Les dernières notes de ce qui aurait dû être Le vent qui fait trembler les saules consentirent enfin à s’estomper alors que Mat, d’un geste théâtral, éloignait de sa bouche la flûte parée d’or et d’argent de Thom Merrilin.
Simultanément, Rand écarta les mains de ses oreilles. Non loin de là, un marin occupé à enrouler un cordage s’autorisa un soupir de soulagement. Pendant un moment béni, on n’entendit plus que l’eau qui clapotait contre la coque, le grincement rythmique des rames et le chant du gréement caressé par le vent. Les bourrasques frappant le navire de face, les voiles étaient repliées depuis le matin.
— Eh bien, il faut que je te remercie, Mat, dit Thom, parce que tu me permets de vérifier l’exactitude d’un vieux dicton. « Même avec un bon professeur, un cochon ne saura jamais jouer de la flûte ! »
Le marin éclata de rire et Mat leva l’instrument comme s’il voulait le lancer sur le trouvère.
Thom le lui subtilisa et le rangea dans son étui.
— Je croyais que les bergers tuaient le temps en jouant du pipeau, soupira le trouvère. Ça m’apprendra à gober toutes les âneries qu’on me raconte…
— C’est Rand, le berger ! répliqua Mat. Le pipeau, c’est son truc, pas le mien !
— Eh bien, j’avoue qu’il est un peu plus doué que toi… Mais nous devrions nous concentrer sur le jonglage. Là, au moins, vous avez un peu de talent…
— Thom, dit Rand, pourquoi tous ces efforts ? (Il coula un regard au marin et baissa le ton.) Vous savez, nous ne voulons pas vraiment devenir des trouvères… C’est simplement une couverture, en attendant de retrouver Moiraine et les autres.
Les yeux baissés sur l’étui de sa flûte, Thom se lissa le bout de la moustache, puis il répondit :
— Et si vous ne les retrouvez pas, mon garçon ? Rien ne prouve qu’ils soient encore de ce monde.
— Ils sont vivants ! affirma Rand.
Il se tourna vers Mat, quêtant son soutien. Mais son ami, les sourcils froncés et la bouche pincée, regardait le pont comme s’il le voyait pour la première fois.
— Alors, tu t’exprimes ? lui lança Rand. Jouer de la flûte aussi mal qu’un cochon ne peut pas te traumatiser à ce point. En réalité, je ne suis pas beaucoup plus doué que toi. Et, de toute façon, ça ne t’a jamais intéressé…
Mat se tourna enfin vers son ami.
— Et s’ils étaient morts ? demanda-t-il. Il faut accepter les faits, non ?
À cet instant précis, le guetteur campé à la proue brailla à tue-tête :
— Pont-Blanc ! Pont-Blanc droit devant !
Incapable de croire que son ami puisse se montrer tellement cynique, Rand soutint un long moment son regard. Tandis que les marins s’apprêtaient à accoster, Mat baissa un peu la tête, mais il ne se démonta pas pour autant.
Rand aurait voulu lui tenir un long discours, mais il n’en trouva pas le premier mot. Bon sang ! ils devaient croire que les autres s’en étaient tirés ! C’était capital !
Et pourquoi ça ? dit une petite voix dans un coin de sa tête. Tu crois que la vie est comme les histoires de Thom ? Les héros trouvent le trésor, ils terrassent le méchant et vivent heureux à tout jamais ? Certains récits du trouvère ne finissent même pas ainsi… Il arrive que les héros meurent. En es-tu seulement un, Rand al’Thor ? Toi, un vulgaire berger ?
Brusquement, Mat s’empourpra et rompit le contact visuel. Cessant de philosopher, Rand se fraya un chemin jusqu’au bastingage, bousculant un ou deux marins au passage. Mat le suivit lentement et sans faire l’effort d’éviter le matelot qui faillit le percuter de plein fouet.
Des marins allaient et venaient sur tout le bateau, leurs pieds nus martelant le pont. Certains tiraient sur des cordages, d’autres s’occupaient des haubans, et d’autres encore apportaient de gros sacs en toile goudronnée tellement remplis de laine qu’ils menaçaient d’exploser. Quelques hommes préparaient des amarres aussi épaisses que le poignet de Rand. Si pressés qu’ils fussent, tous ces matelots se déplaçaient avec l’assurance de professionnels qui n’en étaient pas à leur coup d’essai. Malgré ça, Domon s’agitait frénétiquement sur le pont, couvrant d’injures tous ceux qui ne se dépêchaient pas assez à ses yeux.
Mais Rand se concentrait sur autre chose : la ville qui venait de lui apparaître au sortir d’un ultime lacet de la rivière Arinelle. Bien sûr, il en avait entendu parler dans des chansons et des histoires – y compris les récits des colporteurs – mais, aujourd’hui, la légende se dressait devant lui.
Le pont blanc qui donnait son nom à la cité enjambait les eaux à une hauteur faramineuse – deux fois celle du mât du Poudrin, sinon plus. D’une berge à l’autre, il arborait la blancheur scintillante qui faisait sa réputation jusqu’au coin le plus reculé de Deux-Rivières. Des piles composées du même matériau immaculé plongeaient bravement dans le courant, mais elles semblaient trop fines et trop fragiles, telles des pattes d’araignée – pour supporter une structure pareille.
Paraissant taillée d’une seule pièce, comme si on avait utilisé un unique bloc ciselé par la main d’un géant, l’arche était si belle et si délicate qu’on pouvait aisément oublier sa taille hors du commun. Comparée à un tel gigantisme, la cité qui se nichait au pied de l’ouvrage donnait l’impression d’être minuscule. En réalité, Pont-Blanc était bien plus vaste que Champ d’Emond, ses maisons en pierre et en brique évoquant d’ailleurs plutôt celles de Bac-sur-Taren. Évitant adroitement les embarcadères de bois qui saillaient sur toute la longueur des deux berges, des bateaux de pêche remontaient ou descendaient la rivière tout en relevant leurs filets.
Tel un monarque géant, le pont dominait toute cette vie de sa minérale majesté.
— On dirait du verre…, murmura Rand rien que pour lui-même.
Le capitaine Domon, les pouces glissés dans sa large ceinture à boucle d’or, s’immobilisa derrière le jeune homme.
— Non, mon gars, dit-il. Ce n’est pas du verre, c’est sûr ! Même s’il pleut très fort, ce matériau n’est jamais glissant. Et avec le meilleur ciseau à froid, impossible d’y laisser une marque, si musclé qu’on soit…
— Un vestige de l’Âge des Légendes, dit Thom. C’est ce que j’ai toujours pensé…
Domon eut un grognement dubitatif.
— Peut-être, oui… Mais qui reste sacrément utile ! Qui sait ? il a pu être construit par quelqu’un d’autre que les Aes Sedai. Et, par la bonne Fortune ! qui nous dit qu’il est si vieux que ça ? (Domon tendit le cou pour se mettre à enguirlander un marin.) Mets-y un peu d’énergie, espèce de crétin !
Le capitaine partit au pas de course.
Rand contempla le pont d’un œil nouveau et fasciné. « Un vestige de l’Âge des Légendes… » Donc, l’œuvre des Aes Sedai. Malgré tous ses beaux discours sur les merveilles du monde, Domon n’aimait pas cette idée, et il n’en faisait pas mystère. L’œuvre des Aes Sedai… En entendre parler était une chose, mais avoir sous les yeux une de ces créations, et pouvoir la toucher si on voulait…
C’est une tout autre affaire, tu le sais, pas vrai ?
Un instant, Rand crut voir une ombre onduler au cœur même de la structure d’un blanc laiteux. Il tourna la tête vers les quais désormais très proches, mais le pont continua à briller à la périphérie de sa vision.
— Nous sommes à destination, Thom ! dit-il avec un petit rire forcé. Et il n’y a pas eu de mutinerie.
Le trouvère se contenta de pousser un gros soupir qui fit frémir sa moustache, mais deux marins qui préparaient une amarre, non loin de là, jetèrent au jeune homme un regard peu amical. Tandis qu’ils se concentraient de nouveau sur leur ouvrage, Rand cessa de ricaner. Jusqu’à l’appontage, décida-t-il, il allait se forcer à ne pas regarder ces matelots.
Le Poudrin se colla en douceur contre le premier quai libre, un simple assemblage de solides rondins reposant sur des piliers revêtus de goudron. Quand le vaisseau s’immobilisa, le mouvement arrière des rames fit écumer et tourbillonner l’eau. Alors qu’on rentrait les rames, des marins jetèrent les amarres aux hommes qui attendaient les navires sur le quai. Au même moment, d’autres matelots firent basculer par-dessus le bastingage les sacs de laine attachés à des cordages – une précaution indispensable pour éviter que la coque soit endommagée par les piliers.
Avant même que les dockers aient entrepris de tirer le bateau le plus près possible du quai, des carrosses apparurent tout au bout de la structure de bois. Deux grands véhicules noirs et brillants, chacun portant sur la portière principale un nom écrit en grandes lettres dorées. Dès que la passerelle du Poudrin fut en place, les passagers des carrosses se précipitèrent et entreprirent de la gravir au pas de course. Portant une cape verte doublée de soie bleue sur un long manteau également en velours vert, chacun de ces hommes chaussés de délicats escarpins était suivi par un serviteur en livrée très sobre qui portait une cassette bardée de fer.
Une fois sur le pont, ces visiteurs se dirigèrent vers le capitaine. Leur sourire trop béat pour être vrai s’effaça quand Domon leur hurla soudain au visage :
— Toi, là-bas !
Un index tendu, le capitaine désignait en réalité Floran Gelb, qui tentait de se faire plus petit que nature. Si le front du marin ne portait plus trace du coup de botte involontaire de Rand, l’homme continuait à se le masser régulièrement, comme pour ne pas oublier la raison de sa rancœur.
— C’était la dernière fois que tu dormais pendant ton quart ! rugit Domon. En tout cas sur mon bateau – et sur tous les autres, si j’ai mon mot à dire. Choisis ton côté préféré – le quai ou la rivière – et dégage immédiatement de mon pont !
Rentrant les épaules, Gelb jeta à Rand et à ses amis un dernier regard brillant d’une haine dévorante. Particulièrement hargneux lorsque ses yeux se posèrent sur le jeune berger, il regarda ensuite autour de lui, en quête du soutien de ses camarades. Les uns après les autres, les matelots lâchèrent leur tâche en cours pour riposter froidement à l’agression visuelle de Gelb. Voyant que personne ne prendrait sa défense, le petit homme marmonna quelques jurons, puis il se précipita vers le dortoir de l’équipage. Domon fit signe à deux hommes de l’accompagner – histoire de s’assurer qu’il ne vole ni ne sabote rien – puis se désintéressa de son sort. Dès qu’il les regarda de nouveau, les marchands recommencèrent à sourire et à faire des courbettes comme si l’interruption n’avait jamais eu lieu.
Sur un ordre de Thom, Mat et Rand commencèrent à rassembler leurs affaires. Une formalité, car ils n’avaient pas grand-chose de plus que leurs vêtements. Rand récupéra sa couverture, ses sacoches de selle et l’épée de son père. Contemplant l’arme, il eut un accès de mal du pays si violent que ses yeux picotèrent. Reverrait-il Tam un jour ? Et son foyer ?
Tu vas passer le reste de ta vie à fuir, terrorisé par tes cauchemars.
Remué, il boucla le ceinturon d’armes autour de sa taille.
Suivi par ses anges gardiens, Gelb revint sur le pont.
Même si le marin déchu regardait droit devant lui, Rand sentit la haine qui émanait de lui par vagues. Le visage fermé et le dos bien droit, le marin réprouvé descendit la passerelle et s’éloigna sur le quai, disparaissant bientôt derrière les carrosses des marchands.
Il n’y avait pas foule sur le quai. Un mélange de dockers, de pêcheurs et de citadins venus spécialement pour voir arriver en cet étrange printemps le premier navire parti du Saldaea. Parmi les rares femmes présentes, aucune ne ressemblait à Egwene et moins encore à Moiraine. Pas un seul homme ne pouvait être Lan – en d’autres termes, les amis de Rand n’étaient pas là.
— Ils ne sont peut-être pas venus sur le quai, tout simplement, dit le jeune homme.
— Possible, répondit laconiquement Thom. (Avec moult précautions, il ajusta les étuis de ses instruments dans son dos.) Vous deux, vous devrez garder un œil sur Gelb. S’il en a la possibilité, il nous fera des ennuis. Et notre but est de traverser Pont-Blanc assez discrètement pour que tout le monde nous ait oubliés cinq minutes après notre départ.
Les capes des trois voyageurs claquèrent au vent tandis qu’ils se dirigeaient vers la passerelle.
Comme à son habitude, Mat portait son arc en travers de la poitrine. Même après des jours de navigation, l’arme attirait l’attention de membres d’équipage, qui utilisaient tous un arc court.
Domon abandonna les marchands pour intercepter Thom devant la passerelle.
— Vous me quittez, maître trouvère ? Ne puis-je pas vous convaincre de rester à bord ? Je vais en Illian, où les gens ont un authentique respect pour les artistes tels que vous. Croyez-moi, il n’y a pas au monde de meilleur endroit pour un trouvère ! Et nous y serons à temps pour la fête de Sefan. Les compétitions, vous savez ? Cent pièces d’or pour celui qui raconte le mieux La Grande Quête du Cor…
— Une belle récompense, c’est vrai, concéda Thom avec une révérence qui fit onduler sa cape couverte de carrés colorés. Et un formidable défi qui attire des trouvères venus de tous les coins du monde. Hélas, considérant vos tarifs, je crains que nous ne puissions pas nous payer le voyage.
— Eh bien, à ce sujet…
Le capitaine décrocha une bourse de sa ceinture et la lança à Thom, qui la saisit au vol, la faisant cliqueter d’une manière très encourageante.
— Voici le prix de votre passage, plus un petit bonus… Les dégâts étaient moins importants que je l’ai cru, et, avec votre harpe et vos récits, vous avez amplement payé votre place. Si vous restez à bord jusqu’à la mer des Tempêtes, je suis prêt à doubler la somme. Et je vous débarquerai en Illian. Même sans le défi, un bon trouvère peut y gagner une fortune.
Soupesant pensivement la bourse, Thom hésitait, mais Rand intervint :
— Nous devons retrouver des amis ici, capitaine, puis continuer jusqu’à Caemlyn. Navré, mais nous découvrirons l’Illian une autre fois.
Thom fit la moue, soupira sous sa moustache, la faisant onduler, puis rangea la bourse dans sa poche.
— Si nos amis ne sont pas là, nous y repenserons…
— J’y compte bien, dit Domon. Dommage que je n’aie pas pu garder Gelb comme cible de la colère des hommes, mais il me fallait tenir parole. Je vais devoir ménager l’équipage, à partir de maintenant, tant pis s’il me faut trois fois plus de temps que prévu pour atteindre l’Illian. Finalement, ces Trollocs étaient peut-être à votre poursuite, pas à la mienne…
Rand sursauta mais parvint à tenir sa langue. Bien entendu, Mat en fut incapable :
— Qu’est-ce qui vous a fait penser le contraire ? demanda-t-il. Ils cherchaient le même trésor que nous, bien entendu…
— Peut-être…, grogna Domon, pas convaincu du tout. (Il se passa les doigts dans la barbe, puis désigna la poche où Thom venait de ranger la bourse.) Le double si vous vous chargez d’aider mes gars à supporter la pression que je leur impose. Pensez-y vite, parce que je lèverai l’ancre demain à l’aube.
Sur ces mots, il se détourna et rejoignit les marchands en s’excusant de les avoir fait attendre.
Thom hésitait toujours, mais Rand le tira sur la passerelle et il se laissa faire. Sur les quais, plusieurs curieux murmurèrent lorsqu’ils virent la cape si caractéristique du trouvère. Certains l’interpellèrent, demandant où il avait prévu de se produire.
Pour ce qui est de traverser Pont-Blanc discrètement, nous voilà servis ! songea Rand.
Avant le coucher du soleil, toute la population saurait qu’il y avait un trouvère en ville. Rand continua à tirer Thom, qui resta muet comme une carpe et ne tenta même pas de ralentir pour faire un peu la roue sous le regard de ses admirateurs potentiels.
Les cochers des carrosses baissèrent la tête pour étudier l’artiste. Mais ils ne crièrent pas, sans doute parce que le sérieux dont ils devaient faire montre dans leur profession le leur interdisait.
— Nous devons trouver Moiraine et les autres le plus vite possible, dit Rand. Thom, nous aurions dû penser à vous faire changer de cape.
Le trouvère se dégagea soudain et s’immobilisa.
— Un aubergiste saura nous dire si nos amis sont ici, ou s’ils y sont passés. Mais il faut trouver le bon patron d’établissement. Les nouvelles et les rumeurs transitent toutes par les auberges… Si les autres ne sont pas là… (Thom regarda alternativement les deux jeunes gens.) Il faudra que nous parlions, tous les trois…
Sur ces mots, le trouvère partit à grandes enjambées. Pour ne pas se laisser distancer, Mat et Rand durent quasiment courir.
De près, le grand pont auquel la cité devait son nom la dominait autant que de loin, mais, une fois dans les rues, Rand s’aperçut que Pont-Blanc n’avait rien à envier à Baerlon du point de vue de la taille. En revanche, la population semblait moins dense et le trafic également. Tirées par un cheval, un bœuf, un âne ou parfois même un homme, pas mal de charrettes allaient et venaient dans le dédale de rues. On ne voyait par contre aucun carrosse. Parce qu’ils appartenaient tous à des marchands qui s’étaient rués sur les quais ?
Une multitude de boutiques s’alignaient des deux côtés des voies pavées. Un grand nombre d’artisans travaillaient devant leur établissement, dont l’enseigne grinçait au vent. Les trois voyageurs passèrent devant un type qui réparait des casseroles, puis s’intéressèrent un instant au bagout d’un tailleur qui décrivait à un client potentiel les qualités d’un rouleau de tissu. Assis sur le seuil de son échoppe, un cordonnier tapait à grands coups de marteau sur le talon d’une botte. Des colporteurs vantaient à tue-tête leurs talents de rémouleurs tandis que d’autres, tout aussi bruyants, tentaient d’intéresser les badauds à leur étal de fruits ou de légumes. Mais ils n’y parvenaient pas, peut-être parce que leur offre était aussi peu enthousiasmante qu’à Baerlon. Et, bien qu’il s’agisse d’un port fluvial, même les poissonniers n’exposaient que de minables petites piles de poissons.
Si les temps n’étaient pas encore difficiles, on voyait sans peine qu’ils le deviendraient bientôt, sauf si le climat consentait à s’adoucir. Un peu partout, parmi les passants comme parmi les commerçants, tous les visages exprimaient une sourde inquiétude. Quelque chose de très déplaisant menaçait Pont-Blanc, ça ne faisait aucun doute.
À l’endroit où venait mourir l’arche imposante du Pont Blanc, de ce côté de la rivière, s’étendait une grande place aux pavés usés par des générations de roues de chariots et de semelles de chaussures. Autour de ce qui était sans doute le cœur de la ville, plusieurs auberges s’alignaient en alternance avec une série de boutiques et de grands immeubles de brique rouge munis d’enseignes où s’affichaient les noms que Rand avait vus sur les chariots des marchands.
Thom changea brusquement de direction et entra dans une des auberges, apparemment choisie au hasard. Sur l’enseigne qui oscillait au vent, on voyait sur la gauche l’image d’un homme en train de marcher avec un paquetage sur le dos et, sur la droite, un dessin où la tête du même personnage reposait mollement sur un oreiller. Entre les deux, quatre mots annonçaient tout un programme : Au Repos du voyageur.
Pour l’instant, la salle commune était vide, à l’exception du gros tenancier occupé à tirer de la bière d’un tonneau et de deux hommes assis à une table, au fond, devant des chopes qu’ils contemplaient mornement. Contrairement au patron, ils ne levèrent pas la tête quand les trois voyageurs entrèrent dans la salle séparée en deux par une cloison d’environ cinq pieds de hauteur, chaque demi-pièce bénéficiant d’une cheminée où crépitait un bon feu.
En découvrant l’aubergiste, Rand se demanda vaguement si tous les membres de cette respectable profession étaient obèses et frappés de calvitie galopante.
Se frottant frileusement les mains, Thom lança un commentaire sur les rigueurs intrigantes du climat, pour la saison, puis il commanda du vin chaud épicé pour trois et précisa :
— Nous aimerions le boire dans un endroit tranquille où nous pourrions parler sans être dérangés.
L’aubergiste désigna la cloison.
— La partie opposée à l’entrée, c’est ce que je peux vous proposer de mieux, sauf si vous voulez prendre une chambre. J’ai divisé ma salle en deux pour les marins qui font escale en ville. Sur tous les bateaux, une moitié de l’équipage en veut à mort à l’autre – et inversement. Je les sépare pour qu’ils ne dévastent pas mon établissement. (Jusque-là, l’homme n’avait pas quitté des yeux la cape de Thom, et il en détourna le regard seulement pour croiser celui de l’artiste.) Vous restez ? Voilà un moment que nous n’avons pas eu un trouvère. Pour se distraire un peu, les gens ne regarderaient pas à la dépense. Je pourrais même vous faire une ristourne sur l’hébergement et les repas.
Vive la discrétion ! pensa Rand, désabusé.
— C’est très généreux de votre part, fit Thom. Rien ne dit que je refuserai votre offre mais, pour l’instant, j’ai besoin d’un peu d’intimité.
— Je vous apporte le vin dans un moment… Mais songez-y : ici, un trouvère peut se remplir les poches.
Toutes les tables du fond étaient vides. Pourtant, Thom en choisit une au milieu de la pièce.
— Comme ça, expliqua-t-il, personne ne peut nous écouter sans être vu. Vous avez entendu ce faquin ? Une ristourne ? Alors que je peux faire doubler sa clientèle juste en venant m’asseoir ici ? Un aubergiste honnête offre le gîte et le couvert au trouvère, plus une solide participation aux bénéfices.
La table n’était pas bien propre et le plancher ne devait pas avoir vu de balai depuis des semaines. Regardant autour de lui, Rand eut une moue dégoûtée. Même très malade, maître al’Vere serait sorti de son lit plutôt que de laisser la crasse s’accumuler ainsi.
— Nous sommes à la recherche d’informations, rappela Thom, et de rien d’autre. Vous vous en souviendrez ?
— Pourquoi cet endroit ? s’enquit Mat. En chemin, j’ai vu des auberges beaucoup mieux tenues.
— La route de Caemlyn prolonge directement le pont, de l’autre côté de la rivière, dit Thom. Tous les gens qui traversent Pont-Blanc à pied, en diligence ou à cheval sont obligés de passer par cette place pour rejoindre le pont. Les bateliers sont une autre affaire, c’est vrai, mais vos amis ne sont certainement pas sur un navire. Si personne n’a entendu parler d’eux dans cet établissement, nous pourrons conclure qu’ils ne sont pas venus… Surtout, laissez-moi parler. Il faut procéder prudemment, voyez-vous ?
Sur ces mots, l’aubergiste apparut, trois chopes ébréchées tenues ensemble par l’anse dans un de ses battoirs. De sa main libre, il fit mine d’essuyer la table avec un chiffon – de toute façon crasseux – et en profita pour ramasser les pièces que Thom venait de poser devant lui.
— Si vous restez, dit l’homme en posant les chopes, vous boirez à l’œil. Et ici, le vin est très bon.
Thom eut un sourire qui ne se communiqua pas à ses yeux.
— Je vais y penser, aubergiste… Qu’y a-t-il de neuf, par ici ? Voilà un moment que nous sommes coupés de tout…
— Eh bien, il y a de grandes nouvelles. Oui, de sacrées grandes nouvelles !
L’aubergiste jeta négligemment le chiffon sur son épaule, puis il tira une chaise, s’assit, croisa les bras et soupira que se poser cinq minutes était un véritable luxe et qu’il adorait ça. Après avoir informé ses clients qu’il se nommait Bartim, il leur fit tout un discours sur ce qu’il appelait ses « pauvres pieds » couverts de corne et d’ampoules – à force de rester debout, il les mettait à la torture, sans oublier la transpiration qui…
Thom mentionnant de nouveau qu’il ne savait plus rien du monde depuis trop longtemps, Bartim consentit à oublier pour un moment les malheurs de ses orteils.
En ce qui concernait les nouvelles, l’aubergiste n’avait pas menti. C’était énorme ! Le faux Dragon Logain avait été capturé après une grande bataille, près de Lugard, alors qu’il tentait de faire passer son armée du Ghealdan à Tear. Les prophéties, bien entendu !
Thom fit signe qu’il avait compris, et Bartim reprit son récit. Les routes du Sud grouillaient de réfugiés, les plus chanceux portant sur leur dos une partie de leurs biens. Des milliers de malheureux fuyaient dans toutes les directions.
— Comme de juste, ricana Bartim, aucun d’eux ne soutenait Logain. À présent, on ne trouve plus du tout de partisans de cet « imposteur »… En revanche, le nombre de pauvres gens chassés de chez eux a été multiplié par dix…
Les Aes Sedai avaient joué un rôle dans la capture de Logain. Lorsqu’il ajouta cette précision, Bartim cracha par terre et il recommença après avoir révélé que les « sœurs » conduisaient le faux Dragon à Tar Valon.
Bartim se tenait pour un homme de bien et un professionnel respectable. Pour lui, les Aes Sedai pouvaient s’en retourner dans la Flétrissure d’où elles venaient – et emporter Tar Valon avec elles, tant qu’à faire ! S’il avait le choix, il n’approcherait pas d’une de ces femmes à moins de cent lieues, et encore ! Comme on pouvait s’y attendre, en chemin vers le nord, elles s’arrêtaient dans les villes et dans les villages pour exhiber leur prisonnier. Ainsi, tout le monde saurait que le faux Dragon était neutralisé.
Bartim aurait aimé voir ça, avoua-t-il. Quitte à être plus près que prévu d’une Aes Sedai… L’envie d’aller à Caemlyn le titillait, mais…
— Elles vont le forcer à comparaître devant la reine Morgase… (Bartim se toucha le front en signe de respect.) Je n’ai jamais vu notre souveraine. Un homme doit faire cette expérience au moins une fois dans sa vie, non ?
Logain pouvait faire des « tours », expliqua l’aubergiste. Deux ans plus tôt, il avait vu l’avant-dernier faux Dragon alors qu’il sillonnait la région, mais ce n’était qu’un type banal qui croyait pouvoir devenir un roi. Avec lui, il n’y avait pas eu besoin d’Aes Sedai. Les soldats l’avaient coincé, couvert de chaînes et jeté dans un chariot. Comme il avait l’air minable, recroquevillé sur lui-même, les bras protégeant sa tête, tandis que les gens le bombardaient de pierres ou lui taquinaient les côtes avec des bâtons ! La foule l’avait sacrément malmené, les soldats s’interdisant d’intervenir tant que la vie du prisonnier n’était pas en danger. Laisser la populace constater par elle-même que c’était un homme ordinaire ne pouvait pas faire de mal. Ce menteur-là n’avait aucun tour dans son sac. Logain, en revanche, avait la réputation d’être vraiment hors du commun. S’il partait, Bartim ferait le plein d’histoires à raconter à ses petits-enfants. Mais l’auberge le retenait…
Rand écouta toute la tirade de l’aubergiste avec un intérêt sincère. À Champ d’Emond, quand Padan Fain avait parlé d’un faux Dragon capable de canaliser le Pouvoir, cette nouvelle avait paru si extraordinaire ! Avec ce qu’il avait vécu ces derniers jours, Rand n’était plus enclin à s’ébaubir. Cela dit, il y avait de quoi battre tambour, il devait le reconnaître. Le genre d’histoire qu’on raconte des décennies plus tard à ses petits enfants… Qu’il y parvienne ou non, Bartim dirait sûrement aux siens qu’il avait vu Logain de ses yeux.
Jusque-là, Rand n’avait jamais pensé que les aventures de quelques villageois de Deux-Rivières pourraient fasciner quelqu’un, à part d’autres habitants du coin. Mais tout changeait…
— Voilà matière à faire une formidable histoire ! s’écria Thom. De celles qu’on raconte pendant des siècles. Je regrette de ne pas avoir été là ! (Le trouvère semblait parfaitement sincère – et, selon Rand, il l’était.) Je vais quand même essayer de voir ce Logain. Tu n’as pas précisé quelle route ont empruntée les Aes Sedai et leur prisonnier. Mais il y a peut-être d’autres voyageurs dans le coin ? Eux, ils sauront, avec un peu de chance…
Bartim eut un geste agacé.
— Vers le nord, c’est tout ce qu’on sait, trouvère ! Si tu veux le voir, va à Caemlyn. C’est la seule information que j’aie, et si d’autres étaient disponibles à Pont-Blanc je les connaîtrais.
— Je n’en doute pas un instant, concéda Thom… Dis-moi, beaucoup de voyageurs doivent s’arrêter ici, non ? Ton enseigne attire l’œil. Je l’ai vue depuis le pied du Pont Blanc…
— On ne la voit pas seulement de là, tu peux me croire ! (Bartim changea brusquement de sujet.) Il y a deux jours, un Illianien est passé en ville avec une proclamation couverte de sceaux et fermée par des rubans. Il l’a lue à haute voix ici, au milieu de la place. À l’en croire, il ira la lire jusque dans les montagnes de la Brume et peut-être même au-delà, sur les rives de l’océan d’Aryth – si les cols sont ouverts. Il paraît que des hérauts sont chargés de la faire connaître aux huit coins du monde. (Bartim secoua la tête.) Les montagnes de la Brume… On raconte qu’elles sont auréolées de brouillard toute l’année et qu’il y a des créatures, dans cette purée de pois, capables d’écorcher vif un homme avant qu’il ait eu le temps de dire « ouf ».
Mat ricana, s’attirant un regard courroucé de l’aubergiste.
— Et que disait cette proclamation ? demanda Thom.
— Eh bien, elle annonçait la Grande Quête du Cor ! J’ai oublié de le dire ? Les Illianiens invitent chez eux tous ceux qui sont prêts à se consacrer corps et âme à la Quête. Tu imagines ça, trouvère ? Se vouer à une légende ? Mais ils trouveront bien des candidats. Il y a des imbéciles partout, comme nous le savons tous. Le héraut clamait que la fin du monde est pour bientôt. L’ultime bataille contre le Ténébreux. (Bartim eut un rire qui sonna atrocement faux.) Avant, ces idiots veulent trouver le Cor de Valère. Que penses-tu de ça, l’artiste ? (L’aubergiste se mordilla une phalange, pensif.) Après l’hiver que nous venons d’avoir, il est délicat de les contredire… Sans oublier ce Logain et les deux cinglés qui l’ont précédé. Pourquoi tant de faux Dragons en à peine quelques années ? Et cet hiver de malheur ? Tout ça doit avoir un sens. Qu’en penses-tu, trouvère ?
Thom parut ne pas avoir entendu. À mi-voix, il récita quelques vers comme s’il se parlait à lui-même :
— « Lors du dernier combat désespéré
Contre la chute d’une longue nuit
Les montagnes devront faire le guet
Et le repos des morts sera troublé
Car mon appel, ils l’entendront aussi. »
— C’est ça, oui ! s’écria Bartim, comme s’il voyait déjà une foule de gens lui donner leur argent pendant qu’ils écoutaient Thom. La Grande Quête du Cor ! Déclame-leur cette histoire, et ils se suspendront aux poutres pour t’entendre. Tout le monde sait, pour la proclamation…
Thom semblant toujours dériver à des lieues de là, Rand crut judicieux d’intervenir :
— Nous cherchons des amis qui auraient dû passer par ici. Ils venaient de l’ouest. Ces deux dernières semaines, vous avez eu beaucoup de voyageurs arrivant de l’ouest ?
— Quelques-uns, oui, dit Bartim. Il y en a toujours, qui viennent de l’ouest ou de l’est… (Soudain méfiant, il dévisagea ses trois clients.) Ils ressemblent à quoi, vos amis ?
Rand voulut répondre, mais Thom, émergeant de lui seul savait où, le réduisit au silence d’un regard courroucé. Puis il se tourna vers l’aubergiste :
— Deux hommes et trois femmes, dit-il à contrecœur, possiblement ensemble, mais peut-être pas…
Il décrivit les cinq voyageurs, donnant assez de détails pour qu’on les reconnaisse – si on les avait croisés – mais pas assez pour qu’on puisse se douter de leur véritable identité.
Bartim se passa une main sur le crâne, puis il se leva lentement.
— Oublie ma proposition, trouvère. Pour être franc, j’aimerais que tu boives ton vin et que tu files avec tes amis. Et si tu es malin, ne traîne pas à Pont-Blanc !
— Quelqu’un d’autre les a demandés ? lâcha Thom. (Il sirota son vin comme si la réponse à cette question ne lui faisait ni chaud ni froid.) De qui s’agit-il ?
Bartim se gratta de nouveau le crâne, sembla sur le point de partir, mais se ravisa.
— Il y a une semaine environ, un type à tête de fouine a traversé le pont. Un dément, avons-nous tous pensé. Toujours en train de parler tout seul et éternellement agité, même quand il tentait de rester immobile. Il cherchait vos amis… Certains d’entre eux, en tout cas. Il posait la question comme si sa vie en dépendait, puis il semblait se ficher totalement de la réponse. Une fois sur deux, il affirmait qu’il allait les attendre. L’autre, il annonçait son départ, parce qu’il était très pressé. Un instant, il implorait qu’on l’aide, et celui d’après il avait des exigences de souverain. En une ou deux occasions, il a bien failli se prendre une raclée. La garde municipale voulait le jeter en prison pour sa propre sécurité. Il est reparti pour Caemlyn le jour même de son arrivée, heureusement. Un vrai fou, qui est sorti de la ville en marmonnant des bêtises…
Rand interrogea Thom et Mat du regard. Eux non plus ne voyaient pas de qui il pouvait s’agir.
— Vous êtes sûr qu’il cherchait nos amis ? demanda Rand.
— Certains d’entre eux… Il a parlé du guerrier et de la femme vêtue de soie, mais il s’intéressait aux trois garçons de la campagne…
Bartim étudia Mat et Rand d’un regard soudain interloqué. Ou était-ce juste une impression ?
— Eux, il voulait absolument les retrouver… Mais il était fou, comme je l’ai déjà dit.
Rand frissonna. Qui pouvait être ce fou, et que leur voulait-il ?
Un Suppôt des Ténèbres ? Ba’alzamon aurait-il eu recours à un aliéné ?
— Celui-là était fou, mais le suivant…, soupira Bartim. Il est arrivé le lendemain, très exactement…
— Le suivant ? répéta Thom, encourageant l’aubergiste à continuer.
Bartim regarda autour de lui, constatant que la demi-salle était vide. Puis il se leva et jeta un coup d’œil par-dessus la séparation.
— Tout de noir vêtu, oui… La capuche de sa cape relevée, afin qu’on ne voie pas son visage, mais une façon de poser des questions qui suffirait à glacer les sangs de n’importe qui. Je lui ai parlé, savez-vous ? (Bartim hésita, se mordilla la lèvre, puis se jeta à l’eau.) Sa voix… On aurait cru entendre un serpent qui rampe sur un lit de feuilles mortes… J’en ai eu l’estomac retourné. Et, chaque fois qu’il revenait, c’était pour me demander les mêmes choses que le fou. On ne le voyait jamais arriver. Le jour ou la nuit, il était là comme par miracle, nous surprenant immanquablement. Les gens ont commencé à regarder sans cesse par-dessus leur épaule. Et vous savez ce qui est le plus grave ? Aucun guetteur ne l’a jamais vu entrer ou sortir de la ville !
Rand s’efforça de ne pas réagir, serrant les dents jusqu’à ce qu’elles lui fassent mal. Mat se rembrunit et Thom fit mine de s’intéresser à son vin. Le nom qu’ils voulaient dire tous les trois semblait flotter dans la pièce.
Un Myrddraal !
— Si j’avais rencontré un individu pareil, souffla Thom, je crois que je m’en souviendrais…
— Que la Lumière me brûle, mais je vous jure bien que oui ! s’écria Bartim. Il cherchait les mêmes personnes que le fou, avec en plus une jeune fille et… hum… un trouvère aux cheveux blancs.
Thom fronça les sourcils, exprimant une surprise qui n’était pas feinte, aurait juré Rand.
— Un trouvère aux cheveux blancs ? Eh bien, suis-je le seul artiste du monde à avoir un peu blanchi sous le harnais ? Bartim, je t’assure que je ne connais pas cet individu, et qu’il n’a aucune raison de me chercher.
— C’est possible… Il n’a pas été explicite, mais j’ai eu le sentiment qu’il aurait détesté quiconque se serait avisé d’aider ces gens ou de ne pas lui signaler leur présence. Vous voulez savoir ce que je lui ai répondu ? « Je n’ai pas vu ces voyageurs, je n’en ai pas entendu parler, et c’est la stricte vérité. » (Bartim laissa tomber sur la table les pièces de Thom.) Finissez votre vin et partez ! D’accord ?
En s’éloignant, l’aubergiste jeta plusieurs coups d’œil angoissés par-dessus son épaule.
— Un Blafard…, dit Mat dès que Bartim fut hors de portée d’oreille. J’aurais dû deviner que nos ennemis nous chercheraient ici.
— Et il reviendra…, souffla Thom. Retournons au bateau et acceptons l’offre de Domon. Nos poursuivants se lanceront sur la route de Caemlyn et, pendant ce temps, nous descendrons la rivière, très loin de là…
— Non, répondit Rand, inflexible. Soit nous attendons Moiraine et les autres ici, soit nous nous mettons en chemin pour Caemlyn. C’est l’un ou l’autre, Thom. Il n’y a pas de troisième possibilité.
— C’est de la folie, mon garçon. Les choses ont changé… Si tu m’écoutais, pour une fois ? Quoi que dise cet aubergiste, si un Myrddraal le « regarde » un peu méchamment, il lui racontera tout, précisant ce que nous avons bu et combien de poussière il y avait sur le dessus de nos bottes. (Au souvenir du visage sans yeux du Blafard, Rand frissonna de la tête aux pieds.) Quant à Caemlyn… Tu crois que les Demi-Humains n’ont pas compris que tu veux aller à Tar Valon ? C’est le moment idéal pour embarquer sur un bateau qui file dans une autre direction !
— Non, Thom, répéta Rand.
Il n’avait rien contre l’idée d’être le plus loin possible des Blafards, mais les choses ne pouvaient pas être si simples, hélas.
— Non et non ! martela-t-il.
— Réfléchis, mon garçon ! Illian ! La plus vaste capitale du monde. Et la Grande Quête du Cor. C’est la première depuis quatre cents ans, tu sais ? Un nouveau cycle de récits qui me tend les bras. Enfin, tu n’as jamais rêvé d’une chance pareille ! Quand les Myrddraals comprendront où tu es, tu seras tellement vieux et las de voir jouer tes petits-enfants que tu t’en ficheras comme d’une guigne.
Rand ne céda pas.
— Non ! Combien de fois devrai-je le dire ? Ils nous trouveront où que nous allions. Des Blafards nous attendent déjà en Illian, j’en suis sûr. Et comment échapper aux cauchemars, de toute façon ? Je veux savoir ce qui m’arrive et découvrir pourquoi. Donc, j’irai à Tar Valon. Avec Moiraine, si c’est possible, et tout seul s’il le faut. Mais je dois savoir !
— L’Illian, mon garçon ! Une croisière sur la rivière pendant que tes ennemis te cherchent ailleurs. Quant aux cauchemars… Par le sang et les cendres ! ils ne peuvent pas te faire du mal !
Vraiment ? Les épines oniriques ne tireraient pas de sang à ceux qu’elles piquent ?
Rand faillit regretter de ne pas avoir parlé de ce rêve-là au trouvère…
Le raconteras-tu jamais à quelqu’un ? Ba’alzamon hante tes songes, mais quelle différence y a-t-il entre tes jours et tes nuits, désormais ? À qui oseras-tu dire que le Ténébreux a mis la main sur toi ?
Thom sembla comprendre et son visage s’adoucit.
— Même ces rêves-là, mon garçon… Ce ne sont que des illusions, pas vrai ? Au nom de la Lumière ! parle à ton ami, Mat ! Je sais que tu ne veux pas aller à Tar Valon…
Mat s’empourpra – un mélange d’embarras et de colère. Évitant de se tourner vers Rand, il foudroya Thom du regard.
— Pourquoi nous poser tant de problèmes ? Vous voulez prendre le bateau ? Eh bien, prenez-le ! Nous nous débrouillerons seuls.
Le trouvère ricana, ses épaules tremblant comme s’il riait aux éclats, mais sa voix vibra de colère :
— Vous croyez en savoir assez long sur les Myrddraals pour leur échapper ? Vous pensez entrer seuls dans Tar Valon et aller voir la Chaire d’Amyrlin ? Savez-vous seulement distinguer les Ajah ? Si l’un de vous croit vraiment tout ça, qu’il me dise de partir !
— Partez…, souffla Mat en glissant une main sous sa cape.
Rand comprit qu’il allait saisir le manche de la dague « récupérée » à Shadar Logoth. Était-il prêt à s’en servir ? Peut-être bien…
Un éclat de rire rauque monta soudain de derrière la cloison qui divisait la salle en deux.
— Des Trollocs ? Tu devrais te procurer une cape de trouvère, mon gars ! Bon sang ! tu es mort soûl ! Ce sont des légendes ! Des fables venues des Terres Frontalières.
Ces mots douchèrent la fureur du trouvère et de ses compagnons. Mat lui-même se tourna vers la cloison, les yeux écarquillés.
Rand se redressa juste assez pour voir de l’autre côté de la séparation. Puis il se rassit, l’estomac retourné. Floran Gelb était venu s’asseoir avec les deux clients déjà présents à l’arrivée des trois voyageurs. S’ils se moquaient de lui, les deux buveurs l’écoutaient. Et, alors qu’il nettoyait mollement une table, Bartim lui aussi tendait l’oreille, en oubliant parfois de frotter la crasse.
— Gelb…, souffla Rand.
Très tendu, Thom s’assura que leur moitié de la salle était toujours déserte.
De l’autre côté de la cloison, le deuxième buveur lança :
— Non, les Trollocs existent bien, mais ils ont été exterminés pendant la guerre qui porte leur nom.
— Des fables ! insista le premier type.
— Non, c’est la vérité ! s’indigna Gelb. J’ai été dans les Terres Frontalières, et j’ai vu des Trollocs comme je vous vois. Les trois intrus affirmaient que les monstres les suivaient, mais je ne suis pas stupide. C’est pour ça que je ne suis pas resté sur le Poudrin. Si je soupçonne Bayle Domon depuis pas mal de temps, ces trois-là sont des Suppôts du Ténébreux, j’en suis sûr ! Et…
Des rires et des quolibets couvrirent la fin du discours de Gelb.
Combien de temps avant que l’aubergiste entende une description des « trois-là » en question ? Si ce n’était pas déjà fait. Ou s’il ne faisait pas de lui-même le rapport avec les clients qu’il venait de servir…
Pour sortir, Rand et ses compagnons devraient hélas passer devant la table de Gelb.
— Le bateau n’est peut-être pas une si mauvaise idée…, murmura Mat.
Mais Thom secoua la tête.
— Plus maintenant ! affirma-t-il. (Il sortit de sa poche la bourse remise par Domon, la vida et fit trois piles égales.) Que les gens y croient ou non, l’histoire de Gelb aura fait le tour de la ville dans une heure. Les Demi-Humains l’entendront tôt ou tard. Domon lève l’ancre demain matin. Au mieux, il sera poursuivi jusqu’à l’Illian par des Trollocs… Au pire… Eh bien, il s’y attendait, pour une raison qui me dépasse, mais ça ne change rien pour nous. Il ne nous reste qu’une solution : filer le plus vite possible.
Mat empocha très vite les pièces. Prenant plus de temps, Rand vit que le présent de Moiraine n’était pas dans sa pile. Domon avait fait équitablement le change, pourtant, il regrettait que cette pièce-là ne lui ait pas été rendue.
Empochant à son tour l’argent, il interrogea le trouvère du regard.
— Au cas où nous serions séparés, expliqua Thom. Ce ne sera probablement pas le cas, mais bon… Si ça arrive, vous vous en sortirez, j’en suis certain. Restez loin des Aes Sedai jusqu’à la fin de vos jours.
— Je croyais que vous veniez avec nous…
— J’en ai l’intention, mon garçon, mais l’ennemi approche, et la Lumière seule sait comment ça finira. Bon, laissons tomber… Il ne se passera sûrement rien… (Le trouvère regarda Mat.) J’espère que ma présence ne te dérange plus.
Mat dévisagea ses deux compagnons et haussa les épaules.
— Je suis nerveux, c’est tout… On ne parvient pas à se débarrasser des monstres. Dès qu’on s’arrête pour souffler, les voilà qui rappliquent ! J’ai l’impression de sentir en permanence des yeux peser sur ma nuque. Qu’allons-nous faire ?
De l’autre côté de la cloison, Gelb tentait toujours de convaincre les deux rieurs qu’il disait la vérité. Tôt ou tard, Bartim ferait le rapprochement entre ses trois clients et les trois « intrus » du marin.
Thom se leva, mais resta voûté. De l’autre côté, personne ne pouvait le voir. Faisant signe aux deux garçons de le suivre, il murmura :
— Pas de bruit, surtout…
Les fenêtres qui flanquaient la cheminée donnaient sur une allée étroite. Quand il en eut atteint une, Thom l’ouvrit, la relevant juste assez pour qu’un homme puisse se glisser dehors. Avec les rires et les cris des deux buveurs et de Gelb, le grincement du bois passa inaperçu.
Dans l’allée, Mat fit mine de vouloir rejoindre la rue, mais Thom le retint par le bras.
— Pas si vite… D’abord, il faut décider ce que nous allons faire.
Quand il eut baissé la fenêtre autant que c’était possible de l’extérieur, Thom étudia la configuration des lieux.
Rand l’imita. À l’exception d’une demi-douzaine de tonneaux servant à la récupération des eaux de pluie alignés le long de l’auberge et du bâtiment suivant – la boutique d’un tailleur –, l’allée au sol sec et poussiéreux était déserte.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Mat. Sans nous, vous seriez en sécurité. Pourquoi restez-vous avec nous ?
Thom dévisagea un moment le jeune homme.
— J’avais un neveu nommé Owyn, dit-il en enlevant sa cape. (Il fit un petit tas avec sa couverture et posa dessus ses instruments rangés dans leurs étuis.) Le seul fils de mon frère, et mon unique parent vivant. Il a eu des ennuis avec les Aes Sedai, mais j’étais trop absorbé par d’autres choses pour l’aider. J’ignore si j’aurais réussi mais, quand j’ai essayé, il était trop tard. Owyn est mort quelques années plus tard, et on peut dire que les Aes Sedai l’ont tué.
Thom se redressa sans regarder ses deux compagnons. Sa voix ne tremblait pas, mais Rand aurait juré avoir vu des larmes briller dans ses yeux.
— Si je parviens à vous arracher aux griffes de Tar Valon, continua le trouvère, je cesserai peut-être de penser à Owyn… Attendez ici…
Évitant toujours de croiser le regard des jeunes gens, Thom gagna la sortie de l’allée, ralentissant le pas un peu avant de l’avoir atteinte. Après avoir regardé à droite et à gauche, il s’engagea dans la rue et disparut.
Mat fit mine de le suivre, mais il se ravisa, désignant les étuis en cuir des instruments de musique.
— Il ne laisserait pas ce trésor-là derrière lui, dit-il. Tu crois à son histoire ?
Rand s’accroupit à côté d’un tonneau de récupération.
— Que t’arrive-t-il, Mat ? Je ne te reconnais pas. Bon sang ! tu n’as pas ri depuis des jours !
— Je n’aime pas être traqué comme un lapin… (Mat soupira et s’adossa au mur de l’auberge. Même dans cette posture, il restait tendu comme un arc.) Désolé… C’est cette fuite perpétuelle, tous ces étrangers, et… et… Tout ça, quoi ! Je suis sur les nerfs. Dès que j’aperçois un inconnu, je me demande s’il va nous livrer aux Myrddraals, tenter de nous manipuler ou réussir à nous détrousser ! Par la Lumière ! Rand, ça ne te fait rien ?
— Navré, mais j’ai trop peur pour être nerveux.
— D’après toi, qu’ont fait les Aes Sedai au neveu de Thom ?
— Je n’en sais rien…
En règle générale, un homme n’avait qu’une façon de s’attirer des ennuis avec les Aes Sedai.
— Ça n’a rien à voir avec notre cas, je pense…
— Ouais, tu dois avoir raison…
Les deux amis attendirent en silence pendant ce qui leur parut une éternité. En réalité, quelques minutes passèrent tandis qu’ils guettaient le retour de Thom, redoutant que Gelb ou Bartim ouvrent une fenêtre et les accusent d’être des Suppôts du Ténébreux.
Un homme apparut soudain à l’entrée de la ruelle. Très grand et vêtu d’une cape plus noire que la nuit, l’inconnu dissimulait son visage dans les ombres de son capuchon.
Rand se redressa, la main droite déjà refermée sur la poignée de son épée. La bouche sèche, il tenta en vain de l’humidifier. Se ramassant sur lui-même, Mat glissa une main sous sa cape.
L’homme approchait et, à chacun de ses pas, la gorge de Rand se serrait un peu plus. Puis l’inconnu abaissa son capuchon.
Rand faillit s’en évanouir de soulagement. C’était Thom.
— Si vous ne m’avez pas reconnu, lança-t-il joyeusement, ce déguisement devrait convenir pour franchir les portes de la ville.
Avançant jusqu’à ses « bagages », le trouvère entreprit de transférer dans sa nouvelle cape marron foncé les objets personnels qu’il gardait sur lui dans l’ancienne.
Rand prit une grande inspiration, mais sa gorge refusa de se desserrer, comme si un poing géant était refermé dessus. La cape était marron, pas noire ! La main toujours glissée sous sa cape, Mat fixait le dos du trouvère comme s’il envisageait sérieusement de lui planter sa lame entre les omoplates.
— Eh ! les garçons, lança Thom, ce n’est pas le moment de baisser les bras !
Dans sa vieille cape, côté doublure visible, pour plus de discrétion, il empaqueta les étuis de ses instruments, histoire d’avoir un baluchon facile à porter.
— Nous allons sortir chacun à notre tour, en nous suivant d’assez près pour ne jamais nous perdre de vue. De cette façon, nous ne nous ferons pas remarquer. Rand, tu peux rentrer les épaules et te faire le plus petit possible ? Ta haute taille est plus parlante qu’une pancarte !
Accrochant le baluchon dans son dos, le trouvère releva sa capuche. Avec son déguisement, il ne ressemblait plus du tout à un artiste aux cheveux blancs. On eût dit un banal voyageur trop pauvre pour se payer un cheval, et encore moins un carrosse.
— En route ! Nous avons déjà perdu trop de temps !
Rand était de cet avis, pourtant il hésita un instant avant de sortir de l’allée obscure. Même si personne, sur la place, ne lui accorda une once d’attention, il se recroquevilla sur lui-même, redoutant d’entendre un Suppôt des Ténèbres lancer le genre de cri qui transforme sans peine des badauds inoffensifs en une foule de meurtriers enragés.
Alors qu’il faisait du regard le tour de la vaste place, observant les citadins qui vaquaient à leurs occupations, un Myrddraal apparut comme par magie à une cinquantaine de pas des trois fugitifs. D’où sortait-il ? Rand n’aurait su le dire mais, quoi qu’il en soit, il fondait sur ses proies avec la mortelle précision d’une bête fauve qui sait que l’affaire est entendue et qu’elle aura son festin. Les passants s’écartaient sur son chemin, puis ils quittaient la place à la hâte, comme si des affaires très urgentes les appelaient ailleurs.
Rand se pétrifia. Il tenta d’invoquer la flamme et le vide, mais c’était aussi vain que vouloir saisir de la fumée. Le « regard » du Blafard le paralysait, transformant en glace la moelle de ses os.
— Ne regardez pas son visage…, murmura Thom. (Sa voix tremblait et il croassait comme si les mots avaient du mal à sortir.) Que la Lumière vous brûle ! ne regardez pas son visage !
Rand réussit à détourner les yeux – un effort qui manqua lui faire pousser un gémissement, comme s’il venait d’arracher une sangsue de sa joue. Mais, même s’il regardait les pavés de la place, il voyait toujours le Blafard approcher tel un chat qui joue avec des souris et s’amuse de leurs tentatives de fuite. De toute façon, elles finiraient dans sa gueule, alors à quoi bon s’agiter ?
Le Demi-Humain avait déjà avalé la moitié de la distance.
— Allons-nous rester là ? marmonna Rand. Il faut… fuir…
Mais ses jambes refusaient de lui obéir.
L’angoisse déformant ses traits, Mat avait réussi à dégainer sa dague et il la brandissait d’une main tremblante.
— Tu crois…, commença Thom.
Il dut s’interrompre pour déglutir, puis reprit :
— Tu crois pouvoir le semer, pas vrai ?
Le trouvère continua à parler, mais Rand ne comprit plus ce qu’il disait – à part le prénom « Owyn », qu’il reconnut clairement.
— Je n’aurais jamais dû me lier à vous, les gars, dit soudain le trouvère. Jamais au grand jamais ! (Il décrocha le baluchon de son dos et le confia à Rand.) Prends soin de mes affaires… Quand je vous dirai de courir, détalez et ne vous arrêtez plus jusqu’à Caemlyn, c’est compris ? La Bénédiction de la Reine… C’est le nom d’une auberge. Ne l’oubliez pas, au cas où… Ne l’oubliez pas, voilà tout !
— Je ne comprends pas, dit Rand.
Le Blafard n’était plus qu’à vingt pas – et le jeune homme avait l’impression de porter des chaussures à semelle de plomb.
— Souvenez-vous ! La Bénédiction de la Reine ! Et maintenant, courez !
Le trouvère flanqua une claque dans le dos de chaque garçon afin de le mettre en mouvement. Rand faillit s’étaler, mais il se retrouva en train de détaler, Mat à ses côtés.
— Courez ! cria de nouveau Thom.
Il se lança lui aussi à la course avec un rugissement de bête fauve. Pas dans le sillage des deux garçons, mais en direction du Myrddraal. Ses mains décrivant dans l’air des arabesques, comme lorsqu’il jonglait, il dégaina lestement ses couteaux. Rand s’arrêta, mais Mat le tira par le bras.
Le Blafard fut tout aussi déconcerté que le jeune berger. Ralentissant le pas, il lança une main vers la poignée de son épée, mais les longues jambes du trouvère avaient déjà avalé la distance.
Thom percuta le Demi-Humain avant qu’il ait dégainé son arme. Les deux adversaires s’écroulèrent et les rares passants encore présents filèrent à la vitesse du vent.
— Courez !
Un aveuglant éclair bleu illumina la place. Alors qu’il hurlait de douleur, Thom parvint encore à prononcer un mot cohérent :
— Courez !
Rand obéit, le cri du trouvère résonnant à ses oreilles comme s’il devait l’entendre jusqu’à la fin de ses jours. Serrant le baluchon contre sa poitrine, il courut à une vitesse qu’il ne se serait pas cru capable d’atteindre.
Au fil de la fuite des deux jeunes gens, la panique qui était née sur la grande place se répandit dans toute la cité. En les voyant passer, des artisans abandonnèrent leur étal, des volets se fermèrent sur une multitude de fenêtres, occultant des visages soudain terrifiés. Des gens qui n’avaient rien vu ni rien entendu couraient comme s’ils avaient le Ténébreux aux trousses. Ils se bousculaient et se renversaient, les plus faibles se faisant piétiner par les plus forts.
Pont-Blanc ressemblait à une fourmilière qui vient d’encaisser un grand coup de pied.
Alors que Mat et lui fonçaient vers les portes, Rand se souvint de ce que Thom avait dit au sujet de sa taille. Sans ralentir, il se fit le plus petit possible – sans trop exagérer, cependant, pour ne pas attirer l’attention.
Par bonheur, la double porte était ouverte et les deux gardes casqués vêtus d’une cotte de mailles et armés d’une hallebarde se souciaient davantage de ce qui se passait dans la cité que des fous furieux qui entendaient en sortir. Car les deux garçons n’étaient pas les seuls à vouloir franchir les portes. Une foule d’hommes et de femmes, ces dernières serrant souvent un enfant dans leurs bras, se déversaient vers ce qui leur semblait être le salut – même s’ils ignoraient en quoi consistait la menace.
Personne ne pourra dire par où nous sommes partis, songea Rand en courant. Mais ce pauvre Thom… Que la Lumière ait pitié de moi ! Thom !
Mat tituba à côté de son ami, mais il parvint à recouvrer son équilibre. Courant bien longtemps après que le dernier fuyard eut renoncé, les deux amis mirent une distance des plus respectables entre la cité, le Pont Blanc et eux.
À bout de forces, Rand finit par tomber à genoux dans la poussière. Alors qu’il reprenait son souffle, il regarda derrière lui et ne vit personne sur la piste qui serpentait entre les arbres.
— Debout, debout ! lança Mat. (Haletant et couvert de sueur, il semblait sur le point de s’écrouler.) Il faut continuer !
— Thom…, souffla Rand. (Il serra contre lui le baluchon du trouvère.) Thom…
— Il est mort ! Tu as vu l’éclair, non ? Rand, il est mort !
— Tu penses qu’Egwene, Moiraine et les autres ont succombé aussi… Mais, si c’était le cas, pourquoi les Myrddraals les poursuivraient-ils toujours ? Réponds-moi !
Mat se laissa tomber à genoux près de son ami.
— D’accord, ils sont peut-être vivants… Mais pour Thom, tu as bien vu, non ? Par le sang et les cendres ! la même chose risque de nous arriver !
Rand acquiesça sombrement. Derrière eux, la route restait désespérément déserte. Thom allait-il enfin débouler, la moustache frémissante à cause de l’effort, pour leur annoncer qu’ils étaient sacrément dans la mouise ?
Non, il ne viendrait plus, maintenant…
La Bénédiction de la Reine, à Caemlyn. C’était l’objectif, désormais. Rand se releva et ajouta le baluchon de Thom à son propre paquetage.
— En route ! lança-t-il.
Mat obéit en râlant, mais il pressa le pas pour ne pas se laisser distancer.
Ils avancèrent en silence, baissant la tête pour protéger leurs yeux des tourbillons de poussière soulevés par le vent. Rand regarda plusieurs fois par-dessus son épaule, mais la route resta obstinément déserte.