Bela semblait avancer paisiblement sous la lumière d’un soleil pâlichon. À croire que les trois loups qui la suivaient n’étaient qu’un groupe de chiens domestiques. Mais à la façon dont elle tournait les yeux pour les surveiller – un comportement assez inhabituel chez les équidés – on devinait aisément que c’était de l’esbroufe. Et Egwene, perchée sur le dos de la jument, se sentait également très mal. Épiant elle aussi les loups, elle se retournait parfois sur sa selle pour sonder le paysage. Perrin aurait mis sa tête à couper qu’elle tentait de localiser le reste de la horde. Quand il émit cette hypothèse, la jeune fille se défendit bec et ongles, affirmant n’avoir absolument pas peur des loups – ceux qu’elle voyait comme ceux qui se dissimulaient. Après cette vibrante dénégation, elle recommença son manège, songeant très peu souvent à regarder où sa monture mettait les sabots.
Les autres loups étaient loin derrière, Perrin aurait pu le lui dire sans se tromper.
Mais à quoi bon, même si elle me croit ? Surtout si elle me croit, en un sens…
Tant qu’il n’y serait pas obligé, le jeune homme refusait de s’appesantir sur ce sujet. Comment savait-il, pour les loups ? Eh bien, il préférait que la question reste dans le vague…
Elyas ouvrait la marche, évoquant parfois un loup géant prêt à bondir à la moindre menace. Sans avoir besoin de les regarder, il semblait toujours connaître la position de Tachetée et des deux autres bêtes.
À l’aube, quand ils s’étaient réveillés, les deux jeunes gens de Champ d’Emond avaient découvert Elyas en plein travail. Faisant rôtir d’autres lapins, il avait accordé un regard morose à ses deux « invités ». À part Tachetée, Vent et Tire-d’Aile, aucun loup ne montrait le bout de son museau. Si tôt le matin, tout ce qui se trouvait au pied du grand chêne restait plongé dans la pénombre. Plus loin, les autres arbres dénudés évoquaient des doigts squelettiques.
— Ils ne sont pas loin, avait répondu Elyas quand Egwene s’était aventurée à demander où étaient les autres membres de la meute. En tout cas, assez près pour nous aider en cas de besoin. Mais pas trop près, pour ne pas être mêlés à nos problèmes d’humains. Dès que deux d’entre nous se fréquentent, il faut toujours que ça finisse mal… Mais ne vous inquiétez pas : si nous avons besoin d’eux, ils seront là au moment propice.
Alors qu’il mordait à belles dents dans un râble de lapin, Perrin avait éprouvé une étrange sensation, dans un coin de son esprit. Une direction, très vaguement perçue…
Oui, bien sûr, c’est là qu’ils…
Le jus de viande chaud avait perdu tout son goût dans la bouche du jeune homme. Il avait voulu essayer les tubercules cuisinés par Elyas – une saveur assez proche de celle des navets – mais son appétit était définitivement coupé.
Alors que le petit groupe marquait sa première courte pause de la journée, Egwene déclara que tout le monde devrait chevaucher à tour de rôle. Conscient que ça ne servait à rien, l’apprenti forgeron ne tenta pas de discuter.
— Donc, fit Egwene, j’ai pris le premier tour. Perrin prendra le suivant et Elyas viendra ensuite.
— Mes jambes me suffisent amplement, répondit l’ami des loups. (Il regarda Bela, qui roula de grands yeux comme si un prédateur la dévorait des yeux.) D’ailleurs, je crois qu’elle ne veut pas de moi.
— Quelle absurdité ! s’écria Egwene. Pourquoi tant d’entêtement ? Il paraît évident que ma proposition est juste. À vous en croire, Elyas, il nous reste encore un long chemin à faire.
— J’ai dit « non », gamine !
Egwene détesta qu’on la traite ainsi. Alors qu’elle prenait une grande inspiration, Perrin se demanda si elle réussirait à imposer sa volonté à Elyas. Puis il s’avisa qu’elle restait étrangement passive, comme si elle ignorait que dire. L’ermite la regardait, ses yeux jaunes de loup brillant intensément, et elle se décomposait, reculant à petits pas comme si elle redoutait une attaque. Toujours méfiante, elle rejoignit Bela sans tourner le dos à Elyas et monta en selle avec une hâte suspecte.
Alors que l’ermite passait devant lui, Perrin vit flotter sur ses lèvres un sourire qui ressemblait rudement au rictus d’un loup.
Trois jours durant, ils chevauchèrent de l’aube au crépuscule en s’arrêtant le strict minimum. S’il fustigeait les « gens des villes », toujours pressés sans raison, Elyas n’était pas du genre à musarder en chemin quand il allait quelque part.
Les trois loups s’étaient faits de plus en plus discrets. Le soir, ils venaient se coucher un moment autour du feu. La journée, en revanche, ils patrouillaient à leur façon, apparaissant près des cavaliers au moment où ceux-ci s’y attendaient le moins. Mais Perrin savait à tout instant où ils étaient. Qu’ils jouent les éclaireurs ou se chargent au contraire de l’arrière-garde, il le sentait. Pareillement, quand ils quittaient le terrain de chasse habituel de la meute, il le sentait. Il capta aussi le moment où Tachetée envoya ses sujets l’attendre en arrière… Parfois, la présence des trois loups restants s’estompait dans son esprit, mais il devinait leur retour longtemps avant qu’ils soient de nouveau en vue. Et, même lorsqu’ils avançaient dans une forêt si dense que la lumière n’y pénétrait jamais, les trois prédateurs se déplaçant furtivement dans les broussailles mordorées de l’année précédente, il aurait pu à tout moment tendre un index pour indiquer très précisément leur position.
Toujours décontenancé par son nouveau « don », Perrin tenta en vain de se convaincre que son imagination lui jouait des tours. En réalité, il savait, exactement comme Elyas.
Il essaya de ne pas penser aux loups, mais ils s’introduisirent dans sa tête. Il y avait quand même un point positif. Depuis la rencontre avec Elyas et la meute, il n’avait plus rêvé de Ba’alzamon. Ses songes, pour autant qu’il s’en souvienne, ressemblaient à ceux qu’il faisait chez lui, avant la terrible Nuit de l’Hiver. Les rêves normaux d’un jeune homme, à une exception près. Chaque fois, alors qu’il se redressait devant la forge de maître Luhhan pour s’essuyer le front, ou quand il dansait avec des filles du village sur la place Verte, ou encore lorsqu’il relevait les yeux d’un livre, confortablement assis près d’une cheminée, Perrin voyait un loup non loin de lui. Oui, qu’il soit dehors ou sous un toit, voire dans sa chambre, son regard tombait sur un loup qui lui tournait le dos. Et immanquablement, même quand il se voyait en train de dîner à la table de maîtresse Luhhan – dans les rêves, la logique n’obéissait pas aux mêmes lois que dans la réalité –, il savait que les yeux jaunes du loup guettaient la menace qui pouvait être en train d’approcher.
Dans ses fantaisies nocturnes, il en tirait un profond sentiment de sécurité. Une fois réveillé, en revanche, l’étrangeté du rêve lui sautait aux yeux.
Trois jours durant, Tachetée, Tire-d’Aile et Vent apportèrent régulièrement des lapins et des écureuils aux humains. Elyas, lui, se révéla incollable sur les plantes, désignant toutes celles qui étaient comestibles. Dans le lot, Perrin en reconnut fort peu, mais il n’était pas vraiment un homme des bois.
Un matin, un lapin déboula pratiquement de sous les sabots de Bela. Avant que Perrin ait pu placer une pierre dans sa fronde, Elyas, à vingt pas de distance, cloua l’animal au sol avec son long couteau. Le lendemain, l’ermite abattit un faisan en plein vol – et d’une seule flèche ! Indubitablement, l’ordinaire des deux jeunes gens s’était beaucoup amélioré. Malgré tout, Perrin aurait préféré avoir l’estomac vide et voyager avec d’autres compagnons. Il n’aurait pas juré qu’Egwene partageait son opinion, mais il se serait bien passé des loups, quitte à crever de nouveau de faim.
Le troisième jour, en fin d’après-midi, alors qu’ils traversaient une prairie, les voyageurs aperçurent dans le lointain – environ à une lieue – un bosquet qui semblait beaucoup plus grand que tous ceux qu’ils avaient vus. Tandis que le soleil sombrait à l’horizon occidental, projetant toutes les ombres en oblique sur la droite des voyageurs, le vent se leva soudain et Perrin sentit les loups, assez loin derrière lui, abandonner le dépeçage d’une proie pour se remettre en chemin sans hâte particulière. Ils n’avaient rien senti ni vu de dangereux, en conclut le jeune homme.
Alors qu’Egwene chevauchait Bela, prenant son dernier tour de la journée, il serait bientôt temps de trouver un abri pour la nuit, et le grand bosquet semblait un très bon candidat.
Quand les voyageurs atteignirent enfin les arbres, trois molosses en jaillirent soudain. Aussi grands que les loups et probablement plus lourds, ces chiens aux crocs énormes s’immobilisèrent presque aussitôt après être sortis des ombres. Mais une lueur meurtrière brillait dans leurs yeux et ils n’étaient qu’à une trentaine de pas des humains.
Déjà très énervée par la présence des loups, Bela se cabra et manqua désarçonner sa cavalière. En un éclair, Perrin s’empara de sa fronde, l’arma et la fit tourner au-dessus de sa tête. Inutile de recourir aux grands moyens en dégainant sa hache : une bonne pierre dans les côtes forçait n’importe quel cabot – fût-il géant – à déguerpir piteusement.
Sans quitter les molosses des yeux, Elyas leva une main.
— Non, pas de tir pour le moment !
Perplexe, Perrin laissa néanmoins sa fronde perdre de la vitesse puis retomber le long de son flanc. Egwene avait réussi à maîtriser Bela, mais elle semblait au moins aussi furieuse et aussi méfiante que sa monture.
Les poils hérissés, les oreilles en arrière, les molosses grognaient, produisant un vacarme de tremblement de terre.
Elyas leva un index à hauteur de son épaule puis émit un sifflement très aigu qui monta en intensité comme s’il devait ne jamais s’arrêter. Ravalant leurs grognements, les molosses reculèrent, tournant la tête comme s’ils avaient voulu détaler mais ne parvenaient pas à le faire. Perrin remarqua qu’ils étaient hypnotisés par le doigt d’Elyas.
L’ermite baissa la main – en même temps, l’intensité de son sifflement diminua – et les chiens imitèrent ce mouvement descendant jusqu’à ce qu’ils soient couchés dans la poussière, la langue pendante et la queue frétillante.
— Vous voyez ? lança Elyas en marchant vers les molosses. Il n’y a pas besoin d’arme. (Les chiens lui léchèrent les mains, soudain dociles comme des corniauds.) Ils ont l’air méchants, mais c’est du vent ! Ils voulaient nous effrayer, et il n’y aurait pas eu d’attaque, sauf si nous avions essayé d’entrer dans le bosquet. Mais il n’y a plus aucun danger, maintenant. Nous pourrons trouver un site où camper avant qu’il fasse nuit noire.
Se tournant vers Egwene, Perrin vit qu’elle était bouche bée. Une image qui l’incita à refermer vivement la sienne.
Tout en caressant les molosses, Elyas étudiait attentivement le bosquet.
— Il y a des Tuatha’an là-dedans, dit-il. Les Gens de la Route, comme on les appelle… Ou encore, des Zingari.
— Des Zingari ? s’exclama Perrin. J’ai toujours rêvé d’en rencontrer ! Parfois, ils dressent leur campement à Bac-sur-Taren, de notre côté de la rivière, mais ils ne s’enfoncent jamais dans notre territoire, d’après ce que je sais. J’ignore pourquoi, cela dit…
— Sans doute parce que les gens de Bac-sur-Taren sont d’aussi fieffés voleurs qu’eux ! lança Egwene. À la fin, ils doivent se détrousser les uns les autres sans même y penser… Maître Elyas, s’il y a des Zingari par ici, ne devrions-nous pas filer ? Il ne faudrait pas qu’ils nous prennent Bela… Je sais que nous n’avons rien de valeur, à part elle, mais ça ne les arrêtera pas, parce qu’ils volent tout !
— Y compris les enfants ? demanda sèchement Elyas. Ils enlèvent les bébés, c’est ça ?
L’ermite cracha sur le sol. La remarque ayant fait mouche, Egwene s’empourpra. Les histoires d’horreur sur les nourrissons existaient bien, mais elles restaient la « spécialité » de gens comme Cenn Buie ou encore les Coplin ou les Congar. Les autres histoires, en revanche, n’étaient pas exagérées…
— Les Zingari me tapent parfois sur les nerfs, mais ils ne volent pas plus que la plupart des gens. Et beaucoup moins que certains bandits de ma connaissance…
— Elyas, intervint Perrin, la nuit ne tardera pas, et nous allons devoir camper. Pourquoi pas avec les Gens de la Route, s’ils nous acceptent ?
Maîtresse Luhhan possédait une casserole réparée par un Zingaro – un ustensile de cuisine « en meilleur état que neuf » dont elle ne se serait séparée pour rien au monde. Maître Luhhan n’était pas ravi par l’enthousiasme de sa femme, sans doute parce que son honneur professionnel en avait pris un sacré coup. Perrin, lui, voulait en apprendre plus sur ces mystérieux nomades. Mais l’ermite faisait montre de réticences que le jeune homme ne comprenait pas vraiment.
— Vous avez une bonne raison de ne pas être d’accord ?
L’ermite fit « non » de la tête, mais le cœur n’y était toujours pas.
— Pourquoi pas, au fond ? Mais ne faites surtout pas attention à ce qu’ils disent. Des âneries, neuf fois sur dix. Le plus souvent, les Gens de la Route font tout à la bonne franquette, mais il peut leur arriver d’accorder une grande importance au protocole. Calquez votre comportement sur le mien. Et ne racontez pas votre vie. Inutile de dévoiler vos secrets au monde entier !
Elyas s’enfonça entre les arbres, les trois chiens sur les talons, tels de braves toutous. Perrin sentit que les loups ralentissaient – ils ne viendraient pas, devina-t-il. Pas par peur des molosses, car ils les méprisaient plutôt pour avoir renoncé à la liberté afin de pouvoir dormir autour d’un feu, mais parce qu’ils tenaient à éviter les gens…
Comme s’il connaissait le chemin, Elyas avançait d’un pas décidé. Bientôt, les roulottes des Zingari apparurent, garées au hasard parmi les chênes et les frênes.
Comme tous les villageois de Champ d’Emond, Perrin avait entendu une multitude d’histoires sur les Gens de la Route. Même si c’était le premier qu’il visitait, leur camp correspondait à ce qu’il s’attendait à voir. Les roulottes, de grandes maisons mobiles, étaient peintes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel plus quelques teintes que Perrin aurait été bien incapable de nommer.
Les Zingari vaquaient à leurs occupations, et celles-ci se révélaient très prosaïques. Cuisiner, coudre, s’occuper des enfants, réparer des harnais… Mais leurs tenues, par bonheur, étaient à la hauteur de leur réputation. Perrin n’avait jamais vu des vêtements si bariolés. Les vestes, les braies, les robes et les châles tourbillonnaient devant lui, le forçant à plisser les yeux. On eût dit des papillons dans un champ de fleurs sauvages.
À cinq ou six endroits différents, des hommes jouaient du violon ou de la flûte pour de petits groupes de danseurs qui tourbillonnaient comme des colibris multicolores. Partout, des enfants et des chiens couraient au milieu des feux de cuisson. Les molosses, aussi gros que ceux qui avaient accueilli les voyageurs, se laissaient tirer la queue ou les oreilles et acceptaient même de servir de montures aux gamins. Les trois chiens qui suivaient Elyas le regardaient désormais comme s’il était leur meilleur ami. Perrin n’en fut pas rassuré pour autant. En se dressant à peine sur les pattes de derrière, ces animaux étaient assez grands pour atteindre la gorge d’un homme et la déchiqueter avec leurs crocs.
Soudain, la musique s’arrêta. Tous les Zingari, constata Perrin, regardaient les trois nouveaux venus. Même les enfants et les chiens s’étaient calmés, comme s’ils entendaient mesurer le danger.
Dans un silence total, un petit homme aux cheveux gris vint se camper devant Elyas puis le gratifia d’une élégante révérence. Vêtu d’une veste rouge à haut col, de braies bouffantes vertes et de bottes montantes, il releva la tête et déclara :
— Bienvenue près de nos feux. Connais-tu la chanson ?
Elyas s’inclina à son tour, les deux mains pressées sur la poitrine.
— Ton hospitalité me réchauffe le cœur, Mahdi, et vos feux me réchaufferont le cœur. Mais je ne connais pas la chanson.
— Dans ce cas, nous continuerons à chercher… Il en fut ainsi et il en sera encore ainsi, car nous nous souviendrons, nous chercherons… et nous trouverons.
L’homme désigna les feux et reprit la parole d’un ton beaucoup moins solennel :
— Le repas est presque prêt. Si vous voulez bien vous joindre à nous…
Cette invitation agissant comme signal, la musique reprit, les enfants recommencèrent à rire et les chiens se laissèrent docilement taquiner. Comme si les invités étaient des amis de longue date, tout le monde s’en retourna à ses occupations.
Un peu hésitant, l’homme aux cheveux gris se tourna vers Elyas :
— Et tes… autres amis ? Resteront-ils à l’écart ? Tu sais qu’ils effraient nos pauvres chiens.
— Ils n’approcheront pas, Raen, dit Elyas avec une ombre de mépris. Tu devrais le savoir, après tout ce temps !
Le Zingaro écarta les mains comme pour dire que rien n’était jamais sûr en ce monde. Alors qu’il se détournait pour guider ses invités dans le camp, Egwene sauta à terre et approcha d’Elyas.
— Vous êtes amis, tous les deux ?
Un Zingaro souriant vint prendre Bela en charge. Non sans hésiter, et sur l’instance muette d’Elyas, Egwene lui confia les rênes.
— Disons que nous nous connaissons…, répondit l’ermite.
— Il s’appelle Mahdi ? voulut savoir Perrin.
— Non, Raen… Mahdi est un titre. Le Chercheur… C’est le chef de cette communauté. Si les autres noms vous paraissent étranges, vous pouvez l’appeler Chercheur. Il ne se formalisera pas.
— Que signifie cette histoire de chanson ? demanda Egwene.
— C’est pour ça qu’ils voyagent… Enfin, c’est ce qu’ils prétendent. Ils cherchent une chanson. Elle aurait été perdue au moment de la Dislocation du Monde, et, s’ils la retrouvent, l’Âge des Légendes renaîtra, offrant aux hommes un paradis. (Elyas regarda autour de lui et ricana.) Ils ne savent même pas de quelle chanson il s’agit. À les en croire, le jour où ils la trouveront, ils la reconnaîtront. Quant à dire comment elle nous apportera le paradis… Ça les dépasse, mais ils cherchent depuis trois mille ans, et ils continueront jusqu’à ce que la Roue cesse de tourner.
Le petit groupe atteignit le feu de Raen, au milieu du camp. La roulotte du Chercheur était peinte en jaune strié de rouge et les rayons de ses grandes roues écarlates alternaient le rouge et le jaune. Une femme aussi grisonnante que Raen, mais encore rondelette et même boulotte, sortit de la roulotte et s’immobilisa sur le marchepied le temps d’ajuster sur ses épaules un châle bleu à franges. Avec son chemisier jaune et sa jupe rouge – chaque couleur aussi brillante que l’autre –, la Zingara était une expérience plutôt traumatisante pour les yeux.
Perrin en battit des cils et Egwene ne put pas retenir un petit cri de surprise.
Quand elle vit que Raen était accompagné, la femme sauta du marchepied avec un grand sourire. Le Chercheur la présenta. C’était Ila, son épouse, qui le dépassait d’une bonne tête. Subjugué par la Zingara, Perrin oublia très vite les couleurs un rien voyantes de sa tenue.
Ila avait une aura maternelle qui lui rappelait maîtresse al’Vere. Dès son premier sourire, il s’était senti bien accueilli.
Elle salua Elyas comme s’il était une vieille connaissance, mais avec une… retenue… qui sembla peiner Raen. Quand l’ermite eut répondu d’un hochement de tête et d’un quart de sourire, Perrin et Egwene se présentèrent. Ila serra la main du jeune homme avec une sincère chaleur, et elle alla jusqu’à enlacer la jeune fille.
— Tu es mignonne à croquer ! s’extasia-t-elle. Et gelée jusqu’aux os, je suppose. Va t’asseoir près du feu, Egwene. Venez donc tous, le repas est quasiment prêt.
Alors que Perrin et les autres prenaient place, un jeune homme élancé à la tenue verte rayée vint les rejoindre devant le feu. Après avoir donné l’accolade à Raen et embrassé Ila, il laissa errer son regard sur Elyas et les deux jeunes gens de Champ d’Emond. Du même âge que Perrin, à peu de chose près, il avait une grâce de danseur, même immobile.
— Eh bien, Aram, fit Ila, ravie, on dirait que tu as décidé de dîner avec tes grands-parents, pour une fois… (Se penchant pour remuer le ragoût qui mitonnait sur le feu, elle jeta un coup d’œil oblique à Egwene.) Je me demande bien pourquoi !
Avec une souplesse d’acrobate, Aram s’assit en tailleur face à la jeune fille de Champ d’Emond.
— Je me nomme Aram, lui dit-il à voix basse. (À l’évidence, il avait oublié la présence des autres convives.) J’attendais impatiemment la première rose du printemps, et voilà que je la trouve autour du feu de camp de mon grand-père.
Perrin attendit la réplique acerbe d’Egwene, mais elle ne vint jamais. Comme hypnotisée, la jeune fille regardait fixement le Zingaro.
Perrin examina de plus près le petit-fils de Raen. De fait, il n’était pas désagréable à regarder – quand on était une fille, évidemment. D’ailleurs, il le faisait penser à quelqu’un…
Mais oui, bien sûr ! Wil al’Seen, un garçon de Promenade de Deven. Dès qu’il se montrait à Champ d’Emond, les filles se pâmaient sur son passage. Séducteur invétéré, il les courtisait toutes, réussissant l’exploit de convaincre chacune qu’il était simplement poli avec les autres.
— Vos chiens sont très gros, dit soudain Perrin, faisant sursauter son amie, et je suis surpris que vous les laissiez jouer avec les enfants.
Le sourire d’Aram s’effaça, mais il revint presque aussitôt, exprimant encore plus d’assurance.
— Ils ne vous blesseront pas… Ils font leur numéro pour tenir nos ennemis à distance et nous prévenir du danger, mais ils sont dressés en accord avec les principes du Paradigme de la Feuille.
— Le Paradigme de la Feuille ? répéta Egwene.
Les yeux rivés dans ceux de la jeune fille, Aram désigna les arbres.
— La feuille vit le temps qui lui est alloué et ne lutte pas contre le vent qui l’emporte. Elle ne fait jamais de mal et finit par tomber sur le sol pour nourrir de nouvelles feuilles. Tous les hommes devraient vivre ainsi. Et toutes les femmes.
Egwene rosit très légèrement.
— Qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? demanda Perrin.
Aram le foudroya du regard, mais Raen consentit à répondre :
— Pour résumer, ça signifie qu’aucun homme ne doit faire du mal à un autre homme, pour quelque raison que ce soit. (Raen se tourna vers Elyas.) La violence n’est jamais justifiée. Jamais !
— Et si on vous attaque ? demanda Perrin. Si quelqu’un vous frappe, tente de vous détrousser ou essaie de vous tuer ?
Raen soupira, mais pas d’impatience, simplement comme s’il déplorait que le jeune homme ne voie pas ce qui aurait dû lui crever les yeux.
— Si un homme me frappait, je lui demanderais pourquoi il agit ainsi. Et s’il continuait, je m’enfuirais, comme face à un voleur ou à un assassin. Qu’il prenne ce qu’il veut, y compris ma vie, plutôt que de me pousser à la violence. En plus de tout, j’espérerais qu’il ne soit pas trop grièvement blessé.
— Comment serait-il blessé, puisque vous ne vous défendriez pas ?
— La violence blesse le bourreau autant que la victime, mon garçon…
Perrin ne cacha pas son scepticisme.
— Tu peux couper un arbre avec ta hache, n’est-ce pas ? Le tranchant ferait du mal à l’arbre, mais lui ne souffrirait pas. C’est comme ça que tu vois les choses ? Le bois est tendre, comparé à l’acier, mais l’acier s’émousse quand il frappe et la sève de sa victime finira par le faire rouiller. Quand la hache toute-puissante blesse l’arbre sans défense, elle en souffre aussi. Il en va de même avec les hommes – sauf que c’est l’esprit qui a mal.
— Mais…
— Ça suffit ! explosa Elyas. Raen, je trouve déjà très grave que tu tentes de convertir les jeunes des villages à tes absurdités. D’ailleurs, ça t’attire des ennuis partout où tu passes, pas vrai ? Mais je ne t’ai pas amené ces deux-là pour que tu les embrigades. Laisse tomber !
— Pour te les confier ? demanda Ila.
Elle se pencha, émiettant des herbes dans la casserole. Si sa voix ne tremblait pas, ses mains trahissaient son énervement.
— Tu vas leur enseigner ta philosophie ? Tuer ou être tué ? Veux-tu leur offrir le destin qui t’attend : crever seul avec des charognards au-dessus de ta tête et tes… amis… pour grogner de chagrin sur ton cadavre ?
— Du calme, Ila, dit Raen comme s’il avait déjà entendu tout ça cent fois. Je lui ai souhaité la bienvenue dans notre camp, mon épouse…
Ila n’insista pas, mais elle ne fit pas d’excuses, un détail qui n’échappa pas à Perrin. Soutenant le regard d’Elyas, elle secoua tristement la tête puis se leva et alla prendre des couverts et des assiettes dans un coffre rouge fixé au flanc de la roulotte.
— Mon vieil ami, dit Raen à Elyas, combien de fois devrais-je te répéter que nous n’essayons de convertir personne ? Quand des villageois nous interrogent, nous leur répondons, c’est tout. Les jeunes posent plus de questions que les vieux, c’est vrai, et il arrive que certains partent sur la route avec nous, mais c’est de leur plein gré.
— Essaie de dire ça à une fermière dont le fils ou la fille vient de filer avec les Zingari ! C’est pour ça qu’on ne vous laisse pas camper à proximité des villes. Les villageois ont besoin de vous pour réparer des tas d’objets, mais les citadins s’en fichent, et ils n’aiment pas que vous incitiez leurs enfants à fuguer !
— Je ne sais pas pourquoi on ne veut pas de nous aux abords des villes, dit Raen, sa patience semblant inépuisable. (Visiblement, il vivait selon les préceptes qu’il prônait.) Mais, à l’intérieur, il y a toujours des hommes très violents… Franchement, je doute que nous puissions trouver la chanson dans une cité.
— Chercheur, dit Perrin, je ne voudrais surtout pas t’offenser, mais… Eh bien, je n’aime pas la violence, et je ne me bats jamais, sauf dans les concours de lutte, les jours de fête. Mais si on me frappe, je riposte ! Sinon, mon adversaire risque de penser qu’il peut me rouer de coups quand ça lui chante. Certains individus cherchent à dominer les autres, et si on les laisse faire, ils martyrisent les faibles.
— Il y a effectivement des gens, fit Aram avec une grande tristesse, qui ne réussissent jamais à dominer leurs instincts primaux.
Le regard qu’il jeta à Perrin dissipa tous les doutes : il ne voulait pas parler des brutes que le jeune homme venait d’évoquer.
— Et il y a d’autres individus qui risquent de devoir détaler d’ici peu…, grogna Perrin.
Le visage du jeune Zingaro se ferma – une expression qui n’avait rien à voir avec la fraternité universelle du Paradigme de la Feuille.
— Moi, intervint Egwene en foudroyant son ami du regard, je trouve intéressant de rencontrer quelqu’un qui ne se fie pas à ses muscles pour résoudre tous les problèmes.
Aram se ressaisit. De nouveau souriant, il se leva et offrit son bras à la jeune fille.
— Si je te faisais visiter le camp ? On pourra même danser…
— Voilà qui me plairait beaucoup…
Ila se redressa aussi et alla sortir des miches de pain d’un petit four en fer portable.
— Aram, le repas est prêt…
— Je dînerai avec ma mère ! lança le jeune Zingaro en aidant Egwene à se relever.
Alors qu’ils s’éloignaient, il ajouta :
— Nous dînerons tous les deux avec ma mère !
Il gratifia Perrin d’un sourire triomphal et la jeune fille éclata de rire.
Perrin fit mine de se lever, mais il se ravisa. Que risquait Egwene ? Rien, si tous les Zingari se conformaient au fameux Paradigme de la Feuille. Se tournant vers Raen et Ila, tous deux fort mécontents de leur petit-fils, il voulut s’excuser :
— Je n’aurais pas dû, désolé… Un invité est censé…
— Ne dis pas de bêtises…, fit Ila. Ce n’est pas ta faute, mais la sienne. Assieds-toi et mange.
— Aram est un jeune homme très perturbé, expliqua Raen. Un bon garçon mais, parfois, il a dû mal à vivre selon le Paradigme de la Feuille. Il n’est pas le seul, j’en ai peur. Maintenant, détendez-vous et faites comme si ce feu était le vôtre.
Toujours mal à l’aise, Perrin s’installa aussi confortablement que possible.
— Qu’arrive-t-il aux gens qui ne parviennent pas à obéir au Paradigme ? demanda-t-il. Quand ce sont des Zingari, je veux dire…
Raen et Ila échangèrent un regard inquiet.
— Ils nous quittent, répondit le Chercheur. Les Égarés s’installent dans les villages qui veulent bien d’eux.
Ila regarda dans la direction où son petit-fils venait de disparaître.
— Les Égarés ne peuvent pas être heureux, soupira-t-elle.
Sans céder à sa mélancolie, elle entreprit de distribuer les couverts et les assiettes.
Baissant les yeux, Perrin regretta d’avoir posé cette question. Alors que plus personne n’osait parler, Ila remplit les assiettes d’une énorme portion de ragoût de légumes. Puis elle donna à chacun des convives une tranche de son pain délicieusement croustillant. Le plat étant délicieux, Perrin engloutit trois assiettes avant de devoir rendre les armes. Elyas, nota-t-il en souriant, réussit à en vider une de plus.
Après le dîner, Raen entreprit de bourrer sa pipe. Elyas sortit la sienne et accepta la tabatière en peau goudronnée que lui tendit le Zingaro. Lorsque la cérémonie compliquée de l’embrasement du tabac fut accomplie, les deux hommes se penchèrent légèrement en arrière, le menton un peu relevé.
Histoire de se détendre aussi, Ila prit une pelote de laine et des aiguilles.
À l’ouest, le soleil finissait de sombrer derrière les arbres. Si le camp était désormais près pour la nuit, il y régnait toujours un joyeux vacarme. De nouveaux musiciens étaient venus relever leurs collègues, et une multitude de gens dansaient désormais à la lumière des feux. Quelque part dans le camp, un chœur de voix masculines entonna une chanson. Se laissant glisser sur le sol, Perrin ne tarda pas à somnoler.
— Elyas, dit Raen, brisant le silence, as-tu séjourné chez des Tuatha’an depuis le printemps dernier, où tu étais avec nous ?
— Non… Tu sais que je n’aime pas les foules…
— Surtout quand elles vivent d’une façon si différente de la tienne, pas vrai ? Non, mon vieil ami, ne t’inquiète pas ! Voilà des années que je n’essaie plus de te faire adopter mes convictions. Mais, depuis notre dernière rencontre, j’ai entendu une histoire qui pourrait t’intéresser, si tu ne la connais pas. On me la raconte chaque fois que je rencontre d’autres clans de Zingari, et je la trouve toujours aussi fascinante.
— Je t’écoute…
— Eh bien, ça commence au printemps, il y a deux ans, alors qu’un de nos clans traversait le désert par la route du nord.
Perrin sortit en sursaut de son hébétude.
— Le désert ? Vous voulez dire le désert des Aiels ? C’est lui que ce clan traversait ?
— Certaines personnes peuvent y voyager sans risque, dit Elyas. Les trouvères, les colporteurs, s’ils sont honnêtes, et les Gens de la Route. Les marchands de Cairhien avaient aussi ce droit, avant l’Arbre et la guerre des Aiels.
— Les Aiels nous évitent, dit Raen, sincèrement peiné. Beaucoup d’entre nous ont essayé de leur parler – sans résultat. Ils nous regardent de loin et ne nous laissent jamais approcher. Parfois, je me demande s’ils connaissent la chanson… C’est improbable, mais… Dans ce peuple, les hommes ne chantent pas. Étrange, non ? Dès qu’un garçon devient adulte, il n’a plus le droit de chanter, à part des marches guerrières et leur fameux chant funèbre réservé aux combattants. Je les ai entendus honorer ainsi leurs morts et les adversaires qu’ils venaient d’abattre. Ce chant ferait pleurer les pierres, c’est moi qui vous le dis…
Sans lever les yeux de son tricot, Ila approuva gravement.
Perrin dut réviser son jugement sur les Zingari. Avec leur propension à s’enfuir, dont ils ne faisaient pas mystère, il les avait pris pour des froussards, rien de plus ni de moins. Mais, pour voyager dans le désert des Aiels, il fallait ignorer jusqu’à l’existence du mot « peur ». D’après ce qu’on disait, aucun être humain sain d’esprit ne se serait lancé dans cette expédition.
— Si c’est encore une histoire de chanson…, fit Elyas, agacé.
— Non, mon ami, il ne s’agit pas d’une chanson. Cela dit, je ne suis pas sûr de savoir exactement ce que c’est… (Raen se tourna vers Perrin.) Les Aiels s’aventurent souvent dans la Flétrissure. Certains jeunes hommes partent seuls, convaincus pour une raison qui me dépasse qu’ils ont mission de tuer le Ténébreux. En général, cependant, ils se déplacent par petits groupes – pour chasser les Trollocs.
» La violence, toujours la violence… Il y a deux ans, un clan de Zingari qui traversait le désert a trouvé un de ces groupes à environ trente lieues au sud de la Flétrissure.
— Des jeunes filles, dit Ila, aussi mélancolique que son mari. Presque des fillettes…
Perrin eut un petit cri de surprise et Elyas le gratifia d’un sourire un rien supérieur.
— Les Aielles ne sont pas obligées de cuisiner et de faire le ménage, mon garçon. Si le destin des armes les tente, il leur suffit de joindre un ordre de guerrières. Le Far Dareis Mai – l’ordre des Promises de la Lance. Ensuite, elles peuvent combattre aux côtés des hommes.
Perrin en resta bouche bée et Elyas ricana de sa stupéfaction.
Le trouble et le dégoût faisant trembler sa voix, Raen continua son récit :
— Toutes ces malheureuses étaient mortes, à part une seule, qui agonisait. Elle rampa vers les roulottes, sachant de toute évidence à qui elles appartenaient. La haine lui faisant presque oublier la douleur, elle entendait transmettre avant de mourir un message si important qu’il était bon pour n’importe quelles oreilles, y compris les nôtres.
» Nos hommes remontèrent la piste sanglante laissée par la malheureuse. Ils ne trouvèrent que des cadavres, entourés de trois fois plus de Trollocs taillés en pièces.
Sa pipe manquant lui échapper de la bouche, Elyas se redressa vivement.
— Trente lieues à l’intérieur du désert ? C’est impossible ! Djevik K’Shar, voilà le nom que les Trollocs donnent à ce désert. « La terre moribonde »… Ils ne s’y enfonceraient pas ainsi même si tous les Myrddraals de la Flétrissure les y poussaient.
— Elyas, dit Perrin, vous en savez décidément très long au sujet des Trollocs.
— Raen, raconte la suite de ton histoire ! éluda l’ermite.
— À voir les trophées que les Aielles transportaient avec elles, il était évident qu’elles revenaient de la Flétrissure. Les Trollocs les avaient suivies. En étudiant les traces, nos frères virent que très peu de monstres étaient repartis après avoir massacré les guerrières. Quant à la survivante, elle ne se laissa toucher par personne, même pour faire soigner ses blessures. Mais elle saisit les pans de la veste du Chercheur de ce clan, et voici ce qu’elle lui dit, mot pour mot : « Égarés, le Destructeur des Feuilles veut aveugler l’Œil du Monde ! Il veut tuer le Grand Serpent ! Celui qui Brûle les Yeux approche. Égarés, dites au Peuple de se préparer à la venue de Celui Qui Se Montre Avec l’Aube. Dites-lui… »
» Elle est morte sur ces derniers mots… Perrin, le Destructeur des Feuilles et Celui qui Brûle les Yeux sont les noms que les Aiels donnent au Ténébreux. À part ça, je ne comprends pas un mot de cette tirade. Pourtant, la guerrière l’estimait assez importante pour approcher d’hommes et de femmes qu’elle méprisait. Mais à qui s’adressent ces mots ? Entre nous, nous nous surnommons « le Peuple », mais je doute que ce soit aux Zingari qu’elle ait fait allusion. Les Aiels ? Ils ne nous écouteront jamais ! De plus, elle nous appelait les « Égarés », le nom que nous donnons à ceux qui se détournent de nous. Je n’aurais jamais cru que les Aiels nous méprisaient à ce point.
Ila posa son tricot et caressa la tête de son mari pour le consoler.
— Ces guerrières ont appris quelque chose dans la Flétrissure, avança Elyas. Mais rien de tout ça n’a de sens. Tuer le Grand Serpent ? C’est-à-dire le temps lui-même ? Aveugler l’Œil du Monde ? Autant vouloir affamer un rocher. Mais la guerrière délirait peut-être, mon ami. Blessée à mort, elle avait sans doute perdu tout contact avec la réalité. Au fond, elle ignorait peut-être qu’elle s’adressait à des Tuatha’an.
— Elle savait ce qu’elle disait, et à qui elle le disait ! Quelque chose qui comptait plus à ses yeux que sa propre vie, et nous n’y comprenons rien ! Quand je t’ai vu entrer dans notre camp, Elyas, j’ai cru pouvoir trouver la réponse, puisque tu étais…
Sur un geste de l’ermite, Raen s’interrompit puis dit autre chose que ce qu’il avait en tête à l’origine :
— Eh bien, parce que tu es un ami qui en sait long sur bien des mystères.
— Mais pas sur celui-là, déclara Elyas sur un ton sans appel qui mit un terme à la conversation.
Autour du feu de camp, un lourd silence tomba. Heureusement, les échos de la musique et des rires allégeaient un peu l’atmosphère.
Adossé à une souche, près du feu, Perrin tenta de déchiffrer l’ultime message de la guerrière. Bien entendu, il n’y parvint pas davantage que Raen ou Elyas. L’Œil du Monde avait figuré dans ses cauchemars – et plus d’une fois – mais il ne voulait plus penser à ses mauvais rêves.
Restait Elyas… Une énigme qui pouvait être résolue, celle-là. Qu’avait voulu dire Raen, et pourquoi l’homme aux loups l’en avait-il empêché ? Même en cherchant bien, Perrin n’en avait pas la première idée.
Il était en train de réfléchir aux Aielles – des jeunes filles capables de s’aventurer dans la Flétrissure, là où seuls les Champions osaient aller, puis de tailler en pièces des Trollocs – quand il entendit Egwene revenir.
En chantonnant…
Se relevant, Perrin alla l’accueillir à la lisière du cercle de lumière. Elle s’arrêta, le regardant bizarrement, la tête inclinée.
— Tu t’es absentée un long moment… C’était bien, au moins ?
— Nous avons dîné avec sa mère, puis il m’a emmenée danser. Et rire, aussi ! On dirait que je n’avais plus dansé depuis une éternité.
— Il me rappelle Wil al’Seen. Et tu as toujours eu assez de jugeote pour ne pas te laisser embobiner par ce type…
— Aram est un gentil garçon et j’aime être avec lui parce qu’il me fait rire.
— Désolé de jouer les rabat-joie. Je suis content que tu te sois amusée.
Sans crier gare, Egwene se jeta dans les bras de Perrin et éclata en sanglots contre sa poitrine. Se sentant terriblement pataud, il tapota la tête de la jeune fille.
Rand saurait que faire…
Rand s’en sortait toujours très bien avec les filles. Pas comme lui, qui ne savait jamais que dire ni comment se comporter.
— Je me suis excusé, Egwene… Vraiment, je suis content que tu te sois amusée.
— Dis-moi qu’ils sont vivants…
— Pardon ?
Egwene s’écarta de son ami, lui prit les bras et chercha son regard dans l’obscurité.
— Rand et Mat… Les autres aussi… Dis-moi qu’ils s’en sont tirés !
Perrin prit une profonde inspiration et regarda autour de lui, mal à l’aise.
— Bien sûr, qu’ils s’en sont tirés…
— Bien ! (Egwene s’essuya les joues du bout des doigts.) C’est ce que je voulais entendre. Bonne nuit, Perrin. Dors bien.
La jeune fille se dressa sur la pointe des pieds, posa un baiser sur la joue de son ami et s’enfuit avant qu’il ait le temps de dire « ouf ».
Ila se leva et elles entrèrent ensemble dans la roulotte, conversant comme deux vieilles amies.
Rand y comprendrait peut-être quelque chose, mais moi je suis largué…
Dans le lointain, les loups hurlèrent pour saluer l’apparition de la nouvelle lune. Demain, il serait temps de s’inquiéter des étranges compagnons d’Elyas.
Oui, demain…
Mais Perrin se trompait, car les prédateurs l’attendaient dans ses rêves.