La lumière des lanternes, quand tous furent au bord du gouffre, permit de distinguer l’autre extrémité du pont, qui jaillissait de l’obscurité tel un énorme croc brisé. Le cheval de Loial raclant le sol de nervosité, une pierre se détacha et tomba dans le vide. Dans un silence pourtant total, Rand ne l’entendit jamais atteindre le fond du gouffre.
Tentant de le sonder avec sa lanterne, il ne vit rien dans ce puits d’obscurité. S’il existait un fond, il pouvait être à des milliers de pieds de là. Mais ce n’était pas le plus grave. Désormais, Rand voyait par quoi était soutenu le pont. Et la réponse – par absolument rien – lui retournait l’estomac.
Sous ses pieds, le sol lui parut soudain aussi fin qu’une feuille de parchemin. Alors que le vide exerçait sur lui une fascination malsaine, il lui sembla que la lanterne et sa perche étaient assez lourdes pour l’entraîner en avant et le faire basculer de sa selle. Pris de vertiges, il fit reculer son cheval très lentement, pour éviter toute réaction violente.
— C’était ça, ton plan, Aes Sedai ? lança Nynaeve. Tout ce chemin pour devoir faire demi-tour et rentrer à Caemlyn ?
— Ce ne sera pas utile…, répondit Moiraine. Il faudra reculer, certes, mais pas jusqu’à Caemlyn. Sur les Chemins, il existe plusieurs itinéraires pour gagner une même destination. Loial, nous allons retourner sur nos pas et trouver un autre chemin pour Fal Dara… Loial, je te parle !
Non sans efforts, l’Ogier cessa de sonder le gouffre et revint à la réalité.
— Quoi ? Oui ! Oui, Aes Sedai… Je peux le faire. Mais… (Son regard dériva de nouveau vers l’abîme et ses oreilles s’agitèrent nerveusement.) Je n’imaginais pas que les dégâts allaient si loin. Si les ponts se brisent ainsi, je ne garantis pas de trouver un autre itinéraire.
» Même pour retourner à Caemlyn, d’ailleurs… Si les ponts s’écroulent après notre passage…
— Non, nous trouverons un chemin ! intervint Perrin, catégorique.
Ses yeux semblaient attirer la lumière, l’absorbant afin de paraître encore plus jaunes.
Un loup à l’affût, voilà à quoi il ressemble, pensa Rand.
— La Roue tissera comme elle l’entendra, dit Moiraine. Mais je ne partage pas ton pessimisme, Loial. Les ponts ne sont pas encore en train de tomber comme des quilles. Regarde la ligne de fracture, en face : même moi, je peux dire qu’elle est fort ancienne.
— C’est vrai, Aes Sedai… Je le vois aussi. Il n’y a ni pluie ni vent ici, mais il est évident que la pierre est exposée à l’air depuis au minimum dix ans.
Enthousiasmé par cette découverte, l’Ogier semblait en oublier jusqu’à la peur qui lui nouait les entrailles.
— Aes Sedai, je peux trouver un itinéraire pour d’autres endroits que Mafal Dadaranell… Et plus facilement, je pense… Que diriez-vous de Tar Valon ? Ou du Sanctuaire Shangtai ? À partir de l’île précédente, il n’y a que trois ponts à traverser. J’imagine que les Anciens aimeraient me parler, à présent…
— Fal Dara, Loial ! dit Moiraine, impérieuse. L’Œil du Monde est au-delà de Fal Dara, et nous devons le rallier.
— Fal Dara…, capitula l’Ogier.
Une fois revenu sur l’île, il étudia longuement la Plaque d’Orientation en marmonnant des propos presque inintelligibles. Puis il se mit à murmurer dans sa langue, dont les sons rappelaient les trilles d’un oiseau-chanteur. Rand s’étonna qu’un peuple de géants puisse avoir une langue si musicale…
L’Ogier se remit en chemin. Alors qu’il se dirigeait vers un pont, il désigna la colonne signalétique qui se dressait devant un autre.
— Par là, le Sanctuaire Shangtai est tout proche…, soupira-t-il.
Il résista à la tentation, jetant quand même de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule, et guida ses compagnons sur le nouveau chemin qui les conduirait à Fal Dara.
Rand remonta la colonne pour aller chevaucher à côté de son ami.
— Quand tout ça sera fini, Loial, tu me montreras ton Sanctuaire et je te ferai visiter Champ d’Emond. Mais plus de Chemins ! Nous irons à pied ou à cheval, et tant pis si ça nous prend des mois !
— Tu crois que ça finira un jour, Rand ?
— N’as-tu pas dit qu’il nous en faudrait deux pour atteindre Fal Dara ?
— Je ne parlais pas de ce voyage, mais de tout le reste… (Loial regarda furtivement derrière lui. Occupée à parler avec Lan, Moiraine ne s’intéressait pas à la conversation des cavaliers de tête.) Qu’est-ce qui te fait croire que nous aurons un jour la paix ?
Les ponts et les rampes continuèrent à se succéder, faisant monter, descendre et bifurquer la petite colonne. De temps en temps, une ligne blanche partait d’une Plaque d’Orientation, comme celle que les voyageurs avaient suivie en quittant Caemlyn. Comme Rand, ses amis de Champ d’Emond regardaient les lignes avec un grand intérêt et s’en éloignaient à contrecœur. Au bout de chacune, on trouvait un Portail qui donnait sur le monde réel. Là où il y avait un ciel, un soleil et du vent… Ici, même une bise glaciale aurait été bienvenue…
Sous l’œil acéré de l’Aes Sedai, les deux jeunes femmes et les trois garçons étaient bien obligés de suivre le mouvement. Mais ils n’allaient pas jusqu’à simuler l’enthousiasme et jetaient très souvent des regards mélancoliques derrière eux – même quand la Plaque d’Orientation et la ligne n’étaient plus visibles depuis longtemps.
Lorsque Moiraine annonça qu’il était temps de s’arrêter pour la nuit – sur une île, bien entendu –, Rand bâillait déjà à s’en décrocher la mâchoire. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, et manifesté son mécontentement en grognant, Mat sauta à terre comme tous les autres. Avec Rand et Perrin, il aida Lan à desseller les chevaux et à les bouchonner. Pendant ce temps, Nynaeve et Egwene allumèrent un petit four portable qui servirait à faire une infusion bien chaude. Ressemblant beaucoup au corps d’une lanterne, cet instrument, selon Lan, était couramment utilisé par les Champions lorsqu’ils devaient s’aventurer dans la Flétrissure, où faire du feu pouvait être très dangereux.
Lan prit plusieurs trépieds dans le chargement du cheval de bât. Grâce à ces supports, les lanternes pourraient être disposées tout autour du camp.
Loial étudia la Plaque d’Orientation pendant un long moment, puis il s’assit en tailleur à côté et passa une main sur la pierre poussiéreuse et grêlée de stigmates de la petite vérole minérale.
— Jadis, le sol des îles était fécond, dit tristement l’Ogier. Tous les livres le confirment. On pouvait dormir sur une herbe bien verte et douce, cueillir une pomme, une poire ou un œil du dragon pour agrémenter son ordinaire – et les fruits étaient toujours mûrs, quelle que soit la période de l’année !
— Mais rien à chasser…, marmonna Perrin.
Avant d’avoir l’air surpris lui-même par le son de sa voix.
Egwene tendit à Loial une chope d’infusion. Sans y goûter, l’Ogier contempla la boisson comme s’il pouvait trouver dans ses profondeurs l’arbre dont on avait fait infuser les feuilles.
— Vas-tu invoquer des protections ? demanda Nynaeve à Moiraine. Ici, il y a sûrement de pires prédateurs que les rats ! Je n’ai rien vu, bien sûr, mais je sens que…
L’Aes Sedai se frotta les mains comme si elles étaient poisseuses.
— Tu sens la souillure – la corruption du Pouvoir qui créa les Chemins. Tant que c’est possible, je n’utiliserai pas le Pouvoir de l’Unique ici. La souillure est si forte que tout ce que je tenterais serait corrompu.
Cette déclaration incita tout le monde à imiter le mutisme de Loial. Lan mangea avec une grande concentration, comme s’il alimentait un feu – de fait, la qualité de la nourriture semblait à ses yeux bien moins importante que l’énergie dont avait besoin son corps. Moiraine dîna aussi de bon appétit, nonchalante comme si elle n’avait pas été perdue dans l’obscurité au milieu de nulle part.
Rand picora. Bien que le four portable produise juste assez de chaleur pour porter de l’eau à ébullition, il se pencha dessus comme s’il cherchait à se réchauffer la moelle des os. Assis les uns à côté des autres, les trois garçons formaient un demi-cercle serré autour du four. Mat tenait toujours son pain et son fromage, comme s’il les avait oubliés, et Perrin, après quelques bouchées, les avait reposés dans son assiette en fer-blanc. De plus en plus maussades, tous les voyageurs gardaient la tête baissée pour ne plus voir l’obscurité qui les entourait.
Moiraine étudia ses compagnons en mangeant. Puis elle posa son assiette, se tamponna délicatement les lèvres avec une serviette et prit la parole :
— J’ai une bonne nouvelle, au moins… Je suis presque sûre que Thom Merrilin n’est pas mort.
— Mais… le Blafard ? souffla Rand.
— Mat m’a raconté ce qui est arrivé à Pont-Blanc, dit l’Aes Sedai. Quand nous y sommes passés, les gens parlaient d’un trouvère, mais ils n’évoquaient pas sa fin. Si Thom avait péri, l’histoire aurait été sur toutes les lèvres. De plus, il fait partie de la Trame qui se tisse toute seule autour de vous. Et il est trop important pour disparaître si tôt.
Trop important ? pensa Rand. Comment peut-elle le savoir ?
— C’est Min qui vous l’a dit ? demanda le jeune berger, une idée lui traversant soudain l’esprit.
— Elle a vu beaucoup de choses, oui, et sur vous tous ! J’aimerais comprendre la moitié de ses visions, mais elle n’en est pas capable elle-même. Les anciennes barrières s’écroulent. Mais que son don soit ancien ou nouveau, Min ne se trompe jamais. Vos destins sont liés et celui de Thom Merrilin en est indissociable.
Nynaeve ricana, puis elle se servit une nouvelle chope d’infusion.
— Comment Min a-t-elle vu quelque chose sur nous ? demanda soudain Mat. Si je me souviens bien, elle passait son temps à regarder Rand.
— Vraiment ? fit Egwene, fronçant les sourcils. Vous avez omis ce détail, Moiraine Sedai…
Rand regarda son amie. Elle n’avait pas tourné la tête vers lui, mais son ton était bien trop neutre pour être honnête.
— Je lui ai parlé une fois, dit le jeune berger. Elle s’habille comme un garçon et ses cheveux sont aussi courts que les miens.
— Tu lui as parlé une fois… Oui, oui…, fit Egwene.
Toujours sans regarder Rand, elle but une gorgée.
— Min est une fille qui travaille à l’auberge de Baerlon, dit Perrin. Ce n’est pas comme Aram.
— Aram ? répéta Rand.
Avant de se cacher derrière sa chope, Perrin sourit, rappelant la façon dont se comportait Mat, à l’époque où il donnait en permanence dans l’espièglerie.
— Un Zingaro…, dit Egwene comme si ça n’avait aucune importance.
Mais le rose lui était monté aux joues.
— Un Zingaro dansant, oui, fit Perrin. Un type qui gambille comme un oiseau. Ce n’est pas ça que tu m’as dit ? Danser avec lui, c’était comme voler avec un oiseau ?
La jeune fille posa sa chope avec une grande détermination.
— Vous n’êtes peut-être pas fatigués, dit-elle, mais moi, j’ai besoin de dormir.
Pendant qu’elle s’enroulait dans sa couverture, Perrin se pencha, taquina les côtes de Rand du bout d’un index et lui fit un clin d’œil.
Le jeune berger sourit à son ami.
Que la Lumière me brûle ! mais on dirait que j’ai eu le dernier mot, pour une fois. Sacré Perrin, j’aimerais en savoir aussi long que lui sur les filles…
— Rand, intervint Mat, tu devrais peut-être parler à Egwene de la fille de maître Grinwell. Else, si je me souviens bien ?
Egwene leva la tête, foudroyant d’abord Mat du regard, puis faisant subir le même sort à Rand.
Qui jugea le moment venu de battre en retraite.
— J’ai très sommeil aussi, les amis…
Alors que tous les compagnons de Champ d’Emond déroulaient leur couverture, Loial les imita.
Moiraine resta assise, sirotant son infusion.
Lan ne broncha pas. Comme d’habitude, il ne semblait pas fatigué et ne manifestait pas l’intention de s’étendre.
Même quand ils furent enroulés dans leur couverture, les trois jeunes gens restèrent très près les uns des autres, formant autour du four un petit cercle de futurs dormeurs.
— Rand, souffla Mat, y avait-il vraiment quelque chose entre Min et toi ? Je l’ai à peine vue, mais elle m’a paru très jolie. Cela dit, elle a environ l’âge de Nynaeve.
— Et Else ? demanda Perrin, sur l’autre flanc de Rand. Est-elle jolie ?
— Par le sang et les cendres ! je n’ai même plus le droit de parler à une fille ? Vous êtes pires qu’Egwene, les gars !
— Comme dirait notre Sage-Dame, fit Mat, ironique, le silence est d’or. Très bien, si cette conversation ne te plaît pas, je vais essayer de dormir.
— Excellente idée…, marmonna Rand. Et la première chose sensée que je t’entends dire depuis longtemps…
Malgré la fatigue, le sommeil ne vint pas facilement. Le sol était glacial et il sentait ses aspérités à travers la couverture. Même avec de l’imagination, le jeune berger, n’aurait pas pu se convaincre qu’il était dans un endroit paradisiaque. Condamné à voyager sur les Chemins, il ne pouvait réussir à oublier que les responsables de la Dislocation du Monde avaient créé cet univers incroyable et terrifiant. Et ces Aes Sedai mâles possédaient un Pouvoir souillé par le Ténébreux…
S’il avait été tenté de se rassurer avec de vaines paroles, Rand n’avait qu’à se souvenir du pont brisé que rien ne soutenait.
Se tournant sur l’autre côté, il vit que Mat le regardait. Dès qu’il était seul dans la nuit, le plus grand plaisantin de Deux-Rivières perdait toute son arrogance de façade.
De l’autre côté de Rand, Perrin avait également les yeux ouverts. S’il semblait moins angoissé que Mat, l’apprenti forgeron se tapotait la poitrine du bout des doigts, et il ne semblait pas près de se calmer.
Moiraine fit le tour du dortoir de fortune, s’agenouillant devant chacun de ses compagnons pour lui parler en tête à tête. Rand n’entendit pas ce que l’Aes Sedai dit à Perrin. Quoi que ce fût, ça suffit à convaincre le jeune colosse de ne plus prendre son torse pour un moyen de se défouler.
Lorsque Moiraine en fut à Rand, elle s’agenouilla, son visage touchant presque celui du berger, et murmura :
— Même ici, ton destin te protège. Le Ténébreux lui-même est incapable de modifier radicalement la Trame. Rand, tant que je serai à tes côtés, il ne pourra rien contre toi. Tes rêves sont à l’abri aussi, au moins pour un temps.
Tandis que l’Aes Sedai passait à Mat, Rand se demanda si elle croyait vraiment que c’était si simple. Pensait-elle qu’il goberait ses propos puis s’endormirait comme un nourrisson ? Certes pas ! Cela dit, il se sentait en sécurité – en tout cas, plus qu’avant –, et, même si c’était provisoire, il y avait quelque chose d’étrange là-dedans.
Sur cette forte pensée, Rand s’endormit comme une masse.
Comme toujours, ce fut Lan qui réveilla tout le monde. À le voir, on pouvait douter que le Champion ait fermé l’œil de la nuit. Pourtant, il avait les traits moins tirés que les jeunes gens – pas très frais après avoir somnolé quelques heures sur de la roche glacée.
Moiraine autorisa qu’on prépare une infusion, mais pas plus d’une chope par personne, afin que ses jeunes compagnons ne perdent pas trop de temps à « siroter ».
Loial et Lan ouvrant la marche, les voyageurs prirent leur petit déjeuner en selle. Du pain, de la viande séchée et du fromage, comme toujours ! Des aliments dont il était facile de se lasser, quand on n’avait que ça à se mettre sous la dent.
Lorsque ses compagnons se furent restaurés, Lan leur annonça une très mauvaise nouvelle :
— Quelqu’un nous suit. Une créature du Ténébreux, peut-être…
La colonne avançait sur un pont dont on ne voyait plus l’entrée ni la sortie.
En entendant ces mots, Mat s’empara de son arc, y encocha une flèche et tira au hasard dans la direction d’où ils venaient.
— Je savais que j’aurais dû refuser, marmonna Loial. Une Aes Sedai n’est jamais fiable, sauf quand on la rencontre dans un Sanctuaire.
Lan abaissa l’arc de Mat avant que celui-ci ait eu le temps de tirer encore.
— Arrête, espèce d’idiot du village ! Nous ne savons pas qui approche de nous.
— Un Sanctuaire, c’est le seul endroit où ces femmes sont inoffensives…, continua à gémir Loial.
— Qui s’aventurerait ici, à part des êtres maléfiques ? répliqua Mat au Champion.
— Les Anciens le disaient, marmonna l’Ogier, toujours perdu dans ses pensées, et j’aurais dû les écouter…
— Eh bien, nous, par exemple ! répondit Lan à Mat.
— Il peut s’agir d’un autre voyageur, avança Egwene. Peut-être un Ogier.
— Les Ogiers ne sont pas assez stupides pour emprunter les Chemins, grogna Loial. À part moi, parce que je n’ai pas le sens commun. L’Ancien Haman le répétait sans cesse, et il avait raison.
— Quel est ton sentiment, Lan ? demanda Moiraine. C’est une personne ou une entité au service du Ténébreux ?
Le Champion secoua lentement la tête.
— Je n’en sais rien…, dit-il semblant surpris qu’une telle chose puisse lui arriver. Impossible à dire… Peut-être à cause des Chemins et de la souillure. Ici, rien n’est comme il le faudrait. Mais j’ai une certitude : cette… créature n’essaie pas de nous rattraper. Sur la dernière île, le contact a failli se faire, mais elle a reculé pour l’éviter. Si je me laisse décrocher de la colonne, je verrai de quoi ou de qui il s’agit…
— Si vous faites ça, Champion, dit Loial, vous passerez le reste de votre vie sur les Chemins. Même si vous lisez l’ogier, je n’ai jamais entendu parler d’un humain capable de traverser proprement la première île, sans l’aide d’un des miens. Au fait, vous lisez l’ogier ?
Lan secoua de nouveau la tête.
— La discussion est close, dit Moiraine. Tant que notre « compagnon » ne nous dérangera pas, nous lui rendrons la pareille. Nous n’avons vraiment pas de temps à perdre.
Alors que le petit groupe quittait le pont pour s’engager sur une nouvelle île, Loial reprit la parole :
— Si je me souviens bien de la dernière Plaque d’Orientation, un chemin pour Tar Valon part d’ici. Une demi-journée de voyage au maximum, soit beaucoup moins que pour gagner Mafal Dadaranell. Je suis sûr que…
Il se tut, car le cercle de lumière de leurs lanternes venait d’atteindre la Plaque d’Orientation. Sur la partie supérieure, de profondes entailles, dessinant des formes géométriques angulaires, blessaient cruellement la pierre.
Lan ne chercha plus à dissimuler son inquiétude pour apaiser ses compagnons. Il resta assis sur sa selle, presque nonchalant, mais Rand aurait juré qu’il captait tout ce qui se passait autour de lui, sentant même la respiration de chacun des voyageurs qui l’accompagnaient.
Il fit tourner Mandarb autour de la plaque puis s’en éloigna, tendu comme s’il était prêt à attaquer à tout moment – ou à riposter à une agression.
— Tout s’explique…, murmura Moiraine. Et j’en ai les sangs glacés. J’aurais dû m’en douter : la souillure et la détérioration… C’était évident !
— De quoi parles-tu ? demanda Nynaeve.
— Qu’est-ce que c’était ? lui fit écho Loial. Qui a fait ça ? Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille.
L’Aes Sedai fit calmement face à ses deux interlocuteurs.
— Des Trollocs… Ou des Blafards… Ce sont des runes trollocs, en tout cas… Les monstres ont trouvé un moyen de voyager sur les Chemins. C’est sans doute comme ça qu’ils ont pu débouler à Deux-Rivières sans que nul les remarque. Il y avait un Portail à Manetheren et il en reste au moins un dans la Flétrissure. (Elle regarda Lan, presque trop loin du groupe pour que la lumière des lanternes puisse encore l’éclairer.) Manetheren n’est plus, mais quasiment rien ne peut détruire un Portail. Voilà comment les Myrddraals ont pu réunir une petite armée autour de Caemlyn sans éveiller les soupçons de toutes les nations qui séparent la Flétrissure d’Andor.
L’Aes Sedai marqua une courte pause, se tapotant les lèvres d’un index.
— Mais nos ennemis ne connaissent pas tous les itinéraires possibles. Sinon, ils seraient entrés à Caemlyn par le Portail que nous avons utilisé pour en sortir. N’est-ce pas ?
Rand en frissonna de la tête aux pieds. Avoir fait tant d’efforts pour se trouver au milieu de centaines de monstres – voire de milliers – assoiffés de sang humain. Des bêtes fauves prêtes à tout pour faire souffrir ceux dont elles n’étaient que la grotesque contrefaçon…
— Emprunter les Chemins n’est pas facile pour eux ! lança soudain le Champion.
Sa lanterne était à moins de vingt pas de ses amis. Pourtant, on apercevait à peine une faible lueur qui semblait très lointaine. Moiraine se dirigea vers cette balise vacillante.
Tous les autres la suivirent. Lorsqu’il vit ce que Lan avait découvert, Rand regretta d’avoir l’estomac plein. Au pied d’un pont, des cadavres de Trollocs, pétrifiés alors qu’ils zébraient l’air avec leur hache ou leur étrange épée à la lame incurvée, étaient à moitié ensevelis dans la roche anormalement gonflée. De grosses bulles en hérissaient la surface, comme si le sol avait bouillonné. Certaines ayant explosé, on apercevait d’autres ignobles gueules de monstres à jamais figées sur un cri de terreur muet.
Rand entendit quelqu’un vomir derrière lui. Pour ne pas s’y mettre aussi, il dut produire un effort surhumain. Même pour des Trollocs, c’était une abominable façon de mourir.
Quelques pas après le charnier, le pont s’arrêtait abruptement. La colonne signalétique, devant l’ouvrage, avait été brisée en mille morceaux…
Loial sauta à terre, gardant en permanence un œil sur les Trollocs, comme s’ils pouvaient revenir à la vie. S’intéressant à la colonne vandalisée, il tenta de déchiffrer ce qui restait de l’inscription, puis remonta très vite en selle.
— C’est… enfin, c’était le premier pont qui conduit à Tar Valon, à partir d’ici.
Détournant la tête des Trollocs, Mat s’essuyait le coin de la bouche du revers de la main. Voyant qu’Egwene se cachait le visage dans les mains, Rand approcha d’elle et lui tapota gentiment l’épaule. La jeune fille se tourna vers lui et lui saisit le bras, le serrant très fort. Rand sentit qu’elle tremblait comme une feuille. Afin de la rassurer, il s’efforça de maîtriser ses propres tremblements nerveux.
— Eh bien, c’est une chance que nous n’allions pas à Tar Valon pour le moment…, se contenta de dire Moiraine.
— Comment peux-tu rester si calme ? explosa Nynaeve. Cette horreur pourrait nous arriver aussi !
— C’est possible, concéda Moiraine. (La Sage-Dame serra si fort les dents que Rand aurait juré les avoir entendues grincer.) Mais il est bien plus probable que les bâtisseurs des Chemins – des Aes Sedai mâles – aient prévu des pièges réservés aux créatures du Ténébreux. Avant que les Trollocs et les Blafards aient été déportés dans la Flétrissure, le risque d’invasion était très élevé… Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas rester ici. Que nous choisissions d’avancer ou de reculer, notre itinéraire sera semé de pièges, de toute façon… Loial, sais-tu où est le pont suivant ?
— Oui, parce qu’ils n’ont pas endommagé cette partie de la Plaque d’Orientation, fort heureusement.
Pour la première fois, l’Ogier semblait aussi pressé de continuer sa route que l’Aes Sedai. Avant même d’avoir fini de parler, il talonna son cheval.
Egwene resta accrochée au bras de Rand pendant toute la traversée des deux ponts suivants. Lorsqu’elle le lâcha enfin, murmurant des excuses ponctuées d’un rire gêné, le jeune berger en fut tout dépité. Parce que la sentir près de lui avait été plaisant, bien entendu… Mais ce n’était pas tout. Quand quelqu’un cherchait votre protection, venait-il de découvrir, il était beaucoup plus facile de se montrer courageux.
Moiraine ne croyait pas, disait-elle, qu’un piège puisse se déclencher sur eux. Pourtant, malgré tous ses discours sur le manque de temps, elle fit ralentir le rythme à la colonne et imposa un arrêt avant chaque entrée sur un pont ou une île. Passant la première, elle inspectait la zone, un bras tendu devant elle, et personne, pas même Lan ou Loial, n’avait le droit d’avancer avant d’avoir reçu son autorisation.
Forcé de se fier au jugement de l’Aes Sedai en ce qui concernait les pièges, Rand sondait les ténèbres environnantes comme s’il avait pu voir beaucoup plus loin qu’à… trois ou quatre pas de distance. Dans le même ordre d’idées, il tendait en permanence l’oreille. Si les Trollocs pouvaient s’introduire sur les Chemins, la créature qui les suivait risquait bel et bien d’être au service du Ténébreux.
Pour commencer, était-elle seule ? Dans un environnement pareil, Lan lui-même était incapable de le déterminer.
Alors que la petite expédition traversait une enfilade de ponts, les repas continuant à être pris en selle, Rand ne vit et n’entendit rien. À part le grincement des harnais en cuir, le bruit des sabots et, de temps en temps, la toux vite maîtrisée d’un de ses compagnons, le jeune berger ne capta pas le moindre bruit.
Puis un vent se leva quelque part dans le vide obscur des Chemins. Incapable de dire d’où il venait, Rand pensa d’abord que c’était un tour de son imagination. Mais le souffle qui faisait gonfler sa cape dans son dos lui confirma qu’il ne se trompait pas.
C’est agréable de sentir de nouveau le vent… même s’il vous gèle jusqu’à la moelle des os.
Le jeune berger sursauta soudain.
— Loial, n’as-tu pas dit que le vent ne souffle jamais ici ?
L’Ogier tira sur les rênes de sa monture, l’arrêtant à la lisière d’une nouvelle île. Il inclina la tête, parut humer l’air et lâcha d’un ton sinistre :
— Massin Shin… Le Vent Noir ! Que la Lumière nous éclaire et nous protège ! C’est le Vent Noir !
— Combien de ponts encore ? demanda Moiraine. Loial, combien de ponts ?
— Deux… Oui, je crois, deux…
— Alors, dépêchons-nous ! (L’Aes Sedai fit avancer Aldieb.) Il faut les trouver vite !
Tandis qu’il déchiffrait la Plaque d’Orientation, Loial se parla tout haut – ou s’adressa à qui voulait bien l’entendre :
— Ils revinrent plongés dans la démence, criant un seul nom : Massin Shin ! Lumière, aide-nous ! Même les Aes Sedai guérisseuses ne… (Dès qu’il eut compris le texte de la plaque, l’Ogier talonna son cheval.) Par là ! Par là !
Cette fois, Moiraine ne marqua pas de pause. Elle se lança au galop, entraînant avec elle ses compagnons. Alors que les lanternes oscillaient follement, l’ouvrage de pierre trembla sous cette charge sauvage.
Une fois le pont traversé, Loial lut à toute vitesse la Plaque d’Orientation suivante, puis il repartit au galop sans laisser le temps de souffler à sa monture. Le gémissement du vent se faisait de plus en plus fort, parvenant parfois à couvrir le vacarme de la cavalcade. Massin Shin approchait, impitoyable.
Les voyageurs ne tentèrent même pas de déchiffrer la dernière Plaque d’Orientation. Dès que la lumière de leurs lanternes se refléta sur une large bande blanche, ils bifurquèrent dans cette direction et suivirent la ligne qui les conduirait en sécurité. L’île fut bientôt derrière eux, et les cavaliers se concentrèrent sur le sol « vérolé » et la bande blanche, ces points de repère désormais rassurants.
Respirant très fort, Rand n’était plus très sûr d’entendre le vent, mais cela ne l’incita pas à ralentir. Au cœur de l’obscurité, le portail apparut soudain, sculpté de vignes et de feuilles comme celui de Caemlyn. Quand ils furent assez près, Moiraine se pencha en avant sur sa selle.
— La feuille d’Avendesora n’est plus là ! cria-t-elle. Nous avons trouvé la porte, mais il nous manque la clé.
— Lumière, maudite Lumière ! rugit Mat, furieux.
Loial poussa un cri de détresse qui aurait tout aussi bien pu être un hurlement d’agonie.
Egwene posa la main sur le bras de Rand. Les lèvres tremblantes, comme si elle allait pleurer, elle regardait son ami avec des yeux implorants comme il ne lui en avait jamais vu. Posant les mains sur celle de la jeune fille, Rand espéra qu’il n’avait pas l’air plus effrayé qu’elle. Parce qu’il crevait de peur, pour être franc.
Derrière eux, le vent hurlait à la mort. Un instant, Rand crut entendre dans ce vacarme des voix qui éructaient d’ignobles obscénités qui lui firent monter la bile à la gorge.
Moiraine leva sa canne et une flamme en jaillit. Pas le genre de feu blanc très pur que Rand avait vu à Champ d’Emond, ou lors de l’affrontement, devant Shadar Logoth. Du jaune se mêlait au blanc, cette fois, et il y avait même des traînées noires, comme s’il s’était agi de suie. Une fumée âcre montait de la flamme, valant une quinte de toux à Loial et semant la panique chez les chevaux.
Moiraine projeta son feu sur le Portail.
La fumée qui s’éleva alors irrita la gorge et les narines de Rand.
Devant lui, la pierre fondait comme du beurre, les sculptures de vignes et de feuilles disparaissant en un clin d’œil. L’Aes Sedai déplaçait la flamme aussi vite qu’elle le pouvait, mais découper une ouverture assez grande pour que tout le monde s’y engouffre n’avait rien d’un jeu d’enfant. Pour Rand, la ligne de pierre fondue semblait avancer à la vitesse d’un escargot. Dans son dos, il sentait sa cape onduler, comme si une brise la taquinait.
Il eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre.
— Je sens ce maudit vent ! cria Mat. Par le sang et les cendres ! je le sens !
La flamme mourut et Moiraine baissa sa canne.
— C’est fait, dit-elle. Enfin, à moitié.
Une fine ligne dessinait un grand rectangle sur le panneau sculpté. Rand crut voir de la lumière filtrer de cette ouverture, une constatation des plus encourageantes. Certes, mais les deux lourds battants de pierre étaient toujours en place, et il ne voyait pas très bien comment allait se passer la suite.
Au moins, l’ouverture serait assez grande pour qu’ils traversent tous, même si Loial devrait probablement se coucher sur l’encolure de son cheval. Mais combien pesaient les deux blocs de pierre que Moiraine venait de prédécouper ? Mille livres ? Davantage ?
Si nous nous y mettons tous, nous pourrons peut-être les pousser avant l’arrivée du vent…
N’était que sa cape ondulait de plus en plus. Pour sa santé mentale, Rand essaya de ne pas écouter ce que criaient les voix.
Alors que Moiraine reculait, Mandarb bondit en avant, droit sur la double porte. Lan se pliant au maximum sur sa selle, l’étalon, au dernier moment, changea légèrement de position pour percuter le mur avec son épaule – une technique apprise lors de sa formation, et visant à renverser un autre destrier sur le champ de bataille.
Le double rectangle bascula vers l’extérieur. Lan et son cheval, entraînés par leur vitesse acquise, traversèrent le Portail dans une glorieuse floraison de lumière.
En fait, on devait être en début de matinée, dehors, et sûrement pas à l’orée d’une journée radieuse. Mais, après tant d’obscurité, Rand aurait juré qu’il regardait le soleil en face.
De l’autre côté du passage, le Champion et sa monture firent demi-tour et revinrent sur leurs pas très lentement – au ralenti, même, vus des Chemins.
Rand n’attendit pas. Orientant la tête de Bela en direction du Portail, il lui flanqua ensuite une grande claque sur la croupe. S’accrochant de son mieux, Egwene fut littéralement emportée loin des Chemins.
— Allez-y, les autres ! cria Moiraine.
Tout en criant, l’Aes Sedai leva sa canne, se retourna et la pointa derrière elle, en direction de la lointaine Plaque d’Orientation. Une étrange matière en jaillit, évoquant de la lumière liquide transformée en sirop de feu – une sorte de lance blanc, rouge et jaune qui fendit l’air et explosa en mille éclats semblables à autant de somptueux diamants.
Le Vent Noir cria de douleur et de rage. Les milliers de voix malveillantes qu’il charriait explosèrent en un concert de menaces et d’injures si jubilatoires que Rand en eut la nausée – d’autant plus qu’il avait le sentiment de presque comprendre ces imprécations.
Talonnant Rouquin, il rejoignit ses amis, qui s’apprêtaient à traverser le Portail. La sensation de froid se reproduisit, le temps ralentit de nouveau et le jeune berger se demanda si le Vent Noir ne risquait pas d’en profiter pour les rattraper à la dernière seconde.
Puis tout redevint normal et Rand fut enfin de retour dans le monde habituel. Subissant une soudaine accélération, Rouquin faillit s’emballer, se freina comme il put – un instant, Rand crut qu’il allait faire un joli vol plané par-dessus la tête du cheval – puis s’arrêta en catastrophe. Reconnaissant, Rand lui passa les bras autour de l’encolure. Pendant que son cavalier se remettait bien droit sur sa selle, l’équidé s’ébroua puis rejoignit dignement ses congénères, comme si rien de particulier ne s’était produit.
Il faisait froid. Pas comme dans le Portail, non. Un froid naturel – enfin, en hiver – qui vous pénétrait lentement jusque dans la moelle des os. Sans quitter le Portail des yeux, Rand resserra autour de son torse les pans de sa cape. Juste devant lui, légèrement penché sur sa selle, la main serrant la poignée de son épée, Lan observait ce qui se passait de l’autre côté. À l’évidence, le Champion et son destrier étaient prêts à retraverser si Moiraine ne se montrait pas.
Le Portail se trouvait au pied d’une colline, au cœur d’un éboulis dissimulé par un rideau de broussaille. Sous l’impact de la pierre, cette protection avait souffert, des branches cassées gisant un peu partout sur le sol.
L’étrange surface du Portail gonfla soudain, comme si une bulle s’y formait. Puis le dos de Moiraine fit exploser ce cocon provisoire. Pouce après pouce, l’Aes Sedai et son image se séparèrent l’une de l’autre. Sa canne toujours brandie, Moiraine la garda pointée vers les Chemins tandis qu’elle aidait sa jument blanche à traverser à son tour le Portail.
Le passage noircit, sa surface déjà terne virant à l’ébène, comme s’il entendait se fondre au cœur même de l’obscurité des Chemins. Comme s’il était à des lieues de là, le vent continuait à hurler, portant sur ses ailes la colère et la haine des terrifiantes voix.
Des murmures atteignirent les oreilles de Rand, à la limite de sa compréhension. Puis ils franchirent cette frontière, devenant parfaitement limpides :
Peau si fine, facile à déchirer, facile à découper, facile à arracher ! Il est si amusant de natter ensemble les lanières de peau, avec les gouttes rouges qui tombent – le sang rouge et si doux, si sucré et si rouge… Et les cris de douleur ! Jolis cris, gentils cris, tendres cris qui hurlent leur détresse et chantent leur douleur…
Les murmures moururent, les ténèbres se dissipèrent et le Portail ne fut plus qu’une surface faiblement réfléchissante enchâssée dans une arche de pierre.
Rand soupira de soulagement. Il ne fut pas le seul, d’après ce qu’il entendit avant de tourner la tête. Tenant leurs chevaux par la bride, Nynaeve et Egwene s’enlaçaient pour se réconforter. Le visage de pierre, Lan paraissait pourtant ravi de la tournure des événements. Chez lui, il ne fallait jamais chercher une expression, mais se fier plutôt à son langage corporel. À la façon dont il se tenait en selle, légèrement détendu tandis qu’il regardait Moiraine, la tête inclinée, on pouvait en dire long sur ses sentiments.
— Le vent n’a pas réussi à traverser ! triompha Moiraine. J’en étais sûre ! Enfin, je l’espérais… Quelle horreur ! (Elle jeta sa canne sur le sol et s’essuya les mains sur le devant de sa cape.) La souillure est partout, sur les Chemins !
De fait, la canne était noircie voire calcinée sur une bonne moitié de sa longueur.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Nynaeve.
— Eh bien, fit Loial, troublé, Massin Shin, le Vent Noir qui vole les âmes.
— C’était quoi ? insista la Sage-Dame. Un Trolloc, on peut le regarder et même le toucher, si on a l’estomac bien accroché. Mais ça…
— Un vestige de l’Ère de la Folie, peut-être, dit Moiraine. Ou de la guerre des Ténèbres, qui fit rage pour la conquête du Pouvoir… Une entité qui se tapit depuis si longtemps sur les Chemins qu’elle ne peut plus en sortir. Personne, même parmi les Ogiers, ne connaît l’étendue des Chemins… Ni leur véritable nature. Ce vent est peut-être lié aux Chemins, puisqu’ils sont vivants, comme Loial nous l’a expliqué. Quelle créature vivante est exempte de parasites ?
» Ou encore, il peut s’agir d’un enfant de la souillure – une force qui déteste la vie et la lumière et les poursuit inlassablement.
— Assez ! cria Egwene. Je ne veux plus qu’on en parle ! J’ai entendu ces voix dire… dire…
Elle s’interrompit, incapable d’aller plus loin.
— De pires épreuves nous attendent…, souffla Moiraine.
Rand aurait parié qu’elle n’avait pas voulu être entendue…
Les gestes hésitants, l’Aes Sedai monta en selle.
— C’est dangereux, dit-elle en regardant le Portail brisé. (Un bref instant, ses yeux se posèrent sur la canne détruite.) Le vent ne peut pas sortir, mais n’importe qui est susceptible d’entrer. Quand nous serons à Fal Dara, je demanderai à Agelmar d’envoyer des hommes murer ce Portail.
Se tournant vers le nord, Moiraine désigna les grandes tours qui émergeaient de la brume, dans le lointain.