Dans la direction où fuyait Rand, le sol montait en pente assez raide. La peur lui donnant des ailes, il avalait quand même la distance, se frayant un chemin parmi des rosiers sauvages et des buissons. Se fichant des épines qui déchiraient ses vêtements et sa chair, il n’avait en tête qu’une idée : ne pas se laisser rattraper par Aginor.
Moiraine ne criait plus. Un temps, il avait semblé que ses hurlements dureraient à jamais, chacun plus puissant et plus désespéré que le précédent. En réalité, cela avait très bref – quelques secondes, juste ce qu’il fallait pour que le Rejeté se soit presque libéré des flammes. Et lancé sur la piste de Rand… Car c’était lui le gibier, il l’avait lu dans les yeux d’Aginor, juste avant de détaler comme un lapin.
L’ascension se transformant en escalade, Rand saisit à pleines mains des racines affleurantes qui l’aidèrent à se hisser toujours plus haut. Alors qu’il rampait à la verticale, le ventre molesté par des cailloux pointus, le sol parut vouloir redevenir plus plat devant lui. Après quelques ultimes efforts, il se releva, pantelant, fit quelques pas hésitants, s’arrêta et beugla de rage.
À moins de dix pas devant lui, l’autre versant de la colline formait un à-pic vertigineux. Même s’il avait déjà compris de quoi il s’agissait, Rand avança jusqu’au bord du gouffre. Une falaise, bien entendu. Après avoir gravi le versant « facile », il allait devoir négocier un précipice.
Non, il doit y avoir un moyen de contourner l’obstacle… Je vais revenir sur mes pas et trouver un chemin.
Le jeune berger se retourna… et vit qu’Aginor venait d’atteindre la crête de la colline. Pour lui, l’ascension avait été une promenade de santé – au sens littéral du terme, car il semblait moins ratatiné et moins parcheminé qu’auparavant, même si ses yeux haineux brillaient toujours au fond de deux grands puits de ténèbres. À bien le regarder, on eût dit qu’il venait de s’alimenter, tirant de la substance d’on ne savait trop quoi.
Les yeux braqués sur Rand, le Rejeté parla comme s’il était seul devant son miroir, s’adressant à son reflet :
— Celui qui ramènera le garçon au mont Shayol Ghul recevra des récompenses qui dépassent l’imagination des mortels… Oui, Ba’alzamon sera extraordinairement généreux… (Aginor sursauta, comme s’il prenait conscience de la présence de Rand.) Certes, mais j’ai toujours eu des rêves sans commune mesure avec ceux de ces minables d’humains, et voilà quelques millénaires que l’immortalité m’est acquise… Dis-moi, quelle différence ça fera, si tu sers le Ténébreux en étant mort plutôt que vivant ? Pour l’Invasion des Ténèbres, ça ne changera absolument rien ! Alors, pourquoi devrais-je partager mon pouvoir avec toi ? Voire m’agenouiller devant toi ? Sais-tu que j’ai affronté Lews Therin Telamon dans le Hall des Serviteurs ? J’ai rendu coup pour coup à ce maudit Seigneur du Matin ! Et il faudrait que je m’humilie devant toi ? Sûrement pas !
La bouche sèche, Rand eut le sentiment que sa langue était aussi parcheminée que la peau du Rejeté. Ayant reculé jusqu’au bord du gouffre, il n’osait pas se retourner pour y jeter un coup d’œil, mais il entendait les cailloux que délogeaient ses bottes rebondir à l’infini contre la muraille de roche. Un faux pas, et il suivrait le même chemin…
Dire qu’il avait reculé sans s’en apercevoir ! À quelques pouces près, l’aventure aurait été finie. L’aventure, ou le cauchemar ?
Non, il doit y avoir un moyen d’échapper à Aginor. Une solution pour m’enfuir ! Une issue de secours !
Soudain, Rand sentit – puis vit – quelque chose qui existait et qui n’aurait pourtant pas dû être là. Quelque chose, en tout cas, qu’il n’aurait pas dû voir. Dans le dos d’Aginor, une corde brillante venait d’apparaître. Un cordon ombilical, plutôt. Blanc comme la lumière du soleil vue à travers un nuage immaculé, plus lourd que le bras d’un forgeron et plus léger que l’air, ce cordon connectait le Rejeté à quelque chose qu’il n’était pas possible de voir, de toucher ou d’atteindre. Avec chaque pulsation du cordon nourricier, Aginor gagnait en substance et en force, devenant un homme aussi grand et aussi costaud que Rand, au moins aussi dur que le Champion, et encore plus dangereux que la Flétrissure.
Sans ce cordon étincelant, comprit Rand, le Rejeté n’était rien. Il aurait pu ne pas exister sans que ça fasse l’ombre d’une différence. Le cordon était tout ! Et il fredonnait, s’adressant directement à l’âme de Rand.
Soudain, un fin tentacule en jaillit, fendit l’air et vint toucher le jeune berger, qui en cria de surprise. Investi par la Lumière, il sentit déferler en lui une vague de chaleur qui aurait dû le carboniser mais se contentait de le réchauffer, comme si elle le délivrait du froid de la tombe qui glaçait jusqu’à la moelle de ses os.
Le deuxième cordon commença à grossir.
Je dois m’enfuir !
— Non ! cria Aginor. Tu ne l’auras pas, parce qu’il est à moi !
Rand comprit que le Rejeté parlait du cordon nourricier.
Si le jeune homme ne bougea pas, et son adversaire non plus, l’affrontement fut aussi violent que s’ils s’étaient empoignés et roulés dans la poussière. De la sueur ruisselait sur le visage d’Aginor, qui ne ressemblait plus du tout à celui d’un vieillard. À présent, Rand se tenait en face d’un homme dans la force de l’âge et au sommet de sa forme.
Le cœur de Rand battait à l’unisson des pulsations du cordon, comme s’il s’était agi du rythme vital du monde. La Lumière l’envahissait, emplissant tout son être à l’exception d’un recoin où il restait un peu de place pour sa personnalité. Pour protéger ce noyau, le jeune berger l’enveloppa dans un cocon de vide.
M’enfuir !
— Non, il est à moi ! Et rien qu’à moi !
Une formidable chaleur montait en Rand – celle du soleil, rayonnante, et la terrifiante radiance de la Lumière elle-même.
M’enfuir !
Soudain, Rand al’Thor se retrouva très loin du sommet de la colline où il affrontait un Rejeté.
Tremblant à cause de l’impensable invasion de Lumière qu’il subissait, le jeune homme découvrit que son esprit ne fonctionnait pas bien. Aveuglé par la lumière et la chaleur, son cerveau ne réagissait pas. Au milieu du vide, la Lumière privait Rand de la vue, et il s’en pétrifia de stupéfaction.
S’ébrouant, il réussit à déterminer qu’il était au milieu d’un cercle de pics noirs déchiquetés qui ressemblaient aux crocs acérés du Ténébreux. Ce n’était pas une illusion, car il sentait le sol sous la semelle de ses bottes tandis qu’une brise glaciale lui cinglait le visage.
Une bataille faisait rage autour de lui – ou, pour être précis, la « queue » d’un affrontement particulièrement violent. Sur leur destrier caparaçonné, des hommes en armure, le métal naguère scintillant souillé de poussière, frappaient sans relâche des Trollocs ivres de sang armés de haches et d’épées recourbées.
Leur cheval mort, plusieurs braves se battaient à pied. Inversement, des montures privées de leur cavalier galopaient follement parmi les combattants. Des Blafards passaient tel un ouragan au milieu de la mêlée, leur cape noire immobile malgré les bourrasques de plus en plus fortes, et chaque coup porté par leur lame qui semblait dévorer la lumière prenait la vie d’un guerrier humain.
Le vacarme était épouvantable. Le bruit de l’acier qui percute l’acier, les cris et les grognements des hommes et des monstres occupés à s’entretuer, les hurlements de douleur des moribonds de chaque camp. Déjà déstabilisé par l’étrangeté de ce qui lui arrivait, le jeune berger se sentit pris à la gorge par la fureur ambiante.
Comme toujours dans les carnages, des étendards flottaient dans l’air saturé de poussière. Le Faucon Noir de Fal Dara, le Cerf Blanc du Shienar, et tant d’autres symboles immémoriaux… Bien entendu, les Trollocs aussi mouraient pour une bannière. Rien qu’autour de lui, Rand reconnut le crâne cornu des Dha’vols, le trident rouge sang des Ko’bals et le poing ganté de fer des Dhai’mons.
Et pourtant, c’était bien la queue de la bataille, ultime point de contact entre deux armées qui entendaient reculer suffisamment pour pouvoir se regrouper de manière efficace. Alors qu’ils échangeaient quelques coups sauvages avant de se précipiter chacun de leur côté de la passe, les guerriers des deux camps ne parurent même pas avoir remarqué la présence d’un intrus.
Rand se retrouva bientôt face à l’extrémité de la passe où les humains reformaient les rangs, des fanions rouges claquant au vent au-dessus de fers de lance acérés. Des blessés oscillaient sur leur selle, la plupart ne tombant pas par miracle, et les destriers sans cavalier semaient la panique un peu partout. Dans cet état, les défenseurs ne survivraient sûrement pas à un nouveau choc frontal. Pourtant, ils s’y préparaient, espérant sans doute périr au terme d’une charge héroïque.
Des guerriers avaient vu Rand, à présent. Se dressant sur leurs étriers, ils le désignaient du doigt et leurs cris parvenaient à peine à ses oreilles, comme s’ils avaient été très loin de lui.
Titubant un peu, Rand se retourna. Les forces du Ténébreux se réorganisaient à l’autre bout de la passe. Sur le versant de la montagne rendu plus noir encore par la multitude qui entendait écraser l’armée du Shienar, des milliers de Trollocs se tenaient en rangs serrés. Des dizaines de Blafards passaient en revue cette étrange force, terrorisant les monstres dès qu’ils les regardaient avec insistance. Au-dessus des troupes du Ténébreux, des Draghkars sillonnaient le ciel, hurlant leur défi au vent qui les rudoyait.
Quelques Demi-Humains, ayant repéré Rand, ordonnèrent à leurs Draghkars de se ruer vers lui. Aussitôt, les abominations volantes piquèrent sur l’humain tant détesté du Ténébreux. Deux, trois – non six ! – tueurs ailés qui piquaient sur le jeune homme.
Enveloppé d’une douce chaleur, Rand défia les monstres du regard. De là où il était, il voyait nettement les Draghkars : des visages caricaturalement humains, des yeux brillant de férocité et des corps ailés qui n’avaient pas le moindre lien avec l’humanité.
La chaleur dévastatrice ! La chaleur accablante !
Du ciel pourtant sans nuages jaillirent des éclairs éblouissants. Chacun foudroya en plein vol un des monstres volants, une pluie sanglante s’abattant sur la zone qui, pour l’instant, séparait les deux armées promises à s’étriper.
Les cris de guerre devinrent des hurlements d’angoisse. Tombant comme des pierres, les énormes prédateurs du Ténébreux écrasaient leurs propres camarades.
Et la Lumière qui pesait sur la scène comme un couvercle. Qui laissait se perpétrer un massacre !
Se jetant à genoux, Rand aurait juré qu’il entendait ses larmes creuser des sillons sur ses joues couvertes de poussière.
— Non ! implora-t-il en saisissant des touffes d’herbe grasse qui l’aidèrent à garder un contact avec la réalité.
Mais l’herbe s’embrasa à son tour.
— Par pitié, non ! cria Rand.
En même temps que retentissait le cri du jeune homme, le vent qui semblait guidé par le son de sa voix fouetta les flammes, les transformant en une muraille ignée brusquement lancée à une vitesse bien supérieure à celle d’un cheval au galop. Les flammes firent des ravages parmi les monstres et leurs cris d’agonie et d’horreur ébranlèrent toutes les murailles rocheuses environnantes.
— Il faut que ça finisse ! lança soudain Rand.
Il frappa la terre du poing. Alors que s’élevait un son qui ressemblait à celui d’un gong, le jeune berger continua à frapper, insensible à la douleur qui pulsait dans sa main, et la terre trembla de plus en plus fort.
Le sol se souleva, formant une série de déferlantes composées de terre et de roche qui vinrent se jeter sur les Trollocs et les Blafards et les renverser comme des quilles tandis que la terre s’ouvrait sous leurs pieds. Portée par la suivante, une vague de chair réduite en bouillie et de gravats s’abattit sur le gros de l’armée des Ténèbres.
Lorsque la tempête cessa, ce qui restait de la formidable horde du Père des Mensonges avait encore de quoi glacer les sangs, mais le rapport des forces était passé de dix contre un à deux contre un, au maximum, et les guerriers survivants, souvent terrorisés, ne savaient plus très bien ce qui leur arrivait.
Le vent mourut, les cris se turent et la terre s’apaisa.
Autour de Rand, les colonnes de fumée et de poussière restèrent en suspension dans l’air.
— Que la Lumière t’aveugle, Ba’alzamon ! Il faut que ça finisse !
CE N’EST PAS LE LIEU !
Cette idée qui ne lui appartenait pas explosa douloureusement dans la tête de Rand.
JE N’INTERVIENDRAI PAS. SEUL L’ÉLU PEUT FAIRE CE QUI DOIT ÊTRE FAIT, S’IL LE DÉSIRE…
— Où ? demanda Rand, alors qu’il aurait aimé ne surtout pas poser cette question. Où ?
Le brouillard qui l’entourait se dissipa en partie, ménageant sur un rayon d’une dizaine de pas un cercle de lumière toujours enchâssé dans une masse de pénombre. Des marches apparurent devant Rand, chacune indépendante des autres et sans support matériel visible. Et cet escalier montait jusqu’à la nappe de ténèbres qui obscurcissait le soleil.
PAS ICI…
Perçant la brume comme s’il venait de l’autre bout du monde, un cri retentit :
— Que la volonté de la Lumière soit faite !
Dans un roulement infernal de sabots, l’armée humaine se lança à l’assaut pour la dernière fois.
Dans son cocon de vide, l’esprit de Rand fut submergé par la panique. Les cavaliers ne pouvant pas le voir dans son brouillard, il allait être piétiné à mort. La partie de son cerveau qui n’était plus vraiment lui se souciait comme d’une guigne de ce détail insignifiant. Vibrant toujours de colère, elle le poussa à monter sur la première marche.
Il faut que ça se termine !
Très vite, une obscurité plus dense que la nuit – celle du néant – se referma sur Rand. Les marches étaient toujours là, invisibles mais en suspension dans le vide et bien réelles sous ses bottes. Quand il se retourna, il ne vit rien, car les hommes et les monstres s’étaient volatilisés, comme dévorés par le rien absolu dans lequel il s’immergeait. Mais le cordon était toujours dans son dos, sa lueur finissant par mourir dans le lointain, à une distance que le jeune berger n’essaya même pas d’évaluer.
Moins gros, le cordon continuait à pulser, communiquant de la force à Rand. Nourri à la source même de la vie, il se sentit empli de lumière et continua à monter.
Il lui sembla que cette ascension durait à la fois des heures et à peine plus de quelques minutes. Une éternité et un instant, les deux confondus dans ce néant où le temps lui-même se figeait. Ou s’accélérait, ce qui revenait bizarrement au même.
Soudain, Rand gravit la dernière marche et se retrouva devant une porte familière au bois usé et fissuré. Tendant le bras, il la toucha, la faisant exploser. Alors que des échardes continuaient à voler dans l’air, tombant sur ses épaules, il franchit le seuil, conscient d’honorer un rendez-vous pris depuis longtemps.
La pièce aussi était telle qu’en son souvenir. Le ciel strié improbable, au-delà du balcon, les murs fluctuants, la table, la terrible cheminée où rugissaient des flammes qui ne produisaient pas de chaleur. Quelques-uns des visages qui composaient l’encadrement de cet âtre éveillèrent de vagues souvenirs en Rand, comme s’il les connaissait. Mais il ne relâcha pas son contrôle sur le vide, sa vraie personnalité enfermée dans une bulle qui flottait au cœur du néant dont il était habité.
Rand était seul. Quand il se regarda dans le miroir mural, il reconnut son visage comme s’il s’agissait vraiment du sien.
Le vide est une source de sérénité…
— Oui, dit Ba’alzamon, campé comme d’habitude devant la cheminée, je pensais bien que la voracité d’Aginor finirait par provoquer sa perte. Mais, au bout du compte, ça ne fait aucune différence. Tu es venu, et je te connais…
Au cœur de la Lumière dérivait le néant. Et dans ce néant flottait le cocon de vide qui protégeait Rand. Cherchant à renouer le contact avec le sol de sa terre natale, il trouva une roche dure et stérile qui ne connaissait pas la pitié, autorisant seulement la survie des plus forts – ceux qui se révélaient aussi impossibles à briser que les montagnes.
— Je suis fatigué de courir…, dit-il, stupéfié par son propre calme. Et las que tu menaces mes amis. Mais je ne fuirai plus, à partir de maintenant…
Ba’alzamon aussi était relié à un cordon. Beaucoup plus gros que le sien, un cordon noir qui aurait dû écraser le corps humain du démon, mais qui était au contraire écrasé par lui. Et chaque battement qui courait le long de cette veine noire dévorait un peu de lumière.
— Tu crois que fuir ou rester changera quoi que ce soit ? demanda Ba’alzamon, sa bouche-fournaise s’ouvrant sur un rire méprisant.
Sur la cheminée, les visages sculptés, enchantés par l’hilarité de leur maître, riaient aux larmes.
— Tu m’as échappé plusieurs fois, et je t’ai toujours rattrapé, te faisant ravaler ta fierté avec un torrent de larmes pour la faire passer et l’épicer. Combien de fois t’es-tu dressé face à moi pour combattre ? Et pour finir à genoux, implorant ma clémence ? Tu n’as qu’une alternative, vermine : te prosterner de nouveau devant moi et me servir fidèlement ou devenir la marionnette de Tar Valon. Dans le premier cas, je t’offrirai le pouvoir de cent rois réunis. Dans le second, tu hurleras tandis que tu t’enfonceras inexorablement dans le gouffre du temps et de l’oubli.
Rand jeta un coup d’œil à la porte comme s’il cherchait un moyen de s’échapper. Autant laisser penser au Ténébreux que c’était son intention… Hors de la pièce, il n’y avait toujours que le vide obscur, coupé en deux par le cordon lumineux relié au corps de Rand. La veine sombre de Ba’alzamon était là aussi, si noire qu’elle finissait par ressortir sur le fond de ténèbres comme elle l’eût fait au milieu d’une plaine enneigée. Les deux cordons nourriciers battaient à des rythmes antagonistes, chacun cherchant la destruction de l’autre. Et, pour le moment, la lumière semblait devoir perdre la partie.
— Non, j’ai d’autres possibilités, répliqua Rand. C’est la Roue qui tisse la Trame, pas toi. N’ai-je pas échappé à tous les pièges que tu m’as tendus ? N’ai-je pas glissé entre les mains de tes Trollocs, de tes Blafards et de tes Suppôts ? Te pistant jusqu’ici, j’ai détruit ton armée en chemin. Ce n’est pas toi qui tisses la Trame.
Le feu niché dans les yeux de Ba’alzamon crépita de fureur. Alors que ses lèvres ne bougèrent pas, Rand crut entendre un juron sonore adressé à Aginor.
— Je peux lever d’autres armées, pauvre imbécile ! Des forces que tu ne peux même pas imaginer déferleront sur l’humanité. Et tu prétends m’avoir pisté ? Toi, le cafard caché sous une pierre, tu m’aurais traqué ? J’ai commencé à dessiner ton itinéraire le jour de ta naissance – un chemin qui devait te conduire au tombeau ou ici.
» Des Aielles autorisées à fuir, l’une survivant assez longtemps pour prononcer des paroles dont l’écho se répercutera au fil des ans… Jain l’Explorateur, un héros que j’ai fait passer pour un idiot avant de l’envoyer aux Ogiers, persuadé qu’il était libéré de mon influence. Les imbéciles de l’Ajah Noir grouillant comme des limaces tandis qu’elles te cherchaient à travers le monde. Je tire les ficelles et la Chaire d’Amyrlin danse en imaginant que c’est elle qui dirige le jeu…
Le vide vacilla. Sans tarder, Rand le stabilisa.
Il sait tout… Il peut avoir fait ce qu’il dit. Les choses peuvent être comme il les présente.
La Lumière enveloppa le vide, apaisa le doute qui se déchaînait en Rand jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’indestructible graine. Le jeune berger lutta, ignorant s’il désirait enterrer la graine ou la faire pousser. Une fois encore, le vide se stabilisa, plus petit qu’avant, mais permettant à Rand de flotter dans un bain de sérénité.
Ba’alzamon sembla n’avoir rien remarqué de tout ça.
— Que je te possède mort ou vif ne change rien, dit-il, sauf pour toi et pour la puissance dont tu aurais pu t’enivrer. Si tu ne me sers pas, ton âme le fera. Mais j’aimerais mieux qu’un vivant s’agenouille devant moi. Et j’ai tout fait pour qu’il en soit ainsi.
» Pourquoi ai-je envoyé un seul poing de Trollocs dans ton village, alors que j’aurais pu en mobiliser mille ? Et pourquoi as-tu dû affronter un seul Suppôt à la fois alors qu’une centaine aurait pu te surprendre dans ton sommeil ? Et toi, comme un parfait abruti, tu ne les as même pas tous identifiés, qu’ils t’aient suivi, qu’ils t’aient précédé ou qu’ils aient marché à tes côtés. Tu es à moi depuis toujours, comme un chien en laisse, et je t’ai attiré jusqu’ici pour que tu te couches aux pieds de ton maître. Si tu meurs, c’est ton âme qui le fera, voilà tout.
— Tu n’as aucun pouvoir sur moi, Ba’alzamon, et, mort ou vivant, je ne me prosternerai jamais devant toi.
— Regarde plutôt, susurra le démon.
Malgré sa volonté, Rand ne put s’empêcher de tourner la tête.
Il découvrit Egwene et Nynaeve, blêmes et terrorisées, des fleurs encore piquées dans les cheveux. Et une troisième femme, un peu plus âgée que la Sage-Dame. D’une parfaite beauté, les yeux gris, elle portait une robe typique de Deux-Rivières, le col brodé de grosses fleurs printanières.
— Maman ? souffla Rand.
La femme eut un sourire mélancolique – un sourire sans espoir.
— Non ! Ma mère est morte et les deux autres femmes sont en sécurité, très loin d’ici. Je nie jusqu’à ton existence !
Les contours d’Egwene et de Nynaeve se brouillèrent, puis elles disparurent comme une brume matinale qui se dissipe. Kari al’Thor resta là où elle était, les yeux écarquillés de frayeur.
— Celle-là, au moins, est à ma disposition, jubila Ba’alzamon.
— Je nie jusqu’à ton existence ! réussit à répéter Rand. Elle est morte, et hors de ton atteinte sous l’aile de la Lumière.
Les lèvres tremblant, des larmes ruisselant sur ses joues – chacune brûla Rand comme un acide –, Kari prit la parole :
— Le Seigneur de la Tombe est plus puissant qu’à une époque, mon fils. Son influence s’étend, vois-tu… Pour les âmes trop innocentes, la voix mielleuse du Père des Mensonges est terriblement dangereuse. Mon fils… Mon unique et précieux fils… Si c’était en mon pouvoir, je t’épargnerais, mais il est mon maître, désormais, et ses caprices sont la loi qui régit mon existence. Je dois lui obéir et m’humilier pour entrer dans ses bonnes grâces. Toi seul peux me libérer. Je t’en prie, mon fils, aide-moi ! Oui, aide-moi ! JE T’EN SUPPLIE !
Le cri de Kari s’étrangla dans sa gorge quand des Blafards se matérialisèrent autour d’elle, leur visage blanc et sans yeux révélé par leur capuche abaissée.
Les vêtements de Kari furent vite réduits en lambeaux par les mains exsangues des Myrddraals – des bourreaux munis de pinces, d’étaux et d’autres horribles instruments de torture qui piquèrent, brûlèrent et cinglèrent la chair nue de leur proie.
Kari cria de nouveau et ne s’arrêta plus.
Rand hurla avec elle. Dans son cocon de vide, ce qui était vraiment lui bouillonna. Son épée se matérialisa dans sa main, mais pas la lame au héron – non, une épée de lumière, ou peut-être même l’épée de la Lumière. Alors qu’il la levait, un éclair blanc aveuglant jaillit de la pointe, comme si l’arme avait décidé de se tendre vers sa cible. Le projectile lumineux percuta le Blafard le plus proche. À l’impact, une lumière incroyablement forte envahit toute la pièce, brillant à travers les Demi-Humains comme la flamme d’une bougie à travers une feuille de papier. Les consumant de l’intérieur, cette fournaise aveugla un instant Rand.
Au cœur du vortex lumineux, il entendit un murmure :
— Merci, mon fils… La Lumière… La Lumière bénie…
L’éclair mourut et Rand se retrouva seul dans la pièce avec Ba’alzamon. Les yeux brûlant comme la Fosse de la Perdition, le démon recula, se protégeant de la lame comme si elle était bel et bien la Lumière faite chair.
— Imbécile ! cria-t-il. Tu vas te détruire ! Tu ne peux pas manier cette arme. Il faut d’abord que je t’apprenne.
— C’est terminé, dit simplement Rand.
Avant d’abattre sa lame sur le cordon noir de son adversaire.
Ba’alzamon cria tandis que la lame fendait l’air en direction de sa cible. Il continua, beaucoup plus fort, quand l’épée de Lumière trancha net le cordon. Comme si celui-ci avait été sous tension, les deux morceaux se séparèrent avec une rare violence. La partie libre se replia comme un ressort dans le néant, hors de la pièce, et commença à se dessécher juste avant de disparaître. L’autre agit comme un élastique sur Ba’alzamon, le projetant contre la cheminée.
Les visages sculptés hurlèrent d’horreur, mais Rand crut entendre des rires sous cape au cœur de leurs lamentations.
Les murs de la pièce vibrèrent puis se fissurèrent. Le plancher s’affaissa et un gros fragment de pierre tomba du plafond.
Alors que tout s’écroulait autour de lui, Rand pointa sa lame sur le cœur de Ba’alzamon.
— C’est terminé ! répéta-t-il.
De la lumière fusa de la lame, explosant en une pluie d’étincelles brillantes comme des gouttes de métal en fusion. Sans cesser de crier, Ba’alzamon leva les bras pour se protéger. Dans ses yeux, les flammes se déchaînèrent, se joignant à celles qui dévoraient à présent les murs, le plancher, le plafond et les gravats qui en pleuvaient.
Rand sentit que son cordon de lumière devenait de plus en plus petit, seule la lueur finissant par subsister. Sans savoir exactement ce qu’il faisait, ni comment, il continua à lutter, avec en tête la seule idée qu’il fallait en finir.
Oui, il faut que ça se termine !
Le feu envahit la pièce, se transformant en une unique flamme qui semblait solide. Dans ce feu purificateur, Ba’alzamon, son cri désormais hystérique, se ratatinait comme une feuille.
Rand eut l’impression que les hurlements d’agonie lui vrillaient jusqu’à la moelle des os.
D’un blanc immaculé, la flamme brilla bientôt plus fort que le soleil. Puis l’ultime lueur du cordon de Rand mourut et il se sentit sombrer dans un puits de ténèbres où le cri de Ba’alzamon, très vite, ne fut presque plus audible.
Quelque chose percuta le jeune berger, le vidant de toutes ses forces. Devenu une masse molle qui tremblait et hurlait parce que des flammes la dévoraient de l’intérieur, Rand sentit en même temps une vague de froid glacer jusqu’à son cœur.