Lorsque la Sage-Dame l’eut quitté, Rand fila dans la salle commune. Il avait envie d’entendre des rires et des cris, afin d’oublier les propos que lui avait tenus Nynaeve et les ennuis qu’elle s’apprêtait à lui faire…
Si la salle était bondée, personne ne riait ni ne criait. Devant des spectateurs fascinés – tous les sièges étaient pris et des gens se massaient contre les murs –, Thom Merrilin donnait sa représentation. Perché sur une table, ses gestes assez théâtraux pour être vus de loin, il déclamait un extrait de La Grande Quête du Cor. Un de ses textes favoris, mais personne ne s’en plaignait, loin de là, car il y avait tant de choses à dire sur ce sujet. Chaque Quêteur était intéressant et il y en avait tant eu, au fil des siècles, qu’aucune histoire ne ressemblait aux autres. En fait, pour réciter toute la geste, il aurait sans doute fallu plus d’une semaine…
Alors que le crépitement des feux dans les cheminées faisait un curieux contre-chant à sa harpe, le trouvère déclama d’une voix vibrante d’émotion martiale :
— Filant vers les huit coins du monde, ces huit piliers des cieux battus par les bourrasques du temps, en des lieux où le destin tire par la houppette les puissants comme les humbles, les Quêteurs chevauchaient dans un roulement de tonnerre ! Et, le plus grand et le plus noble d’entre eux, savez-vous comment il se nommait ? Rogosh de Talmour, surnommé Rogosh à l’Œil d’Aigle, un brave parmi les braves vénéré à la cour du haut roi et redouté jusque sur les pentes du mont Shayol Ghul…
Les Quêteurs, sans exception, étaient tous de formidables héros… Dès qu’il eut repéré ses deux amis, Rand les rejoignit et réussit à poser la moitié d’une fesse sur la place que Perrin lui ménagea au bout d’un banc. Les bonnes odeurs de cuisine qui flottaient dans la salle rappelèrent au jeune homme qu’il était affamé. Mais les clients déjà servis n’accordaient aucune attention à leur assiette et les servantes qui auraient dû apporter de nouveaux plats, debout sur les côtés de la salle, ne quittaient pas Thom du regard, comme s’il les hypnotisait. Bizarrement, personne ne protestait. Si délectables que fussent la nourriture et les diverses boissons, écouter semblait plus important que se remplir la panse, pour une fois.
— … Marquée comme sienne à la naissance, Blaes ne plia pourtant pas l’échine devant le Ténébreux. Devenir un Suppôt des Ténèbres, jamais ! Pas Blaes de Matuchin, plus solide qu’un frêne, plus souple qu’une branche de saule et belle comme une rose ! Blaes aux Cheveux de Soleil ! Résolue à mourir plutôt que de pousser un seul cri !
» Écoutez, braves gens, l’écho des sonneries de trompette venues des hautes tours de la cité, assourdissantes et arrogantes. Les hérauts d’une grande dame annoncent l’arrivée d’un héros à sa cour. Que tonnent les tambours et que chantent les cymbales ! Rogosh à l’Œil d’Aigle vient rendre hommage à…
Quand il eut fini de raconter la célèbre histoire du Marché de Rogosh, Thom prit tout juste le temps de vider une chope de bière avant d’enchaîner sur la Bataille de Lian. En voix et en verve, il passa ensuite à la Chute d’Aleth-Loriel, puis à l’Épée de Gaidal Cain et enfin à la Dernière Chevauchée de Buad d’Albhain.
Au fil de la soirée, les pauses entre les récits se firent plus longues. Quand le trouvère abandonna la harpe pour s’emparer de sa flûte, son public comprit qu’il n’y aurait plus d’histoires pour ce soir-là. S’asseyant modestement à côté de la table, deux musiciens – l’un jouant du tambour et l’autre du cymbalum – accompagnèrent le trouvère.
Les trois jeunes gens de Champ d’Emond tapèrent dans leurs mains dès qu’ils entendirent les premières notes d’une chanson intitulée Le vent qui fait trembler les saules. Ils ne furent pas les seuls. Adoré à Deux-Rivières, le morceau était également un grand succès à Baerlon. Dans la salle, plusieurs spectateurs entonnèrent les paroles, chantant assez juste pour que personne ne leur crie de mettre une sourdine :
Mon aimée est partie, emportée par le vent
Qui fait trembler les saules.
Et le pays entier est battu par le vent
Qui fait trembler les saules.
Mais je la garderai serrée contre mon cœur
Blottie dans ma mémoire
Et avec son amour pour dissiper mes peurs
Et me rendre l’espoir
Je reviendrai chanter nos plus tendres paroles
Sans redouter le vent qui fait trembler les saules.
La deuxième chanson n’était pas aussi triste. En réalité, Juste un seul seau d’eau, une mélodie déjà très enlevée, paraissait par contraste encore plus entraînante et encore plus joyeuse – une stratégie qui ne devait rien au hasard, à en juger par l’air réjoui du trouvère lorsque des spectateurs enthousiastes commencèrent à déplacer les tables pour dégager une piste de danse.
Tandis que les observateurs tapaient du pied pour marquer la cadence, la première farandole s’acheva sur un fou rire général. Pliés en deux d’hilarité, les acteurs de cette allègre exhibition quittèrent la piste pour céder la place à de nouveaux « artistes ».
Thom joua les premières notes des Oies sauvages à tire-d’aile, puis il s’interrompit afin de laisser les danseurs se mettre en place.
— J’ai des fourmis dans les jambes ! lança Rand en se levant souplement.
Perrin l’imita presque dans le même temps. Dernier à réagir, Mat dut se résigner à surveiller les capes de ses amis, sans parler de leurs armes.
— Ne me laissez pas faire tapisserie toute la soirée ! cria-t-il à ses deux compagnons.
Les hommes et les femmes se placèrent face à face, formant deux rangées d’égale longueur. Alors que le tambour puis le cymbalum donnaient le la, ils commencèrent à plier les genoux en rythme. La jolie brune qui faisait face à Rand, ses cheveux tressés ravivant le mal du pays du jeune homme, lui sourit timidement, puis lui fit un clin d’œil qui n’avait plus rien de timoré. Quand la flûte entra dans le jeu, Rand avança vers sa partenaire. Alors qu’elle riait aux éclats, la tête inclinée en arrière, il la fit tourner autour de lui puis la confia à l’homme qui le suivait dans sa rangée.
Alors qu’il répétait la manœuvre avec sa partenaire suivante – une des servantes, son tablier blanc tourbillonnant follement –, Rand constata que tout le monde souriait dans la salle commune. Enfin, presque tout le monde… Près de la cheminée, un homme au visage barré d’une cicatrice qui lui fendait le nez et un coin de la bouche restait d’une impassibilité de statue. Quand son regard croisa celui de Rand, le type eut un rictus étrange. Mal à l’aise, le jeune homme détourna les yeux. Avec de tels stigmates, le malheureux n’avait peut-être plus la possibilité physique de sourire.
Rand saisit sa partenaire suivante tandis qu’elle tournait sur elle-même, la fit virevolter et la laissa rejoindre le prochain danseur. Alors que le rythme devenait de plus en plus endiablé, il dansa avec trois autres femmes, puis se retrouva avec la fille aux cheveux noirs tressés pour une rapide « promenade » qui modifia totalement la configuration des rangées. Toujours souriante, la jeune beauté gratifia Rand d’un autre clin d’œil.
Près de la cheminée, le type à la cicatrice foudroyait le jeune homme du regard. Gêné, Rand s’empourpra et manqua un pas ou deux. Il n’avait en aucun cas voulu embarrasser cet homme en le dévisageant – d’ailleurs, il ne pensait pas que son regard s’était attardé au-delà de l’acceptable.
L’arrivée d’une nouvelle partenaire lui fit oublier l’étrange bonhomme. Et il y avait de quoi, car il se trouvait à présent face à Nynaeve.
Comme de juste, il s’emmêla les pinceaux, faillit s’étaler et passa à un souffle d’écraser les orteils de la Sage-Dame. Assez souple et assez gracieuse pour compenser la maladresse de son partenaire, la jeune femme ne prit pas mal son incompétence.
— Je te croyais un meilleur danseur que ça ! lança-t-elle simplement lorsqu’ils se séparèrent.
Après un très court répit – avec une autre servante, semblait-il –, Rand se retrouva en train de gambiller avec Moiraine. S’il s’était senti empoté avec la Sage-Dame, il se tétanisa complètement face à l’Aes Sedai. Alors qu’elle évoluait avec une fluidité remarquable, sa robe ondulant autour d’elle, le jeune homme manqua carrément s’étaler à deux reprises.
Moiraine l’encouragea d’un sourire compatissant qui aggrava encore son malaise. Dans ces conditions, changer de partenaire fut une délivrance – même s’il dut affronter Egwene, cette fois.
Rand recouvra aussitôt un peu de sa superbe. Depuis des années, il dansait avec la fille du bourgmestre, et elle ne l’avait jamais mordu, après tout ! Les cheveux toujours détressés, elle s’était fait une queue-de-cheval avec un ruban rouge.
Un bon compromis pour ne déplaire à personne…
Les lèvres entrouvertes, Egwene semblait vouloir dire quelque chose, mais elle ne se décida jamais, et Rand n’était sûrement pas disposé à faire le premier pas. Après la réception qu’elle lui avait réservée, dans le salon privé, il aurait été fou de s’exposer de nouveau.
Se regardant fort peu souvent, les deux jeunes gens évoluèrent sans desserrer les lèvres.
Lorsque le morceau fut terminé, Rand retourna sur son banc avec un incontestable soulagement. Alors qu’il s’asseyait, quelques notes annoncèrent que la prochaine danse serait une gigue. Alors que Mat se précipitait vers la piste, Perrin rejoignit Rand sur son banc.
— Tu l’as vue ? demanda-t-il avant même d’être assis.
— De qui parles-tu ? La Sage-Dame ou maîtresse Alys ? J’ai dansé avec les deux, mon vieux !
— L’Aes… hum… maîtresse Alys, aussi ? Moi, j’ai seulement eu droit à Nynaeve. J’ignorais qu’elle savait danser, figure-toi. Au village, elle ne participe jamais aux bals.
— Je me demande ce que diraient les mégères du Cercle des Femmes, si elles la voyaient faire… C’est peut-être pour ça qu’elle s’abstient.
La musique, les chants et les applaudissements rythmés les empêchant de s’entendre, Rand et Perrin s’intéressèrent à la gigue qui battait son plein sur la piste.
Du coin de l’œil, Rand remarqua à plusieurs reprises que le type à la cicatrice le regardait fixement. Compte tenu de son état, l’homme avait le droit de se montrer susceptible. Mais, s’il l’avait vexé, le jeune berger ne voyait pas ce qu’il pouvait faire pour arranger les choses. Afin de ne pas les aggraver, il s’efforça de ne pas regarder le balafré, se concentrant sur la piste de danse.
Les réjouissances se prolongèrent jusqu’à très tard dans la nuit. Les servantes ayant fini par se rappeler pourquoi elles étaient là, Rand dévora avidement une solide portion de ragoût accompagnée d’un pain délicieux. Après ce festin, il dansa trois autres fois. L’élément de surprise ne jouant plus, il s’en tira beaucoup mieux lorsqu’il se retrouva de nouveau face à Nynaeve puis à Moiraine. Toutes deux le complimentèrent, ce qui le fit bégayer de confusion. Il dansa également avec Egwene. Cette fois, elle n’évita pas de le regarder et parut à plusieurs reprises sur le point de dire quelque chose. Rand resta aussi muet qu’elle. Cela dit, malgré ce que prétendit Mat lorsqu’il retourna s’asseoir, il ne passa pas tout le morceau à foudroyer sa partenaire du regard.
Moiraine se retira vers minuit. Après une courte hésitation, Egwene la suivit. Les sourcils froncés, Nynaeve la regarda s’éloigner, puis elle participa à une dernière danse avant de partir se coucher, le menton fièrement pointé comme si elle venait de remporter une grande victoire sur l’Aes Sedai.
Un peu plus tard, Thom rangea sa flûte, referma l’étui et résista avec grâce aux assauts des joyeux drilles qui l’imploraient de rester encore un peu.
Lan se chargea de rameuter les trois garçons.
— Nous partons très tôt, demain matin, rappela-t-il. Il est temps d’aller prendre un peu de repos.
— Un type me regarde sans arrêt, dit Mat. Un balafré… Ce ne serait pas… eh bien, un Suppôt de… vous voyez ce que je veux dire ?
Rand se passa un index sur le visage, de la tempe au coin de la bouche en passant au milieu de son nez.
— Elle est comme ça, la cicatrice ? demanda-t-il. Cet homme m’a épié aussi.
Il regarda autour de lui. Une partie des clients s’en allaient et les autres se massaient autour de Thom.
— Il n’est plus là, on dirait…
— Je l’ai remarqué, annonça Lan. Selon maître Fitch, c’est un mouchard au service des Capes Blanches. Rien d’inquiétant pour nous…
Vraiment ? Alors, pourquoi le Champion semblait-il si soucieux ?
Rand jeta un coup d’œil à Mat. À voir son expression pincée, il avait quelque chose à cacher – par exemple une histoire de blague avec des tonneaux ?
Un mouchard ? Bornhald tiendrait à ce point à se venger ?
— Nous partons tôt ? Vraiment tôt ?
Assez tôt pour éviter les ennuis ?
— Dès les premières lueurs de l’aube, oui…
En sortant de la salle commune, Mat continua à chantonner et Perrin s’arrêta plusieurs fois pour exécuter un pas de danse qu’il venait d’apprendre.
Thom rejoignit ses compagnons au pied de l’escalier.
— Où dort Nynaeve ? demanda Mat. Si maître Fitch n’a pas menti, nous avons eu les dernières chambres.
— On a rajouté un lit dans celle d’Alys et Egwene, dit Thom.
Perrin en siffla de surprise et Mat marmonna :
— Par le sang et les cendres ! je ne voudrais pas être à la place d’Egwene, même en échange de tout l’or de Caemlyn.
Une nouvelle fois, Rand déplora que son ami soit incapable de réfléchir plus de deux minutes à un sujet. Leur propre place n’avait rien de confortable, depuis quelques jours…
— Je vais me chercher un verre de lait, dit soudain Rand.
Avec un peu de chance, ça l’aiderait à dormir.
Je ne rêverai peut-être pas, cette nuit…
— Quelque chose ne me plaît pas, ce soir, dit Lan. Ne t’éloigne pas trop. Et n’oublie pas : nous partirons tôt, et, si tu ne tiens pas tout seul sur ta selle parce que tu tombes de sommeil, nous t’attacherons !
Le Champion entreprit de gravir les marches et les autres le suivirent, leur bonne humeur soudain envolée. Rand se retrouva seul dans le couloir. Après avoir eu tant de gens autour de lui, il se sentit très isolé.
Il gagna la cuisine, où il restait encore une employée qui lui donna de bon cœur un bol de lait.
Alors qu’il ressortait en buvant, une silhouette sombre se mit en mouvement, à l’autre bout du couloir, levant ses mains curieusement pâles afin d’abaisser la capuche qui noyait son visage dans les ombres.
Sa cape ne bougeant pas au gré de ses mouvements, l’homme avait un visage blanchâtre – la couleur de certaines limaces qu’on trouvait sous les grosses pierres – auquel manquaient les globes oculaires. Du front jusqu’à la naissance du nez, sa peau était lisse et unie comme la coquille d’un œuf.
Rand sursauta, s’étrangla et renversa une bonne partie de son lait.
— Tu es l’un d’eux, mon garçon, dit le Blafard d’une voix qui évoquait le grincement d’une lime sur du métal ou sur un os.
Rand lâcha son bol et recula. Il aurait voulu courir, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Comme hypnotisé par ce visage sans yeux, il continua à reculer à petits pas, l’estomac noué. Il tenta de crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Chaque inspiration haletante lui faisait un mal de chien…
Le Blafard approchait sans hâte avec la grâce mortelle d’une vipère – dont il semblait arborer les écailles, mais c’était simplement le plastron noir qui couvrait sa poitrine.
Les lèvres exsangues du Myrddraal dessinèrent un sourire cruel.
— Où sont les autres ? demanda-t-il.
Comparée à la sienne, la voix de Bornhald aurait pu passer pour douce et chaleureuse.
— Je sais qu’ils sont ici. Si tu parles, mon garçon, je te laisserai la vie.
Rand sentit qu’il percutait un mur ou une porte – dans sa situation, pas question de tourner la tête pour voir de quoi il s’agissait. Maintenant que ses jambes s’étaient immobilisées, il ne pourrait plus se remettre en mouvement, c’était sûr. Tremblant comme une feuille, il dut se résigner à regarder approcher le Demi-Humain.
— Parle, sinon…
Des bruits de bottes retentirent dans l’escalier. Le Myrddraal se retourna, sa cape noire toujours aussi immobile. Inclinant la tête, il regarda un moment en l’air, comme s’il pouvait voir à travers le bois. Puis une lame aussi noire que ses vêtements apparut dans sa main d’une blancheur cadavérique. Comme si l’arme absorbait une partie de la lumière, il fit soudain beaucoup plus noir dans le couloir.
Les bruits de pas se faisant plus proches, le Blafard se tourna de nouveau vers Rand, eut un ignoble rictus et leva son épée de ténèbres.
Le jeune berger de Champ d’Emond comprit qu’il vivait ses dernières secondes. La lame s’abattit…
… Et s’arrêta à quelques pouces de sa tête.
— Tu appartiens au Grand Seigneur des Ténèbres, croassa le Blafard. Oui, tu es à lui !
Le Demi-Humain se détourna de sa proie et fila dans le couloir. Bientôt, les ombres l’avalèrent et il disparut comme il était venu.
Lan sauta les dernières marches et se reçut souplement dans le couloir, épée au poing.
— Un Blafard…, souffla Rand. Il était…
Soudain, il se souvint qu’il portait lui aussi une épée. Face au Demi-Humain, il l’avait complètement oubliée. Se fichant que ce soit trop tard, désormais, il dégaina la lame au héron et s’écria :
— Il est parti par là !
Lan acquiesça distraitement, comme si son attention était rivée sur autre chose.
— Oui, il s’en va et s’estompe à la manière d’un spectre. Ce n’est pas le moment de le poursuivre, de toute façon. On fiche le camp, berger !
D’autres bruits de pas retentirent dans l’escalier, d’où déboulèrent bientôt Mat, Perrin et Thom, portant leur couverture et leurs sacoches de selle. Son arc glissé sous un bras, Mat n’avait pas encore fini d’enrouler sa couverture.
— On s’en va ? (Rand rengaina sa lame et prit les affaires que lui tendait Thom.) En pleine nuit ?
— Tu veux attendre le retour du Blafard, berger ? Avec des renforts, bien entendu ?
— Je vous accompagnerai de nouveau, dit Thom au Champion. Enfin, si vous n’y voyez pas d’objections. Trop de gens ont noté que je suis arrivé avec vous. Dès demain, faire partie de vos amis ne sera sûrement pas une bonne chose, dans ce coin…
— Tu peux venir avec nous ou galoper jusqu’au mont Shayol Ghul, trouvère ! s’écria Lan.
Il rengaina furieusement son épée, faisant crisser le fourreau.
Un garçon d’écurie entra par la porte de derrière et dépassa les cinq hommes sans leur accorder un regard. Puis Moiraine arriva, maître Fitch à ses côtés, Egwene sur les talons… et Nynaeve dans son sillage. Si la jeune fille paraissait au bord des larmes – l’effet de la terreur –, la Sage-Dame semblait en proie à une colère froide qui n’augurait rien de bon.
— Vous devez prendre la menace au sérieux, maître Fitch, dit Moiraine. Dès ce matin, des ennuis vous guettent. Des Suppôts des Ténèbres, au minimum, et peut-être même pire que ça… Dès que ça commencera, clamez haut et fort que nous sommes partis. Surtout, ne jouez pas les héros. Répétez inlassablement que nous sommes partis, et on finira par vous laisser en paix. C’est nous qu’on poursuit…
— Ne vous en faites pas pour moi, dit l’aubergiste, toujours jovial. Si des gens tentent d’importuner mes invités, nous les recevrons comme il faut, mes hommes et moi. Je ne dirai pas un mot sur l’heure de votre départ et, d’ailleurs, je ne confirmerai même pas que vous étiez là. Je ne suis pas un mouchard ! Ici, personne ne lâchera une information sur vous. Personne !
— Mais…
— Maîtresse Alys, si vous voulez vraiment partir, je dois aller voir où en sont les palefreniers avec vos chevaux.
L’aubergiste contourna l’Aes Sedai et fila vers la sortie, côté cour.
— Quelle tête de mule ! s’exclama Moiraine. Il ne voudra rien entendre !
— Vous croyez que des Trollocs vont venir ici ? demanda Rand.
— Des Trollocs ? Bien sûr que non ! Mais il y a d’autres menaces, tout aussi terribles. D’abord, comment nos ennemis nous ont-ils trouvés ?
» Après ce qui vient de se passer, le Blafard se doutera que nous sommes partis. Mais Fitch ne prend pas assez au sérieux les Suppôts des Ténèbres. Il pense que ce sont des rebuts d’humanité qui se terrent dans les ombres mais, en réalité, on en voit dans toutes les rues et les boutiques des villes, et certains exercent de très hautes fonctions. Le Myrddraal peut les charger de venir glaner des informations sur nous…
Sur ces mots, Moiraine se détourna et s’en fut, Lan lui emboîtant le pas comme toujours.
Sur le chemin de l’écurie, Rand marcha à côté de Nynaeve, elle aussi chargée de sa couverture et de ses sacoches de selle.
— Ainsi, vous venez avec nous…, dit Rand.
Min avait raison.
— Qu’as-tu vu dans le couloir ? Elle a prétendu que…
— C’était un Blafard, dit Rand, surpris que sa voix ne tremble pas en prononçant ces mots. Il me menaçait, mais Lan est intervenu…
— Il est possible qu’on vous poursuive, concéda Nynaeve. Mais je suis venue pour vous ramener à Champ d’Emond, et je ne vous laisserai pas seul avec cette… cette…
Dans l’écurie, la lumière vacillante des lampes indiquait que les palefreniers n’avaient pas fini de seller les chevaux.
— Mutch ! beugla maître Fitch, campé avec Moiraine devant la porte du bâtiment de bois. Dépêche-toi, bon sang !
Il se tourna vers l’Aes Sedai. N’écoutant pas vraiment ce qu’elle lui disait, il semblait vouloir la rassurer. Sans se départir d’une grande déférence, il s’interrompait parfois pour crier des ordres à ses employés.
En ronchonnant à cause de l’heure tardive, les garçons d’écurie finirent par se montrer avec les chevaux. Rand tint le paquetage d’Egwene et le lui tendit quand elle eut enfourché Bela. Des larmes aux yeux, la jeune fille ne semblait plus penser du tout qu’il s’agissait d’une aventure exaltante.
À quelque chose malheur est bon ! jubila Rand.
Il s’en voulut aussitôt d’être si méchant. Egwene était en danger à cause de lui, de Perrin et de Mat… Retourner seule à Champ d’Emond serait probablement moins dangereux que de continuer avec eux.
— Egwene, je…
Rand n’alla pas plus loin. Trop entêtée, la jeune fille n’accepterait jamais de rebrousser chemin alors qu’elle s’était vantée de pouvoir aller jusqu’à Tar Valon.
Il y a aussi les visions de Min… Egwene est impliquée. Mais impliquée dans quoi, au nom de la Lumière ?
— Egwene… je… Eh bien, excuse-moi, mais j’ai du mal à penser de façon cohérente…
La jeune fille se pencha, prit la main de Rand et la serra très fort. Grâce à la lumière qui filtrait de l’écurie, le jeune homme vit le visage de son amie. Elle paraissait moins effrayée qu’avant, semblait-il…
Quand tous les fugitifs furent en selle, Fitch insista pour les accompagner jusqu’au portail, ses palefreniers éclairant le chemin avec leurs lampes. Multipliant les révérences, l’aubergiste au ventre rebondi assura qu’il serait muet comme une tombe. Puis il invita ses clients à revenir quand ils voudraient.
Mutch, lui, les regarda partir d’un air maussade – exactement comme il les avait regardés arriver.
Parmi les employés, il y en avait au moins un qui ne tiendrait pas sa langue une minute. Dès qu’on l’interrogerait, Mutch dirait tout ce qu’il savait sur les fugitifs. Et ça ne lui vaudrait aucun tourment de conscience.
Se retournant, Rand vit qu’une silhouette, devant le portail, les suivait des yeux, une lampe à la main. C’était Mutch, bien entendu – inutile de voir son visage pour en être sûr.
À cette heure de la nuit, les rues de Baerlon étaient désertes et obscures. À la lueur de la lune – et grâce à la lumière qui filtrait des volets de rares fenêtres encore éclairées –, les cavaliers purent avancer assez vite. De temps en temps, un chien aboyait sur leur passage, mais ça ne durait jamais très longtemps. Dans un silence de mort, les fugitifs recroquevillés dans leur cape de voyage ressassaient de sombres pensées.
Lan ouvrait la marche, comme d’habitude. Moiraine et Egwene le suivaient, Nynaeve dans leur sillage. Chevauchant en formation serrée, Thom et les trois garçons composaient l’arrière-garde.
Imitant ses deux amis, Rand sondait nerveusement les alentours. Les ombres dansantes de la lune lui rappelaient l’obscurité qui avait englouti le Blafard, au bout du couloir.
Au moindre bruit, tous les cavaliers sursautaient puis regardaient autour d’eux. À mesure qu’ils avançaient vers les portes de la ville, tous se rapprochèrent de l’étalon noir de Lan et de la jument blanche de Moiraine, comme si l’union pouvait encore faire la force, même dans des circonstances si délicates.
Quand le petit groupe fut devant la porte de Caemlyn, Lan mit pied à terre et alla frapper à l’huis bardé de fer d’un petit bâtiment de pierre adossé à la palissade. Un guetteur à l’air méfiant apparut, les yeux encore lourds de sommeil. Le discours du Champion achevant de le réveiller, il regarda la colonne de cavaliers, les yeux ronds.
— Vous voulez sortir ? En pleine nuit ? Avez-vous perdu la raison ?
— Un ordre du Gouverneur interdit-il les départs tardifs ? demanda Moiraine.
Elle avait également mis pied à terre, mais se tenait hors du cercle de lumière que projetaient les torches.
— Pas vraiment, maîtresse, répondit le guetteur. (Il plissa les yeux, tentant de distinguer les traits de son interlocutrice.) Mais les portes doivent rester fermées du crépuscule au lever du soleil. La nuit, nul ne doit entrer en ville. Et ça, c’est un ordre des hautes sphères. De plus, des loups rôdent dehors. Une dizaine de vaches tuées, la semaine dernière. Et ces fichus prédateurs sont parfaitement capables de s’en prendre à l’homme…
— Tu as dit : « La nuit, nul ne doit entrer en ville. » Il n’est pas question de limiter les sorties… Soldat, nous ne te demandons pas de désobéir au Gouverneur.
Lan glissa quelque chose dans la main du type.
— Pour vos efforts, dit-il.
— Oui, ça se tient, fit le guetteur en baissant les yeux sur sa main. (Voyant briller une pièce d’or, il l’empocha prestement.) Il n’est jamais question des gens qui quittent la ville… Une minute, je vous prie… (L’homme se retourna et passa la tête à l’intérieur du corps de garde.) Arin, Dar, venez m’aider à ouvrir. Ces cavaliers veulent sortir. Allons, pas de polémique ! C’est un ordre. Exécution !
Deux autres guetteurs sortirent, eux aussi à moitié endormis. Obéissant à leur chef, ils allèrent prendre leur poste devant la poulie géante qui actionnait le mécanisme d’ouverture. Si ce système grinça sinistrement, les portes, beaucoup mieux entretenues, pivotèrent en silence. Bien avant qu’elles soient arrivées au quart de leur course, une voix glaciale retentit dans le dos des voyageurs :
— Que se passe-t-il ? Cet accès n’est-il pas censé être fermé jusqu’à l’aube ?
Cinq hommes en cape blanche avancèrent dans le cercle de lumière. Même s’il était impossible de distinguer leur visage dans les ombres de leur capuche, le soleil étincelant qui ornait leur poitrine, du côté cœur, ne laissait aucun doute sur leur identité.
Les guetteurs cessèrent de faire tourner la roue et échangèrent des regards inquiets.
— En quoi ça vous regarde ? demanda leur chef.
Cinq capuches blanches se tournant en même temps vers lui, il continua d’un ton moins assuré :
— Les Fils de la Lumière n’ont aucun pouvoir en ville. Seul le Gouverneur…
— Les Fils de la Lumière, dit l’homme qui devait diriger le groupe, ont du pouvoir partout où la Lumière brille sur l’humanité. Leur juridiction s’arrête là où commence l’obscurité du Ténébreux, et nulle part ailleurs.
Le Fils de la Lumière tourna la tête vers Lan, regarda de nouveau le guetteur, puis revint vers le Champion.
Lan ne broncha pas, comme s’il se sentait parfaitement à son aise. Peu de gens pouvaient se comporter ainsi face à des Capes Blanches. Le visage de pierre, le Champion regardait les cinq hommes comme s’il s’était agi d’un groupe de vulgaires cireurs de bottes.
— En des temps si troublés, dit le Fils de la Lumière, qui peut vouloir sortir d’une ville en pleine nuit ? Alors que des loups rôdent dans le noir, et que l’engeance du Ténébreux survole la cité ? (Il étudia la lanière de cuir qui ceignait le front de Lan, lui tenant les cheveux en arrière.) Un Nordique ?
Rand se fit tout petit sur sa selle. Un Draghkar… Ce ne pouvait être que ça, sauf si l’homme appelait « engeance du Ténébreux » tout ce qui lui paraissait étrange ou mystérieux. Un Blafard étant venu à l’auberge, la présence d’un Draghkar n’avait rien d’étonnant. Mais le jeune homme n’était pas en état de réfléchir sainement, car il venait de reconnaître la voix du Fils de la Lumière.
— Nous sommes des voyageurs, dit le Champion. Sans le moindre intérêt pour vous.
— Personne n’est sans intérêt pour les Fils de la Lumière.
— Vous cherchez vraiment à agacer le Gouverneur ? Il ne vous autorise déjà pas à entrer en nombre à Baerlon, alors que fera-t-il quand il saura que vous harcelez d’honnêtes citoyens ? (Lan regarda les deux hommes qui actionnaient la roue.) Pourquoi vous êtes-vous arrêtés ?
Ils hésitèrent, saisirent de nouveau la manivelle, mais se pétrifièrent quand le Fils de la Lumière répondit :
— Le Gouverneur ne voit pas ce qui se passe sous ses yeux ! Il ne sent pas le mal, contrairement à nous. (Les trois guetteurs échangèrent des regards contrits, comme s’ils regrettaient les lances qu’ils avaient laissées dans le petit bâtiment.) Les Fils de la Lumière ont un sixième sens pour repérer le mal. Et l’anéantir, sous quelque forme qu’il se présente.
Rand tenta de se faire encore plus petit. Une initiative malheureuse qui attira l’attention du Fils de la Lumière.
— Qu’avons-nous donc là ? Quelqu’un qui voudrait être invisible ? Pourquoi es-tu… ? Mais je te connais !
L’homme tira sa capuche en arrière, révélant le visage que Rand s’attendait à voir. C’était bien Bornhald, et il jubilait.
— Eh bien, dit-il aux trois guetteurs, je viens de vous épargner un désastre ! Vous alliez aider des Suppôts des Ténèbres à fuir le juste courroux de la Lumière. Pour ce crime, vous devriez comparaître devant le Gouverneur. Ou être confiés à nos Confesseurs, afin qu’ils découvrent vos véritables intentions. (Il marqua une pause, histoire de s’assurer que les trois guetteurs tremblaient de peur.) Vous détesteriez ça, pas vrai ? Dans ma clémence, je vais plutôt conduire ces Suppôts dans notre camp, afin qu’ils soient interrogés à votre place.
— Tu me conduiras dans ton camp, Cape Blanche ? demanda Moiraine, sa voix semblant provenir de toutes les directions à la fois.
Ayant reculé davantage dans les ombres, l’Aes Sedai semblait enveloppée d’un manteau de ténèbres.
— Et tu m’interrogeras ? (Moiraine fit un pas en avant.) Si je continue à marcher, tu me barreras le chemin ?
Auréolée d’ombres, l’Aes Sedai semblait beaucoup plus grande. Non, s’avisa Rand quand elle fit un pas de plus, elle l’était pour de bon ! Sa tête arrivait à peu près au niveau de la sienne, alors qu’il était en selle. Et, autour de son visage, les ténèbres tourbillonnaient désormais comme des nuages d’orage.
— Une Aes Sedai ! cria Bornhald. (Cinq lames jaillirent hors de leur fourreau.) Meurs, vermine !
Les quatre hommes hésitèrent, mais leur chef frappa à la volée.
Rand cria lorsque Moiraine leva son bâton pour dévier le coup. Que pouvait une canne délicatement sculptée contre trois solides pieds d’acier ?
La lame heurta le bâton dans une gerbe d’étincelles. Projeté en arrière, Bornhald alla percuter ses compagnons, les renversant comme des quilles. Gisant sur le sol, la lame pliée en deux du Fils de la Lumière fumait comme si on l’avait chauffée au rouge puis plongée dans un bac de trempe.
— Tu oses m’attaquer ? rugit Moiraine.
Drapée dans sa toge d’obscurité, elle baissa les yeux sur ses adversaires comme un géant qui daigne regarder des insectes.
— On file ! cria Lan.
D’un geste vif, il prit les rênes de la jument à l’Aes Sedai, puis sauta sur le dos de son étalon.
— Vite ! ajouta-t-il.
Quand il franchit l’étroite ouverture, ses épaules passèrent tout juste, mais il disparut dans la nuit.
Rand ne réagit pas tout de suite. Les épaules et la tête de Moiraine dépassaient la palissade, à présent, et il semblait hypnotisé par ce spectacle. Terrorisés, les trois guetteurs et les Fils de la Lumière reculaient vers le bâtiment.
Les yeux de l’Aes Sedai, presque aussi gros que la pleine lune, se posèrent sur Rand, exprimant une impatience qui ne tarderait pas à se muer en fureur.
Le jeune homme talonna Nuage et suivit ses compagnons, qui galopaient déjà vers la porte.
Quand ils l’eurent franchie, les cavaliers rejoignirent Lan, qui attendait à cinquante pas de la palissade. La silhouette ténébreuse de Moiraine dépassait maintenant de beaucoup la barrière de rondins. Alors que la lumière argentée de la lune lui faisait comme une auréole, l’Aes Sedai enjamba la palissade, ni plus ni moins.
Tandis que la porte se refermait dans une cacophonie de grincements de roue, Moiraine reprit sa taille normale.
— Empêchez la fermeture de la porte ! cria une voix un peu tremblante. (Rand crut reconnaître les intonations de Bornhald.) Il faut les poursuivre !
Mais les guetteurs ne l’entendirent pas de cette oreille. Quelques secondes plus tard, un bruit sourd indiqua que les Capes Blanches étaient momentanément hors d’état de poursuivre quiconque.
De toute façon, les quatre autres ont peut-être moins envie que Bornhald de se frotter à une Aes Sedai…
Moiraine courut jusqu’à Aldieb, lui flatta l’encolure et glissa sa canne sous une sangle de selle. Sans avoir besoin de regarder, Rand paria qu’il n’y avait même pas une entaille sur le bois.
— Vous étiez plus grande qu’un géant ! cria Egwene, tout excitée sur le dos de Bela.
Personne d’autre ne parla. Prudents, Mat et Perrin poussèrent leurs montures à s’écarter d’Aldieb.
— Vraiment ? demanda distraitement l’Aes Sedai en sautant en selle.
— Je vous ai vue !
— Dans le noir, l’esprit nous joue des tours, et les yeux perçoivent ce qui n’existe pas.
— Ce n’est pas le moment de jouer à…, intervint Nynaeve, furieuse, mais l’Aes Sedai ne la laissa pas continuer.
— Exact, l’heure n’est pas au jeu ! Devant cette porte, nous avons peut-être perdu ce que nous avions gagné à l’auberge… Si seulement je pouvais croire que le Draghkar était au sol… Ou si les Myrddraals étaient vraiment aveugles ! Tant qu’à rêver, autant s’offrir l’impossible, non ? Bon, qu’importe… Ils savent où nous allons mais, avec un peu de chance, nous garderons notre avance. Lan !
Le Champion s’engagea sur la route de Caemlyn, en direction de l’est. Les autres le suivirent de près.
Ils avancèrent à un rythme raisonnable que tous les chevaux pourraient soutenir sans l’aide d’une Aes Sedai. Après une heure, cependant, Mat se retourna, tendit un bras et cria :
— Regardez !
Les cavaliers tirèrent sur les rênes de leur monture, puis se tournèrent sur leur selle. Des flammes illuminaient le ciel au-dessus de Baerlon comme si quelqu’un avait allumé un gigantesque feu de joie qui projetait des gerbes d’étincelles dans un rayon de plusieurs centaines de pas.
— Je l’ai prévenu, dit Moiraine, mais il n’a rien voulu savoir… (Sentant la colère de sa cavalière, Aldieb renâcla rageusement.) Il prenait la menace à la légère…
— L’auberge ? demanda Perrin. Comment pouvez-vous en être sûre ?
— Jusqu’à quel point crois-tu aux coïncidences ? demanda Thom. Il pourrait s’agir du palais du Gouverneur, mais la localisation ne colle pas. Et ce n’est pas un entrepôt, un four de cuisine ni le silo à grain de ta grand-mère !
— La Lumière brille peut-être un peu au-dessus de nous, dit Lan.
— Comment ça ? s’insurgea Egwene. Ce pauvre maître Fitch va perdre son auberge, et il risque d’y avoir des blessés.
— Si nos ennemis s’en sont pris à l’auberge, expliqua Moiraine, ça peut signifier que mon… numéro… et notre départ sont passés inaperçus.
— Sauf si c’est ce que le Myrddraal veut nous faire croire, tempéra Lan.
— C’est une possibilité, concéda Moiraine. Quoi qu’il en soit, il faut nous dépêcher. Cette nuit, personne ne se reposera beaucoup…
— Quelle façon de dire les choses ! s’écria Nynaeve. Vous pensez aux clients de l’auberge ? Au propriétaire qui a perdu son bien le plus précieux ? Tout ça à cause de vous ! Malgré tous vos beaux discours sur la Lumière, la compassion est pour vous un mot vide de sens.
— À cause des trois garçons ! intervint Lan, furieux. L’incendie, les blessés, tout le reste – la faute de ces trois paysans ! Le Ténébreux les veut et, quand il désire ainsi quelque chose, il faut l’en priver, même si on doute de la valeur du « produit ». Ou préférez-vous livrer ces gamins au Blafard ?
— Du calme, Champion, dit Moiraine, et vous aussi, Sage-Dame. Vous pensez que je peux aider maître Fitch et les gens de l’auberge ? C’est vrai, je dois l’avouer… (Nynaeve voulut parler, mais l’Aes Sedai lui intima le silence.) Je pourrais rebrousser chemin et intervenir. Très peu, hélas… Cela reviendrait à montrer du doigt les gens que j’assisterais. Je doute qu’ils m’en seraient reconnaissants alors que des Capes Blanches rôdent dans la cité.
» En outre, Lan resterait seul pour vous protéger. C’est un grand guerrier, mais ça ne suffirait pas face à un Myrddraal et à un poing entier de Trollocs. Bien entendu, nous pourrions retourner ensemble à Baerlon. Pour vous exposer à ceux qui ont incendié l’auberge et aux Capes Blanches ! Sage-Dame, à ma place, que décideriez-vous ?
— Je choisirais d’agir !
— Pour mieux concéder la victoire au Ténébreux ? Ne perdez pas de vue ce qu’il désire. Nous sommes en guerre, comme au Ghealdan. Là-bas, des milliers de combattants luttent contre le mal. Ici, nous ne sommes que huit… Je ferai parvenir à maître Fitch assez d’or pour qu’il puisse rebâtir son auberge. Et je dédommagerai les blessés. Discrètement, bien entendu, pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à Tar Valon. Si j’en fais plus, je nuirai à ceux que je veux assister. Dans ce conflit, rien n’est simple, comme vous pouvez le voir… Lan, nous repartons !
Le Champion ouvrit de nouveau la marche.
Rand regarda de temps en temps derrière lui, jusqu’à ce qu’il n’aperçoive plus que des nuages. Il s’inquiétait pour Min mais, avec un peu de chance, elle allait bien…
Il faisait toujours nuit noire quand Lan s’écarta enfin de la route avant de mettre pied à terre. Alors que deux heures au maximum les séparaient de l’aube, les cavaliers s’occupèrent des chevaux, sans les desseller, puis improvisèrent un camp dépourvu de feu.
— Une heure…, dit Lan alors que tout le monde, à part lui, s’était enroulé dans une couverture. Je monterai la garde pendant votre sommeil.
Après quelques minutes, Mat murmura d’une voix tout juste audible :
— Je me demande ce que Dav a fait du putois…
Rand secoua simplement la tête.
— Je nous croyais en sécurité, reprit Mat. Aucun signe de poursuite après la traversée de la rivière, une cité bien défendue… Que pouvait-il nous arriver ? Puis il y a eu le rêve, et ensuite le Blafard. Serons-nous de nouveau en sécurité, Rand ?
— Oui, mais pas avant d’être à Tar Valon. Moiraine ne nous l’a pas caché.
— Et là-bas, ça ira ? demanda Perrin.
Les trois jeunes gens regardèrent la silhouette noire de l’Aes Sedai endormie. Lan s’était fondu dans les ténèbres, comme toujours quand il montait la garde.
Rand bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
— On devrait dormir un peu, dit-il. Veiller ne nous avancera à rien.
— Elle aurait dû agir…, souffla Perrin.
Personne ne lui répondit.
Rand roula sur le côté pour s’éloigner d’une racine, sentit une pierre s’enfoncer dans son flanc, bougea encore et fut agressé par une nouvelle racine. Ce n’était pas un bon site pour camper, contrairement à ceux que le Champion avait choisis précédemment. En s’endormant, Rand se demanda si l’inconfort favoriserait les mauvais rêves…
Il se réveilla quand Lan le secoua. Perclus de douleurs, certes, mais sans avoir rêvé – en tout cas, sans en garder de pénibles souvenirs.
Les cavaliers repartirent alors que l’aube ne pointait pas encore. Quand le soleil se fut levé, ils prirent un rapide petit déjeuner en selle, les yeux encore bouffis de sommeil. Glacés, ils passaient leur temps à resserrer sur leur torse les pans de leur cape.
Sauf Lan. S’il mangea comme les autres, il ne tremblait pas de froid et ses yeux restaient aussi vifs que d’habitude. Vêtu de sa cape aux couleurs fluctuantes, il la laissait claquer librement dans son dos, s’assurant simplement qu’elle ne viendrait pas l’empêcher de dégainer son arme.
Même si son visage restait de pierre, les mouvements permanents de ses yeux indiquaient qu’il s’attendait à une embuscade.