, j’ai une surprise pour toi !

Toujours roulé en boule sur son lit, comme lorsque Rand l’avait laissé, Mat daigna quand même relever la tête :

— Comment sais-tu que ce sont vraiment eux ? croassa-t-il.

La peau très rouge et très tendue, il ruisselait de sueur.

— Qui me dit que tu es toi-même, d’ailleurs ?

— Pas malade ? siffla Nynaeve avant d’avancer dans la chambre, enlevant déjà sa sacoche de son épaule.

— Tout le monde change, dit Mat. Comment être sûr ? Perrin, c’est bien toi ? Tu as changé, n’est-ce pas ? Oui, oui, tu as changé !

À la grande surprise de Rand, Perrin se laissa tomber sur l’autre lit et se prit la tête à deux mains.

Le rire de dément de Mat semblait lui percer les tympans.

Nynaeve s’accroupit près du lit de Mat. Relevant le foulard, elle toucha le front du jeune homme, qui se dégagea vivement.

— Tu es brûlant de fièvre… Mais, avec une telle température, tu ne devrais pas transpirer. Rand, Perrin, allez chercher des morceaux de tissu propres et autant d’eau fraîche que vous pourrez en porter. Pour commencer, Mat, je vais faire baisser la fièvre, et…

— La jolie Nynaeve ! lança Mat. Mais une Sage-Dame n’a pas droit à une vie de femme, pas vrai ? Et surtout pas de belle femme ! Pourtant, tu ne peux pas oublier ce que tu es, et ça t’effraie, n’est-ce pas ? Tout le monde change…

Nynaeve blêmit. De colère ou d’angoisse ? Rand n’aurait su le dire.

Le regard hanté de Mat se posa sur Egwene.

— La jolie Egwene ! lança-t-il. Aussi jolie que Nynaeve. Mais vous avez d’autres points communs, désormais. Vous partagez des rêves. Dites-moi un peu à quoi ils ressemblent !

— Nous sommes à l’abri des espions du Ténébreux, annonça Moiraine en entrant dans la chambre, Lan sur les talons. (Son regard se posant sur Mat, elle cria comme si elle s’était brûlée au contact d’un objet très chaud.) Tous, écartez-vous de lui, vite !

Bien entendu, Nynaeve n’obéit pas. En revanche, elle se retourna et dévisagea l’Aes Sedai sans dissimuler sa surprise. En deux enjambées, Moiraine fut sur elle, la prit par les épaules et la tira loin du lit comme un vulgaire sac de pommes de terre. La Sage-Dame se débattit, mais elle n’était pas de taille, surtout dans sa position accroupie. Quand Moiraine la lâcha, elle se releva en éructant de rage – à la façon dont elle tirait sur ses vêtements pour les défroisser, elle risquait fort de les déchirer –, mais son courroux n’intéressa pas l’Aes Sedai, qui se concentrait sur Mat, le surveillant comme s’il s’était agi d’une vipère prête à frapper.

— Vous restez tous loin de lui, répéta-t-elle, et vous ne bronchez pas.

Mat soutenait le regard de Moiraine. Même s’il se roula davantage en boule sur le lit, il eut un rictus haineux et ses yeux ne quittèrent pas un instant ceux de l’Aes Sedai. Très lentement, celle-ci avança, tendit un bras et posa la main sur un genou de Mat. À ce contact, le garçon eut un spasme, comme s’il était pris de nausées. Sans crier gare, il sortit une main de sous son ventre et tenta de frapper Moiraine avec la dague ornée d’un rubis.

Sans que nul l’ait vu bouger, Lan fut soudain à côté du lit. Saisissant au vol le poignet de Mat, il l’immobilisa à mi-course, comme si la dague venait de heurter un mur de pierre. Toujours en position fœtale, Mat essaya quand même de dégager son bras, mais la prise du Champion était bien trop puissante. Durant ce combat silencieux, les yeux haineux de Mat restèrent rivés sur l’Aes Sedai.

Moiraine n’avait pas bronché, même quand la pointe de la dague s’était arrêtée à un pouce de son visage.

— Comment a-t-il eu cette arme ? lâcha-t-elle d’un ton glacial. J’ai demandé si Mordeth vous avait donné quelque chose. Je vous ai prévenus que c’était dangereux, et vous m’avez menti !

— Non ! se défendit Rand. Mordeth n’a rien donné à Mat. Il a pris la dague dans la salle du trésor…

Sous le regard de l’Aes Sedai, Rand fit d’instinct un pas en arrière. Par bonheur, elle se retourna tout de suite vers le lit.

— Avant que nous soyons séparés, je ne savais rien, ajouta le jeune berger.

— Tu ne savais pas… (Moiraine examina de nouveau Mat, qui essayait encore de dégager son bras armé.) Avec cette horreur, c’est un miracle que vous soyez arrivés jusqu’ici. Dès que j’ai posé les yeux sur Mat, j’ai senti le contact maléfique de Mashadar. Un Blafard, lui, le capterait à des lieues à la ronde. Sans savoir exactement où aller, il comprendrait que sa cible n’est pas loin, et Mashadar attirerait son esprit tandis que son corps se souviendrait que le même démon a jadis englouti toute une armée – des Seigneurs de la Terreur, des Myrddraals et des Trollocs. Certains Suppôts auraient les mêmes perceptions – ceux qui ont pour de bon renoncé à leur âme. Sans vraiment bien comprendre pourquoi, ils auraient l’impression que l’air irrite leur peau, ou une autre manifestation de ce type. L’arme les obligerait à partir à sa recherche. En un sens, elle aurait sur eux la même influence qu’un aimant sur un morceau de fer.

— Nous avons croisé des Suppôts, dit Rand, et même assez souvent, mais nous avons toujours réussi à leur échapper. La nuit précédant notre arrivée ici, nous avons même vu un Blafard, mais il ne s’est pas aperçu qu’on l’épiait… On raconte que d’étranges créatures rôdent dans la nuit, tout autour de la ville. Selon moi, ça pourrait être des Trollocs.

— C’est exactement ça, jeune berger, dit Lan, et là où rôdent des Trollocs, les Blafards ne sont jamais loin. (Sur le dos de sa main, les veines et les tendons saillaient, montrant que maîtriser un forcené n’était pas un jeu d’enfant. Mais sa voix ne tremblait pas.) Ils ont tenté de brouiller leur piste mais, il y a deux jours, j’ai vu des signes qui ne trompent pas. Pas mal de fermiers et de villageois se plaignent d’attaques nocturnes. En venant, j’ai entendu beaucoup de gens parler des monstres qui rôdent après le coucher du soleil. Les Trollocs ont réussi à frapper ton village de nuit, comme s’ils étaient invisibles, mais les monstres approchent chaque jour un peu plus des zones où nous pouvons envoyer des soldats les intercepter. Même ainsi, ils ne sont pas près de s’arrêter…

— Mais nous sommes à Caemlyn, rappela Egwene. Ils ne peuvent pas nous atteindre tant que…

— Ils ne peuvent pas ? répéta Lan, coupant la parole à la jeune fille. Dans la campagne environnante, les Blafards regroupent leurs forces. Si on sait où regarder, il y a des signes partout. Actuellement, il y a autour de Caemlyn plus de Trollocs qu’il en faut pour surveiller les différentes sorties d’une ville. J’estime que nous sommes confrontés à une dizaine de poings trollocs, et il ne peut y avoir qu’une raison à cela : dès qu’ils se sentiront assez forts, les Myrddraals viendront vous chercher en ville, toi et tes deux amis. Cette provocation risque d’inciter la moitié des armées du Sud à gagner les Terres Frontalières, mais nos ennemis sont prêts à courir ce risque. Voilà trop longtemps que vous leur glissez entre les doigts. Berger, on dirait bien que Caemlyn, à cause de toi, va connaître de nouvelles guerres des Trollocs.

Egwene en gémit d’horreur et Perrin secoua la tête, comme s’il voulait nier la réalité. À l’idée que des Trollocs arpentent les rues de Caemlyn, Rand eut la nausée. Tous ces gens qui s’affrontaient sans savoir que la véritable menace restait à venir. Que feraient les rouges et les blancs le jour où les Myrddraals et les Trollocs entreraient en ville et commenceraient à les massacrer ?

Il eut une image des tours en flammes, du feu qui dévastait les dômes, de Trollocs se déversant dans les rues de la Nouvelle Cité, puis se ruant à la conquête du palais.

Elayne, Gawyn, Morgase… Tous morts…

— Nous n’en sommes pas encore là, dit soudain Moiraine d’un ton distrait. Si nous parvenons à quitter Caemlyn, les Myrddraals n’auront plus le moindre intérêt pour la cité. Mais tout repose sur des « si », et ça n’est pas facile, quand il y en a tant…

— Ce serait plus simple si nous étions tous les trois morts…, souffla Perrin.

Rand sursauta, surpris d’entendre l’écho de ses propres pensées sortir de la bouche de son ami. Toujours assis, la tête baissée, il continua d’un ton amer :

— Partout où nous allons, le malheur et la souffrance nous suivent comme notre ombre. Si nous étions morts, ce serait mieux pour tout le monde.

Furieuse et morte d’angoisse, Nynaeve se tourna vers le jeune homme, mais Moiraine prit la parole avant elle :

— Que gagneriez-vous à être morts ? demanda-t-elle. Et quel bénéfice pour les autres ? Si le Seigneur du Tombeau a regagné assez de liberté pour influer sur la Trame, il lui sera encore plus facile de vous mettre la main dessus si vous mourez. Une fois dans l’autre monde vous n’aiderez plus personne. Ni vos amis, ni votre famille ni tous ceux qui ont pris des risques pour vous. Les Ténèbres s’abattent sur le monde, et vous ne pourrez pas les combattre si vous cessez de vivre.

Perrin leva la tête vers l’Aes Sedai.

Rand vit alors que les yeux du jeune forgeron étaient presque entièrement jaunes. Avec ses cheveux en bataille et son regard de fauve, il faisait penser à… Non, impossible de trouver l’image adéquate, même s’il l’avait sur le bout de… l’esprit.

— Nous n’y arrivons pas non plus vivants, dit Perrin – sans crier, mais d’un ton catégorique qui donna encore plus de poids à ses propos.

— Nous en parlerons plus tard, fit Moiraine. Pour l’instant, la priorité, c’est Mat.

Elle s’écarta pour que tout le monde puisse voir le jeune homme. Le regard toujours aussi haineux, il n’avait pas changé de position et de la sueur ruisselait encore sur son front. Les lèvres tordues par un rictus, il luttait toujours pour frapper Moiraine avec sa dague.

— Mais vous avez peut-être oublié ce détail ? reprit Moiraine.

Penaud, Perrin haussa vaguement les épaules.

— Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? demanda Egwene.

— Est-il contagieux ? enchaîna Nynaeve. Si c’est le cas, ça ne me gêne pas, parce que je suis immunisée contre la plupart des maladies.

— Il est très contagieux, répondit Moiraine, et tes défenses naturelles ne te sauveraient pas. (Elle désigna la dague dont la pointe tremblait, tant Mat luttait pour la lui planter dans la chair.) Cette arme vient de Shadar Logoth, une ville où il est dangereux de ramasser un caillou, si on a l’intention d’en sortir avec. Et cette dague est bien plus redoutable qu’une pierre. Le démon qui a tué la cité est à l’intérieur, et il habite aussi l’esprit de Mat.

» La haine et le soupçon rongent votre ami, qui ne sait plus à qui se fier. Bientôt, il ne lui restera plus que l’envie de tuer, puisque tout être humain sera à ses yeux un ennemi. En emportant la dague, Mat a déchaîné les forces qui étaient tapies dedans et qui la lient à tout jamais à ce lieu maléfique. Pendant longtemps, la souillure de Mashadar et sa vraie personnalité se sont livré un combat sans pitié. Aujourd’hui, la lutte est presque terminée, et Mat est au bord de la défaite. S’il n’est pas terrassé par le mal, il lui permettra de se propager partout où il ira. Une simple écorchure de cette lame suffit à tuer. Bientôt, Mat lui-même sera au moins aussi dangereux pour ceux qui entreront en contact avec lui.

— Tu peux le sauver ? demanda Nynaeve.

— J’espère… Pour le salut du monde, je prie pour qu’il ne soit pas trop tard. (Elle sortit de sa bourse l’angreal enveloppé de soie.) Laissez-moi avec lui ! Restez ensemble dans un lieu discret, mais sortez de cette chambre. Je vais tenter l’impossible pour le tirer de là.

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