52 Car il n’y a ni commencement ni fin…

Il prit tout d’abord conscience de la présence du soleil qui se déplaçait dans un ciel sans nuages, et sa vive lumière emplit aussitôt ses yeux qui refusaient de ciller. Les mouvements de l’astre diurne se produisaient par à-coups : une immobilité parfaite pendant une petite éternité, puis une soudaine avancée, en laissant dans son sillage une traîne de lumière, et une plongée brutale vers l’horizon qui entraînait parallèlement le déclin du jour.

De la lumière…

Eh bien, ça a sûrement un sens…

Et une pensée, maintenant ?

Je suis capable de penser… Et ce « je », c’est moi…

La douleur revint aussi. Le souvenir d’une fièvre brûlante, de spasmes si violents qu’ils l’avaient secoué comme une poupée de chiffon, lui laissant des courbatures partout. Et la puanteur… Une odeur de gras brûlé qui avait agressé ses narines, emplissant toute sa tête.

Malgré ses muscles à l’agonie, il se releva, se mettant à quatre pattes. Sans vraiment comprendre, il regarda le tapis de cendres huileuses où il avait été allongé – des cendres éparpillées sur tout le sol du sommet de la falaise, la roche quasiment repeinte en noir. Des lambeaux de tissu vert foncé à demi carbonisés gisaient au milieu de ce tapis de désolation.

Aginor !

Un souvenir qui retourna l’estomac du jeune homme. Sans se relever, il épousseta frénétiquement ses vêtements et tenta de s’extraire des restes encore fumants du Rejeté. Essayant de ramper trop vite, il vacilla puis s’étala tête la première – juste à temps, car il était au bord du gouffre, l’à-pic exerçant sur lui une étrange fascination qui lui donna le tournis. La tête baissée, il vomit dans l’abîme.

Effrayé à l’idée de basculer dans le vide, il recula sur le ventre jusqu’à se sentir reposer entièrement sur de la bonne vieille roche. Là, il se tourna sur le dos et inspira à fond le temps d’avoir repris un peu son souffle. Puis il dégaina maladroitement son épée. Du tissu rouge qui l’enveloppait, ainsi que le fourreau, il ne restait plus que quelques cendres.

La lame était ornée d’un héron, constata-t-il en la levant péniblement devant ses yeux.

Une épée au héron ? Oui, mon père, Tam…

Une lame en acier, tout bêtement.

Il eut besoin de trois essais pour la rengainer.

C’était autre chose… Ou il y avait une autre épée…

— Mon nom est Rand al’Thor… (Ces quelques mots ranimèrent d’autres souvenirs.) Le Ténébreux… Le Ténébreux est mort. (Dans ce cas, nul besoin d’être prudent.) Shai’tan est mort !

Le monde tanguait comme le pont d’un navire, mais Rand n’y prêta pas attention, car des larmes de joie lui montaient aux yeux.

— Shai’tan est mort ! (Un autre souvenir lui revint alors qu’il riait aux éclats.) Egwene !

Ce nom était très important, mais…

Rand se redressa tant bien que mal, tituba comme un saule malmené par une tempête, et marcha sur les restes d’Aginor sans même leur accorder un regard.

Ça n’a plus aucune importance.

Se laissant glisser plus qu’autre chose, Rand négocia plutôt douloureusement la partie la plus raide de la descente. Quand il atteignit un sol raisonnablement plat, ses courbatures et ses contusions lui faisaient deux fois plus mal. Malgré tout, il trouva la force de se relever.

Egwene !

Il accéléra le pas, une grotesque imitation de la course, soulevant des gerbes de feuilles et de pétales de fleurs.

Je dois la trouver ! Mais qui est-elle ?

Ses bras et ses jambes refusant de lui obéir – on eût dit qu’ils oscillaient au vent, comme de très longs brins d’herbe –, il arrêta sa course contre un arbre et le choc lui arracha un gémissement. Tandis qu’il pressait son visage contre l’écorce, accroché à la seule chose au monde qui pourrait l’empêcher de tomber, des feuilles se détachèrent des branches et terminèrent leur course sur sa tête.

Egwene !

Rand s’écarta du tronc et reprit son chemin. Ses jambes menacèrent de le trahir encore, mais il parvint à leur imposer sa volonté. Lancé à une vitesse déraisonnable, chaque pas risquant de se terminer par une chute très dangereuse, le jeune berger avança comme un funambule sur sa corde raide.

Puis le mouvement finit par rétablir le lien qui unissait d’habitude son cerveau et ses membres. Mieux coordonné, désormais, il déboula dans la clairière où se dressait le chêne géant qui surmontait la tombe de l’Homme Vert. Il repéra tout de suite l’arche de pierre marquée du symbole des Aes Sedai et vit également la fosse noircie où Aginor avait failli succomber aux assauts du feu et du vent.

— Egwene, où es-tu ?

Une très jolie fille agenouillée devant le chêne leva sa tête à la chevelure piquetée de fleurs et de petites feuilles. Très mince et dans sa prime jeunesse, elle paraissait effrayée.

C’est elle, bien entendu… Voilà qui elle est.

Deux autres femmes étaient présentes. La première, le regard hanté, arborait une longue natte à laquelle restaient accrochées quelques étoiles du matin blanches. La seconde gisait sur le sol, la tête reposant sur des capes pliées. Son propre vêtement de voyage, entrouvert, laissait apercevoir une robe en lambeaux. Sa tenue roussie et déchirée, la jeune femme était d’une pâleur de cire, mais elle avait les yeux ouverts.

Moiraine… Oui, l’Aes Sedai… Et l’autre est notre Sage-Dame, Nynaeve…

Les trois femmes dévisageaient Rand, les yeux ronds.

— Tu vas bien, pas vrai ? Egwene, il ne t’a pas fait de mal ?

Le jeune homme marchait d’un pas assuré, désormais. Voir son amie lui avait fait oublier ses plaies et ses bosses, mais il ne fut cependant pas fâché de s’asseoir en tailleur sur le sol à côté des trois femmes.

— Il ne m’a rien fait, répondit Egwene. Je ne l’ai même plus vu après que… Mais toi, Rand, comment vas-tu ?

— Je n’ai pas à me plaindre…

Souriant, le jeune homme caressa du bout des doigts la joue de son amie. Était-ce un tour de son imagination, ou avait-elle vraiment eu comme un mouvement de recul ?

— Un peu de repos, et je serai comme neuf ! Nynaeve ? Moiraine Sedai ?

Ces noms sonnaient curieusement, comme si Rand les prononçait pour la première fois.

Sur son jeune visage, les yeux de la Sage-Dame, avec leur antique sérénité, faisaient un contraste surprenant.

— Eh bien, ça peut aller, dit-elle. Rien de grave. Moiraine est la seule… la seule d’entre nous vraiment blessée.

— C’est ma fierté, surtout, qui est blessée, dit l’Aes Sedai, agacée, en tirant sur sa cape pour dissimuler la robe déchirée.

Moiraine avait l’air d’être malade depuis très longtemps, ou d’avoir manqué mourir d’épuisement, mais ses yeux, bien que cernés, conservaient toute leur vivacité et brillaient de pouvoir.

— Aginor a été surpris et furieux que je réussisse à le retenir si longtemps mais, une fois libre, il n’a heureusement pas eu de temps à me consacrer. Je suis étonnée de m’en être si bien sortie. Durant l’Âge des Légendes, ce Rejeté était presque aussi puissant que Fléau de sa Lignée et Ishamael.

— Le Ténébreux et tous les Rejetés, cita Egwene d’une voix tremblante, sont emprisonnés au mont Shayol Ghul, où le Créateur les a…

Elle s’interrompit, frissonnant de terreur rétrospective.

— Aginor et Balthamel devaient être piégés près de la surface, dit Moiraine, agacée comme si elle en avait assez de répéter sans cesse les mêmes explications. Le sceau qui ferme la prison du Ténébreux a dû s’affaiblir assez pour qu’ils se libèrent. Réjouissons-nous que les autres Rejetés n’aient pas pu les imiter. Sinon, nous les aurions vus ici…

— Ce n’est plus important, dit Rand. Aginor et Balthamel sont morts, et il en va de même pour Shai’…

— Le Ténébreux ! coupa Moiraine. (Blessée ou non, elle conservait toute son autorité.) Il vaut mieux continuer de l’appeler ainsi. Ou Ba’alzamon, à la rigueur…

— Comme vous voulez… Mais il est mort. Je l’ai tué avec…

Le souvenir revint, et Rand crut que ses genoux allaient se dérober.

Le Pouvoir de l’Unique ! J’ai utilisé le Pouvoir de l’Unique. Mais aucun homme ne peut…

La bouche soudain très sèche, Rand frissonna quand une série de bourrasques glacées firent voler des feuilles mortes autour de lui. Un vent froid, vraiment, mais beaucoup moins que son pauvre cœur.

Les trois femmes le regardaient sans broncher. Quand il tendit une main vers elle, Egwene recula – et cette fois, pas de doute, son imagination n’y était pour rien.

— Egwene ? souffla-t-il.

Elle détourna la tête et il laissa retomber sa main.

Sans crier gare, la jeune fille se jeta dans ses bras, enfouissant la tête dans son cou.

— Je suis désolée, Rand… Désolée ! Pour moi, ça ne change rien… Non, rien du tout…

Sentant qu’elle pleurait, Rand tapota la tête de son amie tout en interrogeant du regard les deux autres femmes.

— La Roue tisse comme elle l’entend, dit Nynaeve, mais ça ne t’empêchera pas d’être toujours Rand al’Thor, un garçon de Champ d’Emond. Cela dit, que la Lumière nous aide, tu es bien trop dangereux pour nous !

Rand se détourna de la Sage-Dame. L’air triste, elle semblait avoir abandonné tout espoir le concernant. Et ce n’était pas agréable…

— Que s’est-il passé ? demanda Moiraine. Je veux tous les détails.

Malgré lui, Rand obéit. Il aurait voulu abréger et fuir l’Aes Sedai, mais son regard de fer l’en empêchait. Impitoyable, elle le força à tout raconter. Quand il en arriva à Kari al’Thor, le jeune homme ne put retenir ses larmes.

— Ma mère, il détenait ma mère !

Nynaeve sembla comprendre – et peut-être même compatir. Insensible, l’Aes Sedai le força à raconter la suite : l’épée de la Lumière, le cordon coupé, les flammes qui avaient consumé Ba’alzamon…

Egwene serra plus fort son ami, comme si elle voulait l’arracher à ses souvenirs.

— Mais ce n’était pas moi, conclut-il. La Lumière tirait les ficelles. Je n’ai pas vraiment agi. Ça ne fait pas une grosse différence ?

— Je m’en doutais depuis le début, dit Moiraine, mais les soupçons ne sont pas des preuves. Après que je t’ai donné le talisman, la pièce de monnaie, tu aurais dû m’obéir aveuglément, mais tu continuais de résister, de poser des questions… C’était un indice, mais pas suffisant. Le sang de Manetheren a toujours été rebelle, et plus encore après la mort d’Aemon et le désespoir d’Eldrene. Plus tard, il y a eu Bela…

— Bela ? répéta Rand.

La jument infatigable…

— Bela, oui… À Colline de la Garde, elle n’a pas eu besoin que je la débarrasse de sa fatigue. Cette nuit-là, elle aurait été capable de semer Mandarb. J’aurais dû penser à sa cavalière ! Avec des Trollocs à nos trousses, un Draghkar au-dessus de nos têtes et un Myrddraal la Lumière seule savait où, tu redoutais terriblement qu’Egwene reste en arrière. Désirant quelque chose comme jamais dans ta vie – faire de Bela l’égale d’un destrier, pour qu’elle sauve ton amie –, tu t’es tourné vers la seule force capable d’accomplir ce miracle. Le saidin

Rand frissonna, glacé jusqu’aux os.

— Si je ne recommence jamais, dit-il, est-ce que… ?

Il ne put pas aller plus loin. Éviterait-il la folie ? Épargnerait-il aux gens et aux royaumes d’y sombrer avec lui ? Ou serait-il condamné à mourir en pourrissant lentement de l’intérieur ?

— C’est possible…, dit Moiraine. Ce serait plus facile si quelqu’un te formait, mais je crois que c’est faisable, au prix d’un effort surhumain, cependant…

— Vous pouvez m’apprendre ? N’est-ce pas ?

L’Aes Sedai secoua la tête.

— Un chat peut-il apprendre à un chien l’art de monter aux arbres ? Un poisson peut-il apprendre à nager à un oiseau ? Je sais tout ce qu’il faut savoir du saidar, mais le saidin m’est totalement étranger. Les hommes qui auraient pu t’aider sont morts il y a trois mille ans. Mais tu es peut-être assez têtu, au fond. Si ta volonté est assez forte…

Egwene s’écarta un peu et s’essuya les yeux du revers de la main. Elle parut sur le point de parler mais, quand elle ouvrit la bouche, pas un son n’en sortit.

Au moins, elle ne me fuit plus et elle peut me regarder sans crier de terreur…

— Et les autres ? demanda Rand.

— Lan les a amenés dans la grotte…, répondit Nynaeve. L’Œil a disparu, mais quelque chose le remplace, au milieu du bassin. Une colonne de cristal, avec un escalier permettant de l’atteindre. Mat et Perrin voulaient d’abord te chercher, et Loial aussi, mais Moiraine a dit…

Nynaeve regarda l’Aes Sedai, troublée d’avoir mentionné son nom tout naturellement. Moiraine ne broncha pas, fidèle à elle-même.

— Elle a dit qu’il ne fallait pas te déranger pendant que tu…

Rand sentit sa gorge se serrer au point que respirer devint difficile.

Mes amis vont-ils se détourner, comme Egwene ? Vont-ils crier, et fuir comme si j’étais devenu un Blafard ?

— L’Œil du Monde contenait une fabuleuse réserve de Pouvoir, dit Moiraine. Même durant l’Âge des Légendes, peu de gens auraient pu le canaliser sans être détruits. Très peu, en vérité…

— Vous l’avez dit à mes amis ? Si tout le monde le sait…

— Je n’ai parlé qu’à Lan… Il devait le savoir. Quant à Egwene et Nynaeve, si on considère ce qu’elles sont et ce qu’elles vont devenir, elles ne pouvaient pas rester dans l’ignorance. Les autres n’ont aucun besoin d’être informés…

— Pourquoi donc ? croassa Rand. Vous allez vouloir m’apaiser, je suppose ? C’est bien ce que font les Aes Sedai aux hommes capables d’utiliser le Pouvoir ? Elles les transforment, afin qu’ils perdent ce don. Pour leur bien, paraît-il… Selon Thom, les hommes « apaisés » meurent parce qu’ils perdent toute envie de vivre. Pourquoi n’êtes-vous pas déjà en train de me parler de Tar Valon, où vous me conduirez pour me sauver de moi-même ?

— Tu es ta’veren, répondit l’Aes Sedai. La Trame n’en a peut-être pas encore fini avec toi.

Rand se redressa de toute sa hauteur.

— Dans les cauchemars, Ba’alzamon affirmait que Tar Valon et la Chaire d’Amyrlin tenteraient de m’utiliser. Il a cité des noms dont je me souviens, à présent… Davian, Yurian Arc-de-Pierre, Guaire Amalasan, Raolin Noir-Fléau et Logain…

Le dernier nom fut le plus difficile à prononcer. Alors qu’Egwene et Nynaeve blêmissaient, Rand continua, impitoyable :

— Tous des faux Dragons ! N’essayez pas de le nier. Eh bien, je ne subirai pas le même sort. Moi, je n’ai rien d’un outil qu’on jette une fois qu’il est usé !

— Un outil conçu pour accomplir un travail n’est pas déprécié quand on s’en sert pour cette tâche précise, dit Moiraine, inflexible. Mais un homme qui croit le Père des Mensonges se dévalorise tout seul. Tu ne veux pas être exploité, et tu te laisses manipuler par le Ténébreux ? Comme un vulgaire chien de chasse lancé aux trousses d’un lapin ?

Les poings serrés, Rand détourna le regard. Ces propos lui rappelaient trop ceux que Ba’alzamon lui avait tenus.

— Je ne suis le chien de personne ! Vous m’entendez ? De personne ?

Loial et les autres apparaissant dans l’encadrement de l’arche, Rand se releva, les yeux rivés sur Moiraine.

— Ils ne sauront rien, dit l’Aes Sedai, tant que la Trame voudra bien qu’il en soit ainsi.

Les amis de Rand approchaient, précédés par Lan. L’air aussi dur que d’habitude, le Champion était pourtant dans un état lamentable. Un bandage de Nynaeve autour de la tête, il marchait avec une raideur qui n’avait rien de coutumier. Derrière lui, Loial portait un grand coffre en or délicatement sculpté et bardé d’argent. À part un Ogier, personne n’aurait pu soulever tout seul un objet pareil. Perrin serrait dans ses bras un gros ballot de tissu blanc et Mat, les mains en coupe, transportait ce qui semblait être des fragments de poterie.

— Tu es vivant, tout compte fait ! s’exclama-t-il. (Il se rembrunit aussitôt.) Moiraine a refusé que nous allions te chercher. D’abord, il fallait savoir où s’était caché le fichu Œil ! J’aurais désobéi, mais Egwene et Nynaeve se sont rangées de son côté et, à trois, elles m’ont presque jeté dans la caverne !

— Tu es là, Rand, dit Perrin, et pas trop mal en point, semble-t-il… (Ses yeux ne brillaient plus, mais ils restaient jaunes.) C’est tout ce qui compte. Tu es là, et nous en avons fini avec notre mission – quoi qu’elle ait pu être. Moiraine Sedai dit que c’est terminé et que nous pouvons rentrer chez nous. Rand, que la Lumière me brûle ! je meurs d’envie de retourner au bercail !

— Content de te voir vivant, berger, grogna Lan. Je t’ai vu te suspendre à ton épée, à peu de chose près… J’espère que tu apprendras à t’en servir, un jour ou l’autre…

Rand eut une bouffée d’affection pour le Champion. Il savait la vérité mais, en surface, il faisait comme si rien n’avait changé. Le connaissant, on pouvait se demander si quelque chose avait changé en profondeur, mais bon…

— Je dois dire, fit Loial en posant le coffre, que voyager avec des ta’veren est une expérience fascinante qui va bien au-delà de ce que j’attendais. (Les oreilles de l’Ogier frétillèrent.) Si ça devient plus fascinant encore, j’envisage de retourner dans mon Sanctuaire, de tout raconter à l’Ancien Haman et de ne plus jamais m’éloigner de mes livres. (L’Ogier eut un sourire qui lui fendit en deux le visage.) Content de te voir, Rand al’Thor ! Parmi mes trois compagnons, le Champion est le seul à s’intéresser aux livres, mais il ne desserre jamais les lèvres… Que t’est-il arrivé ? Nous avons filé dans la forêt et nous y sommes restés jusqu’à ce que Moiraine Sedai charge Lan de nous ramener. Mais elle nous a interdit de partir à ta recherche. Pourquoi t’es-tu absenté si longtemps ?

— J’ai couru comme un fou, mentit Rand, et j’ai fini par glisser sur une pierre. J’ai dévalé toute une colline sur le dos ! (Une affabulation qui expliquerait ses contusions.) Un choc m’a fait perdre conscience, et quand je me suis réveillé, eh bien, j’étais égaré. Il m’a fallu du temps pour vous retrouver. Je crois qu’Aginor est mort incinéré… J’ai trouvé des cendres, et les restes de sa cape…

Des mensonges ridicules ! Comment ses amis pouvaient-ils ne pas éclater de rire, demandant s’il les prenait pour des demeurés ? Mais ils avaient gobé toute une colonie de couleuvres et, maintenant, ils se massaient autour de Moiraine pour lui montrer leurs trouvailles.

— Aidez-moi à m’asseoir, dit l’Aes Sedai.

Egwene et Nynaeve la soulevèrent et la soutinrent, car elle ne serait pas restée assise seule.

— Comment ces objets pouvaient-ils être dans l’Œil ? demanda Mat. Surtout sans être détruits en même temps que lui ?

— Ils n’étaient pas entreposés là pour disparaître, répondit Moiraine.

Elle découragea les autres de l’interroger en fronçant les sourcils, puis s’empara des fragments noirs, blancs ou brillants que tenait Mat.

Rand les aurait sans hésiter jetés à la poubelle. Les disposant sur le sol, Moiraine reconstitua adroitement l’ancien symbole des Aes Sedai – la Flamme de Tar Valon unie au Croc du Dragon, un motif noir et l’autre blanc.

Un moment, l’Aes Sedai étudia le cercle de la taille d’une main d’homme, puis elle dégaina son couteau et le tendit à Lan en désignant le symbole.

Le Champion écarta les plus gros fragments, puis il leva l’arme et l’abattit de toutes ses forces. Une étincelle jaillit, le petit fragment visé vola dans les airs et la lame se brisa net avec un bruit sec.

Lan examina le moignon qui restait solidaire du manche, puis il le jeta au loin.

— Le meilleur acier de Tear, dit-il simplement.

Mat ramassa le fragment, grogna, et l’exhiba à la vue de tous. Il ne portait pas l’ombre d’une marque.

Cuendillar, dit Moiraine. De la pierre-cœur. Depuis l’Âge des Légendes, plus personne n’a réussi à en fabriquer et, même en ce temps-là, on la réservait aux missions les plus importantes. Une fois créée, elle ne peut plus être brisée. Même la plus puissante Aes Sedai, aidée par un angreal extraordinaire, en serait incapable. Quand on dirige le Pouvoir – ou n’importe quelle autre force – contre une pierre-cœur, ça la rend encore plus solide.

— Alors… comment ? marmonna Mat en désignant les fragments épars sur le sol.

— C’était un des sept sceaux de la prison du Ténébreux, dit Moiraine.

Mat lâcha le fragment comme s’il était devenu brûlant. Un moment, les yeux de Perrin semblèrent vouloir briller de nouveau.

— Ce n’est plus important, dit Rand.

Ses amis le dévisagèrent comme s’il délirait, et il regretta d’avoir ouvert la bouche.

— Bien sûr, approuva Moiraine. (Mais elle ramassa les fragments et les rangea dans sa bourse.) Qu’on m’apporte le coffre !

Loial s’exécuta.

Le cube d’or et d’argent semblait inviolable, mais l’Aes Sedai, ses doigts courant sur les sculptures, ne tarda pas à le déverrouiller. Le couvercle se souleva tout seul, dévoilant un cor en or. Si brillant qu’il fût, l’instrument paraissait bien ordinaire, comparé au coffre. En guise d’ornement, il n’y avait qu’une ligne d’écriture, à la base du pavillon.

— Ce cor doit être apporté en Illian, dit l’Aes Sedai.

— L’Illian ? grogna Perrin. C’est presque au bord de la mer des Tempêtes, aussi loin de chez nous, mais au sud, que nous le sommes en ce moment.

— C’est le… le…, bafouilla Loial.

— Sais-tu lire l’ancienne langue ? lui demanda Moiraine.

Le voyant acquiescer, elle lui tendit l’instrument. Il s’en empara avec une grande révérence, plissa les yeux et suivit du bout d’un index la ligne d’écriture. Puis il releva la tête, les yeux ronds de stupeur.

Tia mi aven Moridin isainde vadin, déclama-t-il. « Et le repos des morts sera troublé… »

— Le Cor de Valère, dit Lan, la voix tremblante.

Émerveillé, il ne parvenait pas à afficher son équanimité habituelle.

— Conçu pour réveiller les héros morts des Âges passés, souffla Nynaeve. Afin qu’ils combattent le Ténébreux.

— Que la Lumière me brûle ! s’exclama Mat.

Loial posa délicatement l’instrument dans son étui d’or.

— Je commence à m’interroger, avoua Moiraine. L’Œil existait pour répondre au besoin le plus urgent que pourrait avoir le monde. Mais l’avons-nous utilisé judicieusement ? Son but n’était-il pas de veiller sur ces trésors ? Qu’on me présente le troisième, vite !

Après les deux premiers artefacts, Rand comprit aisément la réticence de Perrin. Lan et Loial lui prirent le « ballot » et le déplièrent. Il se déploya aussitôt et flotta dans l’air, entre l’humain et l’Ogier, révélant qu’il s’agissait d’un grand étendard blanc.

Rand n’en crut pas ses yeux. L’ensemble paraissait être fait d’une seule pièce, sans coutures, ni teinture ni peinture. Un serpent géant aux écailles rouge et or occupait presque tout l’espace. Un reptile, certes, mais avec des pattes couvertes d’écailles, des pieds munis de cinq longues griffes dorées, et une grande tête à la crinière jaune et aux yeux plus brillants que le soleil. Avec le mouvement de l’étendard, le monstre de légende semblait bouger, ses écailles frémissantes de vie, et Rand aurait juré l’entendre rugir de défi.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.

Moiraine prit un peu de temps avant de répondre :

— L’étendard du Seigneur du Matin, lorsqu’il lança les forces de la Lumière à l’assaut de celles des Ténèbres. L’étendard de Lews Therin Telamon. Celui du Dragon en personne !

Loial faillit lâcher son extrémité du grand drapeau.

— Que la Lumière m’aveugle…, souffla Mat.

— Nous emporterons ces reliques, annonça Moiraine. Elles n’étaient pas ici par hasard, et je dois en apprendre plus. (Elle tapota sa bourse, faisant cliqueter les fragments de pierre-cœur.) Il est trop tard pour partir… Nous allons manger puis dormir, mais nous filerons dès les premières lueurs de l’aube. La Flétrissure nous encercle, et elle est plus puissante qu’au long de la frontière. Sans l’Homme Vert, ce refuge ne résistera pas longtemps. Egwene et Nynaeve, aidez-moi à me rallonger, il faut que je me repose.

Rand prit conscience de ce qui lui crevait les yeux, mais qu’il n’avait pas consciemment remarqué. Des feuilles mortes tombaient du chêne géant et le sol en était déjà jonché. Les fleurs perdaient leurs pétales et les buissons se ratatinaient. L’Homme Vert avait jusque-là tenu à distance la Flétrissure, mais elle prenait sa revanche.

— C’est terminé, n’est-ce pas ? demanda Rand à Moiraine. Fini et bien fini ?

L’Aes Sedai tourna la tête vers le jeune homme, le regard aussi profond que l’avait été l’Œil du Monde.

— Nous avons fait ce que nous étions venus faire, oui… à partir d’aujourd’hui, tu peux vivre ta vie telle que la Roue la tisse. Mange, repose-toi et rêve à ton foyer, Rand al’Thor.

Загрузка...