Avant que ses compagnons s’endorment, Moiraine s’agenouilla devant chacun, lui posant les mains sur la tête. Lan marmonna qu’il n’avait besoin de rien et qu’elle devait économiser ses forces, mais il ne fit pas un geste pour arrêter l’Aes Sedai. Si Egwene fut enthousiasmée par l’expérience, Mat et Perrin, terrifiés, ne trouvèrent pas le courage de refuser. Thom essaya d’échapper à Moiraine, mais elle lui saisit la tête avec une autorité qui le dissuada d’insister. Cela dit, il fulmina pendant toute la durée de l’opération. Quand elle eut fini, l’Aes Sedai lui fit un sourire moqueur. D’humeur massacrante, le trouvère paraissait néanmoins requinqué. Comme tous les autres, à vrai dire…
Rand s’était réfugié dans un recoin sombre où il espérait passer inaperçu. Dès qu’il se fut installé, ses yeux menacèrent de se fermer, mais il se força à regarder, un poing plaqué sur la bouche pour s’empêcher de bâiller. Une heure ou deux de sommeil, et il serait de nouveau en pleine forme, ça ne faisait aucun doute.
Mais Moiraine ne l’oublia pas.
Sursautant lorsqu’elle lui posa les doigts sur le visage – sa peau se révélait étonnamment fraîche –, il voulut protester, mais il n’en eut pas le temps.
Un miracle venait de se produire. La fatigue le fuyait comme un cours d’eau qui dévale une pente et ses multiples courbatures devenaient de très lointains souvenirs. Il regarda l’Aes Sedai, bouche bée.
Moiraine se contenta de sourire avant de le lâcher.
— C’est fait, dit-elle.
Elle se rassit avec un soupir de lassitude. Rand se souvint alors qu’elle ne pouvait pas bénéficier de son propre « miracle ». Très lasse, elle but un peu d’infusion, refusant de goûter au pain et au fromage. Lan l’implora de manger, mais elle resta inflexible. Pour finir, elle se recroquevilla près de son Champion, s’emmitoufla dans sa cape et s’endormit comme une masse.
À part Lan, tous les autres imitèrent l’Aes Sedai, se roulant en boule autour du feu. Rand les regarda avec une stupéfaction non feinte. Quelle mouche les piquait ? Il se sentait en pleine forme, comme s’il venait de se réveiller d’une délectable nuit de sommeil.
Pourtant, dès qu’il se fut confortablement réinstallé dans son alcôve végétale, ses yeux se fermèrent tout seuls.
Quand le Champion le réveilla, une heure plus tard, Rand eut le sentiment de s’être reposé trois jours durant.
Lan tira tous les autres du sommeil, à part Moiraine, leur intimant par gestes de ne pas faire de bruit afin de la laisser dormir.
Même ainsi, les fugitifs n’eurent pas droit à un très long séjour dans l’abri végétal. Alors que le soleil commençait à peine son ascension dans le ciel, le petit groupe repartit en direction de Baerlon – non sans avoir au préalable nettoyé le refuge de toute trace de son passage. Afin de ménager les chevaux, le Champion opta pour une allure très modérée.
Le regard un peu voilé, l’Aes Sedai parvint pourtant à se tenir bien droite sur sa selle.
Dans le dos des cavaliers, le brouillard continuait à flotter sur la rivière, empêchant Rand et ses amis de jeter un dernier coup d’œil au territoire où ils avaient grandi. Le jeune homme se retourna très souvent avec l’espoir d’apercevoir sa terre natale – même s’il s’agissait seulement de Bac-sur-Taren – mais il fut vite trop loin pour que ce soit possible.
— Je n’aurais jamais cru être un jour à une telle distance de chez moi, dit-il quand plusieurs rangées d’arbres lui interdirent de voir le brouillard et la berge de la rivière. Vous vous rappelez le temps où Colline de la Garde nous semblait être à l’autre bout du monde ?
Ça remonte à deux jours… Une éternité, semble-t-il…
— Nous serons de retour dans un mois ou deux, dit Perrin. Pense à tout ce que nous aurons à raconter…
— Les Trollocs ne nous traqueront pas jusqu’à la fin des temps, renchérit Mat. Que la Lumière me brûle, c’est impossible !
Il eut un gros soupir et s’affala sur sa selle, comme s’il ne croyait pas un mot de ce qu’il venait de dire.
— Quelle plaie, les hommes ! s’écria Egwene. Vous rêviez d’aventure, on vous en donne, et voilà que vous voulez déjà rentrer au bercail !
La jeune fille pointait fièrement le menton. Pourtant, Rand remarqua que sa voix tremblait un peu, maintenant que le groupe était visuellement coupé de Deux-Rivières.
Moiraine et Lan ne dirent pas un mot pour rassurer les jeunes gens ni leur confirmer qu’ils reviendraient chez eux. Rand s’efforça de ne pas penser à ce que signifiait cette réserve. Même reposé, il restait assez rongé par le doute pour ne pas chercher à approfondir sa réflexion. Penché sur l’encolure de Nuage, il s’abandonna à une rêverie éveillée où Tam et lui surveillaient leurs moutons dans un grand et verdoyant pâturage inondé de soleil.
Il imagina aussi un bref séjour à Champ d’Emond, pour Bel Tine, et se vit danser sur la place Verte, sans autre souci que de ne pas s’emmêler les pieds en gambillant.
Extatique, il resta longtemps immergé dans cette douce fantasmagorie.
Le voyage jusqu’à Baerlon dura presque une semaine. Lan se plaignit plusieurs fois de ce qu’il appelait « une interminable chevauchée », mais c’était lui qui donnait le rythme et forçait les autres à le suivre.
En revanche, il ne se ménageait pas et ne cherchait pas non plus à préserver Mandarb, son étalon – dans l’ancienne langue, ce nom signifiait « Lame », à l’en croire. Jouant sans cesse les éclaireurs ou au contraire l’arrière-garde, le Champion parcourait au bas mot deux fois plus de distance que les autres. Mais, si un autre cavalier tentait d’avancer plus vite qu’au pas, il lui rappelait sèchement de prendre soin de sa monture, s’il ne voulait pas être obligé de semer les Trollocs à pied. Moiraine elle-même avait droit à un sermon dès qu’elle autorisait sa jument blanche à se dérouiller un peu les jambes. Nommée Aldieb – « Vent d’ouest » en ancienne langue –, la bête avait tendance à se montrer aussi fougueuse que les bourrasques qui apportaient les giboulées printanières.
Qu’il s’occupe de l’arrière ou de l’avant de la colonne, Lan ne détecta jamais rien d’inquiétant. Pas de poursuivants ni d’embuscade… Faisant son rapport à la seule Moiraine – à voix basse, afin que nul ne l’entende –, il lui laissait le soin de transmettre au groupe les informations qu’elle jugeait pertinentes.
Au début, Rand passa un temps fou à regarder derrière lui. Il s’inquiétait et n’était pas le seul. Se tordant lui aussi le cou, Perrin s’assurait sans cesse de la présence de sa hache et Mat chevauchait avec une flèche encochée dans son arc. La piste restant déserte derrière les fugitifs et aucun Draghkar ne se montrant dans le ciel, Rand finit par penser qu’on ne les poursuivait pas.
Une bonne chose, parce qu’il était pratiquement impossible d’avancer à couvert, même dans les forêts les plus denses. Au nord de la Taren, l’hiver s’attardait, comme à Deux-Rivières, et la majorité des arbres et des arbustes, à part les pins, les sapins baumiers et diverses variétés de laurier, restait parfaitement déplumée. Jusqu’aux sureaux qui n’arboraient pas l’ombre d’une feuille !
Dans les prairies trop longtemps écrasées par un lourd manteau de neige, rien ne poussait à part des mauvaises herbes – toujours ce chiendent qui résistait à tout et ne servait à rien. Au pied des arbres à feuilles éternelles, là où les rayons du soleil n’accédaient presque jamais, de la neige continuait à s’accrocher obstinément aux racines affleurantes. Dans ces conditions, les cavaliers gardaient en permanence leur cape bien resserrée sur leur torse – une précaution indispensable le jour comme la nuit, car l’astre diurne ne parvenait pas vraiment à réchauffer l’atmosphère.
Comme à Deux-Rivières, les hirondelles ne se montraient pas, à l’instar des autres oiseaux, y compris les corbeaux.
En d’autres termes, l’excursion n’avait rien d’un voyage d’agrément, et tous les fugitifs avaient hâte d’en avoir terminé. La route du Nord, ainsi que Rand continuait à l’appeler, même si elle devait porter un nom différent dans cette région, se dirigeait en droite ligne vers le nord, comme il se devait. Mais Lan insistait pour faire d’incessants détours par la forêt, histoire de désorienter d’éventuels poursuivants ou un certain espion volant. Et, dès qu’un village, une ferme voire un cabanon apparaissaient à l’horizon, le Champion imposait à la colonne de les contourner en décrivant un cercle ridiculement large.
Le premier jour, à part la route, Rand ne vit aucune preuve de la présence d’êtres humains dans la région. Même lorsqu’il s’était aventuré jusqu’aux contreforts des montagnes de la Brume, s’avisa-t-il, il n’avait jamais été si éloigné de la civilisation.
La première ferme qui se dressa sur le chemin des fugitifs ne manqua pas de les surprendre.
— C’est exactement comme chez nous ! s’exclama Perrin en découvrant la grande maison au toit de chaume à laquelle s’adossait une imposante étable.
Comme s’ils n’avaient pas vu les voyageurs, des paysans vaquaient à leurs occupations dans la cour et dans les champs environnants.
— Pas du tout ! répondit Mat à l’apprenti forgeron. Nous sommes trop loin pour voir les différences, voilà tout.
— Je te dis qu’il n’y en a pas !
— Impossible ! Nous sommes au nord de la Taren, ne perds surtout pas ça de vue !
— Silence, vous deux ! grogna Lan. Nous ne désirons pas être repérés, au cas où vous l’auriez oublié. Bien, nous allons faire un détour par l’ouest…
Lorsqu’il regarda en arrière, un peu plus tard, Rand donna raison à Perrin. Cette ferme ressemblait à toutes celles qu’il avait vues à Champ d’Emond. Un jeune garçon tirait de l’eau du puits et ce qui devait être son frère aîné surveillait des moutons regroupés dans un enclos.
Dans un coin, il y avait même un hangar de séchage pour le tabac.
Pourtant, Mat devait avoir lui aussi raison.
Hors du territoire, tout doit être différent, c’est certain !
Chaque soir, assez longtemps avant le crépuscule, la petite colonne sélectionnait un site où camper. De préférence un endroit pentu, pour l’écoulement de l’eau de pluie, et bien abrité du vent, car celui-ci ne mourait presque jamais, se contentant de provenir de directions différentes. Les feux de camp, toujours très modestes, afin de ne pas être visibles de très loin, servaient à préparer les infusions. Puis Lan ordonnait qu’on les éteigne et qu’on enterre les braises.
Le premier soir, avant la tombée de la nuit, Lan entreprit d’enseigner aux trois garçons le maniement des armes qu’ils portaient. Commençant par l’arc, il regarda Mat, à cent pas de distance, loger trois flèches dans un nœud grand comme la tête d’un homme, sur le tronc fendu d’un arbre mort. Puis il demanda aux autres d’imiter leur ami. Perrin réussit le même tir que Mat. Invoquant la flamme et le vide, Rand parvint à atteindre l’état de calme intérieur qui permettait à l’arc de devenir une part de lui-même. Du coup, il groupa parfaitement ses trois flèches, les pointes se touchant presque. Impressionné, Mat félicita son ami en lui flanquant une claque sur l’épaule.
— Eh bien, dit Lan alors que les trois garçons se souriaient, si vous avez tous des arcs, et si les Trollocs consentent à ne pas trop approcher, vous empêchant ainsi de les utiliser, vous devriez pouvoir vous défendre… (Les sourires disparurent.) Voyons ce que je peux vous apprendre pour le cas où les monstres ne se montreraient pas coopératifs…
Lan commença par Perrin. Manier une hache face à un homme ou à un monstre armé, expliqua-t-il, n’avait aucun rapport avec couper du bois ou faire de grands moulinets à blanc. Après avoir montré à l’apprenti forgeron une série d’exercices – bloquer, parer et frapper –, il répéta l’opération avec Rand et son épée.
Le jeune homme dut jeter aux orties les gesticulations et les acrobaties qu’il tenait pour le nec plus ultra de l’escrime. À la place, Lan l’initia à des mouvements fluides et harmonieusement enchaînés qui ressemblaient presque à une danse.
— Malgré ce que pensent certains escrimeurs, dit le Champion, manier la lame ne suffit pas. L’esprit joue un rôle, et peut-être même le plus important. Vide ton esprit, berger ! Purge-le de la peur et de la haine. Oui, brûle-moi tout ça ! Ce conseil s’adresse aussi à vous, Mat et Perrin. Il s’applique à toutes les armes : hache, arc, lance, massue. Et il vaut même lorsqu’on se bat à mains nues.
— La flamme et le vide…, souffla Rand, perplexe. Mon père m’a enseigné cette méthode.
Lan gratifia le jeune homme d’un regard insondable, comme d’habitude.
— Tiens ton épée comme je te l’ai montré, berger ! On ne transforme pas en une heure un péquenot en escrimeur, mais on peut au moins lui apprendre à ne pas se couper un pied ou une jambe.
Rand soupira, puis il saisit l’épée à deux mains et la tint bien droite.
Moiraine avait observé toute la scène sans broncher. Mais, le lendemain, elle demanda au Champion de continuer les leçons.
Le soir, le repas ressemblait à s’y méprendre au petit déjeuner et au déjeuner : du pain azyme, du fromage et de la viande séchée. Mais le dîner était arrosé d’infusion, pas d’eau, et souvent agrémenté par une petite prestation de Thom. Interdit de flûte et de harpe par Lan – pour ne pas alerter toute la région –, le trouvère gardait le droit de jongler et de raconter des histoires. Puisant dans son répertoire, il passait du conte de Mara et les trois rois stupides à la kyrielle de courtes anecdotes sur Anla le conseiller philosophe. Optant parfois pour une saga épique – par exemple La Grande Quête du Cor –, il évitait les histoires qui se terminaient mal et privilégiait celles qui se concluaient par un retour au foyer joyeux et triomphal.
Dans un environnement paisible, sans l’ombre d’un Trolloc parmi les arbres ni d’un Draghkar au milieu des nuages, les fugitifs parvenaient à autoalimenter leur tension chaque fois qu’ils sentaient se relâcher leur vigilance.
Il y eut par exemple le matin où Egwene, au réveil, entreprit de détresser ses cheveux. Alors qu’il enroulait sa couverture, Rand la surveilla du coin de l’œil…
Chaque nuit, après extinction du feu, tous les hommes s’enveloppaient dans leur couverture. L’Aes Sedai et la jeune fille, en revanche, s’éloignaient pour converser et revenaient une ou deux heures après, alors que les autres dormaient à poings fermés.
Ce matin-là, une fois sa chevelure détressée, Egwene entreprit de la peigner pendant que Rand sellait Nuage et remettait en place sa couverture et ses sacoches.
Après cent coups de peigne – le compte tenu par Rand –, Egwene laissa ses longs cheveux cascader sur ses épaules et remonta la capuche de sa cape de voyage.
— Qu’est-ce que tu fais ? ne put s’empêcher de demander Rand, surpris.
Egwene lui coula un regard en biais et ne répondit pas. En deux jours, s’aperçut-il, c’était la première fois qu’il s’adressait à elle. Mais ce détail ne l’arrêta pas.
— Pendant toute ta vie, tu as attendu de pouvoir tresser tes cheveux, et ça ne t’intéresse plus ? Pourquoi ? Parce que Moiraine les porte détachés ?
— Les Aes Sedai ne se tressent pas les cheveux, répondit la jeune fille. Sauf quand elles en ont envie.
— Peut-être, mais tu n’en es pas une ! Tu es Egwene al’Vere, de Champ d’Emond, et le Cercle des Femmes n’aimerait sûrement pas te voir ainsi.
— Les affaires du Cercle ne te regardent pas, Rand al’Thor ! De plus, je serai bientôt une Aes Sedai. Dès notre arrivée à Tar Valon, en fait…
— Sans blague ? railla Rand. Et pourquoi ça ? Au nom de la Lumière ! tu n’as rien d’un Suppôt des Ténèbres.
— Parce que Moiraine Sedai ferait partie de cette engeance, selon toi ? (Les poings serrés, Egwene semblait prête à frapper l’impudent.) Alors qu’elle a sauvé le village et guéri ton père ?
— J’ignore ce qu’elle est exactement, et ça ne présage en rien de la nature des autres Aes Sedai. D’après les légendes…
— Grandis un peu, Rand ! Oublie les histoires et ouvre les yeux !
— Mes yeux l’ont vue faire couler le bac ! Ose nier que c’est vrai ! Quand tu as une idée dans le crâne, tu n’en démords pas, même si on te signale que tu essaies de marcher sur l’eau. Si tu n’étais pas aveugle à la Lumière, telle une folle qui…
— Folle, moi ? Rand al’Thor, écoute-moi bien : tu es le garçon le plus obtus que je…
— Vous voulez réveiller tout le monde à dix lieues à la ronde ? demanda soudain Lan.
La bouche ouverte, alors qu’il cherchait une réplique mordante, Rand s’avisa qu’il avait crié.
Qu’ils avaient tous les deux crié…
Egwene s’empourpra et se détourna en marmonnant :
— Ah ! les hommes !
Une saillie qui visait au moins autant le Champion que Rand, semblait-il.
Non sans circonspection, Rand regarda autour de lui. Tout le monde le dévisageait, pas seulement Lan. Mat et Perrin, un peu blêmes… Thom Merrilin, tendu comme s’il s’apprêtait à combattre ou à fuir. Et enfin Moiraine… Impassible, à son habitude, mais dont les yeux semblaient vouloir transpercer son crâne. Bon sang ! dans le feu de l’action, quelles âneries avait-il donc proférées sur les Aes Sedai et les Suppôts des Ténèbres ?
— Il est temps de partir, déclara Moiraine.
Alors qu’elle se dirigeait vers sa jument, Rand eut l’impression d’échapper de justesse aux mâchoires d’un piège dont il ne serait pas sorti indemne.
Mais était-il vraiment hors de danger ?
Deux soirs plus tard, alors que le feu agonisait, Mat finit de lécher les lambeaux de fromage sur ses doigts, et déclara :
— Je crois que nous les avons semés pour de bon.
Lan parti en patrouille, Moiraine et Egwene faisant bande à part, la nuit appartenait aux trois amis – d’autant plus que Thom somnolait sur sa rituelle bouffarde du soir.
Alors qu’il tisonnait distraitement les braises avec un bâton, Perrin répliqua :
— Si tu as raison, pourquoi Lan continue-t-il à patrouiller ?
À moitié endormi, Rand se tourna sur le côté, exposant son dos au feu.
— Ils ont perdu notre trace à Bac-sur-Taren, insista Mat. (Étendu sur le dos, les mains croisées derrière la nuque, il contemplait la lune.) S’ils nous traquaient vraiment…
— Tu penses que le Draghkar nous suivait parce qu’il nous trouve sympathiques ? demanda Perrin.
— Je n’en sais rien, mais je dis qu’il faut arrêter de s’inquiéter au sujet des Trollocs. Il est temps de nous intéresser au monde, les gars ! Nous arpentons les lieux d’où viennent les récits et les légendes. À quoi ressemble une vraie ville, selon vous ?
— Nous allons à Baerlon…, dit Rand d’une voix pâteuse de sommeil.
— Baerlon, oui, oui… Mais j’ai consulté la vieille carte de maître al’Vere, figurez-vous. Si nous obliquons vers le sud, une fois à Caemlyn, la route nous conduira en Illian, et beaucoup plus loin ensuite.
— Pourquoi ce soudain intérêt pour l’Illian ? s’étonna Perrin.
— Pour commencer, ce pays ne grouille pas d’Aes…
Mat se tut et Rand émergea en sursaut de sa somnolence. Moiraine était de retour plus tôt que d’habitude. Egwene l’accompagnait, mais c’était l’Aes Sedai, debout à la lisière du cercle de lumière projeté par le feu, qui monopolisait l’attention des trois jeunes hommes.
Mat la dévisageait, les yeux écarquillés.
Le regard de cette femme accrochait la lumière comme si ses globes oculaires étaient deux gemmes noires méticuleusement polies. Soudain, Rand se demanda depuis combien de temps Moiraine les écoutait.
— Les garçons voulaient simplement…, commença Thom, mais l’Aes Sedai lui coupa la parole :
— Quelques jours de répit, et vous oubliez tout ! L’attaque du village, pendant la Nuit de l’Hiver, ça ne vous dit plus rien ?
— Bien sûr que si, répondit Perrin. C’est tout bêtement que…
Sans élever la voix, Moiraine lui fit subir le même sort qu’au trouvère :
— Vous en êtes donc tous là ? demanda-t-elle. Avides d’aller en Illian et de tout oublier des Trollocs, des Myrddraals et des Draghkars ?
Moiraine balaya du regard les trois jeunes gens. La lueur que Rand vit briller dans ses yeux, un frappant contraste avec son ton presque détaché, mit le jeune homme très mal à l’aise.
— Le Ténébreux vous poursuit tous les trois – et même s’il s’intéresse à un seul d’entre vous, nous ignorons lequel – et si je vous laisse batifoler en toute liberté, il vous rattrapera. Je m’oppose à tout ce que désire le Père des Mensonges. Alors écoutez-moi bien : plutôt que vous savoir entre ses mains, je préférerais vous tuer !
Ce fut le ton, justement, qui convainquit Rand. L’Aes Sedai ne reculerait devant rien de ce qu’elle estimerait nécessaire…
Cette nuit-là, Rand dormit très mal et il ne fut pas le seul. Le trouvère lui-même eut du mal à fermer l’œil. Et, pour la première fois depuis le départ, Moiraine ne proposa pas son « assistance » aux fugitifs.
Pour Rand, les conversations vespérales entre Egwene et l’Aes Sedai étaient une torture. Chaque fois que les deux femmes s’isolaient, il se demandait ce qu’elles se disaient. Et ce que Moiraine pouvait bien faire à la fille du bourgmestre de Champ d’Emond.
Un soir, il attendit que ses compagnons soient endormis, Thom ronflant comme un sonneur, pour se relever et partir en exploration, frileusement enroulé dans sa couverture. Puisant dans les aptitudes acquises en chassant des lapins, il avait avancé furtivement jusqu’à un grand laurier. Caché derrière les larges feuilles, il avait tendu l’oreille pour comprendre la conversation des deux femmes, assises sur une souche à moins de dix pas de lui, une lanterne leur fournissant un minimum de lumière.
— Pose tes questions, et, si c’est le moment de te répondre, je le ferai, n’aie aucune crainte. Mais sache que tu n’es pas prête pour certaines choses. D’abord, tu dois acquérir d’autres connaissances, qui te conduiront à un niveau de conscience différent… Mais parle quand même sans te censurer.
— Les Cinq Pouvoirs…, dit Egwene. La Terre, l’Air, le Feu, l’Eau et l’Esprit… Il semble injuste que les hommes soient plus doués pour manier la Terre et le Feu. Pourquoi bénéficient-ils des plus puissants pouvoirs ?
Moiraine eut un rire de gorge.
— C’est comme ça que tu vois les choses, mon enfant ? Tu connais une pierre assez solide pour ne pas être érodée par l’eau et le vent ? Ou un feu qui ne peut être ni noyé ni soufflé comme la flamme d’une bougie ?
Egwene resta songeuse un long moment.
— Il y a eu les hommes qui ont tenté de libérer le Ténébreux et les Rejetés, pas vrai ? Des Aes Sedai de sexe masculin ? Si j’ai bien compris, les femmes n’ont joué aucun rôle dans la Dislocation du Monde. Devenus fous, les hommes s’en sont pris à la Création.
— Tu as peur, dit Moiraine d’un ton sinistre. Si tu étais restée à Champ d’Emond, tu serais devenue Sage-Dame un jour ou l’autre, pas vrai ? C’était le plan de Nynaeve, non ? Ou tu aurais fait partie du Cercle des Femmes, dirigeant le village malgré ce qu’auraient cru les membres du Conseil. Mais tu as opté pour l’impensable : quitter Deux-Rivières pour partir en quête d’aventure. Tu en rêvais et, en même temps, ça t’effrayait. Mais tu as refusé de te laisser dominer par la peur. Sinon, tu ne m’aurais pas demandé comment une femme peut devenir une Aes Sedai. Et tu aurais hésité à jeter aux orties les coutumes et les conventions…
— Je n’ai pas peur, se défendit Egwene. Et je tiens à devenir une Aes Sedai.
— Il vaudrait mieux pour toi que tu aies peur, même si j’espère que tu resteras intrépide… De nos jours, peu de femmes ont les aptitudes requises pour devenir des initiées. Et moins encore en ont la volonté. (Moiraine sembla soudain se parler à elle-même, comme si elle était seule.) Deux candidates dans un seul village, c’est incroyable. Le sang ancien est vraiment très puissant à Deux-Rivières.
Dans les ombres, Rand bougea involontairement et une brindille craqua sous sa botte. Il se pétrifia, le souffle court et le front ruisselant de sueur, mais les deux femmes parurent n’avoir rien entendu.
— Deux ? s’étonna Egwene. Qui est l’autre ? Kari Thane ? Lara Ayellan ?
— Oublie ce que je viens de dire, marmonna Moiraine, agacée. Le chemin de cette femme la conduira dans une tout autre direction, j’en ai peur. Concentre-toi sur la voie que tu as choisie, parce qu’elle n’a rien de facile.
— Je ne ferai pas demi-tour, assura Egwene.
— Qu’il en soit ainsi, mon enfant. Mais tu as besoin d’être rassurée, et je ne peux rien pour toi – enfin, je suis dans l’incapacité de répondre à tes attentes.
— Je ne comprends pas…
— Tu veux m’entendre dire que les femmes Aes Sedai sont bienveillantes et pures. En revanche, tu aimerais avoir la certitude que ce sont les hommes, ces êtres pervers, qui ont provoqué la Dislocation du Monde. Ils sont coupables, c’est vrai, mais pas plus pervers que quiconque d’autre. Ils étaient fous, pas maléfiques ! Les Aes Sedai que tu rencontreras à Tar Valon sont des êtres humains. Des femmes comme les autres, si on oublie le don qui les distingue de leurs sœurs « normales ». Parmi elles, tu trouveras le courage et la lâcheté, la force et la faiblesse, la bonté et la méchanceté, et, bien entendu, la bienveillance et l’indifférence hautaine. Devenir l’une d’entre elles ne transformera pas la personne que tu es.
— Je crois que j’avais peur de ça, avoua Egwene. Être métamorphosée par le Pouvoir… J’ai aussi la frousse des Trollocs, du Blafard et… Moiraine Sedai, au nom de la Lumière ! pourquoi les Trollocs sont-ils venus à Champ d’Emond ?
L’Aes Sedai tourna la tête… vers l’endroit où se cachait Rand. Les yeux incroyablement durs, elle semblait capable de voir à travers les branches du grand laurier.
Et je fais quoi, moi, si elle me prend en flagrant délit d’espionnage ?
Rand tenta de reculer dans les ombres. Ne regardant pas où il mettait les pieds, il trébucha sur une racine et manqua de peu s’étaler de tout son long sur un entrelacs de broussailles et de branches mortes. Autant sonner du cor pour annoncer sa présence !
Haletant, il rampa en arrière en tentant de faire le moins de bruit possible.
Espèce de crétin ! Aller épier une Aes Sedai !
Revenu près du feu, il parvint à reprendre en silence sa place parmi les dormeurs. Lan se tourna sur le côté au moment où il s’allongeait, mais il ne se réveilla pas – un mouvement sans aucun rapport, dans son sommeil…
Rand s’autorisa un discret soupir de soulagement.
Un instant plus tard, Moiraine vint se camper près du feu et observa ses compagnons endormis. Les yeux fermés, Rand s’efforça de respirer régulièrement. Guettant des bruits de pas, il n’entendit rien et finit par rouvrir les yeux. L’Aes Sedai s’en était allée sans lui accorder d’attention.
Quand il s’endormit enfin, le jeune homme fit un atroce cauchemar. Alors que tous les villageois de Champ d’Emond affirmaient être le Dragon Réincarné, chaque villageoise portait dans les cheveux une gemme semblable à celle de Moiraine.
Après cette épouvantable nuit, Rand ne tenta plus jamais d’espionner les deux femmes.
Le sixième jour de cet assommant voyage, alors que le soleil peinait toujours à réchauffer la terre, des nuages effilochés dérivant vers le nord, le vent très mordant incita Rand à s’emmitoufler plus étroitement dans sa cape de voyage.
Il se demanda si la petite colonne arriverait un jour à Baerlon. La distance déjà parcourue équivalait largement à celle qui séparait Bac-sur-Taren de la rivière Blanche, ce qui n’était pas rien. Pourtant, lorsqu’il le questionnait, Lan assurait que ce voyage, tout juste une excursion, n’avait rien d’extraordinaire. À peine s’il méritait le nom de « voyage », à la vérité…
Ce discours bizarre désorientait Rand, qui n’était jamais allé si loin de chez lui.
Revenant d’une de ses patrouilles, le Champion émergea soudain de la forêt, vint se placer à côté de Moiraine et chevaucha en lui parlant à l’oreille.
Rand n’aimait pas ce rituel, mais il s’abstint de toute réaction. Quand il l’interrogeait, Lan faisait immanquablement mine de n’avoir rien entendu.
Parmi les fugitifs, seule Egwene sembla avoir noté le retour de Lan. Habitués à le voir aller et venir sans cesse, les autres ne le remarquaient plus. Comme Rand, la jeune fille ne posait aucune question. Si Moiraine la traitait comme la « chef » du groupe de jeunes gens, elle ne la faisait bénéficier d’aucun privilège lorsque le Champion venait au rapport.
Muré dans le silence morose qui devenait de plus en plus la marque de fabrique des trois garçons, à mesure qu’ils s’éloignaient de Deux-Rivières, Perrin portait l’arc de Mat. Profitant de la lenteur de leur progression, ce dernier, sous l’œil attentif de Thom Merrilin, s’exerçait à jongler avec trois balles de couleurs différentes. Comme le Champion, le trouvère dispensait des cours chaque soir.
Quand Lan eut fini de lui parler, Moiraine se retourna sur sa selle pour regarder les autres cavaliers. Lorsque son regard se posa sur lui, Rand s’efforça de ne pas se tétaniser. Mais ne l’avait-elle pas examiné plus longtemps que les autres ? Il aurait juré qu’elle savait très bien qui était l’espion, cette fameuse nuit…
— Rand ! appela Mat. Je m’en sors avec quatre balles !
Sans daigner tourner la tête, Rand répondit d’un vague geste.
— Je t’avais dit que j’y arriverais avant toi ! Regarde !
La petite colonne venait d’atteindre le sommet d’une butte. Droit devant, au-delà d’une forêt déjà obscurcie par les premières ombres du crépuscule, se dressait Baerlon, la cité que Rand redoutait de ne jamais atteindre.
Tentant en même temps de sourire et d’être béat de surprise, le jeune homme poussa un petit cri étranglé.
Haut de vingt bons pieds, un mur d’enceinte en rondins muni de plusieurs tours de garde entourait l’agglomération. À l’intérieur de cette enclave, des toits en tuile brillaient au soleil et de fines colonnes de fumée montaient des cheminées de pierre. Des centaines de cheminées ! Et, où que le regard se pose, impossible d’apercevoir l’ombre d’un toit de chaume. Une large route conduisait à la cité, à l’est, et une voie presque aussi large faisait de même à l’ouest. Sur chacune, des chariots bâchés et des chars à bœufs avançaient en file serrée vers la palissade.
Autour de la ville, il y avait partout des fermes et des champs. S’il s’y était intéressé, Rand aurait vu que les exploitations agricoles étaient plus nombreuses et plus grosses au nord qu’au sud. Mais il n’avait d’yeux que pour la cité.
Cette ville est plus grande que Champ d’Emond, Colline de la Garde et Promenade de Deven réunis ! Et on peut même ajouter Bac-sur-Taren, je crois…
— C’est donc ça, une ville ! s’écria Mat, penché sur l’encolure de son cheval pour mieux voir.
— Comment tant de gens peuvent-ils vivre au même endroit ? demanda Perrin, dépassé.
Les yeux ronds, Egwene s’abstint de tout commentaire.
Thom Merrilin regarda Mat, roula de grands yeux et cria, faisant frémir sa moustache :
— Une ville droit devant, capitaine !
— Et toi, Rand ? demanda Moiraine. Quelle est ta première impression de Baerlon ?
— C’est très loin de chez nous…, répondit le jeune homme, s’attirant un rire moqueur de Mat.
— Tu devras aller beaucoup plus loin que ça…, souffla Moiraine. Oui, beaucoup plus loin… Mais vous n’avez pas le choix… Pour survivre, vous devrez fuir et vous cacher, puis recommencer à fuir. Il en sera ainsi jusqu’à la fin de votre vie, qui menace d’être très courte. Quand le voyage deviendra pénible, gardez à l’esprit que vous n’avez pas d’autre choix.
Rand, Mat et Perrin échangèrent des regards entendus. À l’évidence, ils pensaient la même chose : Comment pouvait-elle parler ainsi après tout ce qu’elle leur avait dit ?
Les Aes Sedai choisissent pour nous, c’est ça, la vérité…
Moiraine enchaîna comme si elle n’avait pas deviné les pensées des trois garçons :
— Le danger recommence ici, alors prenez garde à ce que vous direz quand vous serez en ville. Avant tout, ne mentionnez jamais les Trollocs, le Blafard ni rien de ce genre. N’évoquez pas le Ténébreux, même en pensée. À Baerlon, certaines personnes ont encore moins de sympathie pour les Aes Sedai que les villageois de Champ d’Emond. Il risque même d’y avoir des Suppôts des Ténèbres en ville…
Egwene lâcha un petit cri, Perrin marmonna dans sa barbe et Mat blêmit.
— Nous ne devons pas attirer l’attention, continua Moiraine, imperturbable.
Comme s’il obéissait à un ordre implicite, Lan retira sa cape aux nuances fluctuantes de gris et de vert et enfila un modèle marron beaucoup plus ordinaire. Dans ses sacoches de selle, le vêtement rangé à la hâte fit une grosse bosse visible de loin.
— Nous n’utiliserons pas nos vrais noms, ajouta Moiraine. Ici, on me connaît sous le nom d’Alys, et Lan se fait appeler Andra. Ne l’oubliez pas, je vous prie. Bien, dépêchons-nous un peu ! Les portes de la ville sont closes du coucher du soleil à l’aube…
Lan ouvrit la marche pendant la courte descente puis dans la forêt. Une fois en terrain découvert, la route passa devant une demi-douzaine de fermes. Occupés à en terminer avec leurs corvées, avant le repas du soir, les paysans n’accordèrent aucune attention aux cavaliers, qui arrivèrent sans encombre devant un grand portail de bois bardé de fer.
Même si le soleil n’était pas encore couché, l’heure de la fermeture des portes semblait avoir sonné depuis un moment…
Lan approcha de la palissade et tira sur une corde effilochée accrochée d’un côté du portail. Aussitôt, une cloche sonna derrière le mur d’enceinte.
Au sommet de la palissade, le visage parcheminé d’un homme apparut entre les extrémités taillées en pointe de deux rondins.
— C’est quoi, ce raffut ? lança l’homme affublé d’une coiffe en tissu élimé. Il est trop tard pour entrer par ici. Trop tard, j’ai dit ! Faites-le tour et essayez la porte de Pont-Blanc, si ça vous chante !
Moiraine fit avancer sa jument afin que l’homme puisse la voir et la reconnaître. Un sourire illuminant son visage ridé, le vieux type parut déchiré entre l’envie de palabrer encore et la nécessité de faire son travail.
— J’ignorais que c’était vous, maîtresse, dit-il. Je descends tout de suite. Un peu de patience… J’arrive !
La tête parcheminée disparut, mais une voix étouffée continua d’assurer que son propriétaire serait bientôt là. Dans un concert de grincements, le battant de droite du portail s’ouvrit lentement – juste de quoi permettre à un seul cavalier de passer.
Le vieux type glissa la tête par cette ouverture, gratifia les voyageurs d’un grand sourire édenté, puis s’écarta lestement.
Les cavaliers franchirent l’un après l’autre le portail pour se retrouver dans une rue étroite. Dans cette partie de la ville, visiblement pas résidentielle, de grands entrepôts sans fenêtres s’alignaient les uns à côté des autres avec une accablante monotonie.
Moiraine et Lan ayant mis pied à terre, Rand les imita.
Venu rejoindre l’Aes Sedai et son Champion, le gardien du portail, vêtu d’une cape miteuse et d’une veste défraîchie, leur parlait en dodelinant sans cesse de la tête – débarrassée du minable chapeau, qu’il serrait humblement contre sa poitrine.
— Des paysans…, dit-il avec un petit sourire condescendant. Maîtresse Alys, vous vous intéressez aux péquenots qui ont de la paille dans les cheveux ? (Il aperçut enfin Thom Merrilin.) Toi, tu n’es pas un berger, et moins encore un bouseux. Je me souviens de t’avoir laissé entrer, il y a quelque temps. Les paysans n’ont pas aimé tes facéties, trouvère ?
— Maître Avin, dit Lan, j’espère que tu sauras oublier que tu nous as laissés sortir. (Il glissa une pièce dans la main libre du type.) Et entrer de nouveau…
— Maître Andra, inutile de me payer encore… Inutile, vraiment. Vous avez déjà été très généreux lors de votre départ… (Malgré ses protestations, Avin fit disparaître la pièce avec toute l’aisance et la grâce d’un prestidigitateur.) Je n’ai rien dit à personne, et je continuerai à me taire. Surtout devant les Capes Blanches !
L’air indigné, le vieil homme fit mine de cracher sur le sol. S’avisant que Moiraine risquait de s’en offusquer, il s’en abstint à la dernière seconde.
Rand tressaillit mais parvint à ne rien dire. Ses amis réussirent à l’imiter, même si ça parut quelque peu difficile pour Mat.
Les Fils de la Lumière…, pensa Rand.
Les histoires racontées par les colporteurs, les marchands et leurs gardes du corps exprimaient toutes sortes de sentiments au sujet des Fils de la Lumière. Cela pouvait aller de la haine à la vénération, mais un point au moins ne faisait aucun doute : les « Capes Blanches » vouaient une haine féroce aux Suppôts des Ténèbres et aux Aes Sedai – sans faire la moindre différence entre les uns et les autres.
Bref, des ennuis s’annonçaient.
— Il y a des Fils à Baerlon ? demanda Lan.
— Pour sûr que oui ! Ils sont arrivés le jour de votre départ, si je me souviens bien. Ici, on ne les aime pas, mais pas grand monde ne le leur laisse voir, bien entendu…
— Ont-ils dit ce qu’ils venaient faire en ville ? s’enquit Moiraine.
— S’ils l’ont dit ? (Très surpris, Avin en oublia de baisser la tête.) Bien sûr que oui ! Mais j’oubliais, vous étiez dans la cambrousse, où on entend seulement bêler les moutons. Les Fils sont ici à cause de ce qui se passe au Ghealdan. Le Dragon, vous savez ? Enfin, le type qui s’est baptisé ainsi… Les Fils disent que ce fou a réveillé le mal – et c’est ce qu’il a fait, je suis bien d’accord – et qu’ils sont là pour l’éradiquer. Mais ce Dragon est au Ghealdan, pas ici ! Un prétexte pour se mêler de nos affaires, voilà ce que c’est, selon moi ! Le Croc du Dragon s’affiche déjà sur la porte de pauvres gens…
Cette fois, Avin ne put s’empêcher de cracher dans la poussière.
— Les Fils ont fait beaucoup de dégâts ? demanda Lan.
Avin secoua la tête.
— Non, mais ce n’est pas l’envie qui leur manque ! Par bonheur, le Gouverneur leur fait aussi peu confiance que moi. Il n’en laisse jamais entrer plus de dix en même temps, et je vous jure que ça les rend furieux ! Les autres attendent dans un camp, un peu au nord d’ici. Les fermiers du coin ne doivent pas en mener large, je parie ! Les Fils qui viennent en ville se baladent avec leurs capes blanches et ils tentent d’en imposer aux honnêtes gens. « Marchez dans la Lumière », qu’ils disent, et c’est un ordre, pas une prière ! Plusieurs fois, ils ont failli en venir aux mains avec les conducteurs de chariot, les mineurs ou les employés des fonderies – et même avec la garde municipale –, mais le Gouverneur ne veut pas de violence et, jusque-là, il a obtenu satisfaction. S’ils traquent le mal, pourquoi ne vont-ils pas au Saldaea ? D’après ce qu’on dit, ils auraient du pain sur la planche, là-bas. Et au Ghealdan, il y a eu une grande bataille, paraît-il. Une terrible bataille.
— J’ai cru comprendre que des Aes Sedai sont parties pour le Ghealdan, dit Moiraine.
— C’est vrai, maîtresse… (Avin recommença à dodeliner de la tête.) Elles sont allées au Ghealdan, pour sûr, et c’est même ça qui a provoqué la bataille. Enfin, à ce qu’on raconte. Les Aes Sedai ont subi des pertes, paraît-il. Elles sont peut-être même toutes mortes. Je sais que beaucoup de gens ne les aiment pas, mais qui d’autre peut arrêter un faux Dragon ? Sans parler des maudits cinglés qui voudraient devenir des Aes Sedai masculins ! Qu’en ferait-on, de ces déments ?
» Bon, il y a des gens qui disent… Attention, pas les Capes Blanches, et pas moi non plus, mais des gens, simplement, qui disent donc que ce type serait pour de bon le Dragon Réincarné. Il sait faire des trucs, paraît-il… Comme utiliser le Pouvoir de l’Unique… En tout cas, il a des milliers de fidèles.
— Ne dis pas d’idioties ! s’écria Lan.
Avin eut un regard de chien battu.
— Maître Andra, je répète ce que j’entends, c’est tout… On murmure aussi que son armée se dirige vers Tear, par l’est et le sud… (Avin prit un ton grave, comme si ses propos méritaient d’être gravés dans le marbre.) Il a baptisé ses soldats le Peuple du Dragon, toujours d’après ce qu’on raconte.
— Les noms ne signifient rien, dit Moiraine.
Si quelque chose la troublait dans ces rumeurs, elle le cachait merveilleusement bien.
— Si ça t’amuse, continua-t-elle, tu peux appeler ta mule Peuple du Dragon !
— J’en doute, maîtresse… Pas avec les Capes Blanches qui rôdent dans les rues… Et je ne connais personne d’autre, d’ailleurs, qui aimerait ce nom… Je vois ce que vous voulez dire, maîtresse, mais… Non, ma mule, je préfère l’appeler autrement…
— Une sage décision, conclut Moiraine. Et maintenant, nous allons devoir te laisser.
— Surtout, ne vous inquiétez pas, maîtresse, fit Avin avec toute l’humilité qu’il pouvait afficher. Je n’ai vu personne… (Il approcha du battant de porte et entreprit de le refermer.) Oui, je n’ai rien vu ni entendu. Pour tout dire, personne n’a franchi ce portail depuis des jours. Regardez, il est fermé, la barre de sécurité en place…
— Que la Lumière brille sur toi, Avin, souffla Moiraine.
Sur ces mots, elle s’éloigna et tous ses compagnons lui emboîtèrent le pas. Se retournant, Rand vit que le vieil homme était toujours debout près du portail. Apparemment, il polissait une grosse pièce avec un coin de sa cape tout en ricanant bêtement.
Les fugitifs remontèrent une série de rues assez étroites flanquées d’entrepôts et, à intervalles irréguliers, de hautes clôtures de bois.
Rand marcha un moment à côté du trouvère.
— Thom, que signifiait cette histoire de Peuple du Dragon ? Et Tear ? C’est bien une ville portuaire qui se dresse au bord de la mer des Tempêtes ?
— Le Cycle de Karaethon…, dit simplement le trouvère.
Rand sursauta.
Les Prophéties du Dragon…
— Personne n’évoque le… Enfin, on ne raconte pas ces histoires-là à Deux-Rivières. En tout cas, pas à Champ d’Emond. Notre Sage-Dame écorcherait vif quiconque s’y aventurerait.
— Je n’en doute pas…, lâcha Thom.
Il jeta un coup d’œil à Moiraine, toujours loin devant avec Lan. Estimant qu’elle ne pouvait pas l’entendre, il enchaîna :
— Tear est le plus grand port de la mer des Tempêtes, et la forteresse qui assure sa défense se nomme la Pierre de Tear. On dit que c’est la première place forte qui fut construite après la Dislocation du Monde. Depuis, elle n’a jamais été prise, même si beaucoup d’armées ont essayé. Une des prophéties affirme que la Pierre ne tombera pas jusqu’au moment où le Peuple du Dragon y viendra. Une autre prétend qu’elle restera inexpugnable tant que la main du Dragon ne maniera pas l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée. (Thom fit la grimace.) La chute de la Pierre comptera parmi les rares preuves incontestables de la renaissance du Dragon. Puisse cet édifice rester debout jusqu’à ce que mes os soient retombés en poussière !
— Et cette Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée ? De quoi s’agit-il ?
— Le nom parle de lui-même, pas vrai ? En réalité, j’ignore si c’est une vraie lame ou autre chose. Quoi qu’il soit, cet objet repose dans le Cœur de la Pierre, la citadelle centrale de la forteresse. Personne ne peut y entrer, à part les Hauts Seigneurs, et ils ne parlent jamais de ce qu’ils y voient. Et, s’il leur arrive de se confier, ce n’est sûrement pas à un trouvère…
Rand ne cacha pas sa perplexité.
— Pour que la Pierre tombe, il faut que le Dragon manie l’épée. Mais, pour ça, la forteresse doit avoir été prise. Sauf si le Dragon est un des Hauts Seigneurs de Tear, bien entendu…
— C’est très peu probable, mon garçon, affirma le trouvère. À Tear on déteste tout ce qui est lié au Pouvoir. C’est encore pire qu’à Amador, ce qui n’est pas peu dire.
Devant la perplexité de son interlocuteur, Thom ajouta :
— Amador est la place forte des Fils de la Lumière !
— Alors, comment la prophétie peut-elle s’accomplir ? demanda Rand. Personnellement, je serais ravi que le Dragon ne se réincarne jamais, bien sûr. L’ennui, c’est qu’une prédiction qui ne se réalise pas n’a aucun sens. On dirait que cette histoire a pour but de convaincre les gens que le Dragon ne renaîtra pas…
— Tu poses beaucoup trop de questions, mon garçon ! s’exclama Thom. Une prophétie facile à réaliser ne vaudrait pas grand-chose non plus, tu ne crois pas ? (Brusquement, l’humeur du trouvère passa de la morosité à l’enthousiasme.) Nous y voilà enfin ! Je ne sais pas où, mais nous sommes arrivés.
Lan venait de s’arrêter devant une haute clôture qui ressemblait à toutes celles que le groupe avait dépassées. Dégainant sa dague, il introduisit la lame entre deux planches, tâtonna un peu puis tira, faisant pivoter une partie de la clôture comme s’il s’agissait d’une porte.
En fait, c’était bel et bien une porte, constata Rand, mais conçue pour être ouverte de l’autre côté, pas à partir de la rue. Avec sa dague, Lan avait habilement crocheté le système de fermeture.
Moiraine passa la première, tenant Aldieb par la bride. Lan fit signe aux autres de la suivre, entra le dernier et referma la porte derrière lui.
Les voyageurs déboulèrent dans la cour d’une auberge. L’établissement, vraiment très grand, couvrait deux fois plus de surface au sol que La Cascade à Vin. Et il avait trois étages, près de la moitié des fenêtres étant illuminées – comment une ville pouvait-elle recevoir tant de visiteurs en même temps ?
Alors que les fugitifs avançaient vers l’écurie attenante à l’auberge, trois hommes vêtus d’un tablier de toile crasseux en sortirent. Le plus mince du lot – et le seul à ne pas brandir une fourche à fumier – avança vers les nouveaux venus en gesticulant.
— Eh ! vous ne pouvez pas entrer par ici ! Il faut faire le tour et passer par la porte de devant.
Lan tendit la main vers sa bourse. Avant qu’il ait pu la saisir, un quatrième homme, aussi imposant que maître al’Vere, émergea au pas de course de l’auberge, un joyeux vacarme l’accompagnant tandis qu’il franchissait la porte. La chevelure rare, sauf une couronne au-dessus des oreilles, il arborait un tablier immaculé – la preuve qu’il était le propriétaire de l’établissement.
— Laisse tomber, Mutch, dit-il. Ce sont des habitués, il n’y a pas de problème… Allons, les gars, occupez-vous de leurs chevaux.
Mutch fit signe qu’il avait compris, puis il appela ses deux compagnons. Tandis que Rand et les autres récupéraient leurs sacoches de selle et leurs couvertures, l’aubergiste s’inclina bien bas devant Moiraine puis lui sourit avec une sincère cordialité.
— Bienvenue, maîtresse Alys ! Je suis ravi de vous revoir, maître Andra et vous. Votre brillante conversation n’a pas manqué qu’à moi ! Je me suis fait bien du souci de vous savoir si loin de la civilisation. En des temps si troublés, avec un printemps pourri et des loups qui s’aventurent jusqu’au mur d’enceinte, la nuit… (L’homme se tapa sur le ventre des deux mains, puis secoua la tête, l’air contrit.) Mais je jacasse au lieu de vous inviter à entrer ! Venez donc ! Un bon repas et un lit douillet, voilà ce qu’il vous faut à tous. Et vous ne trouverez pas de meilleure auberge à Baerlon. Ici, tout est de première qualité.
— Et un bon bain, maître Fitch, c’est dans vos possibilités ? demanda Moiraine.
— Quelle excellente idée ! approuva Egwene.
— Un bain ? L’Auberge du Cerf et du Lion propose les meilleures baignoires de Baerlon. Bienvenue en ville, messires et mes dames.