8 Un endroit sûr

Alors qu’il franchissait la porte, les yeux de Rand se posèrent sur son père – oui, son père, et au diable qui prétendrait le contraire ! Tam n’avait pas bougé d’un pouce. Les yeux fermés, il respirait très difficilement.

Le trouvère aux cheveux blancs cessa de converser avec Bran – qui s’occupait de Tam, penché sur lui – et jeta à Moiraine un regard peu amène. L’Aes Sedai l’ignora. À vrai dire, elle n’accorda d’attention à personne, sauf à son patient. Mais lui, elle l’examina très attentivement.

Thom glissa le tuyau de sa pipe entre ses dents, le ressortit puis baissa les yeux dessus.

— On ne peut même plus fumer en paix, marmonna-t-il. Je devrais aller m’assurer qu’un fermier ne m’a pas chipé ma cape pour tenir chaud à sa vache. Au moins, dehors, je pourrai allumer ma pipe.

Sur ces mots, le trouvère s’éclipsa.

— Je n’aime pas cet homme, dit Lan, le visage de marbre. Il y a en lui quelque chose qui ne m’inspire pas confiance. La nuit dernière, je ne l’ai vu nulle part.

— Il était là, dit Bran avec un regard inquiet pour Moiraine. C’est évident. Il n’a pas brûlé sa cape devant la cheminée.

— Mon père ? lança Rand à Moiraine.

En ce qui le concernait, Thom Merrilin pouvait bien avoir passé la nuit caché dans une étable.

Bran voulut dire quelque chose, mais Moiraine le devança :

— Laissez-moi seule avec le malade, maître al’Vere. Vous ne pouvez rien faire, à part me déranger.

Bran hésita un instant. Recevoir des ordres sous son propre toit lui déplaisait souverainement, mais désobéir à une Aes Sedai ne lui semblait guère judicieux. Finalement, il se redressa et prit Rand par l’épaule.

— Viens avec moi, mon garçon. Laissons Moiraine Sedai à son… à sa… Enfin, laissons-la ! En bas, tu pourras me donner un coup de main. Dans une heure ou deux, Tam t’appellera pour que tu lui montes une chope de bière et sa pipe bourrée.

— Puis-je rester ? demanda Rand, même si Moiraine ne semblait pas avoir conscience de sa présence. (Bran lui serra plus fort l’épaule, mais il l’ignora.) S’il vous plaît ? Je ne vous traînerai pas dans les jambes, promis. Vous ne vous apercevrez même pas de ma présence. C’est mon père, après tout !

La ferveur avec laquelle il avait prononcé sa dernière phrase surprit Rand – et fit sursauter le bourgmestre, tout aussi étonné. Avec un peu de chance, cet « éclat » serait mis sur le compte de la fatigue ou de la tension somme toute normale quand on était face à une Aes Sedai.

— Oui, oui…, répondit Moiraine, agacée.

Elle retira sa cape, la posa sur l’unique chaise avec son bâton de marche, puis remonta jusqu’aux coudes les manches de sa robe. Quand elle prit la parole, son attention ne se détourna jamais vraiment de Tam :

— Assieds-toi sur le banc, là-bas, dit-elle à Rand. Et toi aussi, Lan…

Les yeux de Moiraine glissèrent lentement le long du corps de Tam. Rand eut l’étrange impression qu’elle regardait au-delà du blessé – ou quelque chose comme ça.

— Vous pouvez parler, si vous voulez, mais à voix basse… Et maintenant, sortez, maître al’Vere. C’est la chambre d’un malade, pas une salle de réunion. Faites en sorte qu’on ne me dérange pas…

Bran marmonna dans sa barbe – pas assez fort pour être entendu de Moiraine, bien sûr – puis il serra une dernière fois l’épaule de Rand et obéit à contrecœur, fermant la porte derrière lui.

En psalmodiant doucement, l’Aes Sedai s’agenouilla à côté du lit et posa les mains sur la poitrine de Tam – un contact très léger, comme si elle voulait l’effleurer. Puis elle ferma les yeux et ne bougea plus.

Dans les légendes, les miracles des Aes Sedai étaient toujours accompagnés par des éclairs et des roulements de tonnerre. Bref, des signes qui indiquaient un énorme effort et l’invocation d’un fantastique pouvoir. Le Pouvoir, en d’autres termes. Le Pouvoir de l’Unique, puisé dans la Source Authentique qui faisait tourner la Roue du Temps.

Rand préféra ne pas trop penser à ce qui se déroulait. Le Pouvoir allait agir sur Tam et il serait témoin de cet événement – présent dans la pièce où il se produirait, pour être précis. Se trouver dans le même village semblait déjà inquiétant, alors…

Pour ce que le jeune homme en savait, Moiraine pouvait s’être tout simplement endormie. Pourtant, la respiration de Tam semblait moins laborieuse. L’Aes Sedai devait être en train d’agir.

Concentré à l’extrême, Rand sursauta quand Lan s’adressa à lui dans un murmure :

— Tu portes une très belle arme, sais-tu ? Y aurait-il également un héron gravé sur la lame ?

Un moment, Rand dévisagea le Champion, se demandant de quoi il voulait parler. Concentré sur la nécessité de traiter avec une Aes Sedai, il avait oublié l’épée de son père. D’autant plus qu’elle ne lui semblait plus si lourde, désormais.

— Oui, il y a un héron… Que fait dame Moiraine ?

— Je n’aurais jamais cru trouver une épée au héron dans un endroit comme celui-là…

— L’arme appartient à mon père…

Rand jeta un coup d’œil à l’épée de Lan, dont le pommeau et une partie de la poignée dépassaient du pan de sa cape. Les deux armes se ressemblaient, n’était l’absence de héron sur celle du Champion. Cette constatation faite, le jeune homme tourna de nouveau la tête vers le lit. Tam respirait bien mieux, sans râle ni souffle trop puissant.

— Il l’a achetée il y a très longtemps…

— Une étrange emplette, pour un berger.

Rand coula un regard peu amène à Lan. Venant d’un étranger, les remarques de ce genre étaient des plus inconvenantes. Quand il s’agissait d’un Champion, ça paraissait encore pire. Pourtant, le jeune homme se sentit obligé de répondre :

— Il ne l’a jamais utilisée, j’en suis certain. Il m’a dit que cette lame ne lui servait à rien. Avant les derniers événements, je ne savais même pas qu’il la détenait.

— Il l’a qualifiée d’inutile, dis-tu ? Eh bien, il n’a certainement pas toujours pensé ça. (Lan frôla du bout d’un index le fourreau accroché à la taille de Rand.) En certains endroits, le héron est l’emblème des maîtres escrimeurs. Pour finir entre les mains d’un berger de Deux-Rivières, cette arme a dû suivre un bien étrange itinéraire.

Rand fit mine de ne pas avoir saisi la question implicite : Comment Tam était-il entré en possession de l’épée ?

Moiraine n’avait toujours pas bougé. Faisait-elle vraiment quelque chose ? Un frisson glacé courant le long de son échine, Rand se frotta frileusement les bras. Une Aes Sedai ! Tout bien pesé, il n’était pas sûr de vouloir savoir ce qu’elle faisait…

Une question traversa soudain l’esprit de Rand. Il n’avait pas vraiment envie de la poser ; pourtant, il lui fallait une réponse.

— Le bourgmestre l’affirme : si le village n’a pas été rasé, c’est grâce à vous deux – Moiraine et vous, je veux dire… (Rand se força à regarder le Champion.) Si on vous avait parlé d’un cavalier noir, dans la forêt, auriez-vous eu la puce à l’oreille ? Un homme dont la monture ne fait aucun bruit… Et dont la cape ne claque pas au vent. Auriez-vous deviné ce qui allait se passer ? Avec Moiraine Sedai, auriez-vous pu nous épargner l’attaque, si vous aviez su ?

— Pour ça, il aurait fallu que j’aie avec moi une demi-douzaine de mes sœurs, dit Moiraine.

Rand sursauta. L’Aes Sedai était toujours agenouillée près du lit, mais ses mains ne reposaient plus sur la poitrine de Tam, et elle s’était tournée pour faire face aux deux hommes assis sur le banc.

Même si elle n’éleva pas la voix, Rand eut l’impression que son regard le clouait au mur.

— En quittant Tar Valon, si j’avais su que je trouverais des Trollocs et un Myrddraal ici, je serais venue avec une bonne dizaine de mes sœurs, même si j’avais dû les tirer par la peau du cou pour qu’elles me suivent. En étant seule, être prévenue un mois à l’avance n’aurait presque rien changé. Et peut-être rien changé du tout. Une personne a ses limites, même quand elle dispose du Pouvoir de l’Unique. Il y avait bien une centaine de Trollocs dans ce secteur, hier. Une unité entière… Ce qu’ils appellent un « poing ».

— Être informés aurait quand même pu nous aider, dit sèchement Lan en foudroyant Rand du regard. Quand as-tu vu ce cavalier noir, et où ?

— Ce n’est plus important, désormais, intervint Moiraine. Je refuse que ce garçon se croie coupable alors qu’il ne l’est pas. J’ai ma part de responsabilité. Le comportement de ce maudit corbeau, hier, aurait dû m’alarmer. Et j’ai la même remarque à ton service, mon vieil ami !

» Certaine que l’influence du Ténébreux ne pouvait pas s’étendre jusqu’ici, je me suis montrée beaucoup trop confiante – au point de friser l’arrogance, j’en ai peur.

— Le corbeau…, dit Rand, désorienté. Je ne comprends pas…

— Un charognard, fit Lan avec une grimace de dégoût. Les sbires du Ténébreux recrutent souvent leurs espions parmi les dévoreurs de cadavres. Les corbeaux et les corneilles, le plus fréquemment. Et les rats, dans les cités…

Rand en eut les sangs glacés. Les corbeaux et les corneilles, des agents du Ténébreux ? Ces oiseaux étaient partout, en ce printemps de cauchemar. Moiraine avait parlé de l’« influence du Ténébreux ». Le Ténébreux était toujours présent, il le savait, mais si on s’efforçait de marcher sous l’aile de la Lumière, de vivre dignement et de ne jamais prononcer son nom, il ne pouvait nuire à personne. C’était ce que tout le monde croyait, et ce que Rand avait appris en buvant le lait de sa mère. Mais Moiraine semblait insinuer que…

Le regard de Rand se posa sur Tam et il oublia d’un coup tout le reste. Bien moins rouge qu’avant, le blessé respirait presque normalement. Son fils voulut se lever d’un bond, mais Lan le retint par le bras.

— Moiraine Sedai, vous avez réussi ! s’exclama Rand.

— Pas encore… Rien n’est gagné, pour l’instant. Les armes des Trollocs sont fabriquées dans les forges d’une vallée nommée Thakan’dar et située sur un versant du mont Shayol Ghul. Certaines lames gardent une souillure de ce lieu maudit – une sorte de poison uni au métal. Ces armes-là infligent des blessures qui ne guérissent pas sans une aide très particulière. Elles provoquent aussi des poussées de fièvre mortelles et des maladies étranges qui dépassent les compétences des médecins. J’ai apaisé les souffrances de ton père, mais la toxine est toujours là. Si on la laisse faire, elle reprendra le dessus et le consumera.

— Mais vous ne la laisserez pas faire, n’est-ce pas ?

S’avisant qu’il avait parlé d’un ton à la fois implorant et autoritaire, Rand se demanda ce qu’on risquait lorsqu’on s’adressait ainsi à une Aes Sedai. Mais Moiraine ne sembla pas avoir relevé l’offense.

— Non, je ne la laisserai pas faire, répéta-t-elle simplement. Rand, je suis épuisée, et je n’ai pas eu une minute de répit, cette nuit. En temps normal, ce n’est pas grave, mais pour lutter contre une blessure de ce genre…

Moiraine sortit de sa bourse un petit sac de soie blanche.

— C’est un angreal, dit-elle. (Devant l’expression de Rand, elle se détendit un peu.) Je vois que tu sais ce que c’est…

D’instinct, le jeune homme se pencha en arrière, comme s’il voulait s’éloigner de l’Aes Sedai et de ce qu’elle brandissait. Quelques récits mentionnaient les angreals, des reliques de l’Âge des Légendes que les Aes Sedai utilisaient pour accomplir d’extraordinaires miracles.

Sous les yeux ébahis de Rand, Moiraine déballa une figurine d’ivoire noircie par le temps. Un peu moins longue que sa main, la statuette représentait une femme en robe longue et à l’abondante crinière cascadant sur ses épaules.

— Nous ne savons plus les fabriquer, soupira Moiraine. Tant de savoir perdu, et peut-être à tout jamais… Il en reste si peu que la Chaire d’Amyrlin, à Tar Valon, a failli m’interdire d’emporter celui-là. Elle a fini par changer d’avis, pour le plus grand bien de Champ d’Emond et de ton père. Mais n’espère pas trop, Rand. Aujourd’hui, même avec l’angreal, je suis moins puissante que j’aurais pu l’être hier sans cet artefact, et la souillure est très virulente. De plus, elle a eu le temps de se répandre…

— Vous pouvez aider mon père, dit Rand, vibrant de ferveur. J’en suis certain.

Moiraine eut l’ombre d’un sourire.

— Nous verrons bien…, souffla-t-elle.

Se retournant vers Tam, elle lui posa une main sur le front, l’autre serrant la figurine d’ivoire. Les yeux fermés, immergée dans sa concentration, l’Aes Sedai sembla en oublier de respirer.

— Le cavalier qui t’a effrayé, dit Lan, c’était sûrement un Myrddraal.

— Quoi ? Mais les Blafards sont hauts de vingt pieds et ils…

Rand n’alla pas plus loin, réduit au silence par le sourire un rien condescendant du Champion.

— Berger, les légendes ont tendance à en rajouter, tout le monde sait ça ! Crois-moi, les Demi-Humains n’ont pas besoin d’attributs fabuleux pour être terrifiants. Demi-Humain, Rôdeur, Blafard, Homme de l’Ombre – le nom varie selon les pays, mais un Myrddraal reste un Myrddraal ! Les Blafards sont des rejetons des Trollocs, mais revenus à l’état de quasi-humanité des spécimens dont les Seigneurs de la Terreur se servirent pour créer les monstres géants. J’ai bien dit quasi-humanité ! Chez les Blafards, la composante humaine est puissante, certes, mais la souillure qui donna naissance aux Trollocs reste bien présente. Les Demi-Humains ont des pouvoirs – le type que le Ténébreux peut accorder à ses séides.

» Pour ne pas résister victorieusement à un Blafard, il faut qu’une Aes Sedai soit très faible ou dans un état de grande détresse. En revanche, beaucoup d’hommes forts et loyaux ont péri face aux Rôdeurs. Depuis les conflits qui mirent un terme à l’Âge des Légendes, scellant le sort des Rejetés, désormais emprisonnés, les Myrddraals dirigent les Trollocs et leur indiquent où et quand frapper. Lors des fameuses guerres des Trollocs, les Blafards, placés directement sous les ordres des Seigneurs de la Terreur, commandaient les monstres sur les champs de bataille.

— Ce cavalier m’a terrifié, souffla Rand. Il m’a seulement regardé, et…

— Tu n’as pas à en rougir, berger ! Les Blafards me terrorisent aussi ! Face à eux, j’ai vu des vétérans endurcis se pétrifier comme des oiseaux hypnotisés par un serpent. Au nord, dans les Terres Frontalières, à la lisière de la Flétrissure, il y a un dicton : « Le regard des Sans-Yeux est le messager de la peur. »

— Les Sans-Yeux ?

— Oui, berger… La nuit comme le jour, ils ont une vue d’aigle, et pourtant leur visage est dépourvu de globes oculaires. Se trouver face à un Myrddraal est l’expérience la plus périlleuse que je connaisse. Avec Moiraine Sedai, nous avons tenté de tuer celui qui était là pendant l’attaque, mais sans le moindre succès. Les Demi-Humains bénéficient de la chance insolente du Ténébreux en personne.

— Un Trolloc m’a dit que le Myrddraal voulait me parler. Sur le coup, je n’ai pas saisi ce que ça signifiait.

Lan releva la tête, ses yeux bleus durs comme deux éclats de diamant.

— Tu as parlé avec un Trolloc ?

— Pas vraiment…, souffla Rand, se recroquevillant sous le regard du Champion. C’est lui qui m’a parlé, en fait… Il a dit qu’il ne me ferait pas de mal, parce que le Myrddraal voulait m’interroger. Puis il a essayé de me tuer…

Rand se passa la langue sur les lèvres et frotta sa main moite contre la poignée garnie de cuir de son épée. En quelques phrases, il raconta comment il était retourné dans la ferme pour récupérer des objets indispensables.

— Au bout du compte, c’est moi qui ai tué le Trolloc, dit-il lorsqu’il fut arrivé à la fin de son récit. Un hasard, pour être honnête. Il a bondi sur moi alors que je brandissais l’épée…

L’expression de Lan s’adoucit un peu – si on pouvait s’attendre à de la bienveillance chez un homme de pierre.

— Même ainsi, ça reste un exploit, jeune berger ! Jusque-là, très peu d’hommes, au sud des Terres Frontalières, pouvaient se vanter d’avoir vu un Trolloc – et encore moins d’en avoir tué un.

— Surtout sans aide de quiconque, ajouta Moiraine d’un ton mortellement las. J’ai terminé, Rand… Lan, aide-moi à me relever.

Le Champion se précipita, mais Rand fut encore plus rapide que lui à atteindre le lit. Même s’il était très pâle, comme quelqu’un qui n’a plus vu le soleil depuis longtemps, Tam avait le front bien frais et sa poitrine se soulevait au rythme régulier normal chez un dormeur.

— Il va s’en tirer ? demanda Rand.

— Oui, avec du repos… Quelques semaines au lit, et il redeviendra comme avant.

Malgré le soutien de Lan, Moiraine avait du mal à tenir sur ses jambes. Écartant la cape et le bâton de marche, le Champion l’aida à s’asseoir sur l’unique chaise. Avec une délicatesse extrême, l’Aes Sedai remit la figurine dans le petit sac qu’elle glissa ensuite dans sa bourse.

Rand dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Des larmes lui montant aux yeux, il les essuya d’un revers de la main.

— Merci, dit-il simplement.

— Durant l’Âge des Légendes, souffla Moiraine, quelques Aes Sedai pouvaient raviver la flamme de la vie à partir d’une minuscule étincelle. Mais ces temps sont révolus, et ils ne reviendront peut-être jamais. Tant de connaissances ont été perdues – pas seulement l’art de fabriquer les angreals. On pouvait alors accomplir des miracles dont il ne nous est même plus permis de rêver. L’oubli fait des ravages dans nos mémoires, Rand. Nous sommes de moins en moins nombreuses, certains pouvoirs nous sont inaccessibles et les autres paraissent tellement affaiblis. De nos jours, sans la force et la volonté du malade, les plus puissantes d’entre nous sont incapables de guérir. Par bonheur, ton père est un colosse – physiquement, bien sûr, mais aussi psychiquement. Si le combat pour la survie l’a vidé de toutes ses forces, je ne doute pas qu’il les reconstituera. Il faudra du temps, mais la souillure n’est plus en lui…

— Comment pourrais-je jamais vous récompenser ? se lamenta Rand sans détourner le regard de Tam. Sachez que je ferai tout ce que vous me demanderez, en tout cas.

Le jeune homme se souvint de sa promesse, lorsqu’il avait été question de paiement. Alors que son père était hors de danger, il était plus décidé que jamais à tenir parole. Mais regarder Moiraine Sedai en face restait difficile.

— Oui, tout ce que vous me demanderez. Tant que ça ne risque pas de nuire au village ou à mes amis.

Moiraine eut un geste nonchalant.

— Si tu crois que c’est indispensable… De toute façon, je voudrais te parler… Tu partiras sans doute en même temps que nous, et ça nous donnera l’occasion de converser…

— Partir ? (Rand se redressa.) La situation est si mauvaise ? J’ai eu l’impression que les villageois s’apprêtaient à reconstruire. Les gens de Deux-Rivières sont très attachés à leur territoire. Personne ne le quitte jamais.

— Rand…

— Et pour aller où ? Selon Padan Fain, le climat n’est pas plus clément ailleurs. C’était le colporteur, vous savez, et les Trollocs… (Rand déglutit péniblement, désolé que Thom Merrilin ait cru bon de lui décrire les habitudes alimentaires des monstres.) Pour moi, nous devons rester chez nous, là où nous avons vu le jour, et rebâtir notre petit monde. Les semailles sont faites et le temps s’améliorera bientôt assez pour qu’on puisse tondre les moutons. Qui a lancé cette histoire d’exode ? Un des Coplin, je parie ? De toute façon, c’est…

— Berger, s’impatienta Lan, tu jacasses alors que tu devrais écouter.

Rand regarda les deux étrangers. Il jacassait, c’était la stricte vérité, et il avait insisté afin d’empêcher Moiraine de s’exprimer. Couper la parole à une Aes Sedai, rien que ça ! Comment allait-il s’excuser, à présent ? Pendant qu’il y réfléchissait, il remarqua que la jeune femme souriait.

— Je sais ce que tu éprouves, dit-elle. (Rand eut le sentiment troublant qu’elle disait vrai.) Ne te ronge pas les sangs, surtout… Je m’y suis mal prise, parce que j’aurais dû me reposer avant de te parler. Rand, c’est toi qui dois partir. Pour le bien de ton village !

— Moi ? croassa Rand.

Il s’éclaircit la voix et répéta :

— Moi ? (C’était nettement mieux, ce coup-ci.) Pourquoi devrais-je m’en aller ? Je ne comprends rien à ce que vous dites. Je n’ai aucune envie de partir !

Moiraine jeta un coup d’œil à Lan, qui décroisa les bras et scruta le jeune homme comme s’il entendait le peser sur le plateau d’une balance invisible.

— Sais-tu que certaines maisons ont été épargnées ? demanda le Champion.

— La moitié du village a brûlé…

— Certaines maisons furent incendiées pour créer la panique. Les Trollocs s’en sont désintéressés, comme de leurs habitants, sauf s’ils faisaient mine de s’opposer à la véritable attaque. La plupart des fermiers venus pour les festivités n’ont pas aperçu l’ombre d’un monstre dans leur domaine. Avant de voir l’état du village, ils ignoraient qu’il y avait des troubles…

— Ils savent pourtant que Darl Coplin vit ici, marmonna Rand, mais ils n’ont pas dû faire le rapprochement.

— Deux fermes seulement ont été attaquées, continua Lan, ignorant la saillie, la tienne et une autre. À cause de Bel Tine, tous les résidants de ce domaine étaient déjà au village. Beaucoup de gens ont survécu parce que le Myrddraal ignorait tout des coutumes de Deux-Rivières. La Nuit de l’Hiver et la journée de fête lui compliquaient terriblement la tâche, mais il n’en savait rien.

Rand regarda Moiraine, toujours mollement assise sur sa chaise. Elle ne dit rien, se contentant de regarder le berger, un index posé sur ses lèvres.

— Notre ferme et quelle autre ? demanda Rand.

— Celle des Aybara, répondit Lan. Au village, les Trollocs ont d’abord attaqué l’atelier et la maison du forgeron, puis la demeure de maître Cauthon.

Rand eut soudain la bouche très sèche.

— C’est absurde, dit-il.

Il sursauta, car Moiraine venait de se redresser.

— Non, Rand, fit-elle, c’est logique, bien au contraire. Les Trollocs ne sont pas venus par hasard à Champ d’Emond. Et ils n’ont pas agi pour le simple plaisir de tuer et d’incendier, même s’ils ont adoré le faire. Ils avaient une mission à remplir. Éliminer ou capturer des jeunes hommes d’un âge bien précis qui vivent à Champ d’Emond ou aux alentours.

— Des garçons de mon âge ? demanda Rand d’une voix étranglée – mais cette fois, il s’en fichait. Au nom de la Lumière ! Mat, Perrin…

— Couverts de suie mais en pleine forme, annonça Moiraine.

— Ban Crawe et Lem Thane ?

— Ils n’ont jamais été menacés, dit Lan. En tout cas, pas plus que n’importe qui d’autre.

— Mais ils ont vu le Blafard, et ils sont de mon âge.

— La maison de maître Crawe est intacte, dit Moiraine. Le meunier et les siens ont dormi pendant une bonne moitié de l’attaque, avant que le bruit les réveille. Ban a dix mois de plus que toi, Rand, et Lem huit de moins. (Elle sourit devant la surprise du jeune homme.) Je me suis renseignée, tu le sais… Et n’ai-je pas parlé d’un « âge bien précis » ? Mat, Perrin et toi êtes nés à quelques semaines d’écart. Le Myrddraal vous cherchait, et personne d’autre ne l’intéressait.

Rand sauta nerveusement d’un pied sur l’autre. Quand Moiraine le regardait, on eût dit qu’elle pouvait lire ses pensées comme dans un livre ouvert.

— Pourquoi nous ? Des fermiers et des bergers ?

— La réponse à cette question ne se trouve pas à Deux-Rivières, dit Moiraine, mais elle est capitale. La venue de Trollocs dans une région qu’ils ont négligée pendant deux mille ans suffit à le prouver.

— Les raids de Trollocs sont monnaie courante, marmonna Rand, têtu. C’était simplement le premier chez nous. Ailleurs, les Champions affrontent sans cesse les monstres.

— Mon gars, intervint Lan, je m’attends à combattre des Trollocs près de la Flétrissure, mais pas ici, à quelque six cents lieues au sud… Cette nuit, c’était une sacrée attaque, du genre qu’on trouve logique d’essuyer au Shienar, ou dans une autre Terre Frontalière.

— Il y a chez l’un de vous, dit Moiraine, ou chez les trois, quelque chose qui fait peur au Ténébreux.

— C’est… C’est impossible. (Rand alla se camper devant la fenêtre et regarda les villageois qui travaillaient au milieu des ruines.) Je me fiche des faits, c’est tout simplement absurde !

Quelque chose attira son regard sur la place Verte. Plissant les yeux, il comprit au bout d’un moment que c’était le Poteau du Printemps – enfin, ce qu’il en restait, soit un tronc carbonisé. Un colporteur, un trouvère, des étrangers… Tout pour faire des fêtes de Bel Tine inoubliables…

Eh bien, c’était réussi !

— Non, je suis un berger. Le Ténébreux ne peut pas s’intéresser à moi.

— Tu sais combien il a dû être difficile de faire venir des Trollocs jusqu’ici ? demanda Lan. Sans attirer l’attention des Terres Frontalières, de Caemlyn et d’autres cités ? J’aimerais savoir comment nos ennemis s’y sont pris ! Tu crois qu’ils se sont donné tout ce mal pour brûler quelques bicoques ?

— Et ils reviendront…, ajouta Moiraine.

Rand s’apprêtait à contester les arguments de Lan, mais la remarque de l’Aes Sedai lui parut de très loin prioritaire.

— Ils reviendront ? Et vous ne pouvez pas les en empêcher ? Cette nuit, vous les avez repoussés alors qu’ils vous prenaient par surprise. Maintenant, vous savez qu’ils sont ici…

— Je peux faire venir des sœurs de Tar Valon, admit Moiraine. Et, avec un peu de chance, elles arriveront avant qu’il soit trop tard. Le Myrddraal sait que je suis là, désormais, et il ne lancera pas une attaque massive avant d’avoir lui aussi reçu des renforts. Si nous mobilisons assez d’Aes Sedai et de Champions, nous finirons peut-être par gagner, même si ça risque de nous prendre du temps… et de provoquer beaucoup de batailles.

Une image se forma dans l’esprit de Rand. Champ d’Emond dévasté, comme Colline de la Garde, Promenade de Deven et Bac-sur-Taren. Des ruines, des flammes et du sang…

— Non, ça ne doit pas être, capitula-t-il, déchiré intérieurement comme s’il venait de perdre toute emprise sur quelque chose de précieux. C’est pour ça que je dois partir, n’est-ce pas ? Si je ne suis plus là, les Trollocs ne reviendront pas. Du moins, si c’est vraiment moi qu’ils cherchent. Parce que ça reste à prouver.

Moiraine fronça les sourcils, comme si tant d’entêtement la dépassait. Mais Lan prit les choses en main :

— Tu veux parier la survie de ton village là-dessus, berger ? Et celle de tout le territoire ?

Rand décida de rendre les armes.

— Non, dit-il, avec une fois encore l’impression de lâcher prise. Perrin et Mat devront partir aussi, pas vrai ?

Quitter Deux-Rivières ? Abandonner son foyer et son père ? Au moins, Tam se remettrait. Et il lui assurerait bientôt que tout ce qu’il avait raconté sur la civière n’avait aucun sens.

— Nous pourrions opter pour Baerlon, ou même Caemlyn. Là-bas, il y a plus de gens, paraît-il, que sur tout le territoire de Deux-Rivières. Nous y serions en sécurité. (Rand eut un éclat de rire qui sonna atrocement faux.) J’ai toujours rêvé d’y aller. Si on m’avait dit que ça m’arriverait pour de bon…

Après un long silence, Lan prit la parole :

— Caemlyn n’est pas assez sûre, dit-il. Si les Myrddraals te veulent vraiment, des murs d’enceinte ne les arrêteront pas. Et ne va surtout pas t’imaginer que nos ennemis se décourageront à la longue.

Rand pensait avoir déjà touché le fond, mais il n’en était rien, apparemment.

— Il existe un endroit sûr, dit Moiraine. (Rand tendit l’oreille.) Tar Valon ! Tu y serais entouré d’Aes Sedai et de Champions. Même pendant les guerres des Trollocs, les forces du Ténébreux ont hésité à attaquer les Murs Scintillants. La seule tentative fut leur plus grande défaite du conflit. À Tar Valon, tu auras accès à toutes les connaissances que les Aes Sedai ont accumulées depuis l’Ère de la Folie. Certaines références remontent même à l’Âge des Légendes. À Tar Valon, tu auras une chance de découvrir pourquoi les Myrddraals te traquent. Oui, pour quelle raison le Père des Mensonges te poursuit-il ? Tu le sauras, je t’en donne ma parole.

Un très long voyage jusqu’à Tar Valon paraissait une aventure inimaginable. Et tout ça pour vivre au milieu des Aes Sedai ? Moiraine avait certes soigné Tam – enfin, apparemment –, mais il y avait toutes ces histoires sinistres… Se trouver dans une pièce avec une Aes Sedai était une expérience pénible. Alors, vivre dans une cité où elles abondaient ? De plus, Moiraine n’avait pas encore exigé son paiement. Car il y en avait toujours un, selon les légendes.

— Combien de temps mon père dormira-t-il ? demanda Rand. Je dois le prévenir. Pas question qu’il se réveille pour découvrir que je suis parti !

Rand crut entendre Lan soupirer de soulagement. Mais quand il se tourna vers lui, il le découvrit d’une impassibilité de marbre, comme d’habitude.

— Je doute qu’il se réveille avant notre départ, répondit Moiraine. J’ai l’intention de partir dès qu’il fera nuit noire. Un simple jour de retard peut être mortel. Tu devrais lui laisser une lettre, Rand…

— Un départ de nuit ? s’étonna le jeune homme.

— Le Demi-Humain s’apercevra bien assez tôt que nous ne sommes plus là, dit Lan. Inutile de lui faciliter la vie.

Rand s’avisa qu’il jouait distraitement avec la couverture de son père. Tar Valon n’était pas la porte à côté, c’était le moins qu’on pouvait dire.

— Dans ce cas, je devrais aller chercher Mat et Perrin.

— Je m’en chargerai, déclara Moiraine.

Se levant vivement, elle mit sa cape avec toute l’énergie de quelqu’un qui vient de recouvrer ses forces. Quand elle lui posa une main sur l’épaule, Rand s’efforça de ne pas grimacer. Elle ne serrait pas fort, mais sa main de fer le tenait prisonnier comme un serpent dont la tête est coincée dans la fourche d’un bâton.

— Il vaudrait mieux que tout ça reste entre nous, je crois…, dit Moiraine. Tu es d’accord ? S’ils savaient, les gens qui ont dessiné le Croc du Dragon sur la porte de l’auberge risqueraient de nous faire des ennuis…

— Je comprends, dit simplement Rand.

Quand l’Aes Sedai retira la main de son épaule, il recommença à respirer normalement.

— Je vais dire à maîtresse al’Vere de t’apporter quelque chose à manger, continua Moiraine, comme si elle n’avait pas remarqué la réaction du jeune homme. Ensuite, il faudra que tu dormes. La journée de demain sera longue et rude…

L’Aes Sedai et son Champion sortirent. Rand tourna de nouveau la tête vers son père, mais sans le voir vraiment. Jusqu’à cet instant précis, il n’avait jamais eu conscience que Champ d’Emond était une part de lui-même – au moins autant qu’il était un membre de la communauté. S’il s’en apercevait maintenant, c’était parce que ce lien venait de se briser. Voilà pourquoi il avait eu le sentiment de perdre son emprise sur quelque chose. Désormais, il ne faisait plus partie du village. Le Berger de la Nuit le traquait. Même si ça semblait absurde, puisqu’il n’était qu’un simple fermier, les Trollocs étaient bel et bien venus. Lan avait raison sur un point, au minimum : on ne pouvait pas jouer l’avenir de Champ d’Emond sur l’hypothèse que Moiraine se trompait.

Malheureusement, Rand ne pourrait prendre l’avis de personne. S’ils étaient au courant, les Coplin risquaient effectivement de faire du grabuge. Qu’il le veuille ou non, Rand devait se fier aveuglément à une Aes Sedai.

— Ne le réveille surtout pas ! lança maîtresse al’Vere en entrant soudain dans la chambre.

La suivant comme son ombre, Bran referma la porte derrière eux. Le plateau couvert d’un carré de tissu que portait l’épouse du bourgmestre diffusait une odeur délicieuse. Elle le posa sur le coffre, contre le mur du fond, et entraîna Rand loin du lit.

— Maîtresse Moiraine m’a très clairement expliqué ce qu’il fallait à ton père, et il n’a surtout pas besoin que tu t’écroules sur lui parce que tu ne tiens plus debout. Allons, ne laisse pas refroidir ton repas ! Maîtresse Moiraine va…

— Je préférerais que tu ne l’appelles pas comme ça, intervint Bran, mal à l’aise. Moiraine Sedai me semble plus approprié. Sinon, elle risque de se mettre en colère…

Maîtresse al’Vere tapota la joue de son mari.

— Si tu te mêlais de ce qui te regarde ? Nous avons eu une longue conversation, elle et moi… Et veux-tu bien parler moins fort ? Si tu réveilles Tam, tu auras affaire à moi et à Moiraine Sedai ! C’est bien compris ? Et maintenant, les mâles, évitez de me traîner dans les jambes !

Sur un sourire plein de tendresse pour son mari, la solide aubergiste se tourna vers le lit et commença à s’occuper du blessé.

Bran coula à Rand un regard agacé.

— C’est une Aes Sedai, bon sang ! La moitié des villageoises se comportent comme si elle siégeait à leur Cercle. Les autres la reluquent de travers, à croire qu’elle est un Trolloc. Aucune des deux factions ne semble avoir conscience qu’il faut se méfier des Aes Sedai. Les hommes la regardent en douce, c’est vrai, mais ils évitent au moins de la provoquer.

« Se méfier des Aes Sedai »… Un excellent conseil, et il n’était pas trop tard pour que Rand le suive.

— Maître al’Vere, savez-vous combien de fermes ont été attaquées ?

— Seulement deux, la tienne incluse. Ça semble peu, comparé au raid sur le village. Je devrais m’en réjouir, mais… Bah ! avant ce soir, nous apprendrons sûrement qu’il y en a eu d’autres…

Rand ne jugea pas utile de demander quelle autre ferme avait essuyé un assaut des Trollocs.

— Et dans le village ?… Les monstres ont-ils laissé voir ce qu’ils cherchaient ?

— Ce qu’ils cherchaient ? Tu veux que je te dise, mon garçon ? Rien du tout ! À part nous tuer tous, peut-être… Voilà comment ça s’est passé : les chiens aboyaient, Moiraine Sedai et Lan couraient dans les rues, puis quelqu’un a crié que la maison et la forge de maître Luhhan étaient en feu. La demeure d’Abell Cauthon s’est embrasée juste après. En y repensant, c’est bizarre, puisqu’elle est presque au milieu du village… Mais qu’importe ! Tout de suite après, les Trollocs nous sont tombés dessus. Ils ne cherchaient rien, je t’en fiche mon billet ! (Bran éclata d’un rire rocailleux qu’il ravala très vite, sans doute à cause de la présence peu accommodante de sa femme.) Pour tout te dire, j’ai eu l’impression que les monstres étaient aussi troublés que nous. Pour sûr qu’ils ne s’attendaient pas à tomber sur une Aes Sedai et son Champion.

— Pour sûr, oui, concéda Rand avec une grimace.

Si Moiraine avait dit la vérité sur l’attaque, elle ne mentait probablement pas au sujet du reste. Rand fut tenté de demander au bourgmestre ce qu’il en pensait. Mais Bran, à l’évidence, n’en savait pas plus long sur les Aes Sedai que n’importe quel villageois. De plus, Rand n’avait guère envie de lui raconter ce qui se passait – ou, du moins, la version de Moiraine. Parce qu’il avait peur que Bran lui rie au nez ? Ou parce qu’il redoutait plutôt d’être cru ? Franchement, il n’aurait su le dire.

Rand laissa glisser un pouce le long de la poignée de son épée – ou plutôt de l’épée de Tam.

Son père connaissait le vaste monde, et les Aes Sedai, pour lui, ne devaient pas être un mystère. Mais s’il était vraiment sorti du territoire, ce qu’il disait sur la civière avait peut-être…

Rand écarta les mains comme s’il voulait chasser ces idées de son esprit.

— Il faut que tu dormes, mon garçon, dit Bran.

— Et comment ! renchérit maîtresse al’Vere. Tu ne tiens presque plus sur tes jambes.

Rand sursauta parce qu’il ne s’était pas aperçu que la femme de l’aubergiste avait fini de s’occuper du blessé. Vraiment, il avait besoin de sommeil – sinon, il n’aurait pas dormi debout comme ça.

— Tu peux prendre la chambre à côté, l’invita Bran. Elle est déjà chauffée.

Rand baissa les yeux sur son père, qui dormait toujours profondément – un spectacle qui le fit bâiller à s’en décrocher la mâchoire.

— Je préfère rester ici, si ça ne vous dérange pas. Comme ça, je serai là quand il se réveillera.

Maîtresse al’Vere était l’autorité de référence en matière de chambre de malade. Elle hésita un moment, puis acquiesça.

— D’accord, mais laisse-le se réveiller seul, c’est compris ?

Rand voulut affirmer qu’il obéirait, mais un nouveau bâillement l’en empêcha.

— Et avale un peu de mon bouillon de bœuf avant de t’endormir.

— D’accord, fit Rand.

Pour rester dans cette chambre, il aurait accepté n’importe quelle condition.

— Et je ne le réveillerai pas, ajouta-t-il.

— J’espère bien, fit maîtresse al’Vere d’un ton ferme mais somme toute bienveillant. Dans un moment, je t’apporterai un oreiller et des couvertures.

Quand les deux époux furent sortis, Rand tira l’unique chaise près du lit, se laissa tomber dessus et riva les yeux sur son père. Maîtresse al’Vere avait raison, il tombait de sommeil, mais il ne devait pas se laisser aller. Tam pouvait se réveiller n’importe quand – et sombrer de nouveau dans l’inconscience quelques instants après. Rand devrait saisir l’occasion de lui parler, si elle se présentait.

Il fit la moue puis se tortilla sur sa chaise afin que la poignée de l’épée cesse de lui taquiner les côtes. Même s’il répugnait à répéter les propos extravagants de Moiraine, Tam était son père, et ça changeait tout.

Oui, mon père, et je peux tout lui dire !

Rand s’installa plus ou moins confortablement contre le dossier de la chaise. Oui, Tam était son père, et personne ne pouvait lui dicter ce qu’il lui racontait… ou ne lui racontait pas. L’astuce était de ne pas s’endormir tant que le blessé ne serait pas revenu à lui.

Ne pas s’endormir, ce n’était pas plus difficile que ça…

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