23 Frère du loup

Dès le début, Perrin devina que le voyage serait pénible. Pour commencer, Egwene exigea qu’ils chevauchent Bela à tour de rôle. Même si elle ignorait quelle distance ils devraient couvrir, il semblait injuste qu’il soit le seul à marcher.

Sur ce point-là, la jeune fille ne paraissait pas être ouverte à la négociation.

— Je suis trop grand pour Bela, objecta Perrin, j’ai l’habitude de marcher, et ça m’est beaucoup plus agréable.

— Parce que moi, je n’ai pas l’habitude de marcher ?

— Ce n’est pas ce que…

— Tu veux que je sois la seule à avoir des escarres, c’est ça ? Et quand tu auras marché à t’en détruire les pieds, tu espères que je m’occuperai de toi ?

— La discussion est close, capitula Perrin lorsqu’il vit que son amie était prête à continuer pendant des heures. Tu as gagné, mais c’est toi qui chevaucheras en premier. Inutile de me foudroyer du regard, je ne céderai pas. Et si tu ne montes pas en selle toute seule, je me chargerai de t’y asseoir de force.

Egwene sembla surprise, puis elle eut un petit sourire.

— Si tu le prends comme ça…

Moqueuse ou pas, elle consentit enfin à enfourcher Bela.

Alors qu’il tournait le dos à la rivière, Perrin marmonna quelque chose au sujet des femmes et de la vie. Dans les histoires, les chefs n’avaient jamais à gérer des affaires de ce genre.

Egwene insista pour qu’il prenne son tour. Et, chaque fois qu’il tenta de se défiler, elle l’accabla de paroles jusqu’à ce qu’il cède. Le métier de la forge n’étant pas connu pour fabriquer des avortons, le jeune homme pesait son poids. De son côté, Bela était plus fluette qu’un étalon ou un hongre. Chaque fois qu’il glissait son pied dans un étrier, la jument à long poil le regardait avec une évidente désapprobation – en tout cas, c’était ce qu’il aurait juré. Un détail sans trop d’importance, certes, mais qui finit par taper sur les nerfs de Perrin. Du coup, il tressaillait dès qu’Egwene annonçait :

— C’est ton tour, Perrin !

Dans les histoires, les chefs ne tressaillaient jamais et personne ne leur cassait les pieds. Cela dit, ils n’avaient pas Egwene sous leurs ordres…

La question de la nourriture devint très vite préoccupante. Dès la fin du premier jour de voyage, les maigres réserves de pain et de fromage furent épuisées. Pendant qu’Egwene s’occupait de faire du feu, Perrin plaça des collets sur plusieurs passages de lapins. Les traces dataient, mais tenter le coup ne coûterait rien. Quand il eut fini, le jeune homme décida de vérifier s’il était toujours un as à la fronde. Profitant de ce qui restait de clarté, il se mit à l’affût… et sursauta de surprise quand un lapin famélique sortit des buissons, entre ses pieds, et se précipita vers un bosquet. N’ayant rien perdu de sa précision, Perrin le foudroya à quelque quarante pas de distance, une fraction de seconde avant qu’il disparaisse derrière un arbre.

Lorsque le jeune homme revint dans le camp avec sa prise, il trouva Egwene agenouillée les yeux fermés devant un joli petit tas de bois et de feuilles mortes.

— Que fais-tu donc ? Le feu ne va pas s’allumer tout seul !

Egwene sursauta, se retourna et souffla :

— Tu m’as fait peur…

— J’ai eu de la chance ! annonça Perrin en brandissant son lapin. Prends donc ta pierre à feu ! Ce soir, nous allons faire un vrai repas.

— J’ai perdu ma pierre à feu… Je la gardais dans ma poche, et elle a dû finir au fond de la rivière.

— Dans ce cas, comment… ?

— C’était si facile, hier ! J’ai fait ce que Moiraine Sedai m’a enseigné. Tendre simplement un bras et… (Egwene fit mine de saisir quelque chose, mais elle laissa retomber sa main.) Je n’y arrive plus…

— Le… Le Pouvoir, c’est de ça que tu parles ?

La jeune fille acquiesça.

— As-tu perdu l’esprit ? Enfin, il s’agit du Pouvoir de l’Unique ! On ne s’amuse pas avec une chose pareille.

— C’était si facile… J’en suis capable, Perrin ! Je peux canaliser le Pouvoir.

— Je vais allumer le feu avec des morceaux de bois, souffla le jeune homme. Promets-moi de ne plus jamais tenter d’utiliser cette… cette force…

— Pas question ! (Egwene serra les dents, comme chaque fois qu’elle était prête à tout pour avoir raison.) Perrin Aybara, renoncerais-tu à ta hache ? Accepterais-tu de te déplacer avec une main attachée dans le dos ? Je ne te promettrai rien !

— Je m’occupe du feu…, fit Perrin, très mal à l’aise. Au moins, n’essaie plus ce soir, d’accord ?

Egwene acquiesça à contrecœur. Même lorsque le lapin fut en train de rôtir sur une broche improvisée, Perrin devina que son amie remâchait son échec – tout en étant persuadée qu’elle aurait pu faire les choses bien mieux que lui.

Elle s’entêta, recommençant tous les soirs sans rien obtenir de plus probant qu’une colonne de fumée qui se dissipa en une fraction de seconde. À l’expression de son amie, Perrin jugea judicieux de ne pas émettre de commentaires.

Après le festin à base de lapin, ils durent se contenter d’un régime composé de tubercules et de très rares jeunes pousses. Le printemps se faisant toujours attendre, ces aliments se révélèrent insipides, comme on pouvait le prévoir. Aucun des deux jeunes gens ne se lamenta, mais il régna pendant les repas une mélancolie qu’on pouvait sans risque d’erreur attribuer à l’absence de fromage et d’autres délicieuses spécialités humaines.

La découverte d’un cercle de champignons, un soir, permit aux voyageurs d’améliorer un peu leur ordinaire. Se régalant des succulentes chanterelles, ils échangèrent en riant des souvenirs de Champ d’Emond qui commençaient immanquablement par : « Tu te rappelles le jour où nous… »

Mais les champignons ne durèrent qu’un soir, et les rires joyeux aussi. Crever de faim n’avait rien de réjouissant, tout le monde savait ça.

Celui des deux qui marchait tenait en permanence une fronde lestée d’un projectile. Hélas, tous les tirs, au demeurant fort rares, manquèrent leur cible. Quant aux collets qu’ils posaient tous les soirs, c’était pour les retrouver vides le matin. Le résultat aurait peut-être été meilleur en restant une journée entière à un endroit donné, mais les deux fugitifs refusaient de perdre ainsi un temps précieux. Caemlyn était encore loin – enfin, probablement, parce qu’ils n’en savaient trop rien – et ils ne seraient pas en sécurité avant d’y être.

Perrin se demanda si un estomac pouvait rétrécir assez pour que l’abdomen d’un homme soit un jour rempli de vide.

Selon lui, leur rythme de marche n’était pas si mauvais que ça. Pourtant, alors qu’ils s’éloignaient de plus en plus de la rivière, les deux jeunes gens ne virent pas l’ombre d’un village – ou simplement d’une ferme – où ils auraient pu demander leur chemin.

Perrin ne put s’empêcher de douter du bien-fondé de son plan. Extérieurement, Egwene semblait en revanche être restée confiante comme au premier jour. Mais elle n’en pensait pas moins, le jeune homme en aurait mis sa main au feu. Tôt ou tard, elle n’y tiendrait plus, affirmant à juste titre qu’il valait mieux affronter des Trollocs qu’errer dans la forêt jusqu’à la fin de ses jours.

Ces critiques ne vinrent jamais, ce qui n’empêcha pas Perrin de les redouter.

Après deux jours de voyage, la plaine céda la place à une série de collines boisées. Comme partout ailleurs, le printemps brillait ici par son absence. Lorsque le terrain redevint plat, la progression continua à travers une forêt maladive dont la monotonie était par bonheur brisée par de très vastes clairières parfois larges d’un bon quart de lieue. Dans tous les coins que le soleil n’atteignait pas, la neige attendait toujours de fondre et le vent restait mordant du matin au soir. À leur grand désarroi, Egwene et Perrin n’aperçurent pas la moindre route, pas davantage de pistes, aucun champ cultivé et pas le quart d’un signe que la région était habitée.

En revanche, des ruines de fortifications leur apprirent qu’elle l’avait été dans un lointain passé. Ils virent même des vestiges de maisons, mais il y avait beau temps que la végétation, indestructible quand on ne tentait pas de l’arrêter, les avait investies et très lentement éventrées.

Les deux voyageurs découvrirent aussi une grande tour décapitée qui menaçait de s’écrouler sur les chênes vénérables qui l’entouraient.

Bref, beaucoup de fantômes du passé, mais aucune trace de l’existence d’une population humaine contemporaine. Échaudés après ce qui était arrivé à Shadar Logoth, Egwene et Perrin ne prirent pas le risque d’explorer les diverses ruines. Pressés de rejoindre la civilisation – ou du moins un semblant, s’ils ne pouvaient pas avoir mieux –, les deux amis s’imposaient un train d’enfer.

Chaque nuit, des cauchemars venaient troubler le repos de Perrin. Ba’alzamon y était omniprésent, traquant le jeune homme dans des labyrinthes sans fin. Mais si ses souvenirs ne l’abusaient pas, il ne se trouvait jamais face à face avec son ennemi.

Le voyage ayant tout ce qu’il fallait pour alimenter de mauvais songes, Egwene se plaignit aussi de passer des nuits difficiles. Les ruines de Shadar Logoth la hantaient, et la découverte des fortifications, puis de la tour, n’avait sans doute rien fait pour arranger les choses.

Même quand il se réveillait couvert de sueur et tremblant de tous ses membres, Perrin gardait ses cauchemars pour lui. Egwene attendait qu’il la guide jusqu’à Caemlyn, pas qu’il la prenne pour confidente – et surtout pas quand on ne pouvait rien faire de toute façon…

Quand il capta l’odeur, Perrin marchait devant Bela, se demandant s’ils auraient quelque chose à se mettre sous la dent le soir. La jument dut sentir aussi, car elle renâcla et secoua violemment la tête, forçant le jeune homme à la tenir par la bride pour l’empêcher de hennir.

— De la fumée…, souffla Egwene.

Très excitée, elle se pencha sur sa selle, inspira à fond et ajouta :

— Un feu de cuisson… Quelqu’un fait rôtir un lapin.

— C’est possible…, se contenta de dire Perrin, douchant l’enthousiasme de son amie.

Il échangea sa fronde contre sa hache, dont il serra nerveusement le manche. C’était une arme, certes, mais les moulinets qu’il faisait derrière la forge –, et plus tard, les leçons de Lan – n’avaient pas suffi à le préparer à s’en servir. Très vague dans sa mémoire, la bataille de Shadar Logoth ne renforçait en rien sa confiance. Malgré tout ce que lui serinaient Rand et le Champion, il avait un mal de chien à évoquer le fameux « vide ».

Dans la pénombre de la forêt, l’air charriait bel et bien une odeur de cuisson, et il semblait effectivement s’agir de viande.

Un lapin, oui, c’est bien possible…

D’accord, mais ça pouvait être aussi autre chose…

Perrin regarda Egwene et constata qu’elle le dévisageait, attendant sa décision. Un chef avait des responsabilités, en plus des autres ennuis indissociables du commandement…

— Attends ici… (La jeune fille voulut protester, mais il l’en empêcha d’un geste.) Et tiens-toi tranquille. Nous ignorons de qui il s’agit.

Egwene acquiesça. Sans grand enthousiasme, peut-être, mais le résultat était là. Pourquoi ne se montrait-elle pas si docile quand il s’agissait des fichus tours de marche ?

Réunissant tout son courage, Perrin avança vers la source de la fumée. À Champ d’Emond, il avait passé moins de temps dans la forêt que Rand et Mat, mais il savait chasser, et l’approche n’avait guère de secrets pour lui. Sans faire craquer une brindille, il passa d’arbre en arbre, atteignit un chêne géant et regarda à travers le gros trou qui béait dans le tronc.

Il découvrit un feu de camp, juste de l’autre côté de l’arbre. Appuyé à une branche du Vénérable, un type mince au teint hâlé contemplait pensivement les flammes.

Ce n’était pas un Trolloc, entendu, mais à part ça Perrin n’avait jamais vu un individu si étrange. Pour commencer, il y avait sa tenue. Des vêtements en cuir, mais qu’on n’avait pas pris la peine de débarrasser de la fourrure. Même les bottes et l’étrange chapeau rond et plat du personnage étaient couverts de poil. Sa cape était composée de peaux de lapin et d’écureuil, son pantalon semblait taillé dans la toison d’une chèvre brun et blanc et ses cheveux grisonnants tenus par une cordelette tombaient pratiquement jusqu’à ses reins. Côté face, une longue barbe cachait une bonne partie de sa poitrine.

Un couteau presque aussi long qu’une épée pendait à sa ceinture. À portée de sa main, un arc et un carquois reposaient contre une souche.

Appuyé à sa branche, la tête inclinée, l’inconnu semblait somnoler debout. Perrin n’en renonça pas à la prudence pour autant. Au-dessus du foyer, six broches improvisées offraient à la caresse des flammes la viande grasse et juteuse d’autant de magnifiques lapins.

Perrin en eut littéralement l’eau à la bouche.

— Tu baves ? lança le type en ouvrant un œil. Ton amie et toi devriez venir partager mon repas. Si j’ai bien vu, vous n’avez pas mangé grand-chose, ces deux derniers jours…

Perrin hésita, puis il sortit de sa cachette, la hache toujours au poing.

— Vous m’espionnez depuis deux jours ?

— Toi et la jolie fille, oui ! Elle t’en fait voir des vertes et des pas mûres, pas vrai ? Pour l’essentiel, je vous ai entendus, ces deux derniers jours. Rien d’étonnant avec le boucan que vous faites. Heureusement, votre cheval est beaucoup plus discret. Alors, tu l’appelles ou tu as l’intention de te goinfrer de lapins ?

Perrin ne cacha pas son agacement. Il faisait fort peu de bruit, et il le savait très bien. Un balourd n’aurait jamais réussi à approcher suffisamment d’un lapin, dans le bois de l’Eau, pour lui faire son affaire avec une seule pierre.

Mais Egwene aussi avait faim, se souvint-il, et elle devait mourir d’angoisse à l’idée que l’odeur délicieuse puisse venir d’un camp de Trollocs.

Perrin remit sa hache à sa ceinture et appela :

— Egwene, tout va bien ! Et c’est du lapin, tu avais raison ! (Baissant le ton, le jeune homme tendit la main.) Je m’appelle Perrin Aybara.

L’inconnu étudia la main tendue puis la serra maladroitement, comme s’il n’avait pas l’habitude de cette coutume pourtant très répandue.

— Moi, c’est Elyas, annonça-t-il. Elyas Machera.

Perrin faillit lâcher la main de l’homme.

Elyas avait les yeux jaunes et brillants comme de l’or. Cette comparaison éveilla quelque chose dans son esprit, mais il ne put pas mettre la main dessus. Cela dit, tous les Trollocs qu’il avait rencontrés jusque-là avaient des yeux noirs.

Egwene apparut, Bela tenue par la bride.

Dès qu’elle eut attaché la jument à une branche basse du chêne, elle hocha poliment la tête pendant que Perrin faisait les présentations. Mais, tout du long, ses yeux dérivèrent en direction des lapins. Apparemment, elle n’avait pas remarqué les étranges globes oculaires d’Elyas. Et quand celui-ci l’invita à approcher de la nourriture, elle obéit avec un empressement visible.

Perrin hésita une minute, puis il la rejoignit.

Elyas les regarda manger en silence.

Affamé, Perrin s’attaqua à des morceaux de viande qu’il pouvait à peine tenir, tant ils étaient chauds. Jetant sa délicatesse naturelle aux orties, Egwene ne se formalisa pas quand du gras coula le long de son menton.

Lorsque les deux jeunes gens furent enfin rassasiés, ou presque, Elyas prit la parole tandis que le crépuscule cédait lentement la place à la nuit :

— Que faites-vous dans le coin ? Il n’y a pas une habitation à cent lieues à la ronde.

— Nous allons à Caemlyn, dit Egwene. Et vous pourrez peut-être…

Stupéfaite, la jeune fille écarquilla les yeux quand Elyas, la tête inclinée en arrière, éclata de rire.

— Caemlyn ? répéta-t-il quand il fut de nouveau en état de parler. Avec le chemin que vous suivez depuis deux jours, vous passerez vingt bonnes lieues au nord de cette ville. Dans le meilleur des cas…

— Nous voulions demander notre route, précisa Egwene. Mais nous n’avons trouvé ni village ni ferme…

— Et vous n’en trouverez pas ! Si vous continuez comme ça, vous atteindrez la Colonne Vertébrale du Monde sans avoir vu l’ombre d’un être humain. Ensuite, si vous réussissez à escalader ces montagnes – c’est possible, à certains endroits –, vous trouverez des gens dans le désert des Aiels. Mais vous n’aimerez pas ce coin, je vous préviens. Dans ce désert, on meurt de chaud le jour, de froid la nuit et de soif tout le temps. Il faut être un Aiel pour y trouver de l’eau, et les Aiels n’aiment pas beaucoup les étrangers. C’est le moins qu’on puisse dire.

Elyas éclata de nouveau de rire – et cette fois il alla jusqu’à s’en rouler par terre.

Nous dînons avec un dément ? se demanda Perrin, soudain inquiet.

Egwene fronça les sourcils, décontenancée, mais elle enchaîna dès qu’Elyas se fut un peu calmé :

— Vous pourrez peut-être nous montrer le chemin… À l’évidence, vous en savez bien plus long que nous sur cette région.

Elyas redevint sérieux. Relevant la tête, il rajusta son étrange chapeau, tout de travers après ses facéties, puis regarda intensément ses deux invités.

— Je n’aime pas beaucoup les gens… Les villes en sont pleines, mais je reste aussi très loin des villages et des fermes. Les paysans n’apprécient pas mes amis, vous comprenez ? Si vous n’aviez pas erré dans la forêt, plus innocents et plus vulnérables que des agneaux du mois dernier, je ne vous aurais même pas aidés.

— Mais quand même, vous pouvez nous indiquer le chemin, insista Egwene. Dites-nous simplement où est le prochain village, même si c’est à dix lieues d’ici, et nous nous y renseignerons.

— Du calme ! dit soudain Elyas. Mes amis approchent.

Bela hennit de terreur et tenta de se détacher. Voyant des silhouettes apparaître tout autour d’eux, Perrin se leva à demi. Folle de peur, Bela ruait frénétiquement.

— Apaisez la jument, dit Elyas, ils ne lui feront pas de mal. Ni à vous, si vous vous tenez tranquilles.

Quatre loups avancèrent dans le cercle de lumière projeté par les flammes. D’énormes spécimens dotés d’une gueule capable de briser sans peine la jambe d’un homme. Comme si de rien n’était, ils vinrent se coucher près du feu, au milieu des humains. Dans l’obscurité, les yeux de leurs congénères brillaient comme des lucioles.

Des yeux jaunes, pensa Perrin, comme ceux d’Elyas.

C’était ça qui avait failli le frapper, un peu plus tôt. Sans quitter les loups des yeux, il tendit la main vers sa hache.

— Je ne ferais pas ça, à ta place…, dit Elyas. S’ils se sentent menacés, ils cesseront de se montrer amicaux.

Les quatre loups regardaient Perrin. Soudain, il eut le sentiment que les autres, dans les ténèbres, le fixaient aussi. Frissonnant, il éloigna sa main du manche de la hache. Aussitôt, il crut sentir le soulagement des loups et se demanda s’il ne perdait pas l’esprit à son tour. Se rasseyant, il posa les mains sur ses genoux afin de les empêcher de trembler. Le souffle coupé, Egwene n’osait plus bouger. Un loup au pelage presque noir, le museau gris clair, était couché assez près d’elle pour la toucher.

Bela ne ruait plus et elle se taisait. Tremblant de peur, elle tentait de surveiller tous les prédateurs en même temps. De temps en temps, une brève ruade rappelait aux loups qu’elle était décidée à vendre chèrement sa peau. Mais les amis d’Elyas l’ignoraient, comme ils ignoraient Perrin et Egwene. La langue légèrement pendante, ils attendaient, parfaitement détendus.

— Voilà, dit Elyas à Perrin, c’est beaucoup mieux.

— Ils sont apprivoisés ? demanda Egwene. Ce sont des animaux domestiques ?

— Encore moins que les hommes, petite, les loups ne s’apprivoisent pas. Ce sont mes amis. Nous nous tenons compagnie, nous chassons ensemble et nous dialoguons, d’une certaine façon. Comme tous les amis, pas vrai, Tachetée ?

Un loup au pelage gris effectivement tacheté tourna la tête vers Elyas.

— Vous leur parlez ? s’émerveilla Perrin.

— Pas vraiment, répondit Elyas. Les mots ne comptent pas, et ils ne sont d’ailleurs pas fiables. Cette louve, par exemple, ne s’appelle pas « Tachetée ». Son vrai nom évoque la manière dont les ombres jouent sur la surface d’un étang, au milieu de l’hiver, un peu après l’aube. Il évoque aussi les ondulations de l’onde sous la caresse du vent, le goût piquant et glacé de cette eau sur la langue, et les premiers flocons de neige qui annoncent une tempête, alors que tombe la nuit. Mais là encore, c’est imprécis… Les mots sont impuissants à exprimer tant de choses. Il faut « sentir » les nuances, c’est la particularité de leur langage. Les trois autres se nomment Brûlure, Tire-d’Aile et Vent.

La cicatrice que Brûlure portait à l’épaule pouvait expliquer son nom. Pour les deux autres, il n’y avait aucun indice…

Même s’il jouait les ermites, estima Perrin, Elyas était content d’avoir l’occasion de parler avec ses semblables. En tout cas, il ne se dérobait pas au dialogue. Voyant les crocs des loups briller sous les rayons de lune, le jeune homme songea que poursuivre la conversation pouvait être une bonne et saine idée…

— Elyas, comment avez-vous appris à leur parler ?

— Tout est venu d’eux. Moi, je n’ai rien fait, du moins au début. Si j’ai bien compris, ça se passe toujours ainsi. Ce sont eux qui viennent à l’homme, pas le contraire. Certaines personnes croient que je suis souillé par le Ténébreux, parce que des loups me suivent partout. À l’occasion, il doit m’arriver de penser la même chose… Les personnes de qualité m’évitent, et celles qui me recherchent ne sont pas du genre que j’aime fréquenter. De plus en plus seul, j’ai remarqué que les loups semblaient parfois savoir ce que je pensais et qu’ils agissaient en fonction de cela. Ce fut le véritable début. Pour une raison mystérieuse, je les intéressais…

» Les loups sentent les humains, c’est bien connu, mais pas de cette façon-là, en principe. Ils se réjouissaient de notre rencontre. À les en croire, beaucoup de temps a passé depuis qu’ils chassaient avec les hommes. Et quand ils disent « beaucoup de temps », je crois entendre les rugissements d’un vent qui nous ramène à l’aube de l’Histoire – ou même au Premier Jour.

— Je n’ai jamais entendu parler d’hommes et de loups chassant ensemble, dit Egwene.

Sa voix tremblait un peu, mais la proximité des loups semblait paradoxalement lui donner du courage.

Elyas ne réagit pas à sa remarque.

— Les souvenirs des loups sont différents de ceux des hommes, dit-il. (Ses étranges yeux se voilèrent, comme s’il s’immergeait dans un très lointain passé.) Chaque individu se souvient de l’histoire de l’espèce, au moins dans ses grandes lignes. Comme je l’ai déjà dit, c’est difficile à exprimer avec des mots. Ils se rappellent avoir traqué des proies avec des hommes à leurs côtés, mais c’est si ancien qu’il s’agit davantage de l’ombre d’une ombre, plutôt que d’un souvenir…

— C’est très intéressant, souffla Egwene.

Elyas la foudroya du regard.

— Mais je le pense vraiment ! Pourriez-vous nous apprendre à leur parler ?

— Non, parce que ça ne s’enseigne pas. Certains le peuvent et d’autres non. (Il désigna Perrin.) Les loups disent qu’il en est capable.

Le jeune homme regarda l’index d’Elyas comme s’il s’agissait d’un couteau.

Il est fou à lier !

Mais les loups regardaient toujours l’apprenti forgeron, qui se sentit de plus en plus mal à l’aise.

— Vous allez à Caemlyn, dit Elyas, je veux bien, mais ça n’explique pas ce que vous faites ici, à des jours de marche de la civilisation.

Il écarta les pans de sa cape de fourrure, s’allongea sur le côté et s’appuya sur un coude.

Perrin regarda Egwene. En chemin, ils avaient préparé une histoire afin d’expliquer comment ils étaient arrivés là. Sans dire la vérité, bien entendu, ni même préciser d’où ils venaient vraiment. Une prudence élémentaire, quand des propos inconsidérés pouvaient à tout moment tomber dans les oreilles d’un Blafard.

Chaque jour, les deux jeunes gens avaient peaufiné leur histoire. Ensemble, ils avaient décidé qu’Egwene la raconterait. Plus à l’aise avec les mots que Perrin, elle savait en outre d’expérience qu’il était un très mauvais menteur.

La jeune fille se lança d’une voix mélodieuse.

Perrin et elle, prétendit-elle, venaient du nord du Saldaea. Ayant grandi dans deux fermes, un peu à l’écart d’un petit village, ils ne s’étaient jamais tant éloignés de leur foyer. Mais les histoires des trouvères et les récits des marchands leur avaient donné envie de voir le monde.

Caemlyn, l’Illian, la mer des Tempêtes – et peut-être même les légendaires îles du Peuple de la Mer.

Perrin écouta avec une profonde satisfaction. Thom Merrilin lui-même n’aurait pas pu bâtir une histoire si crédible avec le peu qu’ils savaient du monde extérieur.

— Du Saldaea, c’est ça ? fit Elyas quand Egwene eut terminé.

— Eh oui, confirma Perrin. Nous avons pensé visiter d’abord Maradon, parce que j’adorerais voir le roi, mais la capitale est bien entendu le premier endroit où nos pères iront nous chercher.

Dans le scénario, Perrin était chargé de faire savoir qu’ils ne connaissaient pas Maradon. Ainsi, leur ignorance ne paraîtrait pas suspecte, s’ils rencontraient quelqu’un qui y était allé.

Cette fable n’avait aucun lien avec Champ d’Emond, la Nuit de l’Hiver et tout le reste. En l’entendant, nul n’aurait la moindre raison de penser à Tar Valon ou aux Aes Sedai.

— Une sacrée histoire, lâcha Elyas. Oui, une sacrée histoire ! Pas mal de choses ne collent pas, mais l’important c’est l’opinion de Tachetée. Et, pour elle, c’est un ramassis de mensonges. Du premier au dernier mot.

— Des mensonges ? s’écria Egwene. Pourquoi mentirions-nous ?

Les quatre loups n’avaient pas bougé. Pourtant, ils ne semblaient plus être paresseusement étendus. On eût dit qu’ils se ramassaient sur eux-mêmes, prêts à bondir.

Perrin ne dit rien, mais sa main droite glissa discrètement vers le manche de sa hache. Les quatre loups se levant en même temps, il se pétrifia. Les animaux ne grognaient pas, mais leur pelage était hérissé, sur la nuque et les épaules, et un de leurs congénères, dans les ténèbres, hurlait à la mort. Des dizaines de voix lui répondirent, comme si quelque chose se préparait. Puis le silence revint.

Le front ruisselant de sueur, Perrin n’osait plus bouger.

— Si vous pensez…, commença Egwene. (Elle déglutit péniblement.) Eh bien, si… (Malgré l’air frisquet, elle transpirait elle aussi à grosses gouttes.) Si vous nous prenez pour des menteurs, vous préférez sûrement que nous campions loin de vous, cette nuit…

— En temps normal, je préférerais, oui… Mais là, je veux tout savoir au sujet des Trollocs et des Demi-Humains.

Perrin tenta de ne pas trahir sa stupéfaction, et il espéra avoir mieux réussi qu’Egwene.

— Tachetée a senti dans vos deux esprits des Trollocs et des Blafards, dit Elyas comme s’il parlait de la pluie et du beau temps. Pendant que tu racontais ta fable absurde, petite, tous les loups ont eu la même intuition. Vous êtes liés aux Trollocs et aux Sans-Yeux. Or, les loups les détestent plus que tout – oui, plus encore qu’un incendie de forêt. Et c’est pareil pour moi !

» Brûlure a très envie d’en finir avec toi, mon garçon… Vois-tu, c’est un Trolloc qui lui a fait cette cicatrice, quand il était un louveteau… Il dit que le gibier se fait rare, et que tu es plus gras que tous les daims qu’il a vus depuis des mois. Il veut vraiment te faire ta fête, mais il a toujours été impulsif. Alors, si tu me racontais la vérité ? Entre nous, j’espère que tu n’es pas un Suppôt des Ténèbres, parce que je déteste tuer les gens que j’ai invités à dîner. Mais garde une chose à l’esprit, garçon : si tu mens, les loups le sauront, et Tachetée elle-même n’est pas loin de partager l’opinion de Brûlure.

Aussi jaunes que ceux d’un loup, les yeux d’Elyas ne cillaient pas plus que ceux des prédateurs.

Ce sont des yeux de loup ! pensa Perrin.

Il s’avisa qu’Egwene le regardait, attendant qu’il prenne une décision.

Et voilà que je suis de nouveau le chef !

Les deux jeunes gens avaient décidé que dire la vérité serait courir un trop grand risque. Mais, même s’il parvenait à tirer sa hache, Perrin ne leur donnait pas une chance de s’en sortir.

Tachetée grogna, les trois autres loups l’imitèrent, et ceux qui se tapissaient dans les ténèbres firent de même.

— Très bien, capitula Perrin tandis que les grognements emplissaient les ombres. (Egwene approuva sa décision d’un hochement de tête.) Tout a commencé un peu avant la Nuit de l’Hiver, le jour où notre ami Mat a vu un cavalier en cape noire…

Elyas ne changea pas de position pendant tout le récit, mais la façon dont il inclinait la tête évoquait irrésistiblement un animal qui tend l’oreille. De nouveau très calmes, les loups semblaient écouter aussi. L’histoire étant fort longue, et Perrin la racontant en version intégrale, beaucoup de temps s’écoula.

L’apprenti forgeron passa néanmoins sous silence le rêve que les trois garçons avaient fait à Baerlon. Du coin de l’œil, il tenta de voir si les loups réagissaient à ce mensonge par omission, mais ils ne bronchèrent pas. Tachetée paraissait très amicale, Brûlure rongeait son frein et les deux autres n’exprimaient aucune émotion.

— … Et si elle ne nous trouve pas à Caemlyn, acheva Perrin, la gorge sèche, nous irons à Tar Valon. Notre seule chance est que les Aes Sedai acceptent de nous aider.

— Des Trollocs et des Blafards si loin au sud…, fit Elyas. Ce n’est pas une mince nouvelle… (Il tendit une main derrière lui puis, sans le regarder, lança une outre d’eau à Perrin.) Mon garçon, je ne fraie pas avec les Aes Sedai… L’Ajah Rouge, leur ordre chargé de traquer les hommes qui tentent de canaliser le Pouvoir de l’Unique, a voulu m’apaiser, un jour. Tu sais ce que j’ai dit à ces harpies ? Qu’elles appartenaient à l’Ajah Noir dévoué à la gloire du Ténébreux. Elles n’ont pas aimé du tout, tu peux me croire. Même si je ne risquais plus rien une fois revenu dans la forêt, ces folles ont essayé de me rattraper pendant des jours. Et, quand elles essaient, elles essaient ! Après cet épisode, je doute qu’une Aes Sedai m’ait jamais à la bonne. Pour être honnête, j’ai dû tuer un ou deux Champions, pendant ces événements. Faire un truc comme ça n’est pas agréable du tout. Franchement, j’ai détesté…

— Votre aptitude à parler avec les loups, souffla Perrin, elle est liée au Pouvoir de l’Unique ?

— Bien sûr que non ! Rien ne m’aurait apaisé, mais je n’ai pas aimé qu’elles veuillent essayer. Mon « don » est très ancien, fiston. Il existait avant les Aes Sedai et même avant que quiconque sache invoquer le Pouvoir de l’Unique. Il est aussi vieux que l’humanité et que les loups, tout simplement. Les Aes Sedai n’aiment pas que des choses anciennes reviennent à la vie. Je ne suis pas le seul exemple. Il y a d’autres gens et d’autres manifestations… Les Aes Sedai craignent qu’une très ancienne barrière soit sur le point de céder. Selon elles, le monde est près de s’écrouler. Leur angoisse, c’est que le Ténébreux se libère. À la façon dont ces femmes me regardaient, on aurait cru que j’étais le plus grand coupable de l’univers. Les membres de l’Ajah Rouge ne songeaient qu’à m’apaiser, comme elles disent, et d’autres « sœurs » me reluquaient d’un sale œil. Quant à la Chaire d’Amyrlin… En temps normal, garçon, je me tiens très loin des Aes Sedai et de leurs amis. Si tu es malin, tu en feras autant.

— Je ne demanderais pas mieux que les éviter, avoua Perrin.

Egwene le foudroya du regard. Un instant, il eut peur qu’elle se vante de vouloir devenir une Aes Sedai, mais elle se contenta de marquer sa désapprobation en silence.

— L’ennui, c’est que nous n’avons pas le choix. Des Trollocs nous poursuivent, et aussi des Myrddraals et un Draghkar. Bref, tout ce qui est imaginable, à part des Suppôts des Ténèbres. Impossible de nous cacher ou de faire face seuls ! Qui d’autre pourrait nous aider ? Qui serait assez fort ?

Elyas ne dit rien, se contentant de regarder les loups – surtout Tachetée et Brûlure. Perrin tenta de se concentrer sur les flammes du feu. S’il les observait, il avait le sentiment d’entendre la « conversation » de l’ermite fou et des loups. Même si cette histoire n’était pas liée au Pouvoir, il ne voulait pas y être mêlé.

C’était une plaisanterie de cinglé ! Bon sang ! je ne sais pas parler aux loups, et ça ne changera jamais !

Un des prédateurs, Tire-d’Aile, lui sembla-t-il, regarda le jeune homme et parut lui… sourire. Troublé, l’apprenti forgeron se demanda comment il avait pu attribuer un nom au loup…

— Vous pouvez rester avec moi, dit Elyas. Enfin, avec nous… (Egwene fronça les sourcils et Perrin en resta muet de surprise.) Eh bien, quoi, c’est le plus sûr pour vous ! Les Trollocs feraient n’importe quoi pour tuer un loup isolé, mais ils évitent soigneusement les meutes. En plus, vous n’auriez plus à vous inquiéter des Aes Sedai, parce qu’elles ne s’aventurent pas souvent dans ces bois.

— Je ne sais pas trop…, dit Perrin. (Il sentait les yeux de Tachetée peser sur sa nuque.) Pour commencer, il n’y a pas que des Trollocs à nos trousses…

Elyas eut un ricanement.

— Un jour, j’ai vu une meute régler son compte à un Sans-Yeux. La moitié des loups sont morts mais, quand ils ont repéré un monstre, ils ne lâchent plus prise. Pour eux, les Trollocs et les Myrddraals, c’est du pareil au même. En réalité, c’est toi qu’ils veulent, fiston. S’ils savaient que d’autres hommes pouvaient leur parler, ils ne connaissaient que moi, jusqu’à ce jour. Ils accepteront ton amie, et vous serez plus en sécurité que dans n’importe quelle ville, parce que des Suppôts des Ténèbres y habitent.

— Maintenant, dit Perrin, il faut m’écouter… Je veux que vous arrêtiez de raconter ça. Je ne sais pas… Bon, vous me comprenez, non ?

— Comme tu voudras, mon garçon… Aveugle-toi, si ça te chante. Ne veux-tu pas être en sécurité ?

— Je ne m’aveugle pas, et tout ce que nous désirons…

— … C’est aller à Caemlyn, intervint Egwene. Puis continuer jusqu’à Tar Valon.

Perrin défia du regard la jeune fille, qui ne se laissa pas démonter. Elle lui « obéissait », avait-il compris, quand ça l’arrangeait, et cessait de le tenir pour un chef dès qu’elle n’était pas d’accord avec lui. Mais ça ne la dispensait pas de le laisser répondre quand quelqu’un lui posait une question.

— Et toi, Perrin ? lança-t-il. Qu’en penses-tu ?

Le jeune homme se répondit à lui-même :

— Moi ? Attends que je réfléchisse. Oui, oui, je vais venir avec toi… (Il sourit à la jeune fille.) Tu vois, Egwene, nous sommes d’accord. C’est formidable de débattre ouvertement avant de trancher, pas vrai ?

La jeune fille s’empourpra mais garda les dents serrées.

— Tachetée pense que c’est la bonne décision, annonça Elyas. Elle dit que la fille est solidement ancrée dans le monde des humains, alors que le garçon est à mi-chemin entre l’homme et l’animal. Les choses étant ce qu’elles sont, je crois que nous allons vous accompagner. Sinon, vous vous perdrez, vous crèverez de faim, ou…

Brûlure se leva d’un bond et Elyas tourna la tête pour le regarder. Quelques instants plus tard, Tachetée se redressa aussi. Elle approcha de l’homme et plongea son regard dans celui de Brûlure. Nul ne bougea pendant un long moment, puis Brûlure se détourna, fila et se fondit dans la nuit.

Tachetée s’ébroua puis se laissa retomber sur le sol comme si de rien n’était.

— Tachetée dirige cette meute, expliqua Elyas aux jeunes gens. Au combat, certains mâles la domineraient, mais elle est bien plus intelligente qu’eux, et ils le savent. Elle a sauvé la meute plus d’une fois, et de main de maître. Mais Brûlure pense que les loups perdent du temps avec vous deux. La haine des Trollocs est sa seule raison de vivre et, s’il y a des Trollocs au sud, il veut y aller pour les massacrer.

— Nous comprenons très bien, dit Egwene. Mais, sur vos indications, nous pourrons sans doute arriver à bon port sans…

— Tu m’as bien écouté, ma fille ? N’ai-je pas dit que Tachetée commande ? Demain matin, je partirai vers le sud avec vous, et les loups nous accompagneront.

À son expression, Egwene ne trouvait pas que c’était une bonne nouvelle.

Perrin se mura dans un silence têtu. Il avait senti le départ de Brûlure. Et le mâle à la cicatrice ne s’en était pas allé tout seul. Une dizaine de jeunes loups l’avaient suivi, tout prêts à en découdre avec les Trollocs.

Perrin tenta de se convaincre qu’Elyas jouait avec son imagination. Mais il ne se leurra pas longtemps. Juste avant que la présence des loups-guerriers se fût dissipée dans son esprit, il avait « capté » une pensée qu’il savait venir de Brûlure.

Un mélange de sentiments et de concepts presque aussi clair que s’il s’était agi de ses propres pensées.

Une explosion de haine et la hâte rageuse de sentir sur le bout de sa langue le goût du sang.

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