7 Sortis du bois

Une lumière grisâtre apparut alors que Rand avançait toujours péniblement dans le bois de l’Ouest. Au début, il ne s’en aperçut pas, puis il s’étonna que les ténèbres soient déjà en train de se dissiper. Malgré ce que lui disaient ses yeux, il refusait de croire qu’il avait marché toute la nuit sans réussir à rallier Champ d’Emond. Bien entendu, la route de la Carrière en plein jour, avec son sol rocheux, était bien plus simple à négocier que le bois dans l’obscurité. Cela dit – très paradoxalement –, des jours semblaient avoir passé depuis qu’il avait vu le cavalier noir sur la route. Et carrément des semaines depuis que Tam et lui étaient entrés dans la maison avec l’intention de dîner.

Rand ne sentait plus la couverture transformée en harnais qui lui sciait les épaules. Pas de quoi s’étonner, puisque cette partie de son corps était totalement engourdie. S’il en allait de même pour ses pieds, tout ce qui se situait entre les deux souffrait atrocement. À force d’aspirer péniblement de l’air, sa gorge et ses poumons semblaient être en feu, et la faim lui ravageait littéralement l’estomac.

Tam se taisait depuis un bon moment. Rand n’aurait su dire quand il avait cessé de délirer, et il n’osait pas se retourner pour s’assurer de la condition du blessé. S’il s’arrêtait, même une minute, il n’aurait plus la force de repartir. Et même si l’état de Tam s’était aggravé, il ne pouvait rien pour lui, à part continuer à avancer obstinément vers le village. C’était le seul espoir ! Rand tenta d’accélérer le pas, mais ses jambes en plomb ne lui obéirent pas. Épuisé, il ne sentait presque plus le vent et le froid.

Soudain, une odeur de fumée vint lui chatouiller les narines. S’il captait les émanations des cheminées, il ne pouvait plus être bien loin du but. Un sourire se dessina sur ses lèvres – l’ombre d’un sourire, en réalité, car il se rembrunit immédiatement. Il y avait trop de fumée ! Même s’il devait y avoir une flambée dans chaque cheminée de Champ d’Emond, par un temps pareil, l’odeur était trop puissante.

Rand repensa à la colonne de Trollocs, sur la route. Ils venaient de l’est, la direction de Champ d’Emond. Plissant les yeux, le jeune homme tenta de repérer les premières maisons. Prêt à appeler n’importe qui à l’aide – y compris Cenn Buie ou un des lamentables Coplin –, il ne put s’empêcher de penser qu’il aurait de la chance s’il restait quelqu’un encore en mesure de l’aider.

Une maison se découpa soudain entre les branches dénudées des derniers arbres. L’espoir étant l’ultime force capable de le faire avancer, Rand entra en titubant dans le village.

Et là, même l’espoir l’abandonna.

À la place d’une bonne moitié des maisons, il ne restait plus que des ruines. Sur les toits au chaume carbonisé, des cheminées noires de suie se dressaient comme des doigts crasseux sur un treillis de poutres noircies par les flammes. Partout, des colonnes de fumée noire montaient encore des bâtiments incendiés. Souvent en tenue de nuit, des villageois au visage fermé remuaient les cendres. Si certains récupéraient de menus objets, la plupart semblaient trop hébétés pour chercher des « trésors ». Dans les rues s’alignaient les meubles et les équipements que leurs propriétaires avaient pu sauver des flammes. De grands miroirs, des armoires et des commodes voisinaient dans la poussière avec des chaises et des tables sur lesquelles reposaient des ustensiles de cuisine, des draps, des piles de vêtements et toute une variété d’objets personnels.

La destruction avait frappé au hasard. Dans un secteur, cinq maisons demeuraient intactes. Un peu plus loin, un seul bâtiment se dressait au milieu des ruines fumantes de tous ceux qui l’avaient entouré.

De l’autre côté des ponts, les trois grands bûchers de Bel Tine brûlaient sous la surveillance d’un petit groupe d’hommes. Emportés par le vent, des colonnes de fumée noire et de petits tisons ardents volaient vers le nord.

Un des puissants chevaux de maître al’Vere traînait vers le pont aux Chariots, donc en direction des flammes, une masse sombre que Rand ne parvint pas à identifier.

Alors qu’il sortait des bois, Haral Luhhan, le visage noir de suie, se précipita à la rencontre du jeune homme. Une hache de bûcheron dans un de ses énormes battoirs, le forgeron était encore en chemise de nuit, même s’il portait des bottes. Une zébrure rouge sur la poitrine, il devait avoir été tiré du lit au début de l’attaque. S’accroupissant près de Tam, il l’examina rapidement. Les yeux fermés, le père de Rand respirait avec de grandes difficultés.

— Des Trollocs, mon garçon ? demanda maître Luhhan d’une voix enrouée – l’effet de la fumée, très certainement. Ici aussi… Oui, ici aussi… Au fond, nous avons eu beaucoup de chance, je crois… Ton père a besoin de soins. Où est donc la Sage-Dame ? Mais voilà Egwene !

Les bras chargés de draps découpés pour faire office de pansements, la jeune fille courait en regardant droit devant elle, ses yeux écarquillés paraissant encore plus grands à cause de larges cernes. Quand elle vit Rand du coin de l’œil, elle s’arrêta net et prit une inspiration saccadée.

— Non, Rand, pas ton père ! Est-il… ? Non, alors viens, il faut que Nynaeve le voie !

Trop épuisé et choqué, Rand ne parvint pas à parler. Toute la nuit durant, il avait pensé à Champ d’Emond comme à un havre où Tam et lui n’auraient plus rien à craindre. Et maintenant, devant la jeune fille à la robe maculée de suie, il ne savait plus où il en était et notait comme un idiot des détails qui n’avaient aucune importance. Egwene avait fermé de travers les derniers boutons de sa robe et ses mains, bizarrement, étaient immaculées. Comment pouvaient-elles être propres alors que les joues de la jeune fille disparaissaient sous une couche de suie ?

Comprenant que Rand était en état de choc, maître Luhhan posa sa hache à côté de Tam, puis il souleva l’arrière de la civière et exerça une légère poussée afin que le jeune homme emboîte le pas à Egwene. Alors qu’il marchait comme un somnambule, Rand se demanda comment maître Luhhan savait qu’il s’était agi de Trollocs. Mais il ne s’appesantit pas longtemps sur la question. Si Tam les avait reconnus, pourquoi le forgeron en aurait-il été incapable ?

— Les légendes et les récits sont réels…, murmura Rand.

— On dirait bien, mon garçon, approuva Luhhan. On dirait bien…

Concentré sur le rythme des pas d’Egwene, Rand entendit à peine ces quelques mots. Il trépignait intérieurement, agacé parce que la jeune fille n’avançait pas assez vite. En réalité, elle s’adaptait à la vitesse maximale que les deux porteurs pouvaient atteindre avec leur fardeau.

Au milieu de la place Verte, elle s’arrêta devant la maison des Calder, encore debout malgré les dégâts qu’avaient subis son toit et ses murs blanchis à la chaux devenus uniformément noirs. Des deux maisons qui flanquaient la demeure, il restait en tout et pour tout des cendres et quelques poutres carbonisées. L’une était la résidence de Berin Thane, un des frères du meunier. L’autre appartenait à Abell Cauthon, le père de Mat.

— Attendez-moi ici, dit Egwene.

Elle regarda Rand et le forgeron comme si elle attendait une réponse. Constatant qu’ils ne mouftaient pas, elle marmonna quelque chose puis entra dans la maison.

— Mat…, souffla Rand. Il est… ?

— Vivant, acheva le forgeron. (Il posa son extrémité de la civière et se redressa.) Je l’ai croisé il y a quelques minutes. C’est un miracle qu’il y ait des survivants. Si tu avais vu les monstres fondre sur ma maison et ma forge – à croire que j’y cachais de l’or et des bijoux ! Alsbet a fracassé la tête d’un Trolloc avec une poêle à frire. Ce matin, elle a jeté un coup d’œil aux cendres de notre maison, puis elle est partie en chasse dans le village avec le plus gros marteau qu’elle a trouvé dans les ruines de ma forge. Une précaution, a-t-elle dit, au cas où une créature aurait l’idée de se cacher dans les environs au lieu de filer. Si elle déniche une proie, ce ne sera pas joli à voir… (Il désigna la maison des Calder.) Maîtresse Calder et d’autres femmes s’occupent des blessés et de ceux qui n’ont plus de toit. Dès que la Sage-Dame aura soigné Tam, nous lui trouverons un lit. À l’auberge, peut-être. Le bourgmestre a déjà mis son établissement à la disposition de la communauté, mais Nynaeve préfère que les blessés ne soient pas tous hébergés au même endroit. Selon elle, ça les aidera à guérir plus vite.

Rand s’agenouilla, se débarrassa du harnais et entreprit d’arranger les couvertures de Tam.

Le blessé ne broncha pas, même quand son fils le bouscula un peu à cause de ses mains engourdies. Mais il respirait toujours, et c’était déjà ça.

C’est bien mon père… Le délire induit par la fièvre ne compte pas !

— Et si les Trollocs revenaient, maître Luhhan ?

— La Roue tisse comme elle l’entend, mon garçon… S’ils revenaient ? Eh bien, pour l’instant, ils sont partis. À nous de rebâtir ce qu’ils ont détruit.

Le forgeron soupira, les traits soudain défaits tandis qu’il se massait les reins avec les phalanges d’une main. Comme lui, comprit Rand, ce colosse était épuisé et il tenait debout par un miracle de volonté.

— Les fêtes de Bel Tine sont fichues, soupira Luhhan en regardant autour de lui. Mais nous nous remettrons de ce coup du sort, comme toujours… (Il se baissa, prit sa hache et bomba le torse.) J’ai du pain sur la planche ! Ne t’inquiète surtout pas, mon garçon. La Sage-Dame prendra soin de ton père et la Lumière veillera sur nous tous. Et si elle ne le fait pas, nous nous en chargerons tout seuls. Souviens-toi, les gens de Deux-Rivières sont comme ça !

Toujours accroupi, Rand regarda autour de lui tandis que le forgeron s’éloignait. La première fois qu’il voyait vraiment ce qu’était devenu le village. Maître Luhhan avait raison, et ce que le jeune homme découvrit ne l’étonna pas – une surprise en soi, en un certain sens. Si les villageois fouillaient toujours les ruines de leurs maisons, ils n’étaient déjà plus sous le choc et leur détermination légendaire revenait au galop. Mais s’ils avaient vu des Trollocs, avaient-ils distingué le cavalier noir ? Et senti sa haine ?

Voyant Nynaeve et Egwene sortir de la maison, le jeune homme se leva d’un bond. Du moins, il essaya. Les jambes en coton, il tituba et manqua s’étaler face contre terre.

La Sage-Dame ne daigna pas lui accorder un regard et s’agenouilla près de la civière. Les joues et la robe encore plus sales que celles d’Egwene, elle aussi avait les yeux cernés… et les mains mystérieusement propres.

Après avoir palpé le front de Tam, elle lui souleva les paupières, fronça les sourcils, descendit la couverture et écarta le pansement pour examiner la blessure. Remettant le bandage en place trop vite pour que Rand puisse voir l’évolution de la plaie, elle soupira, remonta la couverture jusqu’au menton de Tam – un geste plein de tendresse, comme si elle bordait un enfant pour la nuit.

— Je ne peux rien faire, dit-elle. (Pour se relever, elle dut s’aider en posant les mains sur ses genoux.) Désolée, Rand…

Sonné, le jeune homme regarda la Sage-Dame retourner vers la maison. Puis il sortit de son hébétude, la rattrapa et la força à se tourner vers lui.

— Il est mourant ! cria-t-il.

— Je sais…

Deux mots pour une condamnation à mort sans appel.

— Vous devez faire quelque chose ! La Sage-Dame ne peut pas laisser mourir un homme !

Un chagrin infini voila le regard de Nynaeve. Mais ça ne dura pas, et elle redevint en un clin d’œil une femme d’acier aux yeux glaciaux.

— C’est vrai, je suis la Sage-Dame… Je sais ce que peuvent faire mes potions, et j’ai appris à voir quand il était trop tard pour qu’elles agissent. S’il y avait un espoir, tu crois que je resterais les bras ballants ? Mais c’est fini, Rand. Il est perdu, et d’autres blessés ont besoin de moi. Des gens que je peux encore sauver.

— Je l’ai amené ici aussi vite que possible…

Même si le village était en ruine, la Sage-Dame avait jusque-là continué à incarner l’espoir. Mais la partie était jouée, et il avait perdu.

— Je sais… (Nynaeve effleura la joue de Rand.) Tu n’y es pour rien. Personne n’aurait fait mieux, à ta place. Désolée, mais d’autres malheureux m’attendent. Nos problèmes ne font que commencer, j’en ai peur…

Pétrifié, Rand regarda la jeune femme entrer dans la maison et refermer la porte derrière elle. Nynaeve ne l’aiderait pas, c’était tout ce qu’il retenait de ce dialogue.

Quand Egwene se jeta dans ses bras et l’enlaça, il recula d’un pas, déséquilibré par l’impact. Dans d’autres circonstances, l’étreinte de la jeune fille, incroyablement vigoureuse, lui aurait arraché un cri de douleur. Là, il resta inerte, le regard rivé sur la porte qui venait en se refermant de sonner le glas de ses espoirs.

— Je suis navrée…, souffla Egwene contre sa poitrine. Au nom de la Lumière, j’aimerais pouvoir faire quelque chose !

Comme un automate, Rand l’enlaça à son tour.

— Je sais… Mais moi, je dois agir ! Je ne peux pas le laisser… le laisser…

Rand ne put pas finir sa phrase. Bouleversée, Egwene le serra encore plus fort.

— Egwene ! cria Nynaeve dans la maison. J’ai besoin de toi ! Et lave-toi encore une fois les mains !

La jeune fille se dégagea des bras de Rand.

— Je dois y aller !

— Egwene !

Rand crut entendre son amie sangloter tandis qu’elle se détournait de lui. Puis elle s’éloigna, le laissant seul à côté de la civière. Un instant, il baissa les yeux sur Tam et mesura l’étendue de son impuissance. Mais il se ressaisit très vite.

— Le bourgmestre saura que faire, souffla-t-il en soulevant de nouveau la civière. Oui, il saura !

Bran al’Vere avait réponse à tout. Avec l’obstination d’un garçon de Deux-Rivières, Rand se dirigea vers l’Auberge de la Cascade à Vin.

Un autre cheval de maître al’Vere dépassa Rand, sa longe attachée aux chevilles d’un grand cadavre enveloppé d’une couverture crasseuse. Des bras couverts de crins dépassaient de ce linceul douteux dont un coin soulevé laissait apercevoir une corne de bélier.

Deux-Rivières n’était pas l’endroit où les légendes devaient devenir réelles dans toute leur horreur ! Si les Trollocs avaient une place quelque part, c’était dans le monde extérieur, là où les faux Dragons, les Aes Sedai – et la Lumière savait quoi d’autre – sortaient des récits des trouvères pour devenir de terrifiantes réalités. Deux-Rivières et Champ d’Emond n’avaient rien à voir avec tout ça.

Alors qu’il traversait la place Verte, des villageois appelèrent Rand – certains depuis les ruines de leur maison – pour savoir s’il avait besoin d’aide. Le jeune homme les entendit à peine, même ceux qui marchèrent un moment à ses côtés tout en l’interrogeant. Sans vraiment y penser, il réussit à répondre qu’il avait la situation bien en main et se débrouillerait tout seul. Quand ils le quittaient, souvent l’air très inquiets, disant qu’ils allaient lui envoyer Nynaeve, Rand se contentait de hocher distraitement la tête. Une seule idée avait droit de cité dans son esprit : Bran al’Vere serait en mesure d’aider Tam. Comment ? Il n’en savait rien, mais les ressources du bourgmestre étaient inépuisables.

L’auberge avait échappé presque entièrement au cataclysme qui venait de détruire la moitié du village. Des marques noires maculaient bien les murs, mais le toit de tuile rouge étincelait comme d’habitude au soleil. En revanche, il ne restait presque rien du chariot de maître Fain. Des roues carbonisées, un cadre de bois noirci et de grands arceaux arrachés – sans parler des fixations de la bâche entièrement dévorée par les flammes.

Assis en tailleur sur les antiques fondations, Thom Merrilin égalisait avec une petite paire de ciseaux les bords légèrement roussis de sa cape multicolore. Voyant approcher Rand, il posa le vêtement et l’instrument. Sans demander s’il avait besoin d’aide, il sauta de son perchoir et s’empara de l’extrémité libre de la civière.

— On entre ? Bien sûr, bien sûr… Ne t’inquiète pas, mon gars, votre Sage-Dame s’occupera de lui. Depuis des heures, je la regarde travailler, et elle est très compétente. Une main sûre et de solides connaissances… Tu sais, ça pourrait être pire. Il y a eu des victimes, cette nuit… Pas beaucoup, peut-être, mais une seule serait déjà de trop pour moi. Le colporteur a disparu, et ça, c’est un coup dur. Les Trollocs dévorent tout ce qui leur tombe sous les crocs. Tu devrais remercier la Lumière que ton père soit encore en vie et puisse bénéficier des soins de la Sage-Dame.

Mon père, oui, c’est bien mon père…, pensa Rand.

Il se ferma au monde extérieur, réduisant la voix du trouvère à un murmure qui ne lui sembla pas plus important que le bourdonnement d’une mouche. Les témoignages de sympathie et les déclarations réconfortantes lui étaient insupportables et le resteraient tant que Bran al’Vere ne lui aurait pas dit ce qu’il fallait faire pour sauver Tam.

Arrivé devant l’auberge, Rand s’immobilisa, stupéfié. Sur la porte, sans doute dessinée avec un morceau de bois carbonisé, s’affichait l’image d’une grosse larme noire en équilibre sur sa partie la plus fine. Après tant d’événements hors du commun, le jeune homme ne s’étonna pas de voir le Croc du Dragon stigmatiser ainsi l’Auberge de la Cascade à Vin. Même s’il ne voyait pas pourquoi quelqu’un aurait eu envie d’accuser Bran et sa famille de faire le mal – ni d’attirer le mauvais œil sur l’établissement –, la nuit passée l’avait convaincu que tout était possible et qu’il ne fallait s’ébahir de rien.

Une ferme poussée du trouvère ramena Rand à la réalité. Ouvrant la porte, il entra sans hésiter davantage.

À l’exception notable de Bran al’Vere, la salle commune était déserte – et glaciale, car personne n’avait pris le temps d’allumer un feu dans la cheminée. Assis à une table, le bourgmestre trempait sa plume dans un encrier. Le front plissé de concentration sous sa couronne de cheveux grisonnants, il regardait fixement une feuille de parchemin. Vêtu d’une chemise de nuit fourrée à la hâte dans la ceinture de son pantalon, une configuration qui lui boudinait encore la taille, Bran al’Vere, sans bottes ni chaussettes, se grattait distraitement la plante d’un pied avec le gros orteil de l’autre. Vu la crasse qui lui montait jusqu’aux chevilles, il avait dû sortir plus d’une fois sans prendre le temps de se chausser – un oubli assez étonnant, par un froid pareil.

— Que veux-tu ? demanda-t-il à Rand sans relever la tête. Sois bref et concis, parce que j’ai une dizaine de problèmes à régler dans la minute qui vient. Sans parler des questions qui devraient avoir trouvé une réponse depuis une heure ! Quand j’ai peu de temps, mon capital patience fond comme neige au soleil. Allons, mon ami, je t’écoute !

— Maître al’Vere, c’est mon père…

Le bourgmestre sursauta.

— Rand ? Tam ? (Bran lâcha sa plume et se releva si vite qu’il en renversa sa chaise.) Au fond, la Lumière ne nous a peut-être pas abandonnés. J’avais peur que vous soyez morts tous les deux. Bela a déboulé au village une heure après le départ des Trollocs. De l’écume à la bouche, haletant comme si elle avait galopé d’une traite depuis la ferme, elle était si troublée que j’ai cru… Mais ce n’est pas le moment de bavarder. Nous allons porter mon vieil ami à l’étage. (Bran écarta le trouvère et souleva la civière.) Maître Merrilin, veux-tu bien aller chercher la Sage-Dame ? Et dis-lui de se dépêcher, si elle ne veut pas avoir affaire à moi. Repose-toi, mon vieux Tam. Tu seras bientôt entre des draps douillets. Allons, trouvère, du nerf !

Thom Merrilin sortit avant que Rand ait le temps de parler.

— Nynaeve ne fera rien… Elle l’a déjà examiné, et elle est impuissante. Je pensais que vous auriez une idée.

Bran dévisagea intensément Rand, puis il secoua la tête.

— On va voir ça, mon garçon, on va voir ça… (Tout à coup, le bourgmestre ne semblait plus si confiant que ça.) D’abord, portons-le dans un lit où il pourra se reposer.

Rand se laissa guider vers l’escalier, au fond de la salle commune. Il refusait de perdre espoir, tentant de se convaincre que Tam se rétablirait, mais il avait du mal à y croire vraiment. Et la réaction du bourgmestre n’arrangeait rien…

À l’étage, sur la partie avant, une demi-douzaine de chambres confortables offraient une vue imprenable sur la place Verte. Le plus souvent, elles étaient louées par des colporteurs ou des visiteurs venus de Colline de la Garde ou de Promenade de Deven. En général, tous les clients, y compris les marchands qui passaient une fois l’an, étaient surpris de trouver un tel confort dans le coin le plus perdu du monde. Trois chambres étant occupées, Bran orienta Rand vers la plus proche de celles qui étaient encore libres.

Dès que le lit eut été ouvert, Tam fut installé sur le doux matelas de plume, des coussins moelleux glissés sous la tête.

Le blessé ne bougea pas et ne gémit pas davantage tandis qu’on le manipulait. Chassant d’un geste négligent les angoisses de Rand, Bran lui conseilla de s’occuper plutôt d’allumer un bon feu, car on gelait dans la pièce inhabitée. Quand il eut ouvert les rideaux afin de laisser entrer la lumière du jour, Bran entreprit de laver le visage de son ami.

Lorsque Merrilin revint, des bûches crépitaient joyeusement dans la cheminée.

— Elle ne viendra pas, annonça le trouvère en foudroyant Rand du regard. Tu ne m’as pas dit que la Sage-Dame l’avait déjà examiné. Bon sang ! elle a failli m’arracher les yeux !

— Je croyais… Eh bien, je n’en sais trop rien… Je pensais que le bourgmestre pourrait la faire changer d’avis… (Rand se tourna vers le propriétaire des lieux.) Maître al’Vere, que puis-je faire ?

L’aubergiste secoua la tête en signe d’impuissance. Désireux d’éviter le regard de Rand, il recommença à humidifier le front de Tam.

— Maître al’Vere, je ne peux pas le regarder mourir sans agir ! (Le trouvère fit mine de parler, mais Rand ne lui en laissa pas le temps.) Avez-vous une idée ? Je suis prêt à tout !

— Je me demandais, intervint enfin Thom Merrilin, si vous saviez, bourgmestre, qui a dessiné le Croc du Dragon sur votre porte. (Le trouvère regarda un moment sa pipe, tassa le tabac du bout d’un index puis, sans l’avoir embrasé, remit le long tuyau entre ses dents.) On dirait que quelqu’un ne vous aime plus, maître al’Vere. Ou déteste vos clients…

Rand regarda l’artiste d’un air dégoûté, puis il se détourna pour contempler le feu. Ses pensées crépitaient comme les flammes et elles se concentraient sur un seul et unique point : il ne renoncerait pas ! Impossible de rester là et de regarder Tam agoniser.

Mon père, oui, mon père !

Dès que le blessé irait mieux, il conviendrait d’éclaircir ce point. D’abord, il fallait vaincre la fièvre. D’accord, mais comment ?

Tandis qu’il fixait le dos de Rand, Bran fit une moue désabusée. Puis il foudroya le trouvère du regard – le genre de manifestation de mauvaise humeur qui aurait fait froid dans le dos à un ours. Mais Thom Merrilin ne broncha pas, comme s’il n’avait rien remarqué.

— C’est l’œuvre d’un Coplin ou d’un Congar, dit enfin Bran. La Lumière seule sait lequel ! Ils sont toute une bande, et ils ne manquent jamais une occasion de médire des gens. À côté d’eux, Cenn Buie est un doux agneau.

— Vous parlez des gens qui sont arrivés en chariot un peu avant l’aube ? Ils n’avaient pas aperçu le bout de l’oreille d’un Trolloc, et une seule chose les intéressait : savoir si les festivités commenceraient bientôt. Comme s’ils ne voyaient pas les ruines, partout dans le village…

— Ceux-là, c’est une branche de la famille… Mais il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Ce crétin de Darl Coplin a passé la moitié de la nuit à demander que j’expulse dame Moiraine et maître Lan du village. Alors qu’ils étaient les seuls en mesure de le défendre.

Même s’il n’écoutait qu’à moitié, Rand se retourna, sa curiosité éveillée.

— Qu’ont-ils donc fait, nos visiteurs ?

— Dame Moiraine a invoqué une lance de feu puis l’a jetée sur les Trollocs. Les arbres n’ont pas résisté, et les monstres non plus !

— Moiraine, vraiment ?

— Elle-même, oui ! Et avec son épée, maître Lan est plus rapide que le vent. Mais même sans arme, il serait redoutable à cause de sa vivacité. On dirait qu’il peut être à dix endroits à la fois. Que la Lumière me brûle, mais je n’y croirais pas si je n’avais pas été dehors pour tout voir de mes yeux.

» La Nuit de l’Hiver commençait à peine… Nous avions les mains pleines de cadeaux et de confiseries, et la tête légère à cause du vin, quand tous les chiens ont aboyé. Soudain, la dame et son compagnon sont sortis de l’auberge en criant que des Trollocs attaquaient. Au début, j’ai cru qu’ils y étaient allés un peu fort avec la bouteille. Ensuite… Eh bien, avant que quiconque ait compris ce qui se passait, ces monstres ont déferlé dans les rues, tuant les gens, incendiant les maisons et poussant des cris à glacer le sang de n’importe qui. (Bran eut un ricanement amer.) Nous avons déguerpi comme des poules affolées jusqu’à ce que maître Lan nous prenne en main.

— Inutile de vous fustiger, dit Thom Merrilin. Vous n’avez rien à vous reprocher. Tous les Trollocs restés sur le carreau n’ont pas été tués par vos deux invités…

— C’est vrai, oui, concéda le bourgmestre. Je continue à avoir du mal à y croire ! Une Aes Sedai à Champ d’Emond, avec maître Lan pour Champion.

— Une Aes Sedai ? répéta Rand. C’est impossible. Je lui ai parlé, et…

— Tu crois qu’elles portent une pancarte autour du cou ? demanda Bran. Et une inscription dans le dos ? « Attention, Aes Sedai, danger de mort ! » (Sans crier gare, il se flanqua une claque sur le front.) Bon sang ! j’ai le cerveau qui ramollit ! Une Aes Sedai ! Tam a une chance, Rand, si tu veux tenter le coup. Je ne peux pas t’inciter à le faire et, à ta place, j’ignore si j’aurais les tripes d’essayer.

— Je suis prêt à tout, s’il y a un espoir.

— Les Aes Sedai ont le don de guérison, mon garçon ! Au nom de la Lumière ! tu as entendu les légendes, pas vrai ? Quand la médecine est impuissante, elles peuvent s’y substituer. Trouvère, tu aurais dû t’en souvenir avant moi. Dans tes histoires, les Aes Sedai sont omniprésentes. Pourquoi n’as-tu rien dit, me laissant me ridiculiser ?

— Je suis un étranger, répondit Thom Merrilin. Maître Coplin n’est pas le seul à refuser d’entendre parler des Aes Sedai. Je préfère de loin que l’idée vienne de vous.

— Une Aes Sedai…, marmonna Rand.

La dame qui lui avait si gentiment souri ? Voilà qui ne tenait pas debout ! L’assistance de ces femmes était souvent un cadeau empoisonné et leurs attentions dissimulaient fréquemment un hameçon, comme les appâts tant prisés par les pêcheurs. Tout à coup, la pièce offerte par Moiraine parut chauffer comme un boulet de charbon dans la poche de Rand. S’il s’était écouté, il se serait débarrassé de sa veste en la jetant par la fenêtre.

— Personne n’a envie de frayer avec les Aes Sedai, mon garçon, dit Bran. C’est la seule chance qui te reste, mais je comprends que tu hésites. Je ne peux pas trancher pour toi mais, jusque-là, je n’ai rien trouvé à redire contre dame Moiraine – enfin, Moiraine Sedai, plutôt. (Bran baissa les yeux sur Tam.) Parfois, mon garçon, il faut savoir jouer son va-tout.

— Certaines histoires sont exagérées, dit Thom Merrilin, un peu à contrecœur. Certaines, pas toutes… Mais quel choix as-tu, jeune homme ?

— Aucun, répondit Rand.

Tam n’avait toujours pas bougé et ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites comme s’il était malade depuis une semaine.

— Je vais la chercher…

— De l’autre côté du pont, à l’endroit où on… hum… s’occupe des dépouilles de Trollocs, dit Thom Merrilin. Mais sois prudent, mon garçon. Les Aes Sedai ont des motivations bien à elles, et il est assez facile de se méprendre.

Quand Rand entendit la dernière phrase, il était déjà dans l’escalier. Pour que le fourreau ne se prenne pas dans ses jambes, il devait tenir en permanence la poignée de l’épée, mais il n’avait pas le temps de s’en défaire. Dévalant les marches, il sortit en trombe de l’auberge, sa fatigue provisoirement oubliée. L’espoir que Tam s’en tire était largement suffisant pour lui faire oublier une nuit blanche. Cette chance viendrait d’une Aes Sedai, et le prix risquait d’être élevé, mais le jeune homme ne voulait pas y penser. Quant à faire face à une Aes Sedai, en sachant qui elle était…

Rand prit une grande inspiration et allongea le pas.

Les feux brûlaient assez loin des dernières maisons, au nord, du côté « bois de l’Ouest » de la route menant à Colline de la Garde. Le vent chassait toujours la fumée loin du village. Pourtant, une ignoble puanteur saturait l’air. Rand faillit vomir quand il comprit d’où elle provenait. Ou plutôt, de quoi… Un étrange usage, pour des feux de Bel Tine. Les hommes qui s’en occupaient s’étaient couvert le nez et la bouche mais, à voir leur teint verdâtre, le vinaigre qui imbibait leur masque ne suffisait pas à les isoler de l’odeur. Et, même dans le cas contraire, ils auraient été malades, parce qu’ils ne pouvaient pas oublier ce qu’ils étaient en train de faire.

Deux d’entre eux détachaient des chevilles d’un Trolloc la longe d’un des chevaux dhurriens de maître al’Vere. Accroupi près du cadavre, Lan avait remonté la couverture, dévoilant les épaules de la créature et sa tête au museau de chèvre. Tandis que Rand approchait, le Champion entreprit de retirer de la cotte de mailles noire une sorte de broche en émail rouge qui représentait un trident.

— Un Ko’bal, annonça-t-il. (Il lança la broche en l’air et la rattrapa au vol.) Voilà qui nous fait sept bandes différentes, jusque-là…

Assise en tailleur sur le sol, non loin de là, Moiraine secoua pensivement la tête. Un bâton de marche sculpté sur toute sa longueur de sarments de vigne et de fleurs reposait sur ses genoux. Sa robe froissée semblait avoir été portée trop longtemps, et dans des conditions très difficiles.

— Sept bandes ! Sept ! Depuis les guerres des Trollocs, les monstres ne se sont plus jamais alliés ainsi. Les mauvaises nouvelles s’accumulent. Je commence à avoir peur, Lan. Je croyais que nous avions de l’avance, mais nous sommes peut-être plus en retard que jamais.

Incapable de parler, Rand dévisageait la jeune femme. Une Aes Sedai ! Il avait tenté de se convaincre qu’elle ne lui semblerait pas différente, maintenant qu’il connaissait son identité. À sa grande surprise, rien n’avait changé. Avec ses cheveux en bataille et une petite traînée de suie sur le nez, Moiraine n’avait plus l’air si… immaculé… certes, mais elle restait elle-même. Pourtant, les Aes Sedai devaient bien avoir des signes particuliers. Quelque chose qui les distinguait du commun des mortels. Si l’apparence d’une personne était le reflet de sa nature profonde – et en supposant que les récits disaient vrai –, Moiraine aurait dû ressembler à un Trolloc, pas à une très jolie femme qui ne perdait pas sa dignité quand elle se traînait dans la poussière.

Quoi qu’il en soit, elle pouvait aider Tam, et cela seul comptait.

Rand prit une profonde inspiration.

— Maîtresse Moiraine… Je veux dire : Moiraine Sedai, je…

La jeune femme et son Champion se tournèrent vers Rand, qui ne put pas finir sa phrase, tétanisé par le regard de l’Aes Sedai. Ce n’était plus la même personne que sur la place Verte, la veille. Les traits tirés, Moiraine avait à présent les yeux d’un prédateur. Les Aes Sedai de Tar Valon, responsables de la Dislocation du Monde… Des marionnettistes qui tiraient les ficelles dans l’ombre, faisant et défaisant les pays et les dynasties selon une stratégie connue d’elles seules…

— Un peu de lumière dans les ténèbres, souffla Moiraine. (Elle leva un peu la voix.) Comment sont tes rêves, Rand al’Thor ?

— Mes rêves ?

— Une nuit pareille peut donner des cauchemars à un homme. Si tu en as, il faut m’en parler. Parfois, je peux arranger les choses…

— Je n’ai pas de problèmes avec… C’est mon père ! Il a été blessé. Une simple égratignure, mais la fièvre le consume. La Sage-Dame dit qu’elle ne peut rien faire. Mais les légendes…

Rand s’interrompit, troublé de voir Moiraine arquer un sourcil dubitatif.

Au nom de la Lumière ! existe-t-il un seul récit où les Aes Sedai, quand il y en a, ne soient pas maléfiques ?

Rand tourna la tête vers le Champion. Fasciné par le cadavre du Trolloc, Lan ne daigna pas lui accorder une seconde d’attention.

— Eh bien, enchaîna péniblement Rand, on raconte que les Aes Sedai savent guérir… Si vous aidez mon père, le prix… Je veux dire… (Il prit une grande inspiration.) Votre prix sera le mien, s’il ne dépasse pas mes possibilités…

— Intéressant, fit Moiraine, à demi pour elle-même. Nous parlerons du prix plus tard, Rand, si c’est pertinent. Je ne peux rien te promettre. La Sage-Dame sait de quoi elle parle. Je ferai de mon mieux, mais il n’est pas dans mon pouvoir d’empêcher la Roue de tourner.

— Pour tous les humains, la mort vient tôt ou tard, dit le Champion. Sauf s’ils servent le Ténébreux, mais il faut être fou pour accepter de payer un prix pareil.

Moiraine eut un rire de gorge.

— Ne sois pas si sinistre, Lan ! s’écria-t-elle. Nous avons une raison de nous réjouir. Une petite, mais une raison quand même. (S’aidant du bâton, Moiraine se releva.) Conduis-moi jusqu’à ton père, Rand. Je l’aiderai de mon mieux. Tant de gens ici ont refusé que je les soulage… Sans doute parce qu’ils ont entendu les récits…

— Mon père est à l’auberge, dit Rand. Si vous voulez bien me suivre. Et accepter tous mes remerciements, bien sûr.

Le petit groupe se mit en chemin. Très vite, Rand se retrouva assez loin devant les autres. Il ralentit pour les attendre, accéléra de nouveau quand la jonction fut réalisée, et sema encore ses compagnons.

— S’il vous plaît, dépêchez-vous ! lança-t-il à un moment.

Disposé à tout pour sauver Tam, il ne songea pas un instant qu’admonester ainsi une Aes Sedai pouvait être dangereux.

— La fièvre le tue ! Dépêchez-vous !

— Tu ne vois pas qu’elle est épuisée ? demanda Lan, furieux. Même avec un angreal, ce qu’elle a fait cette nuit revient à courir sans cesse dans le village avec un sac de pierres sur le dos. Berger, malgré ce qu’elle a l’air de penser, je ne suis pas sûr que tu mérites l’attention qu’elle t’accorde.

Secoué, Rand ne répliqua pas.

— Du calme, mon ami, dit Moiraine.

Sans ralentir le pas, elle tapota l’épaule de son Champion. Lan se redressa de toute sa hauteur, comme s’il pouvait lui communiquer sa force en restant simplement près d’elle.

— Tu penses sans cesse à mon bien-être, Lan. Notre jeune ami se soucie de celui de son père, et c’est son droit. (Le Champion se rembrunit mais n’émit pas d’objection.) Je viens aussi vite que je peux, Rand, fais-moi confiance !

La flamme qui brillait dans le regard de Moiraine ou son ton ferme mais bienveillant ? Rand se demanda à quoi il devait se fier. À moins que l’un aille automatiquement avec l’autre. Qui pouvait dire, avec les Aes Sedai ?

De toute façon, il était trop tard pour reculer. Adaptant son pas à celui de Moiraine, Rand essaya de ne pas penser au prix qu’elle lui demanderait, lorsqu’il aborderait ce sujet.

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