Des dalles brisées craquaient sous les sabots des chevaux tandis que Lan guidait ses compagnons dans les rues désertes. Pour ce que Rand en voyait, la cité était en ruine – et totalement vide, comme l’avait avancé Perrin. Il n’y avait pas âme qui vive – même pas un pigeon égaré – et des mauvaises herbes brunâtres avaient envahi toutes les fissures des façades délabrées et des rues pavées. La plupart des toits étaient aux trois quarts écroulés et bon nombre de murs ne tenaient plus debout que par miracle. Tous les dix pas, la colonne devait contourner un tas de gravats. Souvent décapitées, les tours et les flèches penchaient vers le sol comme si elles n’attendaient plus qu’un souffle de vent pour s’y fracasser. Un peu partout, des monticules de débris recouverts de terre – et souvent envahis de végétation – marquaient l’emplacement d’anciens palais ou de grands bâtiments publics.
Pourtant, ce qui subsistait de la ville suffisait à couper le souffle de Rand. Comparées aux simples vestiges de Shadar Logoth, les plus imposantes bâtisses de Baerlon seraient aisément passées pour des cabanons. Tout autour des cavaliers, des multitudes de palais de marbre blanc se dressaient encore, chacun étant au minimum surmonté d’un fantastique dôme. Les plus grands complexes en avaient cinq ou six, tous de forme différente. À d’autres endroits, de longues promenades flanquées de colonnes conduisaient à des tours amputées de leur sommet qui semblaient pourtant continuer de tutoyer le ciel. À tous les carrefours, une fontaine de bronze, un monument en albâtre ou une statue sur son piédestal attiraient irrésistiblement l’œil. Et, même si les fontaines étaient à sec, les monuments couverts de crasse et les statues décapitées ou manchotes, la grandeur qui s’en dégageait forçait toujours le respect des visiteurs.
Et j’ai cru que Baerlon était une grande ville ! pensa Rand. Que la Lumière m’aveugle ! Thom a dû en rire sous cape. Sans parler de Lan et de Moiraine !
Totalement fasciné, le jeune homme dut tirer en catastrophe sur les rênes de Nuage quand Lan s’arrêta devant un bâtiment de pierre blanche qui avait dû être, au temps de sa splendeur, deux fois plus grand que l’Auberge du Cerf et du Lion. Désormais, il était impossible de dire quelle avait bien pu être sa fonction. Une auberge, également ? Pourquoi pas… Des étages, il ne restait plus qu’une ossature vide aux fenêtres brisées et aux volets arrachés, mais le rez-de-chaussée paraissait être dans un état convenable.
Les mains reposant sur le pommeau de sa selle, Moiraine étudia la grande structure blessée, puis elle hocha la tête et souffla :
— Voilà qui devrait convenir…
Lan sauta de selle et aida l’Aes Sedai à descendre de sa monture – en fait, il la prit dans ses bras et la souleva en douceur.
— Conduisez les chevaux à l’intérieur, ordonna-t-il, et trouvez une pièce, au fond, qui puisse tenir lieu d’écurie. Allez, les garçons de ferme, du nerf ! Nous ne sommes pas sur la place de votre village un jour de foire !
Portant toujours sa protégée, le Champion entra dans le bâtiment. Nynaeve mit pied à terre et le suivit après avoir récupéré la sacoche où elle rangeait ses potions et ses onguents. Egwene lui emboîta le pas, laissant elle aussi Bela en arrière.
— Conduisez les chevaux à l’intérieur…, marmonna Thom, mécontent.
Il joua avec sa moustache, la hérissant puis la lissant, se massa le creux des reins, prit les rênes d’Aldieb et se tourna vers les trois « garçons de ferme ».
— Alors, on se bouge ?
Rand et ses deux amis sautèrent à terre et se hâtèrent de prendre en charge les trois autres montures. La porte du bâtiment, dont il ne restait que l’encadrement, se révéla assez large pour laisser passer deux chevaux de front.
Les quatre compagnons déboulèrent dans une grande salle qui faisait toute la largeur de la structure. Le sol dallé était couvert de crasse et les tentures murales aux couleurs passées semblaient prêtes à tomber en poussière si on s’avisait de les toucher. Dans la salle vide, Lan avait déjà ménagé un nid douillet pour Moiraine – en utilisant sa cape et celle de la jeune femme. Rageant contre la poussière, Nynaeve était agenouillée près de l’Aes Sedai. Elle fouillait dans sa sacoche, qu’Egwene lui tenait ouverte.
— Je ne l’apprécie pas, c’est vrai, dit-elle à Lan au moment où Rand entrait sur les talons de Thom, mais ce n’est pas une raison pour lui refuser mon aide.
— Je ne t’ai accusée de rien, Sage-Dame, dit le Champion. Simplement, je t’ai conseillé d’être prudente avec tes herbes.
— Elle en a besoin, et toi aussi, tu dois compter sur mon intervention, répliqua Nynaeve, d’abord très agressive, puis un peu plus modérée. Même le Pouvoir de l’Unique a ses limites, et elle en a déjà trop fait… Regarde les choses en face, seigneur des Sept Tours : ton épée ne peut rien pour elle, alors que mes décoctions, en revanche…
Moiraine posa une main sur le bras de Lan.
— Du calme, mon ami… Elle n’a pas de mauvaises intentions. Elle ne sait rien, voilà tout…
Lan ne put s’empêcher de ricaner.
Nynaeve cessa de chercher dans son sac. Sourcils froncés, elle regarda le Champion, mais elle s’adressa à Moiraine :
— J’ignore beaucoup de choses, dit-elle, maussade. Quoi de particulier, dans ce cas ?
— Pour commencer, j’ai seulement besoin d’un peu de repos… Mais je suis d’accord avec vous : vos dons et votre savoir nous seront plus utiles que je le croyais. Auriez-vous une potion qui m’aiderait à dormir une heure sans être abrutie au réveil ?
— Une infusion d’amarante, de marisin et…
Rand n’entendit pas la suite, car il entra dans une deuxième salle, à peu près de la taille de la première. Ici, il n’y avait même pas de tenture et la poussière semblait s’accumuler en toute tranquillité depuis des siècles.
Rand entreprit de desseller Bela et Nuage. Thom se chargea d’Aldieb et de son hongre pendant que Perrin soignait sa monture et Mandarb. Se fichant des consignes de Lan, Mat lâcha les rênes des deux chevaux dont il était censé s’occuper et alla explorer les autres sorties de la pièce.
— Une ruelle, dit-il après avoir passé la tête dans l’encadrement de la première issue.
Tout le monde s’en était aperçu de loin, mais ça ne sembla pas le perturber. Recommençant l’opération avec l’autre issue, il retira vivement sa tête et annonça :
— Rien à signaler !
Puis il alla jeter un nouveau coup d’œil dans la ruelle.
— Tu vas enfin t’occuper de ton cheval ? demanda Perrin, agacé.
En ayant terminé avec sa monture, il était en train de desseller l’étalon noir de Lan – curieusement amical, même s’il ne quittait pas le jeune homme du regard.
Mat soupira et se résigna à faire son devoir.
Alors qu’il posait une selle sur le sol, Rand remarqua que son ami avait le regard vide et se déplaçait comme un automate.
— Tu vas bien ? Hé ! Mat ?
Après avoir retiré la selle du dos de son cheval, le jeune homme s’était pétrifié, comme s’il dormait debout.
— Mat ? Mat !
— Hein ? (Sursautant, le « garçon de ferme » faillit laisser tomber la selle.) Pardon ? Eh bien… je réfléchissais, c’est tout…
— Tu réfléchissais à quoi ? demanda Perrin, occupé à remplacer le mors de Mandarb par un hackamore.
— Eh bien… à ce qui est arrivé… aux mots que j’ai… (Sentant que tous les regards se rivaient sur lui, Mat parut encore plus mal à l’aise.) Vous avez entendu ce qu’a dit Moiraine, non ? C’est comme si un mort avait parlé par ma bouche. Je n’aime pas ça !
Perrin ricana et son ami le foudroya du regard.
— Le cri de guerre d’Aemon, c’est ce qu’elle a dit, pas vrai ? Tu es peut-être la réincarnation de ce fameux roi. Comme tu répètes toujours que Champ d’Emond te fait mourir d’ennui, je suppose que tu adorerais être un héros revenu d’entre les morts.
— Assez ! cria Thom, sortant de ses gonds. Ce sont des sujets dangereux ! Les morts peuvent bel et bien revenir – ou s’emparer du corps d’un vivant – et je vous interdis de prendre ça à la légère. (Il inspira à fond pour se calmer.) Le sang ancien, a dit Moiraine. Pas un mort, mais le sang ancien. J’ai entendu dire que ça arrivait parfois. Mais je n’aurais jamais cru que… Tes racines ont parlé, mon garçon. Quelque chose qui remonte à ton père, puis à ton grand-père, et ainsi de suite jusqu’à Manetheren. Et peut-être même au-delà… Au moins, maintenant, tu es sûr que ta lignée est très ancienne. Tu devrais t’en réjouir, voilà tout. La plupart des gens savent qu’ils ont un père, et ça s’arrête là.
Savoir qu’on a un père, c’est déjà beau, pensa Rand, très amer. Mais la Sage-Dame avait peut-être raison. Enfin, j’espère que c’est le cas…
— Je devrais me réjouir, c’est vrai, répondit Mat au trouvère. Sauf que… Vous croyez que ç’a un lien avec ce qui nous arrive ? Les Trollocs et le reste ? Je veux dire… Hum…, je ne sais pas ce que je veux dire !
— Tu veux mon avis ? demanda Thom. Oublie tout ça et concentre-toi sur une seule chose : te tirer vivant de cette affaire. (Il sortit de sa veste une pipe à long tuyau.) J’ai envie de fumer…
Sur ces mots, le trouvère s’éloigna et passa dans la première salle.
— Mat, dit Rand, nous sommes tous concernés. Pas seulement l’un d’entre nous.
— Bien parlé ! Maintenant qu’on en a fini avec les chevaux, que diriez-vous d’aller explorer la ville ? Une vraie mégalopole, sans personne pour vous écraser les orteils ni vous flanquer des coups de coude dans les côtes ! Il reste une ou deux heures de jour, et on ne risque pas d’être regardés comme des bêtes curieuses.
— Et les Trollocs ? demanda Perrin.
— Lan a affirmé qu’ils n’entreraient jamais ici. Tu as oublié ? Mon vieux, tu devrais faire plus attention à ce que disent les gens.
— Je me souviens, et j’ouvre toujours grandes mes oreilles. Cette cité, qui avait pour nom Aridhol, était une alliée de Manetheren. Tu vois, j’ai tout suivi !
— Ce devait être la plus grande ville impliquée dans les guerres des Trollocs, pour que les monstres la redoutent encore. Ils n’ont pas eu peur d’envahir Deux-Rivières. Pourtant, Manetheren était… Comment a dit Moiraine, déjà ? « Une épine dans le pied du Ténébreux » ?
— S’il te plaît, implora Perrin, évite de mentionner le Berger de la Nuit !
— Qui ça ? plaisanta Mat. Alors, on y va ?
— Il faudrait demander à Moiraine…
— Sans blague ? Parce qu’elle nous laisserait faire, selon toi ? Et Nynaeve ? Par le sang et les cendres ! Perrin, pourquoi ne pas demander à maîtresse Luhhan, tant que tu y es ?
Perrin capitula sans grande conviction.
— Et toi, Rand ? lança Mat. Que dis-tu d’une vraie ville, avec des palais à volonté ? Et pas de Capes Blanches pour nous mettre des bâtons dans les roues ?
Rand jeta un regard noir à son ami, mais il n’hésita pas très longtemps. Ces palais valaient bien dix contes d’un trouvère !
— On y va !
Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas être entendus, les trois garçons sortirent, s’engagèrent dans la ruelle, la suivirent un moment et débouchèrent dans une grande avenue. Ils s’éloignèrent à pas vifs, et quand ils furent assez loin du bâtiment de pierre blanche, Mat esquissa quelques pas de danse.
— Enfin libres ! jubila-t-il. Libres !
Il décrivit un grand cercle joyeux, regardant tout ce qu’il y avait autour de lui sans cesser de rire. À la lueur du soleil couchant, une aura dorée enveloppait les ruines qui projetaient des ombres démesurées à cette heure de la journée.
— Avez-vous jamais rêvé d’un endroit pareil ? lança Mat.
Si Perrin semblait également enthousiaste, Rand se sentait plutôt mal à l’aise. Shadar Logoth ne ressemblait pas au théâtre de son premier cauchemar – celui de la tour blanche – mais il ne s’y sentait guère mieux.
— Si nous voulons voir quelque chose, dit-il, nous devrions nous dépêcher. Il fera bientôt nuit…
Désireux de tout découvrir, semblait-il, Mat entraîna ses amis dans son sillage. Au cours de leur exploration, les trois jeunes gens escaladèrent des fontaines au bassin assez grand pour contenir tous les habitants de Champ d’Emond, et ils traversèrent des bâtiments choisis au hasard, mais toujours en fonction du même critère : une taille largement hors du commun. Dans certains cas, ils réussirent à comprendre quel était jadis l’usage de la structure. En règle générale tous les palais se ressemblaient – une configuration typique et universelle. Mais à quoi avait bien pu servir, par exemple, l’énorme rotonde blanche qui abritait une seule et unique salle ? Pareillement, à quoi correspondait ce grand cercle de terre battue à ciel ouvert entouré de centaines de rangées de gradins ?
Lorsque les trois jeunes gens découvraient seulement de la poussière, des gravats, ou des tapisseries aux couleurs délavées qui tombaient en poussière au premier contact, Mat ne cachait pas sa déception. Il tapa même impatiemment du pied quand Perrin tenta de s’emparer de la première chaise d’une haute pile poussée contre un mur. Comme celui qu’il avait soulevé, tous les sièges se décomposèrent sous les yeux de l’apprenti forgeron et de ses compagnons.
Avec leurs grandes salles vides où on aurait pu entreposer La Cascade à Vin et ses dépendances – en ayant de l’espace libre tout autour –, les palais déprimaient Rand parce qu’il pensait beaucoup trop à leurs anciens occupants disparus depuis des lustres. Toute la population de Deux-Rivières aurait pu tenir dans la rotonde géante, et quant à l’espèce de piste entourée de gradins… Sans devoir faire de gros efforts d’imagination, Rand avait l’impression de sentir peser sur lui – et sur ses amis – le regard désapprobateur des antiques citadins, agacés que trois jeunes intrus viennent perturber leur repos.
Au fil du temps, Mat lui-même se lassa de l’énormité des bâtiments et commença à se ficher de leur splendeur passée. La nuit précédente, il n’avait pas dormi plus d’une heure, et la fatigue le rattrapait. Ses compagnons aussi manquaient de repos, et ils ne cherchaient plus à le cacher. Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, les trois jeunes gens s’assirent sur les marches d’un grand monument à colonnade, et ils débattirent de la suite des événements.
— On rentre ! dit Rand. Puis on dort…
Il se plaqua une main sur la bouche, attendant d’avoir fini de bâiller pour répéter :
— Oui, on dort ! C’est tout ce que je désire encore…
— Tu auras bien le temps de dormir après ! s’agaça Mat. Tu sais où nous sommes ? Dans une ville fantôme qui regorge sûrement de trésors.
— Des trésors ? répéta Perrin d’une voix déjà pâteuse de sommeil. Mat, il n’y a rien, à part de la poussière !
Une main en visière, Rand sonda l’horizon, à l’ouest. La boule rouge du soleil était juste au-dessus des toits, à présent…
— Il se fait tard, Mat… La nuit ne tardera plus.
— Moi, je maintiens qu’il doit y avoir des trésors ! De toute façon, je veux grimper dans une tour… Regarde celle-là, là-bas… Elle est entière. De là-haut, on doit pouvoir admirer le panorama à des lieues à la ronde. Qu’en dites-vous, les gars ?
— Les tours sont dangereuses, dit une voix masculine derrière les trois amis.
Rand se leva d’un bond, saisit la poignée de son épée et se retourna à la vitesse de l’éclair – comme ses deux compagnons, tout aussi vifs que lui.
En haut de l’escalier, un homme se tenait dans l’ombre, entre deux colonnes. Avançant d’un pas, il se protégea les yeux d’une main, puis recula d’un bond.
— Excusez-moi, dit-il. Je suis dans le noir depuis si longtemps… Mes yeux ont du mal à supporter la lumière.
— Qui êtes-vous ? demanda Rand.
L’accent de l’inconnu lui paraissait étrange, même après son séjour à Baerlon. Certains mots étaient à peine compréhensibles, tant leur prononciation divergeait de la norme.
— Et que faites-vous ici ? Nous pensions que la cité était déserte.
— Je suis Mordeth.
L’homme se tut, comme si ses interlocuteurs avaient dû être impressionnés. Aucun des trois garçons ne réagissant, il marmonna quelque chose dans sa barbe et enchaîna :
— Je pourrais vous retourner vos questions… Voilà longtemps qu’il n’y a plus eu de visiteurs à Aridhol. Très longtemps, même… Je suis surpris de tomber sur trois jeunes… explorateurs.
— Nous sommes en route pour Caemlyn, dit Rand. Nous campons ici, voilà tout…
— Caemlyn… Caemlyn… Vous campez ici ce soir… Et si vous restiez avec moi ?
— Vous n’avez toujours pas dit ce que vous faites ici, souligna Perrin.
— Je suis un chasseur de trésors, cette question !
— Et vous en avez trouvé un ? s’enquit Mat.
Rand crut voir Mordeth sourire. Mais, avec la pénombre, il avait pu se tromper…
— Et comment ! Un extraordinaire trésor ! Trop fabuleux pour que je puisse tout emporter… Et voilà que je croise trois jeunes costauds en pleine santé. Si vous m’aidez à transporter jusqu’à mes chevaux la partie de cette manne que je peux m’approprier, libre à vous de partager le reste. Tout ce que vous pourrez emporter, tout simplement. Ce que je laisserai derrière moi sera annexé par d’autres chasseurs de trésors longtemps avant que j’aie pu revenir…
— Je savais bien qu’il y avait un trésor, triompha Mat. (Il entreprit de gravir les marches d’un pas léger.) Nous allons vous aider. Montrez-nous le chemin…
— On ne peut pas l’abandonner, souffla Rand à Perrin.
L’apprenti forgeron jeta un coup d’œil au soleil couchant, puis il hocha la tête.
Les deux jeunes gens montèrent les marches très prudemment. Perrin commença à dégager sa hache de la boucle de sa ceinture, et Rand serra plus fort la poignée de son épée.
Mat et Mordeth attendaient à l’ombre des colonnes. Si le second avait les bras croisés, le premier, ne se tenant plus d’impatience, tendait le cou pour sonder l’intérieur du bâtiment.
— Viens, mon jeune ami, dit Mordeth, je vais te montrer le trésor…
Mat suivit l’homme.
Ses deux amis lui emboîtèrent le pas – qu’auraient-ils pu faire d’autre ?
L’entrée du bâtiment était plongée dans l’obscurité, mais Mordeth s’engagea presque immédiatement dans un étroit escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans les entrailles de la terre, plongeant les jeunes gens au cœur de ténèbres de plus en plus impénétrables. Incapable de voir les marches, Rand plaqua une main contre le mur, histoire de se repérer un peu mieux. Mat lui-même n’en menait pas large, comme en témoigna sa voix tremblante quand il souffla :
— Il fait affreusement noir, ici…
— C’est vrai, concéda Mordeth, qui semblait n’avoir aucun mal à se déplacer dans l’obscurité. Mais il y a des lumières en bas… Suivez-moi !
Au pied de l’escalier, le chasseur de trésors et les trois jeunes gens se retrouvèrent dans un couloir chichement éclairé par des torches disposées sur des supports en fer forgé. À la lueur vacillante des flammes, Rand put enfin voir à quoi ressemblait Mordeth.
Avançant à grandes enjambées, le chasseur de trésors faisait signe aux jeunes gens de le suivre. Rien que de très normal, à première vue. Mais quelque chose clochait avec le personnage. Hélas, Rand aurait été incapable de dire quoi… Un peu enrobé, d’apparence soignée, l’homme avait des paupières tombantes qui donnaient l’impression de dissimuler ses yeux – comme s’il avait été en permanence en train d’épier le monde derrière une tenture. Assez petit et totalement chauve, il paradait comme s’il avait été de loin le plus grand membre du quatuor. Quant à sa tenue… Pour tout dire, Rand n’avait jamais rien vu de semblable. Sous une veste rouge brodée de fil d’or très épais, sa chemise d’un blanc éclatant se distinguait par des manches très larges dont la pointe, sous son poignet, était presque assez longue pour toucher son genou. Sous des braies noires moulantes, il portait une paire de bottes rouges en cuir souple, le haut retourné à mi-mollet pour redescendre jusqu’à la cheville. En d’autres termes, pas vraiment le type de vêtements adapté aux évolutions d’un chasseur de trésors dans une cité en ruine. Et pourtant, ce n’était pas ça qui éveillait la méfiance de Rand…
Le couloir débouchant brusquement sur une pièce aux murs carrelés, le jeune homme oublia d’un seul coup toutes les bizarreries qui pouvaient être attachées à Mordeth. Aussi surpris que lui, Perrin et Mat lâchèrent également un petit cri étranglé. Ici aussi, la lumière était fournie par des torches qui maculaient de suie le plafond et projetaient autour de chaque intrus une multitude d’ombres plus ou moins distordues.
En ce lieu, la chiche lumière se reflétait à l’infini sur les monticules de pierres précieuses ou de pièces d’or qui se dressaient un peu partout sur le sol. Il y avait aussi des amoncellements de bijoux, de services de table en argent ou en or, d’épées et de dagues à la garde incrustée de gemmes. Et tout ça était entassé comme dans une décharge d’ordures !
Mat cria de joie et alla s’agenouiller devant un des monticules.
— Des sacs ! s’écria-t-il en brassant à pleines mains des pièces d’or rutilantes. Il nous faut des sacs pour transporter tout ça !
— On ne pourra pas tout prendre…, dit Rand.
Tout l’or que les marchands dépensaient en une année à Champ d’Emond n’aurait pas représenté le millième du plus petit tas d’incroyables merveilles.
— En tout cas, continua Rand, pas ce soir… La nuit est presque tombée.
Perrin dégagea délicatement une hache nichée dans un monticule de bijoux scintillants. Très doucement, il débarrassa le manche de l’arme des chaînes en or qui s’y étaient enroulées. La partie en bois de la hache était incrustée de pierres précieuses et le double tranchant portait de délicates gravures dorées à l’or fin.
— Eh bien, on s’en occupera demain, dit Perrin, émerveillé par la hache. Quand nous leur montrerons tout ça, Moiraine et Lan comprendront…
— Vous n’êtes pas seuls ? demanda Mordeth. (Après avoir laissé les trois jeunes gens découvrir en toute liberté la salle du trésor, il y entra à son tour.) Qui vous accompagne ?
Les mains plongées dans son tas de pièces d’or, Mat répondit distraitement :
— Eh bien, il y a Moiraine et Lan, mais aussi Nynaeve, Egwene et Thom. Lui, c’est un trouvère. Ensemble, nous nous dirigeons vers Tar Valon.
Rand retint son souffle, se demandant ce qui allait suivre. Le silence de Mordeth l’incita à tourner la tête vers lui.
Blême de rage et de peur, le chasseur de trésors leva ses poings serrés.
— Tar Valon ! rugit-il. Vous avez parlé de Caemlyn. Et maintenant, Tar Valon ! Pourquoi m’avoir menti ?
— Si ça vous intéresse toujours, dit Perrin, nous reviendrons demain pour vous aider. (Avec une grande délicatesse, il reposa la hache sur son nid de bijoux et de calices ornés de gemmes.) Si vous voulez de nous, bien entendu…
— Non… C’est que… (Le souffle étrangement court, Mordeth secoua la tête, comme s’il ne parvenait pas à se décider.) Prenez ce que vous voulez ! Sauf… Sauf…
Brusquement, Rand comprit pourquoi cet homme lui semblait bizarre. Dans le couloir comme dans la salle du trésor, les torches faisaient naître autour de chaque personne une véritable couronne d’ombres. De chaque personne ? Eh bien, non, justement !
— Vous n’avez pas d’ombre ! ne put s’empêcher de crier Rand.
Mat en lâcha le gobelet précieux qu’il admirait.
Mordeth hocha la tête. Pour la première fois, ses paupières tombantes daignèrent se soulever entièrement. Son visage naguère avenant exprima de la désapprobation et de la rage.
Il se redressa, semblant soudain nettement plus grand.
— Ainsi, c’est décidé, dit-il.
Tout à coup, il ne sembla pas plus grand, mais le devint, tout simplement. Sa tête désormais énorme touchait le plafond et ses épaules cognaient contre les murs, obstruant la seule voie de sortie. Les lèvres retroussées en un rictus haineux, il tendit ses mains désormais assez grandes pour envelopper le crâne d’un homme.
Rand bondit en arrière, se prit les pieds dans une chaîne en or et s’étala sur le sol, la respiration coupée par l’impact. Luttant pour reprendre son souffle, il s’efforça en même temps de dégainer son épée, mais il dut se débattre avec sa cape, comme de juste enroulée autour de la poignée de l’arme. Les cris de Mat et de Perrin emplirent la salle, ponctués par des bruits de vaisselle en or qui s’écrasait sur le sol. Plus fort que tous les autres, un hurlement de douleur glaça les sangs de Rand.
Alors que des larmes lui montaient aux yeux, il parvint à respirer et, au même instant, à tirer sa lame au clair. Se relevant prudemment, il se demanda lequel de ses amis avait crié ainsi.
Ramassé sur lui-même, sa hache brandie comme s’il allait couper un arbre, Perrin le regardait en écarquillant les yeux. Serrant dans son poing une dague au manche orné d’un rubis – une arme récupérée dans une pile de joyaux –, Mat s’était également tourné vers Rand.
Quand quelque chose bougea dans les ombres, hors du cercle lumineux des torches, les trois jeunes gens sursautèrent de terreur. C’était Mordeth. Les genoux ramenés contre la poitrine, il s’était recroquevillé dans un coin de la salle, se faisant le plus petit possible.
— Une illusion ! cria Mat. C’était un truc, rien de plus !
Mordeth inclina la tête en arrière et poussa un soupir sonore. De la poussière tourbillonnant dans l’air, les murs commencèrent à trembler.
— Vous êtes morts ! Tous morts ! cria le chasseur de trésors.
Il se leva d’un bond, plongeant vers ses proies.
Rand en resta bouche bée et il faillit laisser tomber son arme.
Alors que Mordeth fondait sur Rand et ses amis, il s’allongea démesurément, rétrécit et évoqua irrésistiblement un tentacule de fumée. Sous cette forme, il percuta le mur carrelé, le troua et disparut par cette ouverture. Tandis qu’il se volatilisait, un ultime cri retentit dans la salle :
— Vous êtes tous morts !
— Sortons d’ici…, souffla Perrin.
Serrant très fort le manche de sa hache, il tentait de défendre toutes les directions à la fois. À ses pieds gisaient des objets en or et des gemmes dont il ne se souciait plus.
— Le trésor…, protesta Mat. On ne peut pas renoncer à tout ça !
— Je ne veux pas la plus petite pièce d’or ! grogna Perrin.
Il haussa le ton, criant à l’intention des murs :
— C’est à vous et nous ne prendrons rien. Vous entendez ?
Mat désigna les monticules d’objets précieux. Avant qu’il ait pu débiter un discours enflammé, Rand le prit par un bras et Perrin l’imita avec l’autre. Malgré les gesticulations et les cris de rage de leur ami, ils le portèrent hors de la salle.
Alors qu’ils n’avaient pas fait quinze pas dans le couloir, la lumière déjà chiche mourut dans leur dos. Dans la salle du trésor, les torches s’éteignaient toutes seules. Alors que Mat consentait enfin à ne plus beugler, les trois amis pressèrent le pas. Dans le corridor, les torches commençaient elles aussi à s’éteindre. Lorsqu’ils atteignirent l’escalier en colimaçon, il y avait beau temps que Mat courait de son propre gré, aussi angoissé que ses deux compagnons par l’extinction des torches. Comme s’ils avaient la mort aux trousses, les jeunes gens n’hésitèrent pas plus d’une fraction de seconde avant de s’engager dans l’escalier pourtant plus obscur que tout le reste. En hurlant pour effrayer d’éventuelles créatures embusquées – mais aussi et surtout pour se prouver qu’ils étaient encore vivants –, ils gravirent les marches quatre à quatre.
Ils débouchèrent dans l’entrée sans lumière, glissèrent sur le marbre couvert de poussière, sortirent du bâtiment, dévalèrent l’escalier et s’étalèrent tous les trois lorsqu’ils eurent enfin regagné la rue.
Rand se releva le premier et ramassa très vite l’épée de Tam. Puis il regarda autour de lui. Le soleil disparaissait plus qu’à moitié derrière les bâtiments. Comme une main géante, les ombres du crépuscule se refermaient lentement mais inexorablement sur la rue.
Rand frissonna de terreur. Cette façon de tout envahir lui rappelait la manière dont Mordeth avait tendu les mains…
— Au moins, nous sommes dehors, dit Mat en se relevant bon dernier. (Il s’épousseta, imitant à la perfection sa nonchalance coutumière – mais on voyait bien que le cœur n’y était pas.) Et maintenant qu’il n’y a plus de danger…
— Tu es sûr de ce que tu dis ? demanda Perrin.
Cette fois, Rand sut que ce n’était pas son imagination. Tous les poils de sa nuque se hérissèrent. Dans l’ombre des colonnes, on les épiait. Le jeune homme regarda le bâtiment d’en face et eut exactement la même sensation. À tout hasard, il serra plus fort la poignée de son épée. Des dizaines de paires d’yeux étaient rivées sur eux. À voir leur malaise, il semblait évident que Mat et Perrin le sentaient aussi.
— Il faut rester au milieu de la rue, croassa Rand.
Ses amis étaient aussi effrayés que lui – peut-être même plus.
— Le milieu de la rue, répéta-t-il, on reste aussi loin que possible des ombres, et on marche vite.
— Très vite, oui, approuva Mat.
Les espions les suivirent. Ou alors, il y en avait tellement que chaque bâtiment en abritait. Malgré ses efforts, Rand ne vit jamais de mouvement, mais il sentait peser sur lui des regards rageurs. Quelle hypothèse était la plus angoissante ? Des milliers d’espions ou une poignée, mais qui les suivait ?
Dans les passages encore éclairés par les derniers rayons rasants du soleil, les trois garçons avaient tendance à ralentir le pas pour sonder la pénombre qui les attendait un peu plus loin. Comment être sûr qu’on ne les y guettait pas ? Dès qu’ils devaient s’engouffrer dans une zone d’ombre, l’attente nerveuse des espions devenait palpable. Du coup, ils traversaient ces îlots d’obscurité à toute vitesse et en criant comme des possédés. En plusieurs occasions, Rand crut entendre le rire grinçant d’un prédateur…
Alors que le crépuscule finissait de tomber, les trois jeunes gens arrivèrent en vue du bâtiment de pierre blanche qu’il leur sembla avoir quitté des jours plus tôt. Dès cet instant, les yeux mystérieux se volatilisèrent. En un clin d’œil, sans raison apparente… Sans consulter ses amis, Rand accéléra encore le rythme, finissant par courir comme un fou. Du coup, lorsqu’ils entrèrent dans la grande salle, les trois garçons, à bout de souffle, se laissèrent tomber sur le sol.
Un petit feu brûlait au milieu de la pièce, sa fumée s’échappant par un trou ménagé dans le plafond. La colonne noire rappela Mordeth à Rand, qui en eut la chair de poule. À part Lan, tout le monde était réuni autour du feu. Les réactions à l’arrivée en fanfare des trois garçons furent très diverses.
Occupée à se réchauffer les doigts sur les flammes, Egwene sursauta et porta les mains à sa gorge. Lorsqu’elle eut reconnu les garçons, un soupir de soulagement lui échappa, gâchant l’effet qu’était censé produire son regard furieux.
Thom se contenta de marmonner quelques mots – Rand crut comprendre qu’il était question de « crétinisme » – puis, sa pipe au bec, il recommença à tisonner le feu avec un bâton.
— Imbéciles congénitaux ! s’écria Nynaeve. (Elle frémissait de rage, les joues en feu et le regard brillant comme un incendie de forêt.) Au nom de la Lumière ! pourquoi êtes-vous partis comme ça ? Vous allez bien, au moins ?
» Mais quels imbéciles, quand même ! Lan est en train de vous chercher. À son retour, vous aurez de la chance s’il ne vous fait pas entrer un peu de bon sens dans la tête à grands coups de poing ! Une chance imméritée, je précise…
L’Aes Sedai restait d’un calme inébranlable. Mais, en reconnaissant les trois fugueurs, elle avait lâché le devant de sa robe, qu’elle serrait à s’en faire blanchir les jointures. Puisqu’elle était debout, les médications de la Sage-Dame avaient dû être efficaces.
— Vous n’auriez pas dû agir ainsi, dit-elle d’une voix calme et limpide comme un étang du bois de l’Eau. Mais nous verrons ça plus tard… Si j’en juge par votre arrivée… spectaculaire…, vous avez dû avoir des ennuis. Racontez-moi.
— Il n’y avait aucun risque, aviez-vous dit, gémit Mat en se relevant péniblement. Aridhol était une alliée de Manetheren, les Trollocs ne s’y aventureraient pas, et…
Moiraine avança si brusquement que Mat en eut la chique coupée. En train de se relever, Rand et Perrin se figèrent au milieu de leur mouvement, restant à genoux.
— Des Trollocs ? En as-tu vu en ville ?
— Pas des Trollocs, non…
Les trois amis parlèrent en même temps, chacun commençant son récit à un moment différent. Mat décrivit la découverte du trésor comme si c’était un exploit personnel, Perrin expliqua pourquoi ils s’étaient éclipsés ainsi et Rand entra directement dans le vif du sujet : la rencontre avec Mordeth devant le grand bâtiment.
Dans cette cacophonie, la chronologie et la cohérence passèrent à la trappe. Mais un élément surnagea cependant : ils avaient failli mourir de peur !
Impressionnée par la mention des « espions », Egwene jeta de fréquents coups d’œil à la fenêtre sans vitre qui donnait sur la rue. Dehors, la nuit s’installait et la lumière du feu semblait bien vulnérable dans un environnement si hostile.
Très concentré, Thom écoutait en tirant de temps en temps sur sa pipe. Moiraine semblait inquiète, certes, mais pas dans des proportions affolantes. Jusqu’à ce qu’elle entende un certain nom.
— Mordeth ? s’écria-t-elle en refermant sur le coude de Rand une main à l’emprise d’acier. Tu es sûr de ce nom ? Vous en êtes certains, tous les trois ?
— Oui, répondirent en chœur les trois amis, déconcertés par la réaction de l’Aes Sedai.
— Vous a-t-il touchés ? Vous a-t-il donné quelque chose ? Avez-vous fait quoi que ce soit pour lui ? Il faut que je sache…
— Non, répondit Rand. Rien de tout ça.
Perrin acquiesça et ajouta :
— Il a tenté de nous tuer… Ce n’est pas suffisant ? Il a grandi au point de remplir la salle, crié que nous étions tous morts, puis il s’est volatilisé. Comme de la fumée, si vous voyez ce que je veux dire…
Egwene en cria de terreur.
— Et nous étions censés être en sécurité ! s’exclama Mat. Puisque les Trollocs n’osent pas s’aventurer en ville, qu’aurions-nous dû redouter ? Nous avons pensé que rien ne pouvait arriver.
— Auriez-vous laissé vos cerveaux à Champ d’Emond ? demanda froidement Moiraine. Tout être pensant devrait avoir peur d’un endroit que les Trollocs préfèrent éviter.
— Encore la faute de Mat, intervint Nynaeve. Il raconte des âneries aux deux autres, qui oublient leur bon sens et se laissent entraîner dans des histoires absurdes.
Moiraine hocha la tête, une façon de prendre note de la remarque, mais elle ne quitta pas du regard Rand et ses compagnons.
— Vers la fin des guerres des Trollocs, dit-elle, une armée campa dans ces ruines. Elle était composée de Trollocs, bien entendu, de Suppôts des Ténèbres, de Myrddraals et de Seigneurs de la Terreur. Des milliers de guerriers… Quand il devint évident qu’ils ne ressortiraient plus, des éclaireurs furent envoyés en ville. Ils trouvèrent des armes, des éléments d’armure et des taches de sang – presque sur tous les murs. Sur ces mêmes murs, ils lurent des messages gravés par les Trollocs. Des prières qui imploraient le Ténébreux de les aider lors de leurs derniers moments.
» Les hommes qui vinrent plus tard ne virent ni sang ni prières. Parce qu’on avait récuré les murs jusqu’à tout effacer… Mais les Blafards et les Trollocs n’ont pas oublié, et c’est pour ça qu’ils se tiennent loin de ces ruines.
— Et vous avez choisi cet endroit comme refuge ? fit Rand, incrédule. Il aurait été moins risqué de continuer dehors, avec les Trollocs à nos trousses !
— Si tu n’étais pas allé te promener, dit Moiraine avec une patience admirable, tu saurais que j’ai érigé des protections autour de ce bâtiment. Un Myrddraal ne s’apercevrait même pas qu’elles sont là, parce qu’elles ne visent pas les créatures comme lui. Mais les « résidants » de Shadar Logoth ne s’en approcheront pas, tu peux me croire. Et demain, nous ne risquerons rien, car ces monstres-là ne supportent pas la lumière du jour. Jusqu’au soir, ils se cacheront dans leur tanière.
— Shadar Logoth ? répéta Egwene. Je croyais que cette cité s’appelait Aridhol.
— C’était son nom jadis, et elle comptait au nombre des Dix Nations qui conclurent le Second Pacte. Des pays qui s’opposèrent au Ténébreux dès les premiers jours qui suivirent la Dislocation du Monde. En ce temps-là, alors que Thorin al Toren al Ban régnait sur Manetheren, le roi d’Aridhol se nommait Balwen Mayel, surnommé Balwen Main de Fer. À un moment terrible du conflit, alors que le Père des Mensonges semblait sur le point de vaincre, un certain Mordeth arriva à la cour du roi Balwen.
— Le même Mordeth ? s’écria Rand.
— C’est impossible ! lança Mat.
Un regard glacial de Moiraine les réduisit tous les deux au silence.
— Très vite, Mordeth devint le confident du roi, puis son conseiller le plus puissant. À mesure qu’il empoisonnait l’esprit du souverain, Aridhol changea, se renfermant sur elle-même. Selon certains récits, bien des gens préféraient avoir affaire à des Trollocs plutôt qu’à des guerriers d’Aridhol. Pour ces fanatiques, le triomphe de la Lumière passait avant tout. Mordeth leur avait appris ce cri de guerre, et ils le criaient à tue-tête… tout en agissant comme les pires ennemis de la Lumière.
» L’histoire est bien trop longue pour être racontée dans son intégralité. De toute façon, on n’en connaît que des fragments, même à Tar Valon. On sait par exemple que Caar, le fils de Thorin, vint à la cour pour tenter de rallier Aridhol au Second Pacte. Assis sur son trône, une lueur de démence dans le regard, Balwen l’écouta en riant tandis que Mordeth souriait sous cape à ses côtés.
» Balwen ordonna que Caar et tous les membres de sa délégation, accusés d’être des Suppôts des Ténèbres, soient condamnés à mort et exécutés.
» Suite à ces événements, le prince Caar fut surnommé Caar Une-Main. S’échappant de la prison d’Aridhol, il s’enfuit en direction des Terres Frontalières, avec à ses trousses les tueurs contrefaits de Mordeth. Plus tard, il rencontra Rhea, qui ignorait quelle était sa véritable identité, l’épousa et commença ainsi à tisser la Trame de son destin, qui consistait à mourir de la main de sa femme. Celle-ci se suicida sur la tombe de son époux – toujours l’implacable logique de la Trame, qui entraîna aussi la chute d’Aleth-Loriel.
» Venues pour venger Caar, les armées de Manetheren découvrirent que les portes d’Aridhol avaient été mystérieusement détruites. Dans la cité, les soldats ne trouvèrent plus de créatures vivantes – mais il y subsistait quelque chose de pire que la mort. Aucun ennemi n’était responsable du désastre d’Aridhol, à part Aridhol elle-même. Le soupçon et la haine, avec le temps, avaient fini par donner naissance à un monstre qui dévorait la cité de l’intérieur. Une horreur tapie dans ses fondations… Nommé Mashadar, le démon attendait, affamé, et les hommes ne parlèrent plus d’Aridhol, la rebaptisant Shadar Logoth. L’endroit où les ténèbres attendent… Ou, plus simplement, l’Attente des Ténèbres.
» Seul Mordeth ne fut pas consumé par Mashadar. Mais il fut piégé par l’entité, et il attend depuis des siècles au milieu de ces ruines. Vous n’êtes pas les premiers à le rencontrer. Certaines de ses victimes furent influencées par des cadeaux qui remplirent de confusion leur esprit et souillèrent leur âme, les intoxiquant jusqu’à ce qu’elles deviennent de dociles marionnettes – ou jusqu’à ce qu’elles meurent, tout simplement. S’il parvient un jour à convaincre une de ses proies de l’accompagner jusqu’au mur d’enceinte, à la lisière du pouvoir de Mashadar, Mordeth sera en mesure de consumer l’esprit de cette personne. Il pourra alors quitter la ville, tapi dans le corps de sa victime, et recommencer à nuire au monde comme jadis.
— Le trésor…, marmonna Perrin alors que Moiraine marquait une pause pour reprendre son souffle. Il voulait qu’on l’aide à en porter une partie jusqu’à ses chevaux. Juste à la lisière de la ville, je parie !
Rand ne put s’empêcher de frissonner à l’idée de ce qui avait failli se passer.
— Mais nous ne risquons plus rien, pas vrai ? demanda Mat. Il ne nous a rien donné, et il ne nous a pas touchés non plus. Vos protections l’empêcheront de nous attaquer, n’est-ce pas ?
— Il n’y a aucun danger, confirma Moiraine. Comme les autres… résidants… de la cité, il ne pourra pas traverser ma ligne de défense. Tous ces monstres craignant la lumière du jour, nous partirons tranquillement demain matin. Maintenant, essayez de dormir un peu en attendant le retour de Lan.
— Il est parti depuis longtemps, dit Nynaeve, très inquiète.
Elle jeta un coup d’œil dehors, où il faisait désormais nuit noire.
— Lan ne risque rien, assura Moiraine. (Elle déroula sa couverture et l’étendit près du feu.) Il a été voué à combattre le Ténébreux alors qu’il était encore au berceau, une épée placée entre ses mains de nourrisson. En outre, s’il devait mourir, je le sentirais à l’instant même où son cœur cesserait de battre. Pareillement, il aurait conscience de ma fin, même à distance… Reposez-vous, Nynaeve. Tout ira bien.
Pourtant, avant de s’enrouler dans sa couverture, l’Aes Sedai regarda dehors, comme si elle se demandait aussi pourquoi Lan tardait tant.
Les membres pesant des tonnes et les yeux se fermant tout seuls, Rand eut malgré tout des difficultés à s’endormir. Quand il y parvint enfin, des cauchemars le harcelèrent jusqu’à ce qu’il se réveille en sursaut, désorienté au point de ne plus se rappeler où il était.
À son dernier quartier avant la nouvelle lune, l’astre nocturne produisait une chiche lumière incapable de percer vraiment les ténèbres. Autour de Rand, tout le monde dormait d’un sommeil agité, à part Moiraine. Egwene, Mat et Perrin marmonnaient sans cesse et se contorsionnaient comme des possédés. Au milieu de ses ronflements, Thom lâchait de temps en temps un mot incompréhensible, comme s’il donnait une représentation devant un public qu’il était seul à voir.
Lan ne s’était toujours pas montré…
Rand eut soudain le sentiment que les « protections » de Moiraine ne servaient à rien. Qui pouvait dire quels monstres erraient dans les rues, une fois le soleil couché ?
Agacé d’être une telle poule mouillée, Rand ajouta du bois dans le feu. Les flammes restèrent insuffisantes pour réchauffer l’atmosphère, mais elles produisirent plus de lumière.
Rand ignorait pourquoi il s’était arraché à son cauchemar. Redevenu un petit garçon, un berceau portable accroché à son dos, il était armé de l’épée de Tam et courait dans des rues désertes. Lui collant aux basques, Mordeth criait qu’il voulait uniquement sa main. Durant toute la scène, un vieil homme au rire grinçant n’avait pas quitté le jeune homme du regard.
Tirant sur sa couverture, Rand s’étendit confortablement et entreprit de contempler le plafond. Même s’il devait encore rêver, il avait besoin de dormir. Mais le sommeil le fuyait et ses yeux, à présent, se rouvraient de leur propre gré.
Soudain, la porte grinça et Lan entra dans la salle, plus silencieux qu’un spectre. Pourtant, Moiraine se réveilla aussitôt, comme si le Champion avait fait sonner une cloche. Alors que l’Aes Sedai s’asseyait, Lan laissa tomber devant elle trois petits objets en métal qui percutèrent le sol avec un bruit mat. Trois insignes couleur rouge sang et en forme de crâne cornu.
— Des Trollocs rôdent en ville, annonça le Champion. Ils seront ici dans un peu plus d’une heure. Et les Dah’Vols sont encore plus redoutables que tous leurs congénères !
Le Champion commença à réveiller les dormeurs.
Impassible, Moiraine se mit à plier méticuleusement sa couverture.
— Combien de Trollocs ? Ils savent que nous sommes là ?
L’Aes Sedai parlait d’un ton serein, comme s’il n’y avait aucune urgence.
— Non, ils ignorent notre présence, répondit Lan. Il y a plus d’une centaine de monstres, assez effrayés pour tuer tout ce qui bouge – y compris leurs congénères. Les Blafards doivent les tenir d’une main de fer – ils sont quatre pour un seul poing – et ils semblent eux-mêmes très pressés d’avoir traversé la ville. Ils ne feront pas de détour pour fouiller les ruines. S’ils ne marchaient pas droit sur nous, je ne me ferais aucun souci. Hélas, ils arrivent…
— Lan, il y a autre chose ? Je te vois hésiter…
— Un point qui me tracasse. Les Myrddraals ont obligé les Trollocs à entrer en ville. Mais qui a forcé les Blafards à le faire ?
Tout le monde avait écouté en silence le rapport du Champion. Voyant qu’il avait terminé, Thom s’autorisa à jurer sous sa moustache et Egwene osa avancer une hypothèse :
— Le Ténébreux ? souffla-t-elle.
— Ne dis pas de bêtises ! s’écria Nynaeve. Le Ténébreux a été emprisonné au cœur du mont Shayol Ghul par le Créateur !
— Et il l’est toujours, pour l’instant, renchérit Moiraine. Rassurez-vous, le Père des Mensonges ne rôde pas dans les rues. Mais nous devons partir quand même.
La Sage-Dame n’en crut pas ses oreilles.
— Traverser Shadar Logoth en pleine nuit, sans le bénéfice de vos défenses ?
— Ou rester ici et affronter les Trollocs… Pour les tenir à distance, il faudrait recourir au Pouvoir de l’Unique. Cela détruirait mes protections, pour le plus grand plaisir des créatures qu’elles sont censées repousser. De plus, combattre ici reviendrait à allumer un feu au sommet d’une des tours, histoire de signaler notre position à tous les Myrddraals des environs. Fuir n’est pas la solution que je préfère mais, dans cette chasse, nous sommes le lièvre et les règles du jeu nous sont imposées par les chiens.
— Et s’il y a des Trollocs hors de la ville ? demanda Mat. Que ferons-nous ?
— Je mettrai à exécution mon plan original, dit Moiraine.
Lan la regardant étrangement, elle leva une main et ajouta :
— J’étais trop fatiguée pour ça, mais je me suis reposée, grâce à notre Sage-Dame.
» Nous allons gagner les berges de la rivière. Nos arrières étant défendus par l’eau, j’érigerai une barrière défensive qui tiendra les Trollocs à distance jusqu’à ce que nous ayons fabriqué des radeaux pour traverser. Ou, mieux encore, loué les services d’un bateau commercial en provenance du Saldaea.
Les transfuges de Champ d’Emond blêmirent – un détail qui n’échappa pas à Lan.
— Les Trollocs et les Myrddraals n’aiment pas beaucoup l’eau. Les Trollocs en ont une sainte horreur, en réalité, et un Blafard n’ira jamais là où il n’a pas pied, surtout quand le courant est violent. Les Trollocs sont encore plus timorés dès qu’il s’agit de se mouiller…
— Bref, si nous traversons la rivière, nous n’aurons plus rien à craindre.
— Forcer les Trollocs à fabriquer des radeaux sera un vrai calvaire pour les Myrddraals, dit Lan. Et s’ils tentent de leur faire traverser la rivière Arinelle, la moitié des monstres déserteront et les autres finiront probablement par trente pieds de fond.
— Tous aux chevaux ! lança Moiraine. Nous ne sommes pas encore sur l’autre rive !