Perrin ouvrit la marche, guidant ses amis dans les entrailles de l’auberge. Concentré sur ce qu’il prévoyait de dire à Nynaeve, Rand ne vit pas Min – jusqu’à ce qu’elle l’attrape au vol par un bras et le tire à l’écart. Les deux autres garçons et Thom firent quelques pas de plus, puis ils s’aperçurent que Rand ne suivait plus et s’immobilisèrent à leur tour.
— Rand, dit Thom, l’heure n’est pas à conter fleurette…
Min foudroya du regard le trouvère aux cheveux blancs.
— Si tu allais jongler ailleurs, l’artiste ? lança-t-elle agressivement.
— Je suis vraiment pressé, fit Rand. Surtout si tu veux encore me dire que je ne t’échapperai pas, ou un truc dans ce genre…
Le jeune homme tenta de se dégager. Mais, chaque fois qu’il parvenait à lui faire lâcher prise, Min le harponnait de nouveau à la vitesse de l’éclair.
— Tu crois que j’ai du temps à perdre avec tes idioties ? Vas-tu arrêter de gigoter ?
Min baissa le ton :
— Une femme est arrivée très récemment. Plus petite que moi, très jeune, avec des yeux noirs et des cheveux bruns tressés. Elle est impliquée dans cette affaire, comme toi, les deux autres garçons et la jeune fille.
Rand en resta muet de surprise.
Nynaeve ? Comment pourrait-elle être impliquée ?
— C’est impossible…
— Tu la connais ?
— Oui, et elle ne peut pas être liée à…
— Les étincelles, Rand ! En arrivant, cette femme a rencontré maîtresse Alys, et il y avait des étincelles, alors qu’elles n’étaient que deux. Hier, pour en voir, je devais être en présence de trois d’entre vous au minimum. Aujourd’hui, il y a une nette… accélération… du processus, si on peut dire. (Min regarda les trois compagnons de Rand, qui s’impatientaient et n’en faisaient pas mystère.) Je suis étonnée que l’auberge n’ait pas pris feu. Cela dit, vous êtes plus menacés aujourd’hui qu’hier. Et ce depuis l’arrivée de cette femme…
Rand jeta lui aussi un coup d’œil à ses amis. Tendu comme un arc, Thom semblait sur le point de venir le chercher de force.
— Elle ne fera rien pour nous nuire, ne t’inquiète pas… Mais moi, il va falloir que j’y aille.
Cette fois, Rand réussit à libérer son bras. Ignorant les protestations de Min, il rejoignit les autres et tous se remirent en chemin. Quand il se retourna, le jeune homme vit que la femme tendait vers lui un poing vengeur – la façon universelle d’exprimer une profonde frustration.
— Que t’a-t-elle dit ? demanda soudain Mat.
— Nynaeve est impliquée dans cette histoire, répondit Rand sans trop réfléchir.
Voyant que Mat se préparait à poser une question, il le gratifia d’un regard glacial qui le laissa bouche bée.
— Dans quelle histoire ? demanda Thom à voix basse. (Il désigna Min.) Cette fille sait quelque chose ?
Alors que Rand réfléchissait à ce qu’il allait dire, Mat ne put se retenir de répondre à sa place :
— Bien sûr qu’elle est impliquée ! lança-t-il. Elle est dans la droite ligne de la malchance qui nous poursuit depuis la Nuit de l’Hiver. Pour vous, voir débarquer la Sage-Dame n’est peut-être pas une grande affaire. Moi, je préférerais qu’il y ait des Capes Blanches dans toute l’auberge…
— Min a vu Nynaeve arriver, répondit Rand à la deuxième question du trouvère, puis parler avec maîtresse Alys… Elle a supposé que ç’avait un rapport avec nous…
Thom parut avoir du mal à gober cette explication fumeuse. En revanche, Mat et Perrin l’acceptèrent sans arrière-pensée. Rand détestait leur cacher des choses, mais il pensait avant tout à la sécurité de Min, sûrement fort compromise si son talent très particulier venait à être connu des Capes Blanches.
Perrin s’arrêta devant une porte. Malgré sa carrure impressionnante, il hésita, comme s’il manquait de courage. Inspirant à fond, il regarda ses amis, quêtant leur soutien, puis ouvrit la porte et la franchit. Ses trois compagnons le suivirent. Passant le dernier, Rand se chargea de refermer derrière lui.
Dans le salon privé où ils avaient dîné la veille, des flammes crépitaient dans la cheminée, faisant briller l’argent de la carafe et des gobelets posés sur la table. Se défiant du regard, Moiraine et Nynaeve étaient assises chacune à un bout de la table. Tous les autres sièges étant libres, la scène parlait d’elle-même. Très calme, l’Aes Sedai gardait les mains bien à plat sur la table. Serrant dans un poing le bout de sa natte, Nynaeve tirait dessus par à-coups, comme quand elle se montrait particulièrement peu coopérative avec le Conseil du village.
Perrin a raison, elle vient nous chercher…
Malgré le feu dans la cheminée, l’atmosphère était bel et bien glaciale – l’œuvre exclusive des deux femmes.
Appuyé au manteau de la cheminée, Lan se frottait frileusement les mains en contemplant les flammes. Adossée à un mur, Egwene portait sa cape de voyage, capuche relevée.
Thom, Mat et Perrin s’immobilisèrent dans l’entrée. Si mal à l’aise qu’il fût, Rand avança jusqu’à la table.
Il faut parfois prendre le loup par les oreilles, pensa-t-il, se remémorant un vieux dicton.
Mais il y en avait un autre, qu’on citait rarement : « Quand on a pris un loup par les oreilles, le lâcher est aussi difficile que continuer à le tenir. »
Sous les regards croisés des deux femmes, Rand sentit ses joues s’embraser, mais il s’assit néanmoins à mi-distance de chacune. Après une longue minute de silence tendu, Egwene, Perrin et Mat vinrent s’asseoir près de Rand. Tirant sur sa capuche, la jeune fille noya son visage dans les ombres – de toute façon, les fugitifs de Champ d’Emond évitaient de se regarder.
— Eh bien, souffla Thom, toujours debout près de la porte, voilà au moins une bonne chose de faite…
— Puisque tout le monde est là, dit Lan, vous accepterez peut-être mon offre. (Il approcha de la table et servit un gobelet de vin qu’il tendit à Nynaeve.) Allons, inutile de prendre cet air soupçonneux. Il n’y a aucun danger. Vous avez vu l’aubergiste apporter le vin, et aucun de nous n’a eu l’occasion d’y ajouter quelque chose… N’ayez pas peur, Sage-Dame.
Nynaeve fit la moue, car elle détestait qu’on la suspecte d’avoir peur, mais elle accepta le gobelet et souffla un « merci » sans grand enthousiasme.
— Je me demande comment vous nous avez trouvés, dit Lan.
— Moi aussi, lui fit écho Moiraine. Maintenant qu’Egwene et les garçons sont là, consentirez-vous à parler ?
Avant de répondre, Nynaeve but une gorgée de vin.
— Baerlon était la seule destination logique. Par sécurité, j’ai quand même suivi votre piste. Que de tours et de détours ! Mais vous deviez tenir à ne pas croiser d’honnêtes gens…
— Vous avez suivi notre piste ? répéta Lan. (La première fois que Rand le voyait surpris par quelque chose.) Je deviens négligent…
— Il y avait très peu d’empreintes, mais je vaux largement tous les éclaireurs de Deux-Rivières, à part peut-être Tam al’Thor.
Elle hésita, puis se décida à expliquer :
— Mon père m’emmenait à la chasse avec lui, quand il était encore de ce monde. Il m’a appris tout ce qu’il aurait aimé transmettre au fils qu’il n’a jamais eu.
Nynaeve défia Lan du regard, mais il hocha la tête, comme s’il comprenait cette démarche.
— Si vous avez remonté une piste brouillée par mes soins, dit-il, c’était un sacrément bon professeur. Même dans les Terres Frontalières, peu d’hommes pourraient égaler cet exploit.
Nynaeve baissa la tête comme si elle voulait tremper le nez dans son gobelet. Stupéfait, Rand vit qu’elle avait rougi. D’habitude, rien ne la prenait au dépourvu. Elle pouvait exploser de colère, se sentir vexée (très souvent), mais rien ne la surprenait. Et là, un simple compliment…
— Maintenant, dit Moiraine, vous daignerez peut-être répondre à mes questions. Me suis-je dérobée aux vôtres ?
— Vous m’avez débité des contes à dormir debout dignes d’un trouvère, répondit Nynaeve du tac au tac. Mais un unique fait demeure : pour une raison que seule la Lumière pourrait dire, quatre jeunes gens sont partis avec une Aes Sedai.
— Nous vous avons déjà dit que nul ne connaît la véritable nature de Moiraine, par ici, rappela Lan. Seriez-vous incapable de tenir votre langue ?
— Pourquoi devrais-je devenir votre complice ? Je suis là pour ramener Egwene et les trois garçons au village, pas pour vous aider à les enlever.
— Si vous voulez qu’ils revoient Champ d’Emond, intervint Thom, soyez un peu plus prudente ! Dans cette ville, certains tueraient Moiraine s’ils savaient qui elle est vraiment. Et Lan ne serait pas épargné non plus…
Le trouvère approcha de la table, s’appuya dessus et se pencha vers Nynaeve, sa longue moustache et ses sourcils broussailleux paraissant soudain menaçants.
Nynaeve eut d’abord un mouvement de recul instinctif. Mais elle se ressaisit très vite, redressant fièrement le dos.
Thom ne sembla pas remarquer cette réaction.
— Si une rumeur arrive à leurs oreilles, ces prédateurs déferleront sur l’auberge comme une colonie de fourmis rouges. La haine les consume et ils rêvent de tuer ou de capturer les gens comme Moiraine et Lan. Et Egwene ? Les garçons ? Vous-même ? Aux yeux des Capes Blanches, et surtout des Confesseurs, il n’y aura pas de différence ! Croyez-moi, vous détesterez leur façon de poser des questions, surtout quand la Tour Blanche est en cause. Toute personne qui passe entre leurs mains est jugée coupable a priori puis condamnée à mort. Découvrir la vérité ne les intéresse pas, puisqu’ils sont sûrs de la connaître déjà… Leurs fers et leurs tenailles ont pour but d’arracher des confessions, un point c’est tout. Si vous voulez survivre, Sage-Dame, n’oubliez pas que certains secrets sont trop dangereux pour être dits à voix haute, même quand on croit que personne n’écoute.
» Un conseil que je donne généralement aux gens quand il est trop tard. Là, j’aurai fait de mon mieux.
— Jolie tirade, trouvère ! s’exclama Lan. Je suis surpris que tu te sentes concerné à ce point…
Thom ne frémit pas sous l’éternel regard évaluateur du Champion.
— Tout le monde sait que je suis arrivé avec vous… Je ne tiens pas à affronter un Confesseur armé d’un fer chauffé au rouge qui entendra me faire expier mes fautes et marcher de nouveau dans la gloire de la Lumière.
— Une raison de plus pour qu’Egwene et les autres repartent avec moi demain matin, dit Nynaeve. Voire cet après-midi. Plus vite ils seront loin de vous – et près de Champ d’Emond – mieux ça vaudra.
— C’est impossible ! s’écria Rand.
Mat et Perrin reprirent son exclamation, une initiative qui le combla d’aise. Contrainte de foudroyer du regard trois personnes, la Sage-Dame perdrait un peu de sa force de frappe…
Hélas, Rand avait parlé le premier, et tous les regards se braquèrent sur lui. Les mains croisées, Moiraine elle-même le dévisageait.
Non sans effort, il parvint à soutenir le regard de la Sage-Dame.
— Si nous retournons au village, les Trollocs reviendront. Parce qu’ils nous traquent… Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi. À Tar Valon, nous en apprendrons peut-être plus. C’est notre seule chance de régler le problème.
— On croirait entendre Tam ! s’exclama Nynaeve. Il s’est fait transporter pour assister à la réunion du village, et il a tenté de convaincre tout le monde. Un peu plus tôt, il s’était déjà cassé les dents devant le Conseil. La Lumière seule sait comment votre… maîtresse Alys… s’y est prise pour lui faire gober ces fadaises. D’habitude, il est plus sensé que la majorité des hommes.
» Les conseillers ne sont pas des parangons d’intelligence, mais quand même, il y a des limites ! Les villageois n’ont pas marché non plus. Mon plan a été adopté à l’unanimité. Alors qu’il ne tenait pas debout, Tam a demandé à être chargé de vous retrouver. Rand, le crétinisme doit être un trait familial, chez vous…
— Et mon père, qu’a-t-il dit ? demanda Mat.
— Il a peur que tu essaies tes astuces sur des étrangers et que tu te fasses défoncer le crâne. Cette éventualité semblait l’inquiéter davantage que votre maîtresse Alys. Mais il n’a jamais été beaucoup plus brillant que toi…
Ignorant de quelle façon prendre cette remarque, Mat se demanda comment répliquer. Si ça en valait la peine, toutefois…
— Je suppose…, commença Perrin, hésitant, enfin, j’ai idée que maître Luhhan n’a pas été enchanté par mon départ ?
— Tu t’attendais à quoi ? répliqua Nynaeve. (Elle se tourna vers Egwene.) De la part des garçons, aucune bêtise ne m’aurait surprise. Mais je pensais que certaines personnes avaient la tête sur les épaules…
Egwene s’adossa à son siège afin d’être à demi dissimulée par Perrin.
— J’ai laissé une lettre, dit-elle. (Comme si elle craignait de dévoiler sa chevelure détressée, elle tira sur la capuche de sa cape.) Pour tout expliquer…
Nynaeve se rembrunit davantage.
Rand devina qu’elle allait se lancer dans un de ses sermons, et que celui-ci compterait parmi ses plus virulents. Si elle arrêtait sa décision sous le coup de la colère – leur ordonnant par exemple de rentrer avec elle –, il serait impossible de la faire changer d’avis.
Des mesures préventives s’imposaient.
— Une lettre ! rugit Nynaeve.
— Sage-Dame, dit Moiraine, la coupant dans son élan, nous devons parler…
Rand avait déjà ouvert la bouche pour mettre son plan en application, et il fut incapable d’empêcher les mots de quitter sa gorge comme un torrent déchaîné qui jaillit d’une montagne :
— Tout ça ne nous avance à rien, s’entendit-il dire. Rebrousser chemin n’a pas de sens. Il faut continuer…
Sa voix s’étranglant sur la fin, il avait prononcé sa dernière phrase d’un ton presque inaudible.
Avec un bel ensemble, la Sage-Dame et l’Aes Sedai le foudroyèrent du regard. Le genre de rappel à l’ordre qu’un homme s’attirait quand il venait parler du Cercle des Femmes aux villageoises. Une façon de lui rappeler qu’il fourrait son nez dans ce qui ne le regardait pas.
— Sage-Dame, dit Moiraine, vous devez comprendre qu’ils courront moins de risques avec moi qu’en retournant à Deux-Rivières.
— Moins de risques ? Alors que vous les avez amenés dans une ville truffée de Capes Blanches ? Ces mêmes Capes Blanches, si on en croit le trouvère, qui risquent de les torturer à cause de vous ? Aes Sedai, comment osez-vous prétendre qu’ils seront en sécurité en votre compagnie ?
— Je ne pourrai pas les protéger de tout, concéda Moiraine, mais, s’ils prennent le chemin du retour, garantissez-vous qu’ils ne seront pas foudroyés par un éclair ? Hélas, ce n’est pas de ça qu’ils doivent avoir peur, ni même des Capes Blanches. La véritable menace, ce sont le Ténébreux et ses Suppôts. Et là, je peux intervenir. Entrer en contact avec la Source Authentique, toucher le saidar, voilà qui me fournit une protection, comme à toutes les Aes Sedai.
Nynaeve eut une moue sceptique. Moiraine en pinça les lèvres de colère, pourtant elle continua, pas loin de perdre patience mais encore capable de se retenir un peu :
— Même les pauvres mâles qui canalisent le Pouvoir pour un temps, oui, même eux bénéficient de cette protection ! Pas toujours, cependant, parce que toucher le saidin peut rendre plus vulnérable, à cause de la souillure. Comme toutes mes sœurs, je sais faire bénéficier autrui de ce qui me protège. Aucun Blafard ne nuira à Egwene et aux autres tant qu’ils seront assez proches de moi, comme en ce moment. D’autre part, Lan sent à distance l’approche d’un Trolloc, et ce sixième sens ne le trompe jamais. S’ils retournent à Champ d’Emond avec vous, offrirez-vous à ces jeunes gens la moitié de ce que nous mettons à leur disposition ?
— Des arguments spécieux…, rétorqua Nynaeve. À Deux-Rivières, nous avons un proverbe : « Que les ours vainquent les loups, ou que les loups vainquent les ours, ce sont toujours les lapins qui perdent. » Choisissez un autre champ de bataille et laissez en paix les braves gens de mon village.
— Egwene, dit Moiraine, veux-tu bien faire sortir les autres et me laisser seule avec la Sage-Dame ?
Le visage de marbre, Nynaeve s’adossa au siège de son fauteuil, concentrée comme si elle s’apprêtait à livrer un duel à mort.
Egwene se leva d’un bond, peut-être un peu ennuyée d’être éjectée, mais soulagée d’éviter une confrontation au sujet de ses cheveux avec la Sage-Dame. D’un simple regard, elle fit l’appel de ses « troupes », qui lui obéirent en un clin d’œil. Mat et Perrin faillirent renverser leur chaise tant ils se précipitèrent, puis ils murmurèrent de vagues excuses en prenant la tangente vers la sortie. Sur un geste discret de Moiraine, Lan s’en fut également, entraînant Thom avec lui.
Rand suivit le mouvement. Le Champion referma la porte et entreprit de monter la garde dans le couloir. Sous son regard d’aigle, les autres s’éloignèrent jusqu’à ce qu’il ne leur soit plus possible d’entendre la conversation des deux femmes. Lorsqu’ils furent à une distance qu’il jugea suffisante, Lan s’adossa au mur. Même sans sa cape aux couleurs fluctuantes, on ne le remarquait pas avant d’arriver à son niveau…
Rappelant qu’il avait mieux à faire de son temps, Thom s’éclipsa en lançant aux garçons, sans se retourner :
— N’oubliez pas ce que je vous ai dit !
Personne d’autre ne manifesta l’intention de s’en aller.
— À quoi faisait-il allusion ? demanda Egwene, les yeux rivés sur la porte du salon privé.
Elle abaissa la capuche de sa cape, comme si elle continuait à hésiter entre la dissimulation et la franchise. Mais Nynaeve n’était pas là pour voir ses cheveux détressés…
— Il nous a donné un conseil, éluda Mat.
— Oui, ne pas jacasser avant d’avoir réfléchi à ce qu’on allait dire ! s’écria Perrin avec un regard noir pour son ami.
— Un bon conseil, dirait-on, fit Egwene, très distraitement.
Rand n’écoutait plus, immergé dans ses pensées. Comment Nynaeve pouvait-elle être impliquée dans cette aventure ? Et lui, comment pouvait-il se retrouver mêlé à des histoires de Trollocs, de Blafards et de cauchemars où apparaissait Ba’alzamon ? Et Mat ? Et Perrin ? C’était absurde !
Min avait-elle parlé de l’implication de Nynaeve à Moiraine ?
Que peuvent bien se dire ces deux femmes ?
Quand la porte s’ouvrit enfin, Rand n’aurait su estimer combien de temps il avait passé à attendre dans le couloir. Nynaeve se montra la première et sursauta dès qu’elle aperçut Lan. Au passage, le Champion lui souffla quelques mots qui semblèrent l’agacer au plus haut point, puis il entra dans le salon privé, frôlant la Sage-Dame qui finissait d’en sortir.
Nynaeve se tourna vers Rand. Brusquement, le jeune homme s’avisa que ses amis étaient partis. Il ne tenait pas à affronter seul la Sage-Dame, mais comment faire autrement, maintenant qu’elle le regardait dans les yeux ?
Un regard particulièrement inquisiteur, songea Rand. Que se sont-elles dit, bon sang ?
Pendant que la Sage-Dame approchait, il se redressa de toute sa hauteur.
— Tu la portes très naturellement, désormais, dit-elle en désignant l’épée de Tam. J’aurais préféré que ce ne soit pas le cas, mais bon… Tu as grandi, Rand.
— En une semaine ?
Le jeune homme eut un rire forcé. Nynaeve secoua la tête, comme si elle se désolait qu’il n’ait pas compris ce qu’elle avait voulu dire.
— Elle vous a convaincue ? Il n’y a vraiment pas d’autre solution… (Rand pensa aux fameuses étincelles de Min.) Vous nous accompagnez ?
La Sage-Dame écarquilla les yeux de surprise.
— Pardon ? Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Jusqu’à mon retour, Mavra Mallen, de Promenade de Deven, me remplacera à Champ d’Emond, mais elle n’a pas l’intention de s’y éterniser. J’espère encore vous ramener à la raison et vous convaincre de rentrer avec moi.
— Nous ne pouvons pas…
Rand crut voir un mouvement du côté de la porte du salon, toujours ouverte, mais personne ne se montra.
— Tu me l’as déjà dit, et elle aussi… Si elle ne trempait pas dans cette affaire… Rand, les Aes Sedai ne sont pas dignes de confiance.
— Je sens que vos certitudes sont ébranlées, dit Rand, saisissant l’occasion au vol. Que s’est-il passé au village, lors de la réunion ?
Avant de répondre, Nynaeve jeta un coup d’œil à la porte du salon, mais rien ne bougeait.
— Une vraie catastrophe, comme d’habitude, mais elle ne doit pas savoir que nous sommes incapables de débattre sereinement. Moi, je n’ai qu’une conviction : tant que vous serez avec elle, votre vie ne tiendra qu’à un fil.
— Il est vraiment arrivé quelque chose… Puisque vous avez un doute, pourquoi vouloir nous forcer à rentrer ? Et pourquoi êtes-vous venue ? C’est exactement comme si le bourgmestre s’était déplacé en personne.
— Tu as vraiment grandi, dit Nynaeve, amusée. (Mal à l’aise, Rand sauta nerveusement d’un pied sur l’autre.) Je me souviens d’un temps, pas si lointain, où tu ne te serais pas étonné de mes déplacements et encore moins de mes actes.
Rand ne se laissa pas démonter.
— Je ne comprends toujours pas… Que venez-vous faire, en réalité ?
Nynaeve jeta un nouveau coup d’œil à la porte, puis elle prit Rand par le bras.
— Si nous marchions un peu en parlant ?
Le jeune homme se laissa entraîner. Dès qu’ils furent assez loin du salon pour ne pas risquer d’être entendus, Nynaeve revint aux choses sérieuses :
— La réunion a tourné à la foire d’empoigne, comme d’habitude. Tout le monde était d’accord pour qu’on envoie quelqu’un vous chercher, mais les villageois se sont très vite divisés en deux camps. Le premier voulait que vous soyez sauvés, mais insistait sur la difficulté de l’opération liée à l’identité de votre… accompagnatrice…
Rand nota avec satisfaction que Nynaeve surveillait ses propos.
— L’autre camp partageait la position de Tam ?
— Pas vraiment, puisqu’il ne voulait pas non plus vous savoir parmi des étrangers, surtout avec quelqu’un comme… elle. Quoi qu’il en soit, presque tous les hommes désiraient partir à votre recherche. Ton père, Bran al’Vere, avec sa grosse chaîne de bourgmestre autour du cou, et même Haral Luhhan, jusqu’à ce que sa femme le force à se rasseoir. Cenn Buie lui-même s’y est mis ! Que la Lumière me protège des mâles qui réfléchissent avec la toison qui couvre leur poitrine ! L’ennui, c’est qu’ils sont tous comme ça… (Nynaeve regarda Rand comme s’il était coupable de tous les crimes de l’histoire.) J’ai vite compris qu’il faudrait au minimum un jour supplémentaire de palabres pour arrêter une décision. Sans trop savoir pourquoi, j’étais sûre que nous n’avions pas de temps à perdre. J’ai donc convoqué une réunion du Cercle des Femmes pour exposer le plan que je venais d’imaginer. Mes sœurs n’ont pas beaucoup aimé, mais elles ont dû reconnaître que j’avais raison. Maintenant, tu sais pourquoi je suis ici : parce que les hommes de Champ d’Emond sont des têtes de mule, tout simplement. Bien que je les aie prévenus de mon départ, ils doivent toujours discutailler pour désigner un émissaire…
Le récit de Nynaeve expliquait sa présence d’une manière très convaincante. À part ça, on en était toujours au même point : elle voulait ramener au bercail les quatre brebis égarées.
— Que t’a-t-elle dit pendant votre tête-à-tête ? demanda Rand en désignant le salon privé.
Moiraine n’avait pas dû être avare d’objections. Mais, si elle en avait raté une, il était prêt à se substituer à elle.
— En gros, la même chose que toi. Elle m’a aussi interrogée sur les autres garçons et sur toi, sans doute pour savoir comment et pourquoi vous aviez attiré l’attention de… qui tu sais.
» J’ai vite compris son manège : avant tout, elle voulait découvrir si l’un de vous est né à l’extérieur de Deux-Rivières…
Soudain tendu à craquer, Rand réussit pourtant à ricaner.
— Elle a de drôles de préoccupations, dit-il. Vous lui avez assuré que je suis un natif de Champ d’Emond, j’espère ?
— Bien entendu…, répondit la Sage-Dame avec un retard infime que Rand n’aurait pas perçu dans d’autres circonstances.
Il aurait voulu parler, mais sa langue lui parut aussi lourde et aussi raide qu’un morceau de vieux cuir.
Elle sait !
Quoi d’étonnant, après tout ? La Sage-Dame était censée tout connaître des villageois.
— Tu vas bien ? demanda soudain Nynaeve.
— Il a dit… dit… que je n’étais pas son fils. Quand Tam était blessé, et brûlant de fièvre, il a raconté comment il m’a trouvé. Moi, j’ai cru que…
La gorge en feu, le jeune homme fut contraint de se taire.
— Oh ! Rand…, soupira Nynaeve. (Elle se hissa sur la pointe des pieds et prit entre ses mains la tête du jeune homme.) Sous l’influence de la fièvre, les gens disent d’étranges choses. Des mensonges ou des inventions, le plus souvent. Écoute-moi bien, à présent : quand il avait ton âge, Tam al’Thor a quitté Deux-Rivières pour partir en quête d’aventure. Lorsqu’il est revenu, il avait à son bras une femme rousse qui serrait contre elle un bébé. Kari al’Thor te prodiguait autant d’amour qu’une mère peut en offrir à son fils. J’ai bien dit « son » fils, Rand. C’est-à-dire toi. À présent, veux-tu bien revenir à la raison ?
— Bien sûr…, souffla le jeune homme. Bien sûr…
Je suis bien né hors de Deux-Rivières.
Tam ne délirait peut-être pas… Et il avait sans doute trouvé un bébé après une bataille…
— Pourquoi n’en avez-vous pas parlé à… maîtresse Alys ?
— Ça ne regarde pas une étrangère.
— Mat et Perrin sont-ils tous les deux nés sur le territoire ? demanda Rand. Ou à l’extérieur ?
Dès qu’il eut formulé sa question, il secoua la tête :
— Non, oubliez ça, ça ne me regarde pas non plus !
Mais il restait toujours utile de découvrir pourquoi Moiraine s’était intéressée à lui de si près – et aux autres également, bien entendu.
— C’est exact, ça ne te regarde pas, approuva la Sage-Dame. Et, de toute façon, ce n’est peut-être pas pertinent. Cette femme cherche à savoir pourquoi des monstres s’en sont pris à trois garçons de Champ d’Emond. Elle explore toutes les pistes, et c’est bien normal…
Rand eut un pâle sourire.
— Donc, vous croyez aussi qu’on nous traque…
Nynaeve secoua la tête, agacée.
— Depuis que tu la fréquentes, tu as appris à interpréter de travers les propos des autres, dirait-on !
— Qu’allez-vous faire ? demanda Rand.
Nynaeve le dévisagea, mais il ne broncha pas sous son regard brûlant.
— Pour commencer, je vais prendre un bain. Ensuite, il nous faudra aviser…