9 Les récits de la Roue

Le cœur battant la chamade tandis qu’il courait à toutes jambes, Rand regarda autour de lui et frémit à la vue des collines désolées. En ce lieu, le printemps n’était pas en retard – il ne viendrait jamais, tout simplement, et ça durerait jusqu’à la fin des temps. Dans le sol aride et froid que martelaient ses bottes, rien ne poussait, pas même un peu de lichen. Quand il contourna des rochers deux fois plus hauts que lui, le jeune homme vit sur la pierre une épaisse couche de poussière, comme s’il ne pleuvait jamais sous cette latitude.

Évoquant une énorme boule de feu et de sang, le soleil tapait plus dur qu’en plein milieu de l’été et il était impossible de le regarder en face sans se brûler les yeux. Mais l’astre diurne, si éblouissant qu’il fût, se déplaçait dans un ciel de plomb où dérivaient des nuages bouillonnant d’écume. Curieusement, en tout cas si on se fiait au mouvement des nuées, aucun vent ne soufflait. Et, malgré l’ardeur du soleil, l’air était glacial comme en hiver.

Rand regardait régulièrement derrière lui, mais il n’apercevait pas ses poursuivants. Dans ce désert, il n’y avait rien, à part des collines nues et des montagnes sombres au-dessus desquelles des colonnes de fumée noire s’efforçaient de prendre leur envol pour aller s’unir aux nuages.

Le jeune homme ne voyait pas la meute qui le pistait. En revanche, il entendait des hurlements joyeux de chasseurs sentant approcher l’heure de la curée. Les Trollocs gagnaient du terrain et leur proie était à bout de forces.

Avec l’énergie du désespoir, Rand se hissa au sommet d’une étroite crête et se laissa tomber à genoux en gémissant de lassitude. Devant lui s’ouvrait un à-pic de plusieurs milliers de pieds. Un banc de brume occultait le sol du canyon qui serpentait au pied de la muraille rocheuse. D’en haut, on aurait pu croire que les eaux de quelque océan venaient se briser contre la roche. Mais Rand n’avait jamais entendu parler d’une marée qui fût si lente. Au cœur de ce brouillard, une lueur rouge s’épanouissait de temps en temps, disparaissant très vite, comme si elle n’était que le reflet d’un fantastique incendie naturel.

Un orage se déchaînait dans les profondeurs du canyon, ses éclairs parvenant parfois à jaillir vers le ciel comme des flèches vengeresses.

La vallée n’était pas la cause du désespoir qui serrait la gorge de Rand, le vidait de tout son courage et le laissait trop résigné pour reprendre le dessus. Au centre de la brume tourbillonnante, un pic plus haut que tous ceux des montagnes de la Brume jaillissait vers le ciel. Une dague de roche aussi noire que la plus noire désespérance. Et cette flèche sombre était la source du sinistre renoncement de Rand. Même s’il ne l’avait jamais vue, il la reconnaissait. Les souvenirs qu’il en gardait contre toute logique se brouillaient comme la surface d’un bassin de vif-argent quand il tentait de les toucher, mais ils existaient bel et bien. Et il avait conscience de leur présence.

Des doigts invisibles le frôlaient, puis tiraient sur ses bras et ses jambes pour l’entraîner vers l’incroyable pic. Prêt à obéir, son corps se tendait, mais ses membres se tétanisaient comme s’il se pensait capable d’enfoncer ses doigts et ses orteils dans la roche. Des tentacules spectraux s’enroulaient autour de son cœur, l’attirant eux aussi vers la flèche de pierre. Des larmes ruisselant sur ses joues, Rand se laissa tomber à genoux sur le sol. Comme de l’eau coulant d’un seau troué, sa volonté le désertait. Encore un moment, et il irait là où on le poussait à aller. Oui, il obéirait, faisant tout ce qu’on lui disait de faire.

Mais une émotion inattendue s’éveilla en lui. La colère ! Car enfin, on le poussait, on le tirait, mais il n’était pas un mouton qu’on force à entrer dans un enclos ! La fureur se compactant en lui tel un nœud dans un tronc d’arbre, il s’y accrocha – exactement comme il se serait retenu à un morceau de bois flotté dans un naufrage.

Mets-toi à mon service…, murmurait une voix dans le profond silence de son esprit. Une voix familière. S’il tendait assez l’oreille, il la reconnaîtrait, c’était une certitude. Mets-toi à mon service ! Rand secoua la tête pour tenter d’en chasser cette intruse. Mets-toi à mon service !

Cette fois, Rand brandit le poing en direction du pic.

— Que la Lumière te consume, Shai’tan !

L’odeur de la mort se fit plus forte autour du jeune homme. Une silhouette vêtue d’une cape couleur du sang séché se dressa soudain devant lui, son visage semblable à…

Non, il ne voulait pas voir le visage qui se penchait vers lui. À la vérité, il refusait même de penser à cette tête. L’imaginer suffisait à le torturer, embrasant son pauvre esprit.

Une main se tendit vers Rand. Sans même songer qu’il risquait de basculer dans le vide, il se jeta en arrière. Il devait fuir à tout prix. Et très loin.

Il tomba, battant vainement des bras et incapable de crier parce qu’il avait le souffle coupé.

En un clin d’œil, le paysage désolé se volatilisa autour de lui et sa chute cessa. Sous ses bottes, l’herbe marron typique de l’hiver foisonnait à la manière d’un immense parterre de fleurs. Voyant les arbres et les buissons qui se dressaient de-ci de-là dans la vaste plaine – tous dénudés, mais ça ne comptait pas –, Rand faillit éclater de rire. Dans le lointain, une montagne solitaire, son sommet brisé et fendu, se dressait comme une tour de garde. De ce mont-là n’émanaient ni désespoir ni peur. En d’autres termes, ce n’était qu’un pic banal, même si sa présence, au milieu d’un désert, pouvait paraître pour le moins étrange.

Un fleuve se séparait en deux pour contourner la montagne. Un peu plus loin, sur une île nichée au creux des deux bras d’eau, s’étendait une ville telle qu’on n’en rencontre seulement dans les récits des trouvères. Une cité fortifiée dont les hautes murailles blanches aux reflets argentés brillaient majestueusement au soleil.

En approchant, Rand distingua de fantastiques tours, la plupart reliées par des passerelles qui composaient dans les airs un étrange quadrillage. Comme en réponse à leur splendeur, des ponts en forme d’arche connectaient les deux rives à la cité insulaire. Même de loin, Rand distingua de délicates sculptures sur ces travées qui semblaient bien trop fragiles pour contenir les eaux tumultueuses qui venaient s’écraser contre elles.

Ces ponts conduisaient à un sanctuaire où le danger n’existait plus. Une cité inaccessible au mal.

Soudain, Rand se sentit glacé jusqu’à la moelle des os. Sa peau sembla se couvrir de givre et l’air environnant devint écrasant d’humidité et atrocement malodorant. Sans se retourner, le jeune homme partit au pas de course, fuyant le poursuivant dont les doigts gelés s’accrochaient à sa cape et frôlaient son dos à travers le tissu. Il devait absolument s’éloigner de la silhouette qui dévorait la lumière et dont le visage…

Impossible de se remémorer les traits de cet ennemi ! Alors qu’il courait à toute vitesse, le sol défilant sous ses pieds à mesure qu’il gravissait des collines ou traversait des plaines, Rand sentait grandir en lui l’envie de hurler comme un chien devenu fou. Dans le lointain, la ville se dérobait sans cesse. Plus il avançait, et plus ses murs blancs scintillants semblaient reculer. Ils devinrent de plus en plus petits, se réduisant bientôt à une forme blanche indistincte, à l’horizon. La main froide du prédateur se referma sur le col de Rand. Si les doigts glacés touchaient sa peau, il deviendrait fou, ça ne faisait aucun doute. Fou ou… eh bien, pire que ça, même s’il n’aurait pas su en dire plus. Alors que cette certitude s’installait en lui, il trébucha et s’étala de tout son long.

— Non ! cria-t-il.

L’impact contre le sol pavé lui coupa le souffle. Désorienté, il se releva et regarda autour de lui, stupéfait. Il était devant un des merveilleux ponts qui enjambaient le fleuve. Sur ses deux flancs, des gens souriants vêtus de tenues multicolores – une vision qui faisait penser à un champ de fleurs sauvages – le dépassaient sans hâte. Certains s’adressèrent à lui, mais il ne comprit rien à ce qu’ils disaient – pourtant, leurs propos ne lui semblaient pas si exotiques que ça. L’air bienveillant, ces inconnus l’invitaient du geste à s’engager sur le pont et à le traverser pour gagner la cité aux murs d’enceinte blancs derrière lesquels des tours s’élançaient bravement vers le ciel. Au cœur de cette ville, Rand l’aurait juré, il ne risquerait plus rien.

Il se joignit à la foule, franchissant avec elle le pont puis les imposantes portes enchâssées dans la muraille immaculée. Au-delà, Rand découvrit une sorte de pays des merveilles où le moindre bâtiment, si insignifiant fût-il, aurait pu aisément passer pour un palais. À croire qu’on avait ordonné aux architectes d’utiliser les pierres, les briques et les tuiles pour créer une beauté capable de couper le souffle à n’importe quel mortel. Chaque monument, mais aussi la moindre bâtisse, contraignait Rand à écarquiller les yeux. De la musique emplissait les rues – une centaine de mélodies différentes –, s’harmonisant assez bien avec la clameur de la foule pour créer une sorte de symphonie fraîche et joyeuse. De douces senteurs de parfums et d’épices – ces dernières plus tranchantes – et l’odeur grisante des fleurs se mêlaient aux arômes de cuisine pour composer une atmosphère unique, comme si toutes les merveilles olfactives du monde s’étaient donné rendez-vous dans la cité.

La large avenue pavée par laquelle était entré Rand s’enfonçait en droite ligne vers le cœur de la ville. Au bout se dressait une tour blanche plus grande et plus large que toutes les autres. C’était là que se trouvaient la sécurité et le savoir que cherchait Rand.

Mais la ville était plus magnifique qu’il aurait pu l’imaginer, et, s’il différait de quelques minutes son entrée dans la tour blanche, il aurait le loisir d’apprécier ce feu d’artifice de beauté.

Rand s’engagea dans une rue latérale beaucoup plus étroite où des badauds flânaient devant les étalages de fruits exotiques de quelques marchands ambulants.

Devant lui, au bout de la rue, se dressait une tour blanche… La même tour, en fait. S’engouffrant dans une autre rue, Rand vit que la tour blanche l’attendait toujours au bout. Décidé à ne pas capituler devant l’absurdité de cette situation, il tourna dans une autre voie, puis dans une autre encore, et encore dans une autre. Chaque fois, la tour d’albâtre apparut devant ses yeux, incontournable obstacle à son errance.

Faisant demi-tour, il partit au pas de course… et s’arrêta net. Encore une fois, la tour blanche était juste devant lui. S’il regardait par-dessus son épaule, la verrait-il également dans son dos ? Hélas ! c’était tout à fait possible…

Si les visages des passants restaient amicaux, ils exprimaient une profonde déception – dont Rand était responsable, à l’évidence. Pourtant, les gens continuaient à l’inviter à avancer. À l’implorer, même. Ils le poussaient vers la tour, le regard brillant d’une exigence désespérée, comme si lui seul, Rand al’Thor, était à même de les sauver.

D’accord, on y va, pensa-t-il.

Après tout, la tour était sa destination originelle.

Dès qu’il fit son premier pas vers le bâtiment blanc, la déception s’effaça des visages, et des sourires la remplacèrent. Une foule l’escorta vers son but et de très petits enfants semèrent des pétales de rose sur son chemin. À qui était donc destiné ce tapis floral ? Regardant derrière lui, Rand ne vit que les visages joyeux des passants qui le suivaient.

C’est donc à moi qu’on fait cet honneur, se dit-il.

À sa grande surprise, cela ne lui parut pas du tout bizarre. Très vite, il cessa de s’émerveiller de cette absence d’étonnement. Au fond, tout était comme il le fallait.

Un de ses compagnons de route commença à chanter, aussitôt imité par un autre. Très vite, une multitude de voix entonnèrent un hymne glorieux. Une fois encore, Rand ne comprit pas les paroles, mais les harmonies qui se répondaient les unes les autres exaltaient sans équivoque possible la joie et la rédemption. Des musiciens se joignirent à la foule, ajoutant à l’hymne le son de leur flûte, de leur harpe ou de leur tambourin. Tous les morceaux que Rand avait entendus dans sa vie se mêlèrent sans produire pour autant une cacophonie. Des jeunes femmes vinrent danser à côté de lui, lui passant autour du cou des couronnes de fleurs aux senteurs exquises. Elles lui sourirent, de plus en plus euphoriques à chaque pas qu’il faisait. Un peu contre sa volonté, le jeune homme leur sourit en retour. Ses pieds brûlaient d’envie de se mêler à la danse comme s’il en avait connu les pas dès le jour de sa naissance. Renversant la tête en arrière, il éclata de rire. Plus légères que jamais, ses jambes dansaient avec…

Le nom lui échappait, mais ça n’avait aucune importance.

C’est ton destin…, murmura dans sa tête une voix qui devint aussitôt une ligne harmonique intégrée à l’hymne chanté par la foule.

Le poussant en avant comme une brindille portée par la crête d’une vague, cette foule déboula sur une grande place, au milieu de la ville. Pour la première fois, Rand put voir que la tour blanche surmontait un grand palais de marbre immaculé qui semblait avoir été sculpté dans la masse plutôt que bâti selon des techniques classiques. Les murs arrondis, les dômes aux courbes ensorcelantes et les flèches qui tutoyaient les cieux composaient un ensemble d’une beauté à couper le souffle. Un grand escalier de marbre menait aux portes de cette merveille d’architecture. La foule s’arrêta au pied des marches, mais son chant gagna encore en puissance, poussant Rand en avant comme une marée tumultueuse.

Ton destin…, murmura de nouveau la voix, presque impérieuse, cette fois.

S’il ne dansait plus, Rand continua à avancer, gravissant les marches sans la moindre hésitation. Comme s’il revenait chez lui. Vers le lieu auquel il appartenait de toute éternité.

En haut de l’escalier, d’imposantes portes sculptées – des volutes si délicates que Rand eut peine à imaginer un burin assez fin pour les avoir gravées – s’ouvrirent toutes seules, laissant entrer le visiteur avant de se refermer derrière lui avec un grondement de tonnerre.

— Nous t’attendions, dit le Myrddraal d’une voix sifflante.


Rand se redressa en sursaut sur sa chaise. La respiration saccadée, il tremblait de la tête aux pieds.

Dès qu’il vit que Tam dormait toujours paisiblement dans le lit, son souffle redevint plus régulier. Des bûches finissaient de se consumer dans la cheminée. Pendant que Rand dormait, quelqu’un était venu tisonner le feu, lui permettant ainsi de durer plus longtemps. En baissant les yeux, Rand vit qu’une couverture gisait à ses pieds là où il l’avait fait tomber en se réveillant en sursaut. La civière de fortune n’était plus dans la chambre et les capes de voyage pendaient à un portemanteau, près de la porte.

Essuyant la sueur glacée qui ruisselait sur ses joues, Rand s’aperçut que ses mains tremblaient toujours. Prononcer le nom du Ténébreux dans un rêve risquait-il d’avoir les mêmes conséquences que lorsqu’on blasphémait dans la réalité ?

Dehors, il faisait nuit et la lune, bien ronde et grassouillette, était déjà haut dans le ciel. Au-dessus des montagnes de la Brume, les étoiles brillaient ardemment. Rand avait dormi toute la journée. Encore engourdi, il massa un point douloureux, sur son flanc gauche. Apparemment, la garde de l’épée lui avait meurtri les flancs pendant son sommeil. Avec cet inconfort, la faim qui lui ravageait l’estomac et la nuit qu’il avait vécue, comment s’étonner qu’il ait des cauchemars ?

Poussé par les gargouillis de son ventre, il se leva, encore très raide, et approcha de la table où maîtresse al’Vere avait posé le plateau. Retirant le carré de tissu blanc, il constata que le bouillon de bœuf était toujours chaud tout comme les tranches de pain grillé. Après si longtemps, cela signalait une intervention – au moins – de maîtresse al’Vere, qui avait remplacé le plateau. Quand elle décidait qu’un homme avait besoin d’un repas chaud, cette femme ne lui faisait pas de quartier tant qu’il ne l’avait pas avalé.

Histoire de ne pas la décevoir, Rand bu un peu de bouillon. Puis il mit un peu de viande et de fromage entre deux tranches de pain et retourna près de son père tout en mangeant voracement.

L’épouse de Bran s’était également occupée de Tam. Recouvert jusqu’au menton d’une couverture, le blessé devait porter un vêtement de nuit, car ses habits, soigneusement pliés, formaient une petite pile sur la table de chevet.

Quand Rand lui toucha le front, Tam ouvrit les yeux.

— Tu es là, mon garçon ? Marin me l’a dit, mais je n’ai même pas eu la force de m’asseoir pour te regarder. Elle m’a expliqué que tu étais trop fatigué pour qu’elle te réveille simplement parce que j’avais envie de te voir. Et quand elle a une idée dans la tête, Bran lui-même ne réussit pas à la faire changer d’avis.

Tam chuchotait plus qu’il ne parlait, mais son regard n’était plus voilé.

L’Aes Sedai ne mentait pas, songea Rand. Avec du repos, il se rétablira parfaitement.

— Tu veux manger quelque chose ? Maîtresse al’Vere a laissé un plateau.

— Elle m’a déjà nourri, si on peut dire les choses comme ça. Elle m’a gavé de bouillon, et pas question d’avaler autre chose. Comment un homme peut-il ne pas faire de cauchemars avec des litres de jus dans le ventre ? (Tam sortit une main de sous la couverture et désigna la hanche de Rand.) Donc, ce n’était pas un rêve… Tu as l’épée, et… Quand Marin m’a dit que j’avais été malade, j’ai cru que… Mais tu vas bien, c’est tout ce qui compte. Et la ferme ?

— Les Trollocs ont tué les moutons. Et pris la vache, je crois… La maison aura besoin d’un bon nettoyage, mais nous avons été plutôt chanceux. Les monstres ont brûlé la moitié du village.

Rand raconta à son père ce qui s’était passé cette nuit-là. Très attentif, Tam posa les bonnes questions, l’obligeant à révéler qu’il était retourné dans la maison chercher des objets indispensables. Bien entendu, cela l’amena à évoquer le Trolloc qu’il avait abattu.

Pour expliquer qu’une Aes Sedai l’avait soigné, Rand dut révéler à son père que la Sage-Dame l’avait déclaré perdu. Tam ne cacha pas sa surprise. Une Aes Sedai à Champ d’Emond ?

Le jeune homme décida d’omettre certains détails. Par exemple, il mentionna très rapidement le long trajet nocturne avec la civière et ne crut pas bon de s’étendre sur ses angoisses au sujet du Myrddraal. Dans le même ordre d’idées, il passa sous silence le cauchemar qu’il venait d’avoir et fit subir le même sort au délire de Tam, après sa poussée de fièvre. Pour ce sujet-là, il était encore trop tôt. En revanche, pas moyen d’éviter l’étrange théorie de Moiraine sur le raid des Trollocs.

— Eh bien, c’est le genre de récit que ne renierait pas un trouvère, dit Tam quand son fils eut terminé. Que peuvent te vouloir les monstres, petit ? Et encore plus le Ténébreux ?

— Tu crois qu’elle m’a menti ? Maître al’Vere a souligné que tout ce qu’elle a raconté d’autre était vrai. Les deux fermes attaquées, puis les maisons de maître Luhhan et de maître Cauthon…

Tam ne répondit pas tout de suite.

— Répète-moi ce qu’elle a dit…, souffla-t-il enfin. Ses propos exacts, mot à mot.

Rand n’en crut pas ses oreilles. Qui pouvait mémoriser un discours ainsi ? Se grattant la tête, il se mordilla la lèvre inférieure, puis fit de son mieux pour obéir à Tam.

— Voilà, dit-il quand il eut fini, c’est tout ce qui me revient. Dans certains cas, je ne suis pas sûr d’être totalement fidèle à ses propos, mais ça n’est pas loin du tout, je pense…

— C’est très bien et, de toute façon, ça devra suffire. Mon garçon, les Aes Sedai sont sournoises. Elles ne mentent pas ouvertement, mais leur conception de la vérité s’écarte pas mal de la nôtre. Méfie-toi de cette femme.

— Je connais les récits, s’insurgea Rand, et je ne suis plus un gamin.

— C’est bien vrai, ça… (Tam eut un profond soupir, puis il haussa les épaules, accablé.) Je devrais venir avec toi, mon gars. Hors du territoire, le monde ne ressemble pas à Champ d’Emond.

Une occasion rêvée d’interroger Tam sur ses voyages et son passé. Mais Rand ne la saisit pas, parce que, là encore, il n’en crut pas ses oreilles.

— C’est tout ? Tu n’essaies pas de me convaincre de rester ? Je pensais que tu me servirais une bonne centaine de raisons de ne pas partir.

En réalité, Rand espérait que son père aurait une centaine de bonnes raisons de ne pas vouloir qu’il s’en aille.

— Cent, ça fait un peu beaucoup, mais quelques-unes me viennent quand même à l’esprit. L’ennui, c’est qu’elles ne sont pas pertinentes. Si les Trollocs te traquent, tu seras plus en sécurité à Tar Valon, c’est évident. Simplement, reste sur tes gardes. Les Aes Sedai ont toujours une idée derrière la tête, et c’est rarement celle qu’on imagine.

— Le trouvère m’a dit quelque chose dans ce genre, oui…

— En ce cas, ce gaillard sait de quoi il parle ! Ouvre bien les oreilles, utilise ton cerveau et tiens ta langue ! Dès qu’on sort de Deux-Rivières, c’est une très bonne politique. Alors, avec les Aes Sedai… Et c’est pareil avec les Champions. Si tu dis quelque chose à ce – Lan, c’est ça ? –, autant en parler tout de suite à Moiraine. Il est lié à son Aes Sedai, tu peux en mettre ta main au feu ! Du coup, il n’a aucun secret pour elle.

Rand ignorait presque tout du lien qui existait entre une Aes Sedai et son Champion. Pourtant, ce rapport très spécial jouait un rôle central dans tous les récits qu’il avait entendus sur cet étrange duo. C’était relatif au Pouvoir, à un don fait au Champion ou peut-être à une forme d’échange. En tout cas, les Champions étaient censés en tirer toutes sortes de bénéfices. Ils guérissaient plus vite que les hommes normaux, et résistaient très longtemps sans manger, boire ou dormir. D’après ce qu’on disait, ils sentaient les Trollocs à distance – s’ils n’étaient pas très loin, bien entendu. Idem avec d’autres créatures du Ténébreux… Un don qui expliquait pourquoi Moiraine et Lan avaient tenté d’avertir les villageois peu avant l’attaque.

Sur les bénéfices que tiraient les Aes Sedai de cette association, les récits restaient obstinément muets. Mais Rand ne croyait pas un instant que la relation fût à sens unique.

— Je serai prudent, promit-il. Même si je ne sais pas pour quelle raison. Tout ça est absurde. Pourquoi moi ? Pourquoi nous ?

— J’aimerais connaître la réponse, mon garçon. Par le sang et les cendres ! je donnerais cher pour le savoir ! Mais quand un œuf est cassé à quoi bon tenter de remettre le jaune dans la coquille ? Quand dois-tu partir ? Je serai sur pied dans quelques jours, et il faudra reconstituer notre troupeau de moutons. Oren Dautry nous cédera sans doute une partie du sien, et Jon Thane aussi. Avec des pâturages si minables, ça les soulagera…

— Moiraine… Hum, l’Aes Sedai dit que tu dois garder le lit. Elle a parlé de semaines… (Tam voulut intervenir, mais Rand l’en empêcha.) Et elle en a discuté avec maîtresse al’Vere.

— Vraiment ? Avec un peu de chance, je pourrai persuader Marin de me libérer plus vite… (Tam ne semblait pas très convaincu, nota son fils.) Mon garçon, tu évites de répondre, je le sens bien, et ça veut dire que le départ est pour bientôt. Demain ? Ou ce soir ?

— Ce soir…

Tam acquiesça mélancoliquement.

— Je vois… Si ça doit être fait, pourquoi lambiner ? Cela dit, pour les semaines de lit… Eh bien, nous verrons… (Il tira sur sa couverture, faisant montre de plus d’énervement que de force.) Qui sait ? je te suivrai peut-être dans quelques jours. Dans ce cas, je te rattraperai en chemin. On verra bien si Marin peut m’empêcher de me lever quand j’en ai envie !

Quelqu’un tapa à la porte, puis elle s’ouvrit et une tête se découpa dans l’encadrement.

— Fais rapidement tes adieux, berger, conseilla Lan. Et rejoins-nous vite. Nous allons peut-être avoir des ennuis.

— Quels ennuis ?

Le Champion ne jugea pas utile de répondre.

— Dépêche-toi, c’est tout !

Rand s’empara de sa cape de voyage. Puis il fit mine de déboucler son ceinturon d’armes, mais Tam s’écria :

— Garde l’épée ! Tu en auras plus besoin que moi, même si j’implore la Lumière qu’aucun de nous deux n’ait à s’en servir. Sois prudent, mon gars. Tu m’as entendu ?

Faisant abstraction des grognements agacés de Lan, dans le couloir, Rand serra son père dans ses bras.

— Je reviendrai, c’est juré !

— Bien sûr que tu reviendras ! s’exclama Tam. (Il rendit son étreinte à Rand – très faiblement, cependant – puis lui tapota le dos.) Je n’en doute pas un instant ! Et à ton retour, j’aurai deux fois plus de moutons, histoire de t’occuper. Maintenant, file avant que ce type finisse par se casser les cordes vocales.

Rand tenta de gagner du temps afin de formuler les questions qui lui brûlaient les lèvres et qu’il ne voulait pourtant pas poser. Mais Lan revint dans la chambre, le prit par le bras et le tira dans le couloir. Vêtu d’un plastron vert sombre composé de plates de métal émaillé, le Champion laissa éclater toute son irritation :

— On doit se dépêcher ! Tu connais le sens du mot « ennuis » ?

En cape de voyage, une épaisse veste dessous, Mat attendait aussi dans le couloir. Muni de son arc, un carquois accroché à la taille, il se balançait d’un pied sur l’autre en regardant l’escalier avec ce qui semblait être un mélange égal d’impatience et de peur.

— Ce n’est pas du tout comme dans les légendes…, croassa-t-il.

— Quel genre d’ennuis ? demanda Rand.

Sans prendre le temps de lui répondre, le Champion lui passa devant puis entreprit de dévaler les marches. Faisant signe à Rand de le suivre, Mat lui emboîta le pas.

Fataliste, le jeune homme obéit. Au pied de l’escalier, une chiche lumière dissipait à peine les ombres de la salle commune. La moitié des bougies avaient entièrement fondu et les autres agonisaient. À part le Champion et les deux garçons, il n’y avait pas âme qui vive.

Mat approcha d’une fenêtre et tenta de jeter un coup d’œil dehors sans se faire voir. Lan alla ouvrir la porte et sonda les environs de l’auberge.

Intrigué, Rand rejoignit le Champion, qui lui souffla d’être discret mais entrouvrit quand même un peu plus le battant de bois.

Au début, Rand ne comprit pas très bien ce qui se passait. Quelques-uns portant des torches, une trentaine de villageois se massaient autour du chariot carbonisé de maître Fain. Moiraine leur faisait face, appuyée avec une fausse nonchalance à son bâton de marche. Flanqué de son frère Darl et de Bili Congar, Hari Coplin se tenait au premier rang de la foule. L’air mal à l’aise, Cenn Buie était là aussi. Voyant Hari brandir le poing devant Moiraine, Rand crut un instant qu’il avait la berlue.

— Partez de Champ d’Emond ! rugit haineusement le fermier.

Quelques voix lui firent timidement écho, mais personne n’esquissa l’ombre d’un pas en avant. Affronter une Aes Sedai bien à l’abri au sein d’un groupe était une chose. Se camper face à elle n’avait aucun rapport, surtout quand on venait de lui donner toutes les raisons de prendre la mouche.

— C’est vous qui nous avez amené les monstres ! cria Darl.

Il leva sa torche au-dessus de sa tête, stimulant l’ardeur de ses compagnons.

— Oui, c’est bien vous ! brailla un type.

— C’est votre faute ! renchérit Bili Congar.

Hari flanqua un coup de coude à Cenn Buie, qui le foudroya du regard mais marmonna quand même :

— Oui, ces… Trollocs… se sont montrés après votre arrivée.

Parlant à peine assez fort pour qu’on l’entende, le vieux couvreur regardait sans cesse à droite et à gauche, comme s’il souhaitait être ailleurs.

— Vous êtes une Aes Sedai, et, à Deux-Rivières, nous ne voulons pas des femmes telles que vous. Les Aes Sedai sont une source de problèmes. Si vous restez, les nôtres s’aggraveront.

Les villageois ne réagirent pas à cette harangue. Furieux, Hari prit à Darl sa torche et la brandit en direction de Moiraine.

— Partez ! rugit-il. Sinon, nous vous y obligerons par la force des flammes !

À peine troublé par le bruit des bottes des hommes qui reculaient prudemment, un silence de mort tomba sur la scène. Les gens de Deux-Rivières ne rechignaient pas à se défendre quand on les attaquait, certes, mais ils étaient d’un naturel pacifique et peu enclins à menacer les autres, si on exceptait un poing rageusement levé, de temps en temps. Cenn Buie, Bili Congar et les Coplin se retrouvèrent donc isolés. Très vite, Bili donna l’impression que ses jambes le démangeaient aussi.

Hari parut déstabilisé de se retrouver sans réel soutien, mais il se ressaisit très vite.

— Partez ! cria-t-il.

Darl unit sa voix à celle de son frère. Bili l’imita, mais beaucoup plus faiblement. Indigné, Hari se tourna vers la foule. Gênés, les villageois baissèrent la tête pour éviter de croiser son regard.

Soudain, Bran al’Vere et Haral Luhhan jaillirent hors des ombres, se plaçant à distance égale des villageois et de l’Aes Sedai. D’une main, l’aubergiste tenait l’imposante masse qu’il utilisait pour enfoncer un robinet dans ses divers tonneaux.

— Ai-je bien entendu quelqu’un menacer de brûler mon établissement ? demanda-t-il.

Les deux Coplin reculèrent, Cenn Buie s’écarta discrètement et Bili Congar alla se réfugier au milieu de la foule.

— Nous n’avons jamais dit ça, Bran – enfin, messire bourgmestre, croassa Darl.

— D’accord, d’accord… Mais ne vous ai-je pas entendus menacer des clients à moi ?

— C’est une Aes Sedai, grogna Hari, et…

Il n’alla pas plus loin, car Haral Luhhan fondait sur lui.

Le forgeron se contenta de s’étirer, levant ses bras musclés au-dessus de sa tête. Quand il serra les poings – juste comme ça, pour s’assouplir les doigts –, Hari blêmit, à croire que les imposantes masses d’os et de chair menaçaient de venir très bientôt s’écraser sur son nez.

— Désolé, Hari, dit Luhhan en croisant les bras. Je ne voulais surtout pas t’interrompre. Tu disais ?

Se recroquevillant sur lui-même comme s’il voulait s’enfoncer dans le sol, Hari resta muet comme une carpe.

— Vous me surprenez, dit Bran, et pas en bien. Paet al’Caar, ton fils a eu une jambe cassée, hier. Pourtant, ce matin, je l’ai vu marcher normalement – grâce à cette femme. Eward Candwin, tu gisais dans la poussière, sur le ventre, avec dans le dos le genre d’incision qu’on fait aux poissons pour les vider. Aujourd’hui, tu te portes comme si ce malheur remontait à plus d’un mois et je parie que tu ne garderas même pas une méchante cicatrice.

» Quant à toi, Cenn…

Le couvreur avait amorcé une retraite stratégique au cœur de la foule, mais il s’immobilisa sous le regard du bourgmestre.

— Voir n’importe quel membre du Conseil avec ces trublions me choquerait, mais toi… Sans cette femme, ton bras droit ne serait plus qu’une masse carbonisée et sanguinolente. N’aurais-tu ni gratitude ni vergogne ?

Cenn leva sa main droite, en détourna le regard et grogna :

— Je ne peux pas nier qu’elle m’a aidé, admit-il, l’air sincèrement honteux. Et je ne suis pas le seul dans ce cas à Champ d’Emond… Mais Bran, c’est une Aes Sedai ! Les Trollocs sont venus pour elle, ça crève les yeux. Sur le territoire de Deux-Rivières, nous ne voulons pas d’Aes Sedai. Qu’elles gardent donc leurs ennuis loin de nous !

Bien protégés par la foule, quelques hommes donnèrent de la voix :

— Loin de nous les ennuis des Aes Sedai !

— Qu’on l’expulse !

— Oui, qu’on la chasse !

— Les monstres sont venus à cause d’elle !

Bran voulut répondre, mais Moiraine brandit son bâton de marche au-dessus de sa tête et le fit tourner en le tenant à deux mains.

Rand ne put s’empêcher de crier, à l’instar des villageois, car une flamme blanche, sifflant comme un serpent, apparut à chaque extrémité de l’étrange canne. Des fers de lance ignés parfaitement droits malgré la rotation du bâton.

Bran et Haral eux-mêmes reculèrent.

Moiraine baissa les bras, le bâton se retrouvant parallèle au sol, juste devant elle. Les flammes blanches, plus puissantes que les torches, ne s’éteignirent pas. Éblouis par une telle lumière, presque tous les hommes se protégèrent les yeux avec les mains.

— Est-ce donc là ce qui reste du sang d’Aemon ? demanda l’Aes Sedai – sans élever la voix, mais en occultant pourtant tous les autres sons. Une bande de petits hommes implorant de pouvoir se cacher comme des lapins ? Vous avez oublié votre identité et votre nature, mais j’espérais en trouver une trace dans vos veines ou dans la moelle de vos os. Quelques lambeaux capables de vous endurcir pour affronter la longue nuit à venir.

Dans la foule en colère, personne ne parla. D’habitude si volubiles, les deux Coplin semblaient soudain avoir fait vœu de silence.

— Comment ça, oublié notre identité et notre nature ? osa demander Bran. Nous sommes depuis toujours des fermiers, des bergers et des artisans… Des gens de Deux-Rivières, quoi !

— Au sud, dit Moiraine, coule ce que vous appelez aujourd’hui la rivière Blanche. Mais très loin d’ici, à l’est, on lui donne toujours son véritable nom : Manetherendrelle. Dans l’ancienne langue, cela signifie « les Eaux de la Ville-Montagne ». Une onde scintillante qui coulait jadis au milieu d’une terre où fleurissaient la beauté et le courage. Il y a deux mille ans, la Manetherendrelle se déversait des murs d’une ville-montagne si belle que les tailleurs de pierre ogiers venaient la contempler, pétrifiés d’émerveillement. Des fermes et des villages abondaient dans cette région et dans ce que vous nommez la forêt des Ombres, voire très loin au-delà. Mais tous ces gens, à l’époque, se considéraient comme le peuple de la Ville-Montagne, ou encore, de Manetheren.

» Leur roi s’appelait Aemon al Caar al Thorin. En d’autres termes, Aemon fils de Caar fils de Thorin. Et sa reine se nommait Eldrene ay Ellan ay Carlan…

» Aemon était si courageux que le plus grand compliment qu’un homme puisse entendre, y compris dans la bouche de ses ennemis, lui attribuait un « cœur d’Aemon ». Eldrene, elle, était si belle que les fleurs, racontait-on, s’ouvraient sur son passage pour la faire sourire. La beauté, la bravoure et un amour que même la mort n’aurait pu flétrir… S’il vous reste un cœur, pleurez la fin de ces souverains et la disparition de leur souvenir. Oui, pleurez sur l’irrémédiable perte de leur sang !

Moiraine se tut et personne n’osa parler. Sous le charme de sa voix, comme tous les autres, Rand but chaque mot dès qu’elle rompit le silence.

— Pendant près de deux siècles, les guerres des Trollocs ont fait rage d’un bout à l’autre du monde. Et, partout où on se battait, l’étendard de Manetheren, une Aigle Rouge, claquait au vent en première ligne. Les hommes de Manetheren étaient en quelque sorte une épine dans le pied du Ténébreux.

» Gloire à Manetheren, qui ne mit jamais un genou en terre devant les Ombres. Oui, gloire à Manetheren, l’épée qui ne peut pas être brisée.

» Ces braves étaient très loin de chez eux, à Champ de Bekkar, surnommé Champ Sanglant, lorsqu’ils apprirent qu’une armée de Trollocs faisait mouvement contre leur terre natale. Trop éloignés de leur fief, ils durent se résigner à attendre la nouvelle qui leur confirmerait la mort de leur nation. Car les forces du Ténébreux rêvaient de les exterminer. Pour tuer un chêne, ne commence-t-on pas par détruire ses racines ?

» Trop loin pour arriver à temps, ces hommes auraient pu pleurer sur le sort de leur terre d’origine. Mais c’étaient les gens de la Ville-Montagne, bon sang !

» Sans hésiter ni penser au long voyage qui les attendait, ils quittèrent le théâtre de leurs exploits et avancèrent, couverts de sueur et de sang. Quasiment sans s’arrêter, ils avalèrent la distance, car ils avaient vu de leurs yeux les horreurs que les Trollocs laissaient derrière eux. Aucun d’entre eux n’aurait pu dormir alors qu’une horde de monstres menaçait Manetheren. Comme si leurs pieds avaient des ailes, ils avançaient plus vite que leurs ennemis auraient pu le redouter et leurs alliés l’espérer. En un autre jour, leur longue marche aurait suffi à inspirer une kyrielle de trouvères. Du coup, lorsque les forces du Ténébreux arrivèrent, les défenseurs de Manetheren se campèrent devant elles, tournant le dos à la forteresse.

Quelques villageois applaudirent, mais Moiraine continua comme si elle n’avait rien entendu.

— La horde qui se dressait face aux défenseurs de la cité aurait suffi à glacer d’effroi le cœur le plus téméraire. Des corbeaux obscurcissaient le ciel et les Trollocs noircissaient les plaines. Partout, on voyait des monstres et des Suppôts des Ténèbres, leurs alliés humains… Des milliers et des milliers de tueurs commandés par des Seigneurs de la Terreur. La nuit, leurs feux de camp brillaient davantage que les étoiles. À l’aube, on s’apercevait que la bannière de Ba’alzamon battait au vent en tête de leur interminable colonne. Ba’alzamon, le Cœur des Ténèbres. Un antique nom pour désigner le Père des Mensonges. Le Ténébreux n’avait pas pu être libéré de sa prison, le mont Shayol Ghul, et c’était heureux, car, dans le cas contraire, toutes les troupes de l’humanité, luttant pour une fois ensemble, n’auraient pas réussi à le repousser. Cela dit, ce champ de bataille débordait de pouvoir maléfique. L’apparence des Seigneurs de la Terreur et l’effet du sortilège qui permettait à l’étendard d’absorber la lumière et de la détruire glacèrent les sangs et l’âme des êtres humains qui se dressaient face à ces envahisseurs.

» Pourtant, ces braves firent ce qu’ils avaient à faire. Leur terre natale s’étendait de l’autre côté de la rivière, et ils devaient empêcher l’armée ennemie et le pouvoir qui se tapissait en son sein d’atteindre la Ville-Montagne. Aemon avait envoyé des messagers demander de l’aide. S’ils tenaient pendant au moins trois jours sur la berge de la Tarendrelle, les défenseurs recevraient des renforts, c’était juré. Tenir trois jours, alors que tout laissait penser qu’ils seraient submergés en moins d’une heure ? Grâce à de sanglantes contre-attaques et à une défense obstinée, même si elle était sans espoir, ces hommes résistèrent d’abord durant une heure, puis en ajoutèrent une autre et encore une autre. Au bout du compte, ils tinrent bien trois jours – sur un terrain devenu un charnier –, interdisant à quiconque de traverser la Tarendrelle. La troisième nuit, alors que les renforts n’arrivaient toujours pas, aucun messager ne se montrant, ces héros continuèrent le combat.

» On en fut bientôt à six jours. Puis à neuf. Le dixième, Aemon reconnut dans sa bouche le goût amer de la trahison. Personne ne viendrait, et les survivants n’étaient plus en état d’empêcher les envahisseurs de traverser la rivière.

— Qu’ont-ils fait ? demanda Hari.

Un vent mordant faisait vaciller les flammes des torches. Malgré le froid, pas un seul auditeur de Moiraine n’esquissa un geste pour resserrer autour de son torse les pans de sa cape.

— Aemon a franchi la Tarendrelle, répondit Moiraine, et il a ordonné qu’on détruise les ponts derrière lui. Puis il a fait dire à tous ses sujets de s’enfuir, car il savait que les pouvoirs maléfiques qui soutenaient les monstres trouveraient un moyen de les faire traverser. Il ne se trompait pas, car les premiers Trollocs ne tardèrent pas à arriver. Afin de permettre aux civils de s’échapper, les soldats de Manetheren reprirent le combat. Au cœur de la Ville-Montagne, Eldrene organisa la fuite de ses gens dans les profondeurs des forêts et les forteresses naturelles des montagnes.

» Mais la débandade fut loin d’être générale. D’abord en un timide filet d’eau, puis comme un ruisseau, et enfin en un incroyable raz-de-marée, des hommes vinrent se joindre aux défenseurs de leur patrie. Des bergers armés d’arcs, des fermiers brandissant leur fourche et des bûcherons lestés de leur hache. Des femmes accoururent aussi, portant sur l’épaule tout ce qui pouvait leur servir d’arme tandis qu’elles marchaient à côté de leurs maris. Tous savaient qu’ils n’en sortiraient pas vivants. Mais c’était leur pays. Jadis celui de leurs pères, il serait un jour à leurs enfants, à condition de consentir le sacrifice nécessaire.

» Cette armée ne céda pas un pouce de terrain avant que le sol fût rouge de sang. Mais elle finit par devoir battre en retraite jusqu’ici – oui, ce lieu que vous nommez à présent Champ d’Emond ! Et c’est ici que les Trollocs encerclèrent les ultimes survivants.

La voix de Moiraine tremblait un peu, comme si elle luttait contre un chagrin plus froid que le givre.

— Bientôt, les cadavres des Trollocs et des guerriers formèrent un peu partout de macabres monticules. Au milieu, parfois même dessus, les deux camps perpétraient un massacre qui semblait ne jamais devoir se terminer. Mais ce n’était qu’une illusion. Au crépuscule, il ne resta pas un seul survivant parmi les défenseurs de l’Aigle Rouge. L’épée impossible à briser avait explosé en milliers de fragments.

» Au cœur des montagnes de la Brume, seule dans la cité de Manetheren déserte, Eldrene sentit l’instant exact où le cœur d’Aemon cessa de battre. Le sien mourut à la même seconde, et il ne resta plus dans sa poitrine qu’un irrépressible besoin de venger son bien-aimé, son peuple et son pays. Poussée par le chagrin, elle plongea dans la Source Authentique et libéra le Pouvoir de l’Unique sur l’armée de Trollocs. Les Seigneurs de la Terreur tombèrent comme des mouches alors même qu’ils haranguaient leurs troupes ou tenaient des conciliabules secrets. En une fraction de seconde, les généraux et les seigneurs du Ténébreux se consumèrent comme de vulgaires ballots de paille. La horde victorieuse fut alors prise de panique.

» Comme des animaux sauvages qui fuient un incendie de forêt, les Trollocs détalèrent sans même chercher à savoir où ils allaient. Des milliers se noyèrent en essayant de traverser la Tarendrelle sans l’aide des Seigneurs de la Terreur. Ceux qui réussirent à passer de l’autre côté de la Manetherendrelle détruisirent les ponts afin de se couper des ennemis qui risquaient de vouloir les poursuivre. Ces fugitifs tuèrent tous les malheureux qu’ils croisèrent, mais ils le firent presque sans y penser, tant était grand leur désir de détaler.

» Pour finir, il ne resta plus une seule créature démoniaque dans le royaume de Manetheren. Comme de la poussière sur le passage d’un cyclone, les monstres semblèrent s’être volatilisés. Un peu plus tard, de manière moins spectaculaire, la vengeance d’Eldrene fut parachevée par des groupes d’hommes appartenant à d’autres pays. Traqués et abattus impitoyablement par les soldats des royaumes environnants, les bouchers de Champ d’Aemon connurent le même destin que leurs victimes.

» Mais, pour Manetheren, le prix de la victoire fut exorbitant. Afin de se venger, Eldrene avait puisé beaucoup trop libéralement dans la Source Authentique. Alors que les officiers de l’armée adverse tombaient les uns après les autres, la femme d’Aemon mourut à son tour et les flammes qui la dévorèrent dévastèrent également la splendide cité déserte. Les pierres fondirent du plus haut des murs jusqu’aux plus profondes des fondations. Mais, au moins, le peuple était sauvé…

» Cela posé, il ne restait rien des fermes, des villages et de la glorieuse capitale. À la place des survivants, beaucoup de gens se seraient dit qu’il n’y avait plus qu’une solution : l’exode, voire l’exil, puisqu’il ne restait rien pour eux dans leurs anciens foyers. Mais les gens de la Ville-Montagne ne l’entendirent pas de cette oreille. Après avoir versé pour cette terre un lourd tribut de sang et d’espoir, ils se sentaient unis à elle par des liens qui semblaient impossibles à briser. Durant les années à venir, tous le savaient, d’autres guerres feraient rage chez eux. Mais, au fil du temps, leur territoire perdu au bout du monde serait oublié de tous et plus personne, parmi eux, ne maîtriserait l’art du maniement des armes, car toute la stratégie compliquée de la guerre aurait sombré dans l’oubli.

» La Ville-Montagne ne fut jamais reconstruite, ses flèches vertigineuses et ses rafraîchissantes fontaines devenant un rêve qui s’effaçait peu à peu des mémoires. Mais les survivants et leur descendance continuaient au moins d’être maîtres chez eux. Même après que le passage du temps eut effacé le souvenir des événements que je viens de narrer, Manetheren demeura le bien le plus précieux de ses habitants. Aujourd’hui, ce pays est toujours à eux – à vous, devrais-je dire. Alors, mes amis, pleurez pour le royaume et pour ce qui est à jamais perdu et ne reviendra plus.

Les flammes qui jaillissaient des deux extrémités du bâton de Moiraine s’éteignirent soudain. Comme si la canne pesait des centaines de livres, l’Aes Sedai en planta la pointe dans la terre et s’y appuya. Pendant un long moment, seul le gémissement du vent troubla le silence. Puis Paet al’Caar passa devant les Coplin après les avoir écartés de son chemin d’un coup d’épaule.

— Je ne sais que penser de votre histoire, dit-il à l’Aes Sedai. Je ne suis pas un caillou dans la chaussure du Ténébreux, et je ne me vois pas le devenir. Mais mon fils Wil marche grâce à vous, dame Aes Sedai, et j’ai honte d’être venu vous insulter avec les autres. J’ignore si vous me le pardonnerez un jour mais, que ce soit le cas ou non, je vais rentrer chez moi, maintenant… En ce qui me concerne, vous pouvez rester à Champ d’Emond aussi longtemps que ça vous chantera.

Inclinant humblement la tête – presque une révérence –, le villageois recula, se retourna et fendit la foule en silence. D’autres hommes l’imitèrent, marmonnant des excuses contrites avant de s’éclipser les uns après les autres. Toujours muets, les Coplin se consultèrent du regard, puis ils s’en furent à leur tour sans dire un mot. Bili Congar, lui, avait déguerpi longtemps avant ses cousins…

Lan tira Rand en arrière et referma la porte.

— Allons-y, mon garçon ! (Il se dirigea vers le fond de la salle commune.) Suivez-moi tous les deux, et vite !

Hésitant, Rand consulta Mat du regard. Pendant le récit de Moiraine, un des chevaux dhurriens de maître al’Vere n’aurait pas pu le tirer loin de son point d’observation. À présent, quelque chose d’autre le retenait. Sortir de l’auberge pour suivre le Champion dans la nuit marquerait le véritable commencement d’une aventure qui le terrorisait. S’ébrouant, il tenta de recouvrer sa détermination. Il devait partir, c’était indiscutable. Mais il reviendrait à Champ d’Emond, même si son errance devait durer de très longues années.

— Qu’attendez-vous, tous les deux ? demanda Lan, la main posée sur la poignée de la porte de la cuisine.

Mat sursauta puis rejoignit le Champion.

Occupé à se convaincre qu’il se lançait dans une aventure exaltante, Rand traversa la cuisine vide, en sortit et émergea dans la cour de l’écurie.

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