Tenant Rouquin par la bride, Rand suivit l’Homme Vert en compagnie de ses amis de Champ d’Emond. Comme lui, tous semblaient avoir du mal à décider s’ils devaient regarder la forêt ou l’être légendaire.
L’Homme Vert était un personnage fabuleux, bien entendu, et, à Deux-Rivières, il n’était pas rare, lors des veillées, qu’on raconte à son sujet des histoires davantage destinées aux adultes qu’aux enfants. Mais au sortir de la Flétrissure, le paysage enchanteur aurait été une merveille même si le reste du monde n’avait pas souffert des rigueurs d’un éternel hiver.
Perrin traînait quelques pas en arrière. Quand Rand se retournait pour le regarder, il lui découvrait un visage fermé qui n’augurait rien de bon. Comme si l’apprenti forgeron avait décidé de ne plus rien écouter de ce que dirait l’Homme Vert.
En toute franchise, Rand pouvait comprendre cette réaction.
Fils du Dragon, moi !
Devant le petit groupe de « péquenots », le géant à demi végétal marchait en compagnie de Moiraine et de Lan. Ne le quittant jamais, les papillons lui composaient une étrange aura rouge et jaune.
Qu’a-t-il voulu dire, tout à l’heure ? Non, je ne veux pas le savoir !
Malgré cette contrariété, Rand marchait d’un pas plus léger et son estomac se dénouait enfin. Il lui restait bien encore un sentiment bizarre, mais rien de semblable à la peur panique qu’il éprouvait un peu plus tôt. Avec la Flétrissure à quelques milliers de pas, il paraissait utopique d’attendre mieux que ce soulagement partiel, même si Moiraine n’avait pas menti au sujet de l’inviolabilité des lieux. Rien de ce qui grouillait dans la Flétrissure ne pouvait s’y introduire. Et, au moment précis où il entrait dans le « jardin » de l’Homme Vert, Rand avait cessé de souffrir à cause des milliers d’épingles qui lui transperçaient jusqu’à la moelle des os.
C’est l’œuvre de l’Homme Vert, pensa Rand. Je ne souffre plus grâce à lui et à son fief mystérieux.
Rien qu’à les voir, le jeune homme aurait pu jurer qu’Egwene et Nynaeve éprouvaient la même quiétude que lui. Souriantes, les deux femmes caressaient des fleurs du bout des doigts et s’agenouillaient pour respirer à pleins poumons le parfum des plus séduisantes.
Quand il remarqua leur manège, l’Homme Vert déclara :
— Les fleurs sont faites pour décorer. Plantes ou humains, c’est la même chose : aucun problème, tant qu’on n’en prend pas trop !
Il entreprit de faire une cueillette, prélevant de-ci de-là un ou deux spécimens de chaque fleur. Très vite, Nynaeve et Egwene portèrent autour de la tête une couronne de fleurs composée de roses sauvages, de trompettes-d’or et d’étoiles du matin blanches. La natte de la Sage-Dame fut également piquée de fleurs et, pour Moiraine, l’Homme Vert improvisa un diadème d’étoiles du matin si habilement fait que les fleurs semblaient continuer à pousser.
Rand se demanda un moment si ce n’était pas le cas…
Tout en marchant et en faisant la conversation à Moiraine, l’Homme Vert s’occupait de son « jardin forestier ». Sans vraiment y penser, il intervenait partout où ça s’imposait. Son regard acéré ne ratait rien. Remarquant une branche tordue, sur un rosier sauvage – la pression d’une branche basse de pommier lourde de bourgeons –, il s’arrêta et, sans cesser de parler, se pencha pour passer les doigts sur la courbure. Voyant les épines s’écarter pour ne pas blesser les doigts végétaux du jardinier, Rand se demanda s’il n’était pas victime d’une hallucination. Quoi qu’il en soit, lorsque l’Homme Vert reprit son chemin, la branche du rosier sauvage, parfaitement redressée, parvenait à imposer ses fleurs rouges au milieu des bourgeons blancs de l’imposant pommier.
Un peu plus loin, l’Homme Vert s’accroupit pour voler au secours d’une minuscule graine promise à une triste fin sur un petit tas de cailloux. Quand il se redressa, une jeune pousse pointait au milieu des pierres, ses racines bien ancrées dans le sol nourricier.
— Toutes les plantes doivent pousser où elles sont, pour respecter la Trame et rester face à la Roue, dit l’Homme Vert, comme s’il cherchait à se justifier. Mais le Créateur n’interdit pas qu’on leur donne un petit coup de pouce…
Rand fit faire un détour à Rouquin afin qu’il n’écrase pas la jeune plante. S’épargner quelques pas supplémentaires ne semblait pas assez important pour détruire l’œuvre minutieuse de l’Homme Vert.
Egwene sourit à Rand – un de ses sourires si secrets – et lui tapota le bras. Elle était si jolie, avec ses cheveux défaits piquetés de fleurs, que le jeune berger lui rendit son sourire, la regardant dans les yeux jusqu’à ce qu’elle rosisse un peu et baisse la tête.
Je te protégerai, se jura Rand. Quoi qu’il arrive, je ferai en sorte que tu sois en sécurité.
Traversant son magnifique jardin, l’Homme Vert guida ses visiteurs jusqu’à une grande arche qui blessait le flanc d’une colline. C’était une structure très simple, avec pour toute décoration, sur la clé de voûte, un cercle divisé par une ligne sinueuse, une partie étant rugueuse et l’autre lisse.
L’antique symbole des Aes Sedai…
L’ouverture elle-même évoquait une bouche béant sur l’obscurité.
Un moment, les voyageurs contemplèrent l’arche en silence. Puis Moiraine retira son diadème de fleurs et le posa sur un buisson de groseilles, non loin de l’ouverture. Comme si ses gestes avaient été un signal, ses compagnons sortirent tous en même temps de leur mutisme.
— C’est là-dedans ? demanda Nynaeve. Ce que nous sommes venus chercher, je veux dire…
— J’aurais bien aimé voir l’Arbre de Vie, murmura Mat sans quitter des yeux le très ancien symbole, sur la clé de voûte. On pourra retarder un peu notre départ, pas vrai ?
L’Homme Vert dévisagea très bizarrement Rand, puis il secoua la tête.
— Avendesora n’est pas ici, dit-il. Voilà deux mille ans que je ne me suis plus reposé sous ses branches en bataille comme certaines chevelures.
— Nous ne sommes pas venus pour l’Arbre de Vie, rappela Moiraine. (Elle désigna l’arche.) Il faut entrer, à présent…
— Je ne vous accompagnerai pas, dit l’Homme Vert. (Autour de lui, les papillons s’agitaient comme s’il leur communiquait sa nervosité.) Voilà longtemps qu’on m’a chargé de veiller sur l’Œil du Monde, mais je n’ai jamais trop aimé m’en approcher. J’ai l’impression de me… désintégrer… parce que ma fin est liée à cet artefact. Je me souviens de sa création… Enfin, en partie… En partie… (Ses yeux-noisettes se perdirent dans le vague et il toucha distraitement sa cicatrice.) C’était le premier jour de la Dislocation du Monde, alors que l’euphorie de la victoire sur le Ténébreux se transformait en amertume, car il était devenu évident que tout serait bientôt impitoyablement écrasé par le poids des Ténèbres. Des hommes et des femmes s’unirent pour créer l’Œil du Monde. Ils étaient cent, très exactement. Les grandes réalisations des Aes Sedai étaient toujours faites ainsi, en unifiant le saidin et le saidar, comme est unifiée la Source Authentique elle-même. Ces cent-là moururent, afin d’assurer la pureté de leur création, tandis que le monde était disloqué tout autour d’eux. Conscients qu’ils ne survivraient pas, ils m’ont chargé de protéger leur œuvre de l’avidité des temps à venir. Je n’ai pas été conçu pour ça, mais le monde se déchirait de l’intérieur, et j’étais le seul recours de ces héros. Non, je n’étais pas conçu pour ça, mais j’ai quand même gardé la foi. (Il regarda Moiraine et hocha la tête.) Tant que c’était nécessaire, j’ai conservé la foi. Et maintenant, c’est terminé.
— Tu as mieux gardé la foi que nous, dit Moiraine, alors que nous t’avons confié la mission… Qui sait, les choses seront peut-être moins terribles que tu le crains ?
L’Homme Vert secoua lentement sa tête végétale balafrée.
— Je sais reconnaître la fin quand elle se profile, Aes Sedai… Je me trouverai un autre jardin… Oui, c’est ça, un autre endroit où veiller sur tout ce qui pousse. Quand vous ressortirez, nous parlerons de nouveau, s’il reste assez de temps…
Sur ces mots, l’Homme Vert s’éloigna avec sa traîne de papillons. Très vite, il se fondit dans la forêt, plus caméléon encore que la fabuleuse cape de Lan.
— Que voulait-il dire par : « S’il reste un peu de temps… » ? demanda Mat.
— Suivez-moi, éluda Moiraine.
Elle franchit l’arche, Lan sur les talons.
Alors qu’il leur emboîtait le pas, Rand aurait été incapable de dire à quoi il s’attendait. Tous ses poils se hérissèrent, comme s’il entrait dans le fief même du Ténébreux, mais il se retrouva dans un banal tunnel aux murs polis et à la voûte arrondie, comme l’arche, qui serpentait en pente descendante plutôt douce. Dans ce vaste et haut tunnel, Loial ne risquait pas de se cogner la tête et l’Homme Vert lui-même aurait pu avancer sans devoir se baisser. Le sol lisse et brillant donnait l’impression d’être glissant mais, en réalité, on y avançait d’un pas assuré. Les murs blancs sans joints visibles et veinés d’une multitude de taches colorées brillaient suffisamment pour garantir une bonne visibilité, même quand la lumière du jour ne parvint plus à s’enfoncer dans les entrailles de la colline. À coup sûr, cette lumière n’avait rien de naturel, mais elle ne représentait aucun danger, ça semblait évident.
Alors, pourquoi as-tu toujours la chair de poule ? se demanda Rand.
Le petit groupe continua à descendre.
— C’est là, dit soudain Moiraine. Juste devant nous.
Le couloir débouchait sur une vaste salle dotée d’un grand dôme d’où provenait l’essentiel de la lumière ambiante. Plissant les yeux, Rand vit que des éclats de cristal brillant étaient enchâssés dans la roche brute de la voûte, expliquant le phénomène. Un grand bassin occupait la totalité de l’espace, à part la promenade d’environ cinq pas de largeur qui permettait d’en faire le tour. Imitant à la perfection la forme ovale d’un œil, le bassin était bordé sur toute sa circonférence d’une bande presque plate de cristal qui produisait une lumière moins vive – mais pourtant plus aveuglante – que les cristaux du dôme.
Lisse comme du verre, l’onde rappelait celle de la Cascade à Vin, à Champ d’Emond. Baissant la tête, Rand eut le sentiment que son regard aurait pu atteindre le fond – s’il y en avait eu un.
— L’Œil du Monde, dit simplement Moiraine.
Alors qu’il admirait le spectacle, Rand nota que les trois mille ans écoulés depuis la création du gigantesque artefact avaient fait leur œuvre. Au plafond, les cristaux ne brillaient pas tous avec la même intensité. Alors que certains étaient très puissants, d’autres semblaient presque agonisants, d’autres encore clignotaient et les plus fatigués se contentaient simplement de refléter la lumière des autres. S’ils avaient tous été en bon état, la salle aurait été illuminée comme en plein jour. Là, on se serait plutôt cru en fin d’après-midi. Sur la promenade couverte de poussière, on distinguait des fragments de pierre et même des éclats de cristal. Tant d’années d’attente, tandis que la Roue tournait et érodait tout…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mat, mal à l’aise. Ça ne ressemble pas à de l’eau, pour sûr que non !
Il flanqua un coup de pied dans un caillou noir de la taille de son poing, l’expédiant dans le bassin.
— C’est comme…, commença-t-il.
Il n’alla pas plus loin. Frappant la surface vitreuse, la pierre s’était ensuite enfoncée sans soulever l’ombre d’une éclaboussure ni rider l’eau si peu que ce soit. En sombrant, elle commença cependant à gonfler, atteignant la taille d’une tête humaine. Mais Rand la perdit de vue, car ce qui ne pouvait pas être de l’eau se referma sur la pierre, devenant opaque sur une petite surface d’environ trois pieds sur trois.
Puis tout fut comme avant, à part la peau de Rand, qui semblait vouloir s’arracher de ses muscles pour quitter au plus vite ce lieu maléfique.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à son tour, surpris par le croassement qui sortit de sa gorge.
— On pourrait appeler cela l’essence même du saidin, répondit l’Aes Sedai, sa voix se répercutant dans toute la salle. Autrement dit, l’essence de la moitié masculine de la Source Authentique. Ou, encore, la pure essence du pouvoir dont disposaient les hommes avant l’Ère de la Folie. Le Pouvoir requis pour sceller la prison du Ténébreux ou au contraire en briser totalement les murs.
— Que la Lumière brille sur nous et nous protège…, murmura Nynaeve.
Egwene s’accrochait à la Sage-Dame comme si elle avait voulu se cacher derrière elle. Lan lui-même tressaillait nerveusement, même s’il n’y avait ni surprise ni angoisse dans son regard.
Quand ses omoplates percutèrent de la roche, Rand s’avisa qu’il avait reculé d’instinct jusqu’au mur, s’éloignant autant que possible de l’Œil du Monde. Et, s’il avait pu traverser la pierre, nul doute qu’il ne s’en serait pas privé. Mat s’était également plaqué contre le mur, se faisant aussi plat qu’il en était capable. Ses yeux jaunes brillant férocement, Perrin observait le bassin, sa hache déjà à moitié sortie.
— Je me suis toujours demandé ce qu’était la vraie nature de cet endroit…, murmura Loial. (Dans son cas, ça suffisait pour que tout le monde entende.) En lisant les vieux livres, je m’interrogeais. Qu’est-ce que c’est ? Et comment ce lieu a-t-il été créé ? Pour quelle raison, oui, pour quelle raison ?
— Nul ne le sait…, répondit Moiraine. (Elle ne regardait plus le bassin, mais étudiait d’un regard évaluateur Rand et ses deux amis.) Pourquoi et comment, c’est un mystère ! En revanche, on sait depuis toujours que le monde aura tôt ou tard besoin de cet Œil – un besoin impérieux plus fort que tout ce qui a pu exister de semblable par le passé. Et peut-être que tout ce qui existera dans l’avenir.
» À Tar Valon, beaucoup d’Aes Sedai ont tenté de trouver un moyen d’utiliser ce Pouvoir. Mais, pour une femme, il est aussi inaccessible que la lune pour un chat. Seul un homme pourrait le canaliser. L’ennui, c’est que le dernier Aes Sedai est mort il y a quelque trois mille ans. Oui, le besoin auquel pensaient les créateurs de l’Œil était impérieux et désespéré. Pour réussir, ils ont bravé la souillure jetée sur le saidin par le Ténébreux, et ils ont réussi à la conjurer, sachant qu’agir ainsi signait leur arrêt de mort à tous. L’union de tous les Aes Sedai, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes… L’Homme Vert parlait d’or : les plus grandes réalisations de l’Âge des Légendes furent le fruit de l’union du saidin et du saidar.
» Toutes mes sœurs de Tar Valon et toutes celles des cours royales et des cités – et même celles qui vivent au-delà du désert, ou sur l’autre rive de l’océan d’Aryth, s’il y en a – seraient incapables de remplir une cuillère en utilisant ce Pouvoir. Parce qu’il leur manquerait des hommes pour les aider.
— Pourquoi nous avez-vous amenés ici ? croassa Rand.
— Parce que vous êtes ta’veren, répondit Moiraine, le visage de marbre. (Ses yeux brillants semblaient attirer Rand comme un aimant.) Parce que c’est ici que frappera le Ténébreux, qui doit être combattu et vaincu si nous voulons empêcher une nouvelle Invasion des Ténèbres. Il n’existe pas de besoin plus impérieux que celui-là. Mais puisqu’il est encore temps, retournons sous les rayons du soleil, mes amis !
Sans attendre de voir si on l’imitait, l’Aes Sedai s’engagea dans le couloir, Lan à ses côtés, mais pressant le pas d’une manière qui ne lui ressemblait pas vraiment.
Egwene et Nynaeve ne se firent pas prier pour suivre le mouvement.
Rand progressa le long du mur, car il aurait été incapable d’approcher du bassin, même d’un demi-pas, puis il s’engouffra dans le couloir en même temps que Mat et Perrin. Si ça n’avait pas impliqué de bousculer Nynaeve et Egwene, le jeune berger aurait couru à toutes jambes.
Même quand il fut revenu à la lumière du jour, il ne parvint pas à s’arrêter de trembler.
— Je n’aime pas ça, Moiraine ! cria Nynaeve dès que le soleil brilla de nouveau au-dessus de sa tête. Si je ne croyais pas que le danger est terrible, je ne serais pas venue, mais c’est…
— Je vous ai enfin trouvés ! lança soudain une voix.
Rand se retourna comme si on le tirait par une longe. Ce ton, cette manière de choisir ses mots… Un instant, il crut qu’il s’agissait de Ba’alzamon. Mais les deux hommes qui sortaient du couvert des arbres, le visage dissimulé dans les ombres de leur capuche, ne portaient pas une cape couleur du sang séché. L’un était en gris sombre, l’autre en vert foncé, et ils semblaient franchement « poussiéreux », même à l’air libre. Enfin, il ne s’agissait pas de Blafards, car leur cape battait au vent.
— Qui êtes-vous ? demanda Lan, la main sur la poignée de son épée. Comment êtes-vous arrivés ici ? Si vous cherchez l’Homme Vert…
— C’est lui qui nous a guidés…, dit l’homme en cape verte en désignant Mat.
La main pointée sur le jeune homme, presque trop parcheminée et trop ratatinée pour être encore humaine, était dépourvue d’ongles et les doigts aux phalanges atrophiées évoquaient des nœuds très serrés pressés les uns contre les autres sur un court morceau de corde.
Les yeux écarquillés, Mat recula d’un pas.
— Un vieil objet, un vieil ami et un vieil ennemi…, continua l’homme. Mais ce n’est pas lui qui nous intéresse…
Le type en cape grise semblait décidé à laisser parler son compagnon, comme s’il en était incapable lui-même.
Moiraine se redressa de toute sa hauteur. Alors qu’elle arrivait aux épaules du plus petit homme présent, elle sembla soudain aussi grande que les collines environnantes. Sa voix résonnant comme le tocsin, elle demanda :
— Qui êtes-vous ?
Les deux hommes abaissèrent leur capuche.
Rand ne put étouffer un petit cri.
Le plus vieux des inconnus, en cape verte, aurait fait passer Cenn Buie en personne pour un jouvenceau éclatant de santé. La peau qui recouvrait son crâne, tendue au maximum, était à la fois ridée et prête à craquer sous la pression des os. En guise de cheveux, le débris d’humanité arborait des touffes de poils jaunâtres parsemées au hasard sur son crâne couleur d’huile rance. Recroquevillées sur elles-mêmes, ses oreilles faisaient penser à deux morceaux de cuir râpé et desséché. Plus qu’enfoncés dans leurs orbites, les globes oculaires du sinistre personnage semblaient briller maladivement au fond d’un puits ou d’un tunnel.
Si incroyable que ça paraisse, l’autre homme était encore plus repoussant que son compagnon. Une cagoule lui couvrait entièrement la tête, et ce masque représentait le visage parfait d’un très jeune homme riant aux éclats – une hilarité de dément à jamais gravée dans le cuir épais de son masque.
Si l’autre ne craint pas de se montrer tel qu’il est, pensa Rand, à quoi doit ressembler celui-là ?
— Je me nomme Aginor, dit le vieil homme. Et je vous présente Balthamel. Il ne parle plus avec sa bouche… Quand on reste en prison trois mille ans durant, la Roue tourne et ne laisse pas grand-chose d’intact, comme vous le voyez…
Aginor regarda l’arche et Balthamel l’imita, écarquillant les yeux sous son masque comme s’il contemplait la porte de quelque paradis.
— Si longtemps privés…, soupira Aginor. Si longtemps…
— La Lumière protège…, commença Loial d’une voix tremblante.
Il se tut quand Aginor le foudroya du regard.
— Les Rejetés, croassa Mat, sont emprisonnés au mont Shayol Ghul.
— Ils l’étaient…, corrigea Aginor, révélant ses dents jaunes qui ressemblaient à s’y méprendre à des crocs. Certains d’entre nous ont recouvré la liberté. Aes Sedai, les sceaux faiblissent. Comme Ishamael, nous arpentons de nouveau le monde, et, bientôt, les autres nous rejoindront. Durant notre captivité, Balthamel et moi étions trop près de ce monde – trop exposés à l’érosion de la Roue –, mais le Grand Seigneur des Ténèbres sera bientôt libre, et il nous offrira une nouvelle enveloppe de chair. Alors, une nouvelle fois, le monde nous appartiendra. Et il n’y aura pas de Lews Therin Fléau de sa Lignée pour vous sauver, ce coup-ci. Aucun Seigneur du Matin ne volera à votre secours ! Désormais, nous savons lequel d’entre vous nous intéresse. Les autres ne nous sont plus d’aucune utilité…
Lan dégaina son épée si vite que Rand ne parvint pas à suivre le mouvement. Arme au poing, le Champion hésita, regardant alternativement Moiraine et Nynaeve. Les deux femmes étant assez loin l’une de l’autre, s’il choisissait d’en protéger une l’autre serait inévitablement exposée à l’attaque des Rejetés.
Il fallut une fraction de seconde à Lan pour prendre sa décision. Alors qu’il se mettait en mouvement, Aginor leva une main – un geste méprisant, comme s’il voulait chasser une mouche importune. Comme si une main géante s’était refermée sur lui, le soulevant de terre, le Champion vola dans les airs et alla s’écraser le dos contre l’arche de pierre. Sonné par le choc, il lâcha son épée puis glissa mollement sur le sol.
— Non ! cria Nynaeve.
— Ne bouge pas ! lui ordonna Moiraine.
Trop tard. Son couteau dégainé, la Sage-Dame fondait déjà sur le Rejeté.
— Que la Lumière t’aveugle ! cria-t-elle en abattant sa lame sur Aginor.
Balthamel réagit à la vitesse de l’éclair. Alors que Nynaeve frappait, il tendit un bras et sa main gantée de cuir se referma sur le menton de la jeune femme, le pouce lui écrasant une joue tandis que l’index s’attaquait à l’autre. Soudain pâle comme une morte, la Sage-Dame eut un spasme, comme si son corps entier était la lanière d’un fouet qui claquait dans l’air. Alors que Balthamel soulevait sa victime de terre, le couteau devenu inutile tomba sur le sol en même temps qu’une pluie de fleurs. Les pieds ne touchant plus terre, Nynaeve frémit quand le regard de dément du Rejeté plongea dans le sien.
— J’ai presque oublié les plaisirs de la chair, croassa Aginor, mais Balthamel s’en souvient très bien, lui…
Le sourire figé du masque sembla s’élargir et Nynaeve poussa un cri inhumain – le hurlement d’un être dont le désespoir déchirait littéralement le cœur.
Dès qu’Egwene bougea, Rand comprit qu’elle entendait secourir son amie.
— Egwene, non ! cria-t-il.
Mais la jeune fille ne l’entendit pas.
Comme si le cri de la Sage-Dame avait été un signal, la main de Rand s’était portée sur la poignée de son épée. Lâchant l’arme, il bondit sur Egwene, la percuta alors qu’elle n’avait pas fait trois pas et se laissa tomber avec elle sur le sol.
Dès qu’ils furent par terre, la jeune fille se débattit pour se dégager et se relever.
Mat et Perrin n’étaient pas restés les mains dans les poches, constata Rand du coin de l’œil. L’apprenti forgeron brandissait sa hache et son compagnon avait dégainé la dague de Shadar Logoth.
— Non ! cria Rand. Vous ne pouvez pas combattre les Rejetés.
Les yeux rivés sur Nynaeve et ses agresseurs, les deux amis du jeune berger passèrent devant lui comme s’ils ne l’avaient pas entendu.
Aginor les regarda sans frémir… et sourit.
Au-dessus de la tête de Rand, toujours étalé par terre, l’air claqua comme si quelqu’un venait de détendre la lanière d’un fouet géant. Alors qu’ils étaient encore à mi-chemin des Rejetés, Perrin et Mat s’arrêtèrent net comme s’ils venaient de percuter un mur – ce devait être plus ou moins le cas –, puis ils rebondirent et allèrent s’écraser sur le sol.
— Excellent…, fit Aginor. Vous rouler par terre, voilà une très bonne chose ! Si vous apprenez à vous prosterner devant nous comme il convient, il se peut que je vous laisse vivre…
Rand se releva aussi vite qu’il en était capable. Il ne pouvait pas combattre les Rejetés ? Certes, comme n’importe quel mortel… Mais pas question de leur faire croire qu’il s’humilierait devant eux !
Il voulut aider Egwene à se relever, mais elle chassa ses mains et se remit debout toute seule, tremblant de fureur, avant d’épousseter vigoureusement le devant de sa robe. Un peu plus loin, Mat et Perrin aussi s’étaient redressés.
— Vous apprendrez à ramper, dit Aginor, si vous tenez à la vie… (Il regarda l’arche, le regard brillant de convoitise.) Maintenant que j’ai trouvé ce qu’il me faut, je pourrai prendre le temps de vous inculquer la discipline.
— Cela ne doit pas être ! lança soudain une voix.
L’Homme Vert jaillit des arbres et tonna :
— Vous n’appartenez pas à ces lieux !
Aginor gratifia la créature de légende d’un regard ironique.
— Disparais, vermine ! Ton temps est révolu et tous tes semblables sont depuis des lustres retournés à la poussière. Vis ce qu’il te reste à vivre, et réjouis-toi d’être trop insignifiant pour que nous te remarquions !
— C’est mon jardin, répliqua l’Homme Vert, et en son sein, il vous est interdit de blesser une créature vivante.
Balthamel se débarrassa de Nynaeve comme si elle était un sac à patates vide, et elle alla s’écraser à quelques pas de là, le souffle coupé par l’impact.
Le Rejeté au masque de cuir braqua une main sur l’Homme Vert.
Le doux jardinier cria de douleur quand de la fumée s’éleva des vignes et des feuilles qui lui composaient une poitrine.
Comme si l’Homme Vert n’était déjà plus qu’un cadavre, Aginor se tourna vers Rand et ses compagnons. Mais des bras couverts de feuilles se nouèrent autour du torse de Balthamel, le soulevant pour l’écraser contre une masse végétale compacte.
Le regard brûlant de haine, le Rejeté dégagea ses bras et se débattit contre la poitrine de l’Homme Vert. Parvenant à le saisir à la gorge, Balthamel déchaîna sur son agresseur un torrent de flammes qui dévastèrent les vignes et carbonisèrent en un clin d’œil les feuilles. Alors que le feu le dévorait à présent de l’intérieur, l’Homme Vert hurla de rage et de colère, une fumée noire sortant de sa bouche en même temps que des sons déchirants.
Balthamel parvint à se retourner dans l’étreinte de l’Homme Vert, tentant désormais de l’écarter de lui, comme si ce contact le brûlait. Alors qu’il tendait une main gantée, une petite liane traversa le cuir noir et pointa sa « tête » à l’air libre. Comme au pied de certains arbres, dans les ombres les plus profondes d’une forêt, un cercle de mousse se forma autour du bras du Rejeté, le recouvrant ensuite peu à peu du poignet à l’épaule.
Alors que Balthamel se débattait, une pousse de chiendent puant fit éclater son masque, bientôt envahi de minuscules lichens qui entreprirent de le ronger comme un acide, leurs racines dévastant l’horreur innommable qui devait se tapir sous le cuir. Des orties firent exploser les yeux de la cagoule et des champignons tête-de-mort déchiquetèrent impitoyablement sa bouche.
L’Homme Vert jeta au loin sa victime. Alors que Balthamel, saisi de convulsions, se contorsionnait sur le sol, tous les végétaux dotés de spores et amoureux de la pénombre et de l’humidité s’emparèrent de son corps, déchiquetant sans distinction les vêtements et la chair – mais s’agissait-il vraiment de chair, ou d’une substance immonde bien au-delà de la putréfaction ?
Du Rejeté, il ne resta bientôt plus qu’un monticule d’humus parfaitement identique à tous ceux qui jonchaient le sol – et tout aussi immobile.
Avec un cri sec qui rappela le bruit d’une branche se brisant sous l’effet d’une trop lourde charge, l’Homme Vert s’écroula comme une masse. La moitié de la tête carbonisée, il continuait à se consumer de l’intérieur, comme en témoignaient les volutes de fumée montant de sa poitrine. Alors qu’il tendait les bras pour recueillir entre ses mains en coupe un gland qui gisait près de lui, des feuilles à moitié brûlées tombèrent de ses épaules.
La terre trembla au moment où une jeune pousse de chêne jaillit des mains de l’Homme Vert agonisant. S’il fut contraint de laisser à jamais retomber sa tête sur le sol, le minuscule arbuste, fièrement dressé vers le soleil, entreprit d’enfoncer ses racines dans le sol. Grossissant à mesure qu’elles s’enfouissaient, elles permirent au tronc de grossir à une impensable vitesse, l’écorce devenant grise et craquelée comme celle d’un légendaire Vénérable. Des branches se formèrent, d’abord du diamètre d’un bras, puis presque aussi grosses qu’un homme. Lestées de feuilles et de glands, elles se tendirent vers le ciel comme si elles voulaient le caresser. En bas, l’entrelacs de racines labourait la terre, faisant vibrer le tronc déjà énorme dont la croissance continuait pourtant. Bientôt, il eut atteint les dimensions d’une maison – ou plutôt d’une tour, eu égard à sa forme circulaire.
Un chêne qui aurait pu avoir au bas mot cinq cents ans marquait désormais la tombe où une légende dormirait à jamais.
Nynaeve reposait sur des racines affleurantes qui, adoptant les courbes de son corps, lui faisaient comme un berceau.
Aginor lui-même en resta un instant sans réaction. Puis il releva la tête, les yeux brûlants de haine :
— Assez ! Il est temps d’en finir !
— Oui, Rejeté ! répondit Moiraine d’un ton glacial. Plus que temps !
L’Aes Sedai leva une main. Aussitôt, le sol s’ouvrit sous les pieds d’Aginor. Des flammes jaillirent du gouffre en formation, attisées par le vent furieux qui balayait désormais la zone, soufflant de toutes les directions à la fois. Des tourbillons de feuilles vinrent alimenter le feu, qui parut se solidifier en une colonne de pure chaleur jaune rayé de rouge.
Les pieds ne touchant plus le sol, Aginor lévitait dans ce piège igné. D’abord surpris, il ne tarda pas à réagir, faisant un pas en avant. Puis un autre et encore un autre…
Il avançait lentement, comme si les flammes tentaient de l’enchaîner à elles – mais il avançait, et ça, ce n’était pas prévu.
— Fuyez ! cria Moiraine, blanche comme un linge, sans doute à cause de l’effort inhumain qu’elle produisait. Fuyez tous !
Aginor serait bientôt sorti de sa prison de flammes…
Du coin de l’œil, Rand vit que certains de ses compagnons réagissaient. Mat et Perrin détalaient déjà. Plus lent, Loial venait de se mettre en mouvement, mais ses foulées démesurément longues lui permettraient de rattraper puis de dépasser très vite les deux garçons de Champ d’Emond.
Mais que faisait Egwene ? Où était-elle ?
Rand la vit enfin, comme pétrifiée, les yeux fermés et le visage d’une pâleur inquiétante. Tétanisée par la peur ? Non, pas du tout ! Concentrée comme jamais, elle tentait de déchaîner contre le Rejeté le peu de Pouvoir de l’Unique dont elle disposait.
Rand approcha de son amie, la prit par le bras et la força à lui faire face.
— Cours ! lui cria-t-il.
La jeune fille ouvrit les yeux, foudroyant du regard l’importun qui voulait la détourner de sa haine des Rejetés et de la terreur que lui inspirait Aginor.
— Cours ! Cours ! répéta Rand.
Il tira son amie avec lui. Une fois mise en mouvement, elle eut le réflexe de courir.
Comme si les assauts de Moiraine ne le concernaient pas, Aginor avançait de plus en plus vite, le regard rivé sur la jeune fille qui fuyait sur les talons de Rand.
— Pas elle ! cria le jeune berger en se retournant. Que la Lumière te carbonise ! pas elle !
Il ramassa une pierre et la lança afin d’attirer l’attention du Rejeté. Avant de toucher sa cible, le projectile tomba en poussière.
Rand hésita un instant, le temps de voir qu’Egwene venait d’entrer dans un bosquet, se réfugiant sous le couvert des arbres. Toujours enveloppé de flammes, sa cape se consumant par endroits, Aginor avançait comme s’il avait tout le temps du monde. Pourtant, comprit Rand, il ne tarderait pas à émerger du piège.
Alors qu’il se retournait et partait au pas de course, le jeune berger entendit quelqu’un crier dans son dos.
C’était Moiraine…