Alors que Rand et Mat traversaient la salle commune avec les deux premiers tonneaux, Bran al’Vere était déjà en train de remplir deux chopes à une barrique de bière brune – une fabrication maison, et le must de sa carte des boissons. La queue enroulée autour des pattes et les yeux fermés, Griffure, le chat roux de l’auberge, se prélassait sur la précieuse barrique. Debout devant la grande cheminée en galets de la rivière, Tam finissait de bourrer une pipe à long tuyau avec le tabac que Bran gardait dans une boîte en métal posée sur le manteau. Le foyer occupait une bonne moitié d’un mur de la salle carrée et son manteau se situait à hauteur d’épaule d’un homme de taille normale. Des flammes crépitaient dans cette imposante cheminée, délivrant une délectable chaleur.
À cette heure, la veille de Bel Tine – un jour très chargé en préparatifs –, Rand s’attendait à trouver la salle vide. Mais, en plus de l’aubergiste, de Tam et du chat, quatre membres du Conseil, dont le vieux Cenn, étaient assis sur des chaises à haut dossier, en face de la revigorante flambée. La fumée bleue de leur pipe leur faisant comme une auréole, les quatre hommes ne lisaient pas – tous les livres de Bran étaient à leur place, sur l’étagère qui faisait face à la cheminée – et ne jouaient pas non plus au jeu des pierres. Attendant que Tam et Bran viennent les rejoindre, ils ne se donnaient même pas la peine de parler, préférant contempler mornement leur chope de bière ou se tapoter nerveusement les dents avec le tuyau de leur pipe.
L’inquiétude était de mise au Conseil, ces derniers temps, et cela ne se limitait pas à Champ d’Emond. Il en était sûrement de même à Colline de la Garde, à Promenade de Deven et même à Bac-sur-Taren. Encore que, dans ce dernier cas, qui pouvait dire ce que pensaient les gens du cru ?
Deux hommes seulement levèrent les yeux lorsque les jeunes gens entrèrent dans l’auberge. Haral Luhhan, le forgeron, et Jon Thane, le meunier.
Le forgeron fit un peu plus que de lever les yeux. Ses énormes bras reposant sur son tablier de cuir – la preuve qu’il venait directement de son atelier –, il examina attentivement les deux garçons, s’assit bien droit sur son siège, eut une étrange expression puis recommença à bourrer méticuleusement sa pipe.
Intrigué, Rand ralentit le pas… et faillit crier quand Mat lui flanqua un coup de pied dans la cheville. Son ami désignant avec insistance la porte qui se découpait au fond de la salle, il le suivit en boitillant.
— Quelle mouche t’a piqué ? demanda-t-il quand Mat et lui se furent engagés dans le couloir menant à la cuisine. Tu as failli me casser…
— C’est le vieux Luhhan, souffla Mat en jetant un coup d’œil derrière lui. Je crois qu’il me soupçonne d’être celui qui…
Mat s’interrompit, car maîtresse al’Vere venait de sortir de la cuisine, une bonne odeur de pain très récemment cuit lui faisant comme une traîne.
La femme de Bran portait un plateau lesté d’un assortiment de fromages, de plusieurs bocaux de condiments et des délicieux petits pains croustillants qui faisaient sa réputation à Champ d’Emond et aux alentours. Cette vision rappela à Rand qu’il n’avait rien mangé depuis le matin – un petit déjeuner réduit à un croûton de pain.
Son estomac émit des gargouillis franchement embarrassants.
Ses cheveux gris nattés rejetés derrière ses épaules, dame al’Vere – aussi élancée que son mari était bedonnant – adressa aux deux garçons un sourire maternel.
— Si vous avez faim, et à votre âge c’est un état permanent, il reste de tout dans la cuisine. Et si vous préférez, j’ai fait du pain d’épice, ce matin…
L’épouse de Bran était une des rares femmes du village qui ne jouaient jamais les marieuses avec Tam. Et si elle se montrait très gentille avec Rand, ne lui refusant jamais un en-cas quand il en avait envie, elle se comportait de la même manière avec tous les jeunes hommes du coin. Même si elle le regardait parfois d’un air inquiétant – pour lui, faut-il préciser –, elle en était toujours restée là, une retenue dont il lui était sincèrement reconnaissant.
Sans attendre de réponse, maîtresse al’Vere reprit son chemin et entra dans la salle commune. Des bruits de pieds de chaise indiquèrent que tous les hommes s’étaient levés pour l’accueillir. Un concert d’exclamations salua l’arrivée des petits pains. La femme du bourgmestre était sans conteste la meilleure cuisinière de la région et aucun homme sain d’esprit n’aurait hésité à parcourir des lieues pour venir s’asseoir à sa table.
— Du pain d’épice…, répéta Mat en se léchant les babines.
— Après ! dit Rand, intraitable. Sinon, nous n’en aurons jamais fini.
Une lampe accrochée au-dessus de la porte éclairait l’escalier de la cave. Une autre, dans le sous-sol au mur de pierre brute, projetait une vive lumière qui bannissait la pénombre dans les coins les plus lointains de la pièce. Le long des murs, des tonnelets d’alcool de pomme, des tonneaux de cidre et d’énormes barriques de bière et de vin vieillissaient à l’abri des variations de température. Sur les barriques de vin, Bran avait inscrit à la craie toute une série d’informations : la date d’achat, l’identité du colporteur et la ville de provenance. Pour le cidre et la bière, tout le stock provenait de Deux-Rivières, et l’aubergiste lui-même exerçait à mi-temps l’activité de brasseur. Certains colporteurs, voire quelques marchands, proposaient de l’alcool de pomme et de la bière, mais leurs breuvages coûtaient une fortune et n’étaient pas meilleurs, loin de là, que la production locale. En général, quand on les goûtait, ça ne donnait pas envie d’y revenir.
— Si tu m’expliquais pourquoi tu préférerais éviter maître Luhhan ? demanda Rand quand les deux tonneaux furent en place sur une solide étagère. Qu’as-tu encore fait ?
Mat haussa les épaules.
— Rien de bien grave… J’ai dit à Adan al’Caar et à deux de ses morveux d’amis – Ewin Finngar et Dag Coplin – que des fermiers avaient vu courir dans la forêt des chiens fantômes qui crachaient du feu. Bien sûr, ces idiots ont gobé mes sornettes.
— Maître Luhhan t’en veut à cause de ça ? s’étonna Rand, soupçonneux.
— Pas exactement… (Mat hésita, puis secoua la tête.) Bon, j’ai couvert deux de ses chiens de farine, pour qu’ils soient tout blancs. Puis je les ai lâchés près de la maison de Dag. Comment aurais-je pu deviner qu’ils allaient rentrer chez eux à la course ? Je n’y suis pour rien, bon sang ! Et si maîtresse Luhhan n’avait pas laissé la porte ouverte, ils ne seraient jamais entrés. On ne peut pas m’accuser d’avoir rempli de farine la maison du forgeron… (Mat eut un éclat de rire.) Il paraît que maîtresse Luhhan a chassé les chiens à coups de balai. Et son mari avec !
Rand eut un sourire qui tenait à moitié de la grimace.
— À ta place, j’aurais plus peur d’Alsbet Luhhan que de son époux. Elle est presque aussi musclée que lui, et d’un tempérament bien moins conciliant. De toute façon, la question n’est pas là… Si tu marches vite, le forgeron ne te remarquera peut-être pas…
À voir son expression, Mat ne trouva pas la saillie très spirituelle.
Quand les deux garçons retournèrent dans la salle commune, l’ami de Rand n’eut cependant aucune raison de se presser. Ayant installé leurs chaises en rond, devant le feu, les six hommes débattaient à voix basse. Le dos tourné aux flammes, Tam faisait un exposé et les autres se penchaient en avant pour mieux suivre. Concentrés comme ils l’étaient, ils n’auraient pas tourné la tête même si un troupeau de moutons avait fait irruption dans l’auberge. Rand se serait volontiers approché pour entendre, mais son compagnon le tira par la manche et l’implora du regard. Avec un soupir, Rand céda et sortit s’occuper du chargement.
Quand ils furent revenus dans le couloir, les deux amis trouvèrent en haut des marches un plateau couvert de tranches de pain d’épice encore chaudes. Deux chopes et un cruchon de cidre tiède épicé attendaient également les jeunes gens. Malgré son rappel à l’ordre, un peu plus tôt, Rand ne put pas se résoudre à patienter et il fit les deux derniers allers et retours en jonglant avec un tonneau et une tranche de pain d’épice.
Lorsqu’il se fut débarrassé de son ultime charge, il s’essuya la bouche d’un revers de la main, chassant les miettes, et lança joyeusement à Mat, qui venait aussi d’en terminer :
— Et maintenant, allons voir ce trouv…
Des bruits de pas retentirent dans l’escalier. Manquant trébucher dans sa précipitation, Ewin Finngar déboula dans la cave, l’air surexcité.
— Il y a des étrangers dans le village ! s’écria-t-il avant de jeter un regard noir à Mat. Je n’ai pas vu de cabots fantômes, mais il paraît que quelqu’un a couvert de farine les chiens de maître Luhhan. À ce qu’on dit, sa femme a une petite idée sur l’identité du coupable…
Les années qui les séparaient d’Ewin, à peine âgé de quatorze printemps, incitaient en général Rand et Mat à ne tenir aucun compte de ses propos. Cette fois, ils échangèrent un regard interloqué puis parlèrent en même temps :
— Dans le village ? s’étonna Rand. Pas en forêt ?
— Un homme avec une cape noire ? As-tu vu son visage ?
Décontenancé, Ewin regarda tour à tour les deux jeunes hommes. Mat avançant vers lui, l’air pas commode, il se résigna à répondre :
— Bien sûr que j’ai vu son visage ! Quant à sa cape, elle est verte, ou peut-être grise… La couleur donne l’impression de changer selon l’endroit où l’homme se trouve. Parfois, il se fond dans le décor, et on ne le voit pas avant qu’il bouge. La femme porte une cape de voyage bleue bien plus chic que tous les habits de fête que j’ai vus de ma vie. Elle est d’ailleurs dix fois plus jolie que toutes les femmes que je connais. Comme dans les histoires des trouvères, c’est une dame de haute naissance, j’en mettrais ma main au feu.
— Une femme ? intervint Rand. De qui nous parles-tu donc ?
Il voulut interroger Mat du regard, mais son ami avait posé les poings sur ses yeux, les fermant comme s’il désirait s’isoler du monde.
— Je voulais te raconter, dit-il, mais tu m’as engagé comme homme de peine… (Il éloigna les mains de son visage, ouvrit les yeux et foudroya Ewin du regard.) Ces deux étrangers sont arrivés hier soir, et ils sont descendus à l’auberge. Rand, je les ai vus entrer dans le village. Je ne savais pas qu’il existait des chevaux si grands et si élancés. On dirait qu’ils seraient capables de galoper jusqu’à la fin des temps, s’il le fallait… Je pense que l’homme travaille pour la femme.
— Il est son Champion, dit Ewin, c’est comme ça que ça s’appelle dans les histoires.
Mat continua comme si de rien n’était.
— Il obéit à la femme et lui rend des comptes… Mais ce n’est pas un employé. Un soldat, peut-être… À la façon dont il porte son épée, on dirait qu’elle fait partie de lui, comme une main ou un pied. À côté de ce gaillard, les gardes du corps des marchands ont l’air de braves corniauds. Et cette femme, Rand ! Je n’aurais jamais pensé qu’une personne pareille puisse exister. On croirait qu’elle sort tout droit des légendes d’un trouvère. Elle est… C’est… (Mat s’interrompit pour foudroyer Ewin du regard.) Eh bien, une dame de haute naissance, voilà ce qu’elle est !
— Très bien, mais qui sont ces gens ? demanda Rand.
À part les marchands, qui venaient une fois par an acheter du tabac et de la laine, et les colporteurs, on ne voyait pratiquement jamais d’étrangers à Deux-Rivières. Bac-sur-Taren était peut-être plus fréquenté mais, si loin au sud, les visiteurs étaient vraiment rares. Comme c’étaient toujours les mêmes chaque année, les marchands et les colporteurs n’étaient plus vraiment des étrangers au sens strict du terme. À Champ d’Emond, on n’avait plus vu d’« inconnu » depuis plus de cinq ans. Fuyant Baerlon où il avait eu on ne savait trop quels problèmes, le dernier en date était venu se cacher au village, où il n’avait pas séjourné longtemps.
— Et que veulent-ils ? ajouta Rand à sa question précédente.
— Ce qu’ils veulent ? s’écria Mat. Je m’en fiche ! Rand, ce sont des étrangers comme nous n’en avons jamais vu. Des gens fascinants !
Rand ouvrit la bouche mais la referma sans avoir parlé. Le cavalier noir l’avait rendu aussi nerveux qu’un chat invité dans un chenil. Et voilà que trois étrangers débarquaient en ville le même jour. Une coïncidence, vraiment ?
Enfin, trois si la cape du type ne devenait pas toute noire par moments…
— La femme s’appelle Moiraine, dit Ewin, saisissant l’occasion d’en placer une. J’ai entendu l’homme s’adresser à elle comme ça. Dame Moiraine. Lui, son nom, c’est Lan. Notre Sage-Dame n’aime pas cette femme, mais moi, elle me plaît bien.
— Qu’est-ce qui te fait dire que Nynaeve ne l’aime pas ? demanda Rand.
— Moiraine lui a demandé son chemin, ce matin, et elle l’a appelée « mon enfant ». Une Sage-Dame ! (Rand et Mat émirent de longs sifflements modulés.) Bien sûr, elle ne savait pas à qui elle s’adressait, et elle s’est excusée quand elle a compris sa méprise. C’était sincère. Ensuite, Moiraine a interrogé la Sage-Dame sur les herbes médicinales et les notables de Champ d’Emond. Elle s’est montrée aussi respectueuse que n’importe quelle femme du village – et même bien plus que certaines. Elle s’est renseignée sur les anciens, demandant depuis combien de temps ils vivaient ici… Enfin, je n’ai pas tout retenu, mais c’était impressionnant. Nynaeve a répondu comme si elle venait de mordre dans un fruit pas mûr. Et quand dame Moiraine s’est éloignée, elle l’a regardée d’une façon qui… Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est que ça n’avait rien d’amical.
— C’est tout ? demanda Rand. Tu connais le caractère de Nynaeve, non ? L’an dernier, quand Cenn Buie l’a appelée « mon enfant », elle lui a tapé sur la tête avec son bâton. Et c’est un membre du Conseil assez vieux pour être son grand-père. Notre Sage-Dame explose pour un rien et se calme une minute après.
— C’est déjà trop long pour moi…, marmonna Ewin.
— Je me fiche de savoir qui elle assomme, dit Mat, tant que ce n’est pas moi. Les gars, ça va être le plus beau Bel Tine de tous les temps. Une gente dame, un trouvère, que demander de plus ? Au diable le feu d’artifice !
— Un trouvère ? répéta Ewin d’un ton inhabituellement aigu, même pour lui.
— Viens avec moi, Rand, dit Mat, ignorant une nouvelle fois le garçon. Nous avons fini notre corvée, et tu dois voir cet artiste.
Mat s’engagea dans l’escalier, gravissant les marches quatre à quatre. Ewin le suivit en couinant :
— C’est vrai, pour le trouvère ? Mat, ce n’est pas comme les chiens fantômes ? Ou les grenouilles ?
Rand prit le temps d’éteindre la lampe, puis il emboîta le pas à ses compagnons.
Dans la salle commune, Rowan Hurn et Samel Crawe avaient rejoint leurs collègues. Du coup, le Conseil du village était au complet. C’était Bran qui parlait, désormais, la voix si basse que seul un murmure s’échappait du cercle de chaises. Pour ponctuer son discours, il tapait du bout d’un index dans la paume de son autre main. Autour de lui, tous les conseillers acquiesçaient – même Cenn Buie, mais avec plus de retenue que les autres.
La façon dont ces hommes se comportaient, s’isolant du monde, en disait plus long qu’une pancarte. Leur conversation concernait exclusivement le Conseil. S’il tentait d’écouter, Rand se ferait mal voir. À contrecœur, il se dirigea vers la sortie. Il lui restait le trouvère, et les deux autres étrangers.
Dehors, il constata que Hu ou Tad, les garçons d’écurie de l’auberge, étaient venus chercher Bela et la charrette. Leur cape claquant au vent, Mat et Ewin continuaient à se quereller en s’éloignant de l’auberge.
— Je te dis que ce n’est pas une blague ! Ewin, je ne te joue pas un de mes mauvais tours. Il y a bien un trouvère en ville. Et maintenant, du balai ! Rand, veux-tu dire à ce crétin que je ne lui mens pas ? Et qu’il peut aller voir ailleurs si j’y suis ?
Rand resserra les pans de sa cape autour de son torse, puis il pressa le pas pour voler au secours de son ami. Mais les mots restèrent coincés dans sa gorge, car il eut de nouveau le sentiment qu’on l’épiait. C’était beaucoup moins horrible que ce qu’il avait connu avec le cavalier noir, mais ça n’avait rien de plaisant, surtout si peu de temps après la précédente expérience.
Jetant un coup d’œil à la place Verte, il vit que rien n’avait changé. Des enfants jouaient, des villageois s’affairaient à préparer les réjouissances et personne ne lui accordait un regard. Le Poteau du Printemps était abandonné et il le resterait jusqu’au lendemain. Des cris et des rires d’enfants montaient des rues transversales, comme il convenait à l’approche de Bel Tine. Bref, tout était normal.
Et pourtant, on l’espionnait…
Sur une impulsion, Rand se retourna et leva les yeux. Perché au bord du toit de l’auberge, un gros corbeau chahuté par le vent rivait un de ses yeux ronds sur lui. La tête légèrement inclinée, l’oiseau paraissait très intéressé par ce qu’il voyait.
Rand ne put plus contenir la colère qui bouillait en lui depuis des heures.
— Saloperie de charognard…, marmonna-t-il.
— J’en ai assez d’être épié ! grogna Mat.
Rand vit que son ami l’avait rejoint. Lui aussi regardait le corbeau d’un air méchant.
Se consultant à peine, les deux garçons ramassèrent chacun une pierre.
Les projectiles volèrent bien droit… mais le corbeau s’écarta, et les pierres se perdirent dans le vide. Battant une fois des ailes, l’oiseau inclina de nouveau la tête et recommença à observer les deux garçons comme si rien n’était arrivé.
— Tu as déjà vu un corbeau faire ça ? demanda Rand à son ami.
Sans cesser de fixer l’oiseau noir, Mat secoua la tête.
— Non… Ni aucun autre volatile, d’ailleurs.
— Un oiseau maléfique ! lança soudain une voix féminine mélodieuse malgré la répugnance profonde qu’elle exprimait. Au mieux, il convient de s’en méfier… Au pire…
Sur un cri strident, le corbeau s’envola, décollant avec une telle violence que deux plumes noires se détachèrent de ses ailes et tombèrent du bord du toit.
Stupéfaits, Rand et Mat suivirent du regard la fuite de l’oiseau au-dessus de la place Verte, puis en direction des montagnes de la Brume, loin au-delà du bois de l’Ouest. Devenant d’abord un minuscule point noir, le corbeau disparut bientôt de la vue des deux garçons.
Rand se retourna et découvrit la femme qui venait de parler. Comme lui, elle avait suivi le vol du corbeau. Mais elle avait baissé la tête, et leurs regards se croisèrent.
Rand en resta sans voix. C’était sans nul doute dame Moiraine, et elle correspondait en tout point aux descriptions de Mat et d’Ewin. Avec tant de choses en plus…
En apprenant qu’elle avait traité Nynaeve d’enfant, Rand l’avait imaginée sous les traits d’une vieille dame. Une grossière erreur ! Enfin, peut-être, parce qu’il était impossible de lui donner un âge, en réalité. D’instinct, il l’avait estimée aussi jeune que Nynaeve, mais, en la regardant un peu plus longtemps, il avait très vite changé d’avis. Dans ses grands yeux sombres, on lisait une sagesse et une maturité qu’il fallait de longues années pour acquérir. Un instant, Rand eut l’impression que deux étangs jumeaux tentaient de l’attirer afin qu’il se noie dans leurs profondeurs. À la voir, il semblait logique que Mat et Ewin l’aient décrite comme une dame sortie des histoires d’un trouvère. Devant tant de grâce et d’autorité, Rand se sentait mal à l’aise, comme s’il avait du mal à tenir sur ses jambes. Très petite, dame Moiraine lui arrivait tout juste à la poitrine, mais sa présence et sa prestance, toutes deux écrasantes, donnaient l’impression qu’il était inconvenant d’être plus grand qu’elle, comme si sa taille devait être la référence ultime.
Dame Moiraine ne ressemblait à personne qu’il eût rencontré. La large capuche de sa cape laissait voir ses cheveux aux délicates boucles – une vision surprenante, car Rand n’avait jamais croisé une femme adulte qui ne portait pas de nattes. À Deux-Rivières, toutes les jeunes filles attendaient impatiemment que le Cercle des Femmes de leur village les autorise à se tresser les cheveux. Et cette dame ne le faisait pas ?
Sa tenue était tout aussi étrange que sa coiffure. Sa cape en velours bleu orné de broderies en fil argenté – des feuilles, des grappes et des fleurs – s’harmonisait avec sa robe d’un bleu plus sombre rayé de crème dont la nuance fluctuait un peu au gré des jeux de lumière. Une chaîne en or pendait à son cou, et une seconde, plus fine et attachée dans ses cheveux, lui permettait d’arborer au milieu du front une petite pierre précieuse également bleue.
Une ceinture en fil d’or tissé ceignait sa taille. À l’index de la main gauche, Moiraine portait une bague du même métal qui représentait un serpent se mordant la queue.
Rand n’avait jamais vu un anneau pareil. Pourtant, il reconnut le Grand Reptile, une représentation symbolique de l’éternité encore plus ancienne que la Roue du Temps.
« Plus chic que des habits de fête », avait dit Ewin, et il ne se trompait pas. À Deux-Rivières, personne ne s’habillait jamais comme ça.
— Bonjour maîtresse… heu… dame Moiraine, dit Rand.
Il s’empourpra, confus de son lapsus.
— Bonjour, dame Moiraine, lui fit écho Mat avec un tout petit peu plus d’aisance.
La femme sourit. Aussitôt, Rand se demanda s’il ne pouvait pas accomplir pour elle quelque tâche qui lui donnerait un prétexte pour la suivre comme son ombre. Le sourire s’adressait aussi à ses compagnons, il le savait, mais il ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’il était son seul destinataire. Dame Moiraine était vraiment l’incarnation d’un personnage de légende.
Aussi fasciné que Rand, Mat affichait un sourire béat.
— Vous connaissez mon nom, dit la dame, visiblement ravie.
Comme si son séjour, si bref qu’il doive être, n’allait pas alimenter pendant un an les conversations des villageois !
— Mais il faut m’appeler Moiraine, tout simplement… Et vous, comment vous nommez-vous ?
Ewin bondit en avant, prenant de vitesse ses deux aînés.
— Je suis Ewin Finngar, ma dame. Ils connaissent votre nom parce que je le leur ai dit. J’ai entendu Lan vous appeler ainsi – mais je n’espionnais pas, croyez-le bien ! C’est la première fois qu’une noble dame comme vous vient à Champ d’Emond. Nous avons aussi un trouvère, à l’occasion de Bel Tine. Ce soir, c’est la Nuit de l’Hiver. Passerez-vous chez moi ? Ma mère a fait des gâteaux aux pommes.
— Je vais voir ce que je peux faire, dit Moiraine en posant une main sur l’épaule d’Ewin. (Bien qu’elle eût un air mortellement sérieux, ses yeux pétillaient de malice.) Je ne vois pas comment je pourrais éclipser un trouvère, Ewin… Mais, une fois encore, vous devez tous m’appeler Moiraine !
Elle regarda Rand et Mat, les incitant à se présenter.
— Je me nomme Matrim Cauthon, ma da… Moiraine.
Il se fendit d’une révérence maladroite et se redressa, rouge comme une pivoine.
Rand s’était demandé s’il devait se lancer dans un salut de ce genre, comme les courtisans dans les histoires. Échaudé par l’exemple de Mat, il se contenta de décliner son identité – sans s’emmêler la langue, cette fois.
Moiraine regarda les deux jeunes gens avec un sourire qui, cette fois, rappela à Rand celui d’Egwene quand elle avait un secret.
— Durant mon séjour à Champ d’Emond, j’aurai sans doute besoin de quelques menus services. Seriez-vous d’accord pour me les rendre ? (Rand, Mat et même Ewin hochèrent frénétiquement la tête.) Dans ce cas…
À la grande surprise de Rand, Moiraine lui glissa une pièce dans la main et, avec les deux siennes, l’incita à refermer les doigts dessus.
— Ce n’est pas la peine…, commença-t-il.
Mais la dame balaya ses objections d’un geste nonchalant. Puis elle remit une pièce à Ewin et une autre à Mat.
— Bien sûr que si, c’est la peine ! Personne ne travaille pour rien, et c’est normal. Considérez votre pièce comme un souvenir et gardez-la sur vous. Ainsi, elle vous rappellera notre accord, lorsque j’aurai besoin de vous. Nous sommes liés, maintenant.
— Pas de risque que j’oublie…, souffla Ewin.
— Plus tard, conclut Moiraine, nous parlerons et vous me direz tout sur vous.
— Dame… hum… Moiraine ? appela Rand alors que la femme se détournait déjà. (Elle le regarda, si intimidante qu’il eut du mal à déglutir.) Que venez-vous faire à Champ d’Emond ?
Même si Moiraine ne changea pas d’expression, Rand regretta aussitôt d’avoir posé cette question. Afin de dissiper tout malentendu, il se lança dans une grande explication :
— Je ne voulais pas être discourtois, désolé… Mais vous savez, personne ne passe jamais par chez nous, à part les marchands et les colporteurs, quand la neige ne bloque pas les routes qui viennent de Baerlon. Alors, recevoir la visite d’une dame comme vous ! Les gardes des marchands disent souvent que Champ d’Emond est le trou le plus perdu du monde, et ils ne doivent pas être très loin de la vérité. Vous pensez la même chose, non ? Alors, je me demandais…
Le sourire de Moiraine s’effaça – ou, plutôt, se dissipa comme si elle venait de se rappeler quelque chose.
— J’étudie l’histoire, répondit-elle enfin, son regard perdu bien au-delà des trois garçons. Plus précisément, je compile d’antiques récits… Ce territoire que vous appelez Deux-Rivières m’a toujours intéressée. Lors de mes voyages, je cherche à explorer le passé des lieux qui me fascinent. Il y a toujours des histoires merveilleuses à collecter.
— Des histoires ? répéta Rand. Que peut-il être arrivé à Deux-Rivières pour intéresser une… En fait, il ne se passe jamais rien, ici !
— Et quel autre nom porte le territoire, à part Deux-Rivières ? demanda Mat. Moi, je n’ai jamais entendu que celui-là.
— Tandis que tourne la Roue du Temps, répondit distraitement Moiraine, comme si elle pensait tout haut, les lieux changent souvent de nom. Les hommes aussi, et ils arborent des visages différents. Une multitude d’apparences, mais toujours le même individu… Pourtant, on ne sait rien de la Grande Trame que tisse la Roue du Temps. D’ailleurs, qui connaît ne serait-ce que la Trame d’un Âge ? Il nous reste l’observation, l’étude… et l’espoir.
Rand dévisagea Moiraine, incapable de parler, même pour lui demander ce qu’elle voulait dire. Avait-elle seulement conscience que trois jeunes gens l’écoutaient ? Ewin et Mat étaient tout aussi soufflés que lui, nota Rand. Finngar en avait même la mâchoire pendante.
Moiraine s’intéressa de nouveau à ses interlocuteurs, qui sursautèrent comme s’ils sortaient d’une transe.
— Nous parlerons plus tard, dit-elle. Oui, plus tard…
Semblant glisser sur le sol, et non marcher, elle se dirigea vers le pont aux Chariots, les pans de sa cape lui faisant comme une paire d’ailes.
Un grand type que Rand n’avait pas remarqué jusque-là sortit des ombres du porche de l’auberge et, la main posée sur la longue poignée d’une épée, emboîta le pas à Moiraine. Vêtu de vert foncé, une couleur qui aurait fait un camouflage parfait en forêt, l’homme portait une cape dont les teintes gris, marron et vert fluctuaient effectivement au gré de ses mouvements et des caprices du vent. Par moments, l’étrange vêtement se fondait si bien avec le paysage que son propriétaire semblait disparaître.
Tenus par une lanière de cuir, les longs cheveux de l’inconnu grisonnaient sur les tempes. Le visage buriné par le soleil, le compagnon de Moiraine était cependant épargné par les rides. À le voir se déplacer, Rand ne put s’empêcher de penser à un loup.
Quand il passa devant les trois garçons, le mystérieux guerrier leur accorda à peine un regard, mais ses yeux d’un bleu polaire parurent cependant enregistrer tous les détails significatifs. En une fraction de seconde, il avait évalué et catalogué les trois jeunes habitants de Champ d’Emond. Mais quel était le résultat de cet examen ? Rien, sur le visage de l’homme, n’aurait permis de le dire.
Accélérant le pas pour rattraper Moiraine, il s’adapta ensuite à son rythme et se pencha pour lui parler.
Rand s’avisa qu’il retenait sa respiration et s’autorisa à la relâcher.
— C’était Lan, coassa Ewin, comme s’il manquait lui aussi d’air, après avoir essuyé le regard du guerrier. Je vous dis que c’est son Champion !
— Ne raconte pas n’importe quoi ! s’écria Mat. (Il ricana, mais lui aussi avait la voix mal assurée.) Les Champions, c’est bon pour les récits ! Et ils ont une épée et une armure ornées d’or et de pierreries, pour commencer. Ensuite, ils passent leur temps au nord, dans la Flétrissure, à combattre les démons, les Trollocs et d’autres monstres de ce genre.
— Il pourrait être un Champion ! insista Ewin.
— Tu as vu de l’or et des pierreries sur lui ? railla Mat. Et les Trollocs abondent-ils à Deux-Rivières ? Ici, nous avons plutôt des moutons. Je me demande d’ailleurs quel événement passé peut intéresser une femme comme Moiraine.
— J’ai une hypothèse, fit Rand. On dit que l’auberge existe depuis au moins mille ans, voire plus.
— Dix siècles de moutons, lâcha Mat, implacable.
— Un sou d’argent ! s’écria Ewin. Elle m’a donné un sou d’argent ! Pensez à tout ce que je vais pouvoir acheter au colporteur !
Rand ouvrit la main pour examiner sa pièce… et, de surprise, il faillit la laisser tomber. Il ne parvint pas à identifier la monnaie – frappée de l’image d’une femme faisant danser une flamme au-dessus de sa paume tournée vers le ciel – mais il avait assez souvent observé Bran, quand il pesait les pièces des marchands originaires d’une bonne dizaine de pays, pour avoir une excellente idée de la valeur de ces « gages ». Avec un pareil poids d’argent, on pouvait acheter un très bon cheval partout à Deux-Rivières. Et avoir un peu de monnaie après…
Dévisageant Mat, Rand constata qu’il était aussi surpris que lui. Perplexe, il orienta sa main pour que son ami puisse voir la pièce – mais pas Ewin – puis il haussa les épaules, indiquant qu’il n’y comprenait rien.
— De quels « services » a-t-elle donc besoin ? finit-il par demander.
— Je n’en sais rien, et je m’en fiche. Bien entendu, je ne dépenserai pas cet argent. Même quand le colporteur sera là.
Sur ces mots, Mat glissa la pièce dans sa poche.
Avec un hochement de tête approbateur, Rand imita son ami. Sans trop savoir pourquoi, il était certain que Mat avait raison. Il ne fallait pas dépenser cet argent. Parce qu’il venait d’elle, tout simplement. Il ignorait à quoi d’autre pouvait servir une pièce, mais…
— Je dois aussi garder la mienne ? demanda Ewin, dubitatif.
— C’est ton affaire, lâcha Mat, laconique.
— Elle te l’a donnée pour que tu la dépenses, ajouta Rand.
Ewin contempla son sou d’argent, secoua la tête puis rangea lui aussi son trésor dans sa poche.
— Je la garde, dit-il, non sans mélancolie.
— Il nous reste le trouvère, rappela Rand.
L’humeur de l’adolescent s’améliora aussitôt.
— S’il se réveille un jour, modéra Mat.
— Rand, demanda Ewin, il y a vraiment un trouvère au village ?
— Tu verras bien ! répondit Rand avec un grand sourire.
À l’évidence, Ewin refuserait d’y croire tant qu’il n’aurait pas vu l’artiste de ses yeux.
— Et il devra bien finir par descendre de sa chambre…
Des cris retentirent, montant du pont aux Chariots. Quand Rand tourna la tête pour voir ce qui se passait, son sourire s’élargit encore. Une foule de villageois de tous les âges – y compris de vénérables vieillards et des bambins tout juste capables de marcher – escortait un énorme chariot tiré par huit chevaux. Des dizaines de ballots étaient accrochés à la bâche ronde du véhicule tellement chargé qu’il avait du mal à avancer. Le colporteur était enfin là !
Deux étrangers, un trouvère et un colporteur, plus un feu d’artifice. Ces fêtes de Bel Tine promettaient d’être mémorables.