21 Écouter le vent

Le soleil qui se levait sur la rivière Arinelle parvint à insinuer ses rayons jusque dans la petite dépression, non loin de la berge, où Nynaeve, adossée contre un tronc d’arbre, dormait à poings fermés. Sa monture se reposait aussi, la tête baissée mais les postérieurs en mouvement constant, à la manière des équidés.

Quand la lumière tomba sur ses paupières closes, la bête ouvrit les yeux et releva la tête. Les rênes étant enroulées autour de son poignet droit, Nynaeve fut elle aussi tirée du sommeil.

Un moment, elle regarda autour d’elle, se demandant où elle était. Quand elle se souvint, elle sonda le terrain avec plus d’attention encore. Mais il n’y avait rien, à part des arbres, sa jument et un tapis de feuilles mortes au fond de son refuge. Dans un coin très sombre, autour d’une souche, des champignons de l’année précédente formaient une couronne brunâtre.

— Si tu ne peux pas veiller une seule nuit, Nynaeve, marmonna la Sage-Dame, que la Lumière te protège ! (Elle déroula les rênes et se leva en se massant le poignet.) Tu aurais pu te réveiller dans un chaudron de Trollocs !

Les feuilles mortes crissèrent sous les pas de la jeune femme lorsqu’elle gravit la petite pente pour émerger de son refuge et jeter un coup d’œil alentour. Avec leur écorce craquelée et leurs branches nues, les quelques frênes qui se dressaient entre la rivière et elle paraissaient plus morts que vifs. Au-delà, l’onde aux reflets verts coulait majestueusement. Sur la berge d’en face, des conifères et des saules très épars semblaient monter la garde sur le cours d’eau. Si Moiraine ou un des jeunes villageois se trouvaient de l’autre côté, ils étaient rudement doués pour se cacher. Mais, bien entendu, il n’y avait aucune raison qu’ils essaient de traverser à l’endroit exact où elle était. Ils pouvaient être n’importe où en aval ou en amont de la rivière, et ce dans un rayon d’une bonne lieue.

S’ils sont encore de ce monde…

S’en voulant d’envisager une catastrophe, Nynaeve se laissa glisser jusqu’au fond de son refuge. Ce qui était arrivé la Nuit de l’Hiver, ou durant la bataille ayant précédé leur arrivée à Shadar Logoth, n’avait pas suffi à la préparer aux événements de la veille. Mashadar… Un ennemi terrifiant qui l’avait poussée à galoper à l’aveuglette en se demandant si elle n’était pas l’unique survivante du groupe. Et l’angoisse permanente de tomber sur des Trollocs ou sur un Myrddraal !

Nynaeve avait entendu des monstres hurler tout autour d’elle et les sonneries de cor lui avaient glacé les sangs. Mais si on exceptait la rencontre initiale, dans les ruines, elle n’avait vu les Trollocs qu’une fois, alors qu’elle était hors de la cité. Une dizaine de créatures avaient paru jaillir du sol à trente pas devant elle. Braillant de haine et d’excitation, elles s’étaient avancées en brandissant leurs étranges bâtons munis d’un lasso ou d’un harpon.

Alors que la Sage-Dame tentait de faire exécuter un demi-tour à sa monture, les Trollocs s’étaient tus, levant le museau comme pour humer l’air. Stupéfaite, Nynaeve les avait regardés se détourner et s’enfoncer dans la nuit. Cette étrange scène l’avait terrorisée plus que tout le reste…

— Ils connaissent l’odeur de leur proie, dit la Sage-Dame à sa monture, et ce n’est pas la mienne. L’Aes Sedai ne se trompe pas, semble-t-il : le Berger de la Nuit en a après elle.

Sa décision prise, la Sage-Dame saisit la bride de sa monture et entreprit de longer la rivière dans le sens de l’aval. Elle adopta un rythme très lent, sans cesser de surveiller la forêt autour d’elle. Même s’ils l’avaient dédaignée la veille, les Trollocs pouvaient être dans d’autres dispositions aujourd’hui.

Si elle gardait en permanence un œil sur les bois, Nynaeve accordait une attention tout aussi soutenue au sol qu’elle foulait. Si les autres avaient traversé en aval, par rapport à la position de son « camp », elle devrait en toute logique relever leurs empreintes à un moment ou à un autre. Voire les rencontrer en chemin. Sinon, suivre la rivière la conduirait inexorablement à Pont-Blanc, où elle trouverait une route menant à Caemlyn – puis à Tar Valon, si elle devait aller jusque-là.

Cette simple idée bouleversait la Sage-Dame. Avant cette aventure, elle ne s’était pas plus éloignée de Champ d’Emond que Rand et ses fidèles amis. Bac-sur-Taren lui semblait un lieu exotique et Baerlon… Ah ! Baerlon ! Si elle n’avait pas été à la recherche d’Egwene et des garçons, quel plaisir elle aurait pris à admirer les merveilles d’une grande ville !

Malgré tout ce qui avait tourné de travers, Nynaeve refusait de baisser les bras. Un jour ou l’autre, elle rejoindrait Egwene et ses trois compagnons. Et, sinon, elle trouverait un moyen de faire payer à l’Aes Sedai les malheurs dont elle était responsable.

Ce serait l’un ou l’autre, mais en tout état de cause, elle ne finirait pas le bec dans l’eau.

En avançant, Nynaeve releva une multitude d’empreintes. Mais comment déterminer si c’était la piste de prédateurs ou de leurs victimes désignées ? Les traces de bottes pouvaient avoir été laissées par des humains ou des monstres. Les marques de sabots, en revanche, appartenaient à coup sûr aux Trollocs. Au-delà de cette distinction, la Sage-Dame devait s’avouer dépassée…

Alors qu’elle devait avoir parcouru environ une lieue, le vent charria jusqu’à ses narines une odeur de fumée. Produite par la combustion de bois, à l’évidence… Droit devant elle, et pas vraiment loin, aurait-on dit. Après une très courte hésitation, la Sage-Dame attacha sa monture à un sapin, au cœur d’un bosquet qui épargnerait de très mauvaises rencontres à la brave bête. La fumée pouvait signaler la présence de Trollocs, mais comment en être sûre, si elle n’allait pas vérifier ?

Les robes n’étant pas conçues pour les randonnées, Nynaeve se prit plus d’une fois les pieds dans l’ourlet de la sienne. Quand elle entendit hennir un cheval, elle jugea plus prudent d’avancer en se glissant de tronc en tronc. Alors qu’elle se faisait toute petite derrière un frêne pourtant assez massif pour la dissimuler, elle vit Lan entrer dans une petite clairière, tirer sur les rênes de son étalon noir puis mettre souplement pied à terre.

Assise sur une souche, devant un feu, l’Aes Sedai attendait que la bouilloire accrochée au-dessus des flammes veuille bien consentir à siffler. Derrière elle, sa jument blanche broutait l’herbe rachitique.

Nynaeve décida de ne pas se montrer.

— Ils ont tous filé, annonça le Champion à son Aes Sedai. Les quatre Blafards sont partis vers le sud environ deux heures avant l’aube. Même s’ils ne laissent pas beaucoup de traces derrière eux, leur piste ne pouvait pas m’échapper. En revanche, les Trollocs se sont volatilisés. Même les cadavres. C’est étonnant, parce que ces monstres n’ont pas l’habitude d’emporter leurs morts. Sauf quand ils crèvent de faim.

Moiraine souleva le couvercle de la bouilloire, jeta dedans une poignée de feuilles séchées et retira l’ustensile du feu.

— On peut espérer qu’ils sont retournés à Shadar Logoth, histoire de servir de proies à Mashadar. Mais ce serait trop demander, j’en ai peur…

L’odeur délicieuse de l’infusion vint soudain chatouiller les narines de Nynaeve.

Fasse la Lumière que mon estomac ne grommelle pas !

— Je n’ai pas trouvé de traces évidentes des garçons, et encore moins des autres… La terre boueuse a été trop retournée pour nous en dire aussi long que d’habitude.

Derrière son frêne, Nynaeve eut un sourire satisfait. L’échec du Champion relativisait le sien, si on y réfléchissait…

— Moiraine, continua Lan, je ne suis pas du tout tranquille… (D’un geste, il refusa la chope fumante que lui tendait l’Aes Sedai.) Non, merci, pas maintenant… (Une main sur le pommeau de son épée, sa cape changeant de couleur au gré de ses mouvements, le Champion commença à faire les cent pas devant le feu.) Des Trollocs à Deux-Rivières, c’était plus qu’étrange – surtout un nombre pareil. Mais que dire alors de la traque d’hier ? Un bon millier de monstres ont dû participer à la battue.

— Nous avons eu de la chance qu’ils ne soient pas tous restés à Shadar Logoth pour fouiller jusqu’à la dernière maison… Les Myrddraals ont dû se douter que nous nous y cacherions, mais ils ont sûrement eu peur de ce qui les attendait s’ils retournaient les mains vides au mont Shayol Ghul. Le Ténébreux n’a jamais été un maître tolérant…

— N’essaie pas de changer de sujet, dit Lan. Tu sais très bien ce que je veux dire. Si mille Trollocs étaient disponibles, pourquoi n’ont-ils pas été envoyés à Deux-Rivières ? Il n’y a qu’une seule réponse, hélas. Ils ont été mobilisés après que nous eûmes traversé la rivière Taren. À ce moment-là, il a dû sembler évident qu’un seul Myrddraal et un unique poing de Trollocs ne suffiraient pas.

» Mais comment nos ennemis ont-ils fait ? Si mille monstres peuvent être transférés si loin au sud de la Flétrissure, et ce sans que quiconque le remarque, rien n’empêche que dix mille tueurs soient lâchés au cœur même du Saldaea, d’Arafel ou du Shienar. Dans ce cas, les Terres Frontalières pourraient être submergées en moins d’un an !

— Le monde entier le sera dans cinq minutes, dit Moiraine, si nous ne retrouvons pas ces garçons. Je me pose les mêmes questions que toi, avec la même inquiétude, mais je n’ai aucune réponse… Les Chemins sont fermés, et depuis l’Ère de la Folie, aucune Aes Sedai n’a jamais été assez puissante pour Voyager. Sauf si un des Rejetés est libre – fasse la Lumière que cela n’arrive jamais ! –, il n’existe personne, aujourd’hui, qui en soit capable. De toute façon, je doute que tous les Rejetés, en unissant leurs forces, soient en mesure de transférer un millier de Trollocs. Lan, occupons-nous des problèmes les plus urgents. Tout le reste devra attendre.

— Les garçons…, fit simplement le Champion.

— Pendant ton absence, je n’ai pas chômé. L’un d’eux est vivant, de l’autre côté de la rivière. Les deux autres… Eh bien, j’ai capté quelque chose, en descendant la rivière, mais ce fut très fugitif. Le lien a été brisé quatre heures avant que je commence mes recherches…

Cachée derrière son frêne, Nynaeve en plissa le front de perplexité.

— Tu crois que les garçons sont prisonniers des Blafards qui se dirigent vers le sud ? demanda Lan, cessant soudain de tourner en rond.

— C’est possible… (Avant de continuer, Moiraine se servit une chope d’infusion.) Mais je refuse de croire qu’ils soient morts. C’est une hypothèse irrecevable ! Tu connais l’enjeu, n’est-ce pas ? Je dois avoir ces jeunes gens… Je sais que nos ennemis les traqueront, et je m’attends à une opposition au sein même de la Tour Blanche, voire de la Chaire d’Amyrlin en personne. Certaines Aes Sedai n’accepteront qu’une solution, et je m’y résigne. Mais…

Soudain, l’Aes Sedai posa sa chope, se leva et fit la grimace.

— Quand on se concentre trop sur le loup, dit-elle, on finit mordu à la cheville par une souris… (Elle riva les yeux sur le frêne de Nynaeve.) Maîtresse al’Meara, vous pouvez vous montrer, si ça vous chante…

Nynaeve se redressa et épousseta à la hâte le devant de sa robe.

Son épée au poing, Lan aussi regardait fixement l’arbre. Quand il reconnut la Sage-Dame, il rengaina sa lame avec plus de vigueur qu’il eût été nécessaire. Le Champion garda son visage de pierre. Pourtant, Nynaeve crut voir une certaine tristesse dans le sourire qui flottait sur ses lèvres.

Du dépit, plutôt ? Le Champion ne l’avait pas repérée, et elle s’en rengorgeait !

Son triomphe fut de courte durée. Redevenant sérieuse, elle plongea son regard dans celui de Moiraine et avança d’un pas décidé. Elle aurait donné cher pour paraître calme et détachée, mais sa voix vibrante de colère la trahit :

— Dans quoi as-tu entraîné Egwene et les garçons ? (Le passage au tutoiement, dans de telles circonstances, n’avait rien d’amical.) De quel sordide plan imaginé par les Aes Sedai vont-ils devenir les marionnettes ?

Moiraine reprit sa chope et sirota paisiblement son infusion. Quand Nynaeve fut trop près à son goût, Lan tendit un bras pour lui barrer le chemin. Elle voulut chasser cet obstacle, mais le bras du Champion ne bougea pas davantage que l’eût fait une branche de chêne. Si la Sage-Dame n’avait rien d’une frêle donzelle, des muscles en acier se révélèrent un peu trop pour elle…

— Un peu d’infusion ? demanda Moiraine.

— Non ! Je ne boirais pas ta tisane même si je crevais de soif ! Les gens de Champ d’Emond ne sont pas des pierres sur le plateau de jeu des Aes Sedai.

— Tu es mal placée pour faire ce genre de déclaration, dit Moiraine. (Elle s’intéressa intensément à son infusion, ménageant ses effets.) Après tout, tu peux toi aussi accéder au Pouvoir de l’Unique.

Nynaeve tenta de nouveau d’écarter le bras de Lan. L’opération se révélant impossible, elle décida de penser à autre chose.

— Et si tu affirmais que je suis un Trolloc, tant qu’on y est ?

Agacée par le sourire supérieur de Moiraine, Nynaeve eut une envie dévorante de la gifler.

— Sage-Dame, crois-tu que je puisse être face à une femme comme toi sans la reconnaître au premier coup d’œil ? Tu es capable de puiser dans la Source Authentique et de canaliser le Pouvoir. C’est un talent brut, bien entendu, mais je l’ai senti – exactement comme tu as capté le potentiel d’Egwene. Selon toi, comment ai-je su que tu étais derrière ce frêne ? Si j’avais été plus concentrée, je t’aurais repérée au moment où tu approchais de nous. Un Trolloc, toi ? Non, je ne crois pas, puisque je ne sens pas en toi la souillure du Ténébreux.

» Mais qui es-tu vraiment, Nynaeve al’Meara, Sage-Dame de Champ d’Emond et utilisatrice instinctive du Pouvoir de l’Unique ?

Nynaeve remarqua que Lan la regardait d’une façon qui lui déplaisait souverainement. Rien ne se voyait sur son visage, mais il y avait comme une lueur dans ses yeux – à croire qu’il s’intéressait à une sorte d’animal de cirque.

Egwene est un être spécial, je l’ai toujours su. Un jour, elle sera une très grande Sage-Dame. Mais là, l’Aes Sedai et son Champion essaient de me rouler dans la farine, et…

— Je ne veux plus rien entendre ! Tu…

— Il faut m’écouter ! cria Moiraine. À Champ d’Emond, je me doutais de quelque chose avant même de t’avoir rencontrée. Les gens m’ont dit à quel point leur Sage-Dame était troublée de n’avoir pas prédit la durée exceptionnelle de l’hiver. Ils ont louangé ses prévisions concernant le temps et les récoltes. À les entendre, ses onguents et ses potions étaient hors du commun, guérissant tout sans laisser ni séquelles ni cicatrices. Tout ce que j’ai glané de négatif concernait ton âge. Une poignée de grincheux te trouvent trop jeune pour ton poste. Bien entendu, ta précocité a encore plus éveillé mon intérêt.

— Maîtresse Barran m’a très bien formée…

Nynaeve tenta de regarder plutôt Lan, mais elle retrouva dans ses yeux la lueur qui l’avait gênée auparavant. Mal à l’aise, elle décida de contempler l’eau de la rivière, derrière l’Aes Sedai.

Les villageois se sont répandus en âneries devant une étrangère ! Un jour, ils me paieront ça.

— Qui m’a accusée d’être trop jeune ?

Moiraine ne se laissa pas distraire par la question.

— Contrairement à la plupart des femmes qui prétendent pouvoir écouter le vent, tu le fais vraiment, au moins en certaines circonstances.

» En réalité, ça n’a aucun rapport avec le vent, bien entendu. C’est une affaire d’Air et d’Eau, et ça ne s’apprend pas. Tu es née avec ce don, exactement comme Egwene. Mais tu as appris à le maîtriser, et elle n’en est pas encore là. J’ai su dès que je t’ai vue. Tu te souviens ? J’ai soudain demandé si tu étais la Sage-Dame… Pourquoi, selon toi ? Tu ressemblais comme une sœur à toutes les jeunes femmes qui s’étaient faites belles pour Bel Tine. Et même si je savais que la Sage-Dame était jeune, je m’attendais à quelqu’un du double de ton âge.

Nynaeve se rappelait parfaitement cette scène pénible. Son interlocutrice, plus autoritaire et plus sereine que toutes les femmes du Cercle, splendide dans une robe comme elle n’en avait jamais vu, s’était adressée à elle en l’appelant « mon enfant ». Puis elle avait sursauté et, sautant du coq à l’âne, avait demandé si elle était bien face à la Sage-Dame du village…

Nynaeve se sentit très mal à l’aise. Le Champion et l’Aes Sedai la regardaient, chacun à sa façon, semblant attendre quelque chose d’elle.

— Non, ce que tu dis est impossible ! Je m’en serais aperçue. Tu veux m’abuser, mais ça ne marchera pas.

— Pourquoi t’en serais-tu aperçue ? Quel indice aurait pu te mettre sur la voie ? Toute ta vie, tu as entendu dire que les Sages-Dames « écoutent le vent ». De plus, tu aurais préféré annoncer devant tout le village que tu étais un Suppôt des Ténèbres, plutôt que d’admettre, même dans le coin le plus reculé de ton esprit, un lien quelconque avec le Pouvoir de l’Unique ou les abominables Aes Sedai. (Moiraine eut un petit sourire moqueur.) Mais je peux te décrire comment ça a commencé.

— Je ne veux plus rien entendre ! explosa Nynaeve.

L’Aes Sedai ne se laissa pas perturber.

— Il y a quelque chose comme huit ou dix ans – l’âge varie, mais c’est toujours très tôt –, tu as désiré quelque chose plus que tout au monde. Quelque chose dont tu avais vraiment besoin. Et tu l’as eu. Par exemple, une branche qui se plie au bon moment, te permettant de sortir d’un étang où tu allais te noyer. Ou peut-être un ami, ou un animal domestique, miraculeusement guéri alors qu’on le croyait condamné.

» Sur le coup, tu n’as rien éprouvé de spécial, mais une semaine après – voire dix jours – la réaction s’est produite. C’est inévitable quand on touche pour la première fois la Source Authentique. C’était peut-être de la fièvre et des frissons, une crise soudaine qui t’a forcée à t’aliter, mais qui a passé très vite. Les réactions sont très variées, vois-tu, mais aucune ne dure plus de quelques heures. Parfois, c’est un mélange de migraine, de langueur et d’euphorie qui pousse le sujet à prendre des risques insensés ou à tituber comme un ivrogne. Un accès de vertige, qui empêche de tenir correctement debout et entraîne des troubles du langage – comme avaler les mots, par exemple. Il y a d’autres symptômes. Te souviens-tu des tiens ?

Ses jambes refusant de la porter, Nynaeve s’assit à même le sol. Elle se souvenait, oui, mais elle refusait d’y croire. Une coïncidence, voilà tout. À moins que Moiraine ait posé aux villageois plus de questions qu’elle l’aurait cru ?

Bien sûr, c’était évident ! L’Aes Sedai savait grâce aux villageois, et c’était encore un de ses trucs.

Lan tendit une main pour aider la Sage-Dame à se relever. Elle ne s’en aperçut même pas.

— Je continue, annonça Moiraine, impitoyable. À un moment, tu as utilisé le Pouvoir pour soigner Perrin ou Egwene. Cela a tissé un lien entre vous. On sent la présence d’une personne qu’on a soignée ainsi, c’est bien connu. À Baerlon, tu es venue tout droit à l’Auberge du Cerf et du Lion, alors que ce n’était pas l’établissement le plus proche des différentes portes par lesquelles tu as pu entrer. Parmi les villageois, seuls Perrin et Egwene étaient présents lors de ton arrivée. Alors, lequel ? L’apprenti forgeron ou la jeune fille ? Les deux, peut-être…

— Egwene…, souffla Nynaeve.

Depuis toujours, elle trouvait normal de pouvoir parfois deviner qui approchait d’elle. Mais elle n’avait jamais fait le rapprochement avec son don de guérisseuse. Or, ce « sixième sens » fonctionnait exclusivement avec des gens qu’elle avait sauvés presque par miracle.

Dans ces cas-là, elle savait toujours à l’avance qu’un médicament aurait un effet inespéré. Pareillement, quand elle prédisait le temps ou annonçait de très bonnes récoltes, elle avait la certitude de ne pas se tromper.

D’accord, mais était-ce si extraordinaire que ça ? Si toutes les Sages-Dames n’étaient pas capables d’écouter le vent, ça restait l’apanage des meilleures. Maîtresse Barran lui avait appris que ça marchait ainsi – et qu’elle figurerait un jour parmi l’élite des Sages-Dames.

— Egwene avait attrapé la dengue, souffla Nynaeve, les yeux baissés comme si elle préférait s’adresser au sol. J’étais toujours l’apprentie de maîtresse Barran, et elle m’avait envoyée chez la pauvre petite. Étant très jeune, j’ignorais que la Sage-Dame avait les choses bien en main. Une poussée de dengue, c’est terrible à voir. La petite fille était trempée de sueur, elle gémissait et elle s’agitait. Un moment, j’ai cru avoir mal compris le nom de la maladie… « Dengue » et « dingue », bien sûr… Maîtresse Barran m’avait dit que la fièvre tomberait le lendemain, ou au plus tard le surlendemain, mais je croyais qu’elle m’avait menti pour me rassurer.

» J’ai pensé qu’Egwene agonisait. J’étais souvent venue la garder quand elle était petite, pour permettre à sa mère de s’absenter. Certaine que j’allais la voir mourir, j’ai éclaté en sanglots… Lorsque maîtresse Barran est arrivée, une heure plus tard, la fièvre était tombée. La Sage-Dame a été surprise, mais elle s’est davantage occupée de moi que d’Egwene. Selon moi, elle a dû penser que j’avais donné un médicament à la petite, et que j’avais trop peur pour le dire. En tout cas, elle a tenté de me réconforter, m’assurant que je n’avais pas fait de mal à Egwene. Une semaine plus tard, dans le salon de maîtresse Barran, je me suis écroulée sur le sol, brûlante de fièvre et prise de convulsions. Elle m’a mise au lit, mais j’étais déjà rétablie à l’heure du dîner…

Nynaeve se tut et se prit la tête à deux mains.

L’Aes Sedai a choisi un bon exemple… Que la Lumière la consume ! Moi, utiliser le Pouvoir comme une Aes Sedai ! Moi, un maudit Suppôt des Ténèbres, comme toutes ces femmes !

— Tu as eu beaucoup de chance, dit Moiraine.

Nynaeve releva brusquement la tête.

Comme si tout ça ne le concernait plus, Lan s’éloigna et alla s’occuper de son étalon noir.

— De la chance, moi ?

— Tu as réussi à maîtriser à peu près le Pouvoir, même si le contact avec la Source Authentique restait des plus aléatoires. Si tu avais échoué, tu en serais morte, tout simplement. Le sort que connaîtra Egwene si tu réussis à l’empêcher d’aller à Tar Valon.

— Si j’ai pu m’en tirer…, commença Nynaeve.

Elle s’interrompit, consciente que ce qu’elle allait dire reviendrait à abonder dans le sens de l’Aes Sedai.

— Si j’ai pu m’en tirer, elle a toutes ses chances… Pourquoi irait-elle à Tar Valon, histoire d’être compromise dans vos machinations ?

Moiraine secoua très lentement la tête.

— Les Aes Sedai cherchent les jeunes détentrices « naturelles » du Pouvoir avec l’acharnement qu’elles mettent à débusquer les hommes capables de toucher la Source Authentique. Il faut que tu saches que ce n’est pas seulement pour faire grossir nos rangs ou parce que nous craignons un mauvais usage du Pouvoir. Les aptitudes de ces femmes sont très rarement assez fortes pour être dangereuses. De plus, sans enseignement, leur aptitude à toucher la Source Authentique restera limitée et aléatoire, ce qui réduit encore la menace. Enfin, elles ne sont pas menacées par la forme très spéciale de folie qui pousse les hommes à commettre des exactions ou des crimes.

» Nous cherchons ces femmes pour leur sauver la vie, Nynaeve ! Surtout celles qui ne parviennent jamais à établir le moindre contrôle sur le Pouvoir…

— La fièvre et les frissons que j’avais n’auraient tué personne, surtout pas en quelques heures… J’ai eu les autres symptômes, et ils n’étaient pas plus inquiétants. De plus, ils ont disparu au bout de quelques mois.

— Ce n’étaient que des effets secondaires, expliqua patiemment Moiraine. Chaque fois, ils surviennent un peu plus tôt après le contact avec la Source Authentique. Puis les deux événements se produisent en même temps… À partir de là, il n’y a plus de réactions, mais un compte à rebours commence… Un an… Deux… J’ai connu une femme qui a résisté cinq ans. Sur quatre « naturelles » comme toi ou Egwene, trois ne survivent pas si elles ne reçoivent pas une formation. Leur fin est moins horrible que celle des hommes, mais elle n’est pas agréable – si on peut qualifier ainsi toute façon de quitter ce monde. Des convulsions, des hurlements… L’agonie dure des jours, et nul ne peut l’arrêter. Même si elles unissaient leurs forces, toutes les Aes Sedai de Tar Valon n’y parviendraient pas.

— Des mensonges…, souffla Nynaeve. En interrogeant les villageois, tu as appris pour Egwene, et pour mon étrange maladie. Avec ces éléments, tu as monté une histoire.

— Allons, tu sais bien que c’est faux…

À contrecœur, Nynaeve acquiesça. De sa vie elle n’avait jamais eu plus de mal à capituler, mais nier l’évidence ne servait plus à rien, au point où elle en était. À l’époque où elle jouait encore à la poupée, la première apprentie de maîtresse Barran était morte exactement comme Moiraine l’avait dit. Et à Promenade de Deven, quelques années plus tôt, une autre jeune femme avait péri ainsi. Une apprentie de Sage-Dame, également, capable elle aussi d’écouter le vent…

— Tu as un grand potentiel, dit Moiraine. Avec une formation, tu deviendras peut-être plus puissante qu’Egwene – et pourtant, je crois qu’elle sera une des plus grandes Aes Sedai de tous les temps !

Nynaeve recula comme si elle avait été face à un serpent venimeux.

— Non, je n’ai rien à voir avec…, commença-t-elle.

Avec quoi ? Ce que je suis ? Voyons, c’est ridicule…

— Moiraine, je voudrais que tu ne parles de ça à personne. C’est une… requête.

Ce dernier mot faillit arracher la gorge à la Sage-Dame. Plutôt que d’implorer une Aes Sedai, elle aurait préféré affronter une horde de Trollocs.

Mais Moiraine hocha simplement la tête, redonnant un peu de cœur au ventre à son interlocutrice.

— Tout ça n’explique pas ce que vous voulez aux trois garçons, Lan et toi.

— Le Ténébreux les cherche, et j’entends l’empêcher de les trouver. M’opposer à lui est un réflexe. Tu vois une raison plus justifiée ? (Moiraine finit son infusion tout en observant Nynaeve par-dessus le rebord de sa chope.) Lan, nous allons devoir partir. Vers le sud, je crois. Et je crains que la Sage-Dame ne nous accompagne pas.

Nynaeve eut un rictus dégoûté. À la façon dont elle prononçait le mot « Sage-Dame », on devinait aisément ce que pensait l’Aes Sedai.

Elle me méprise parce que je me détourne d’une grande destinée, selon elle, pour mener une existence minable à Champ d’Emond…

Mais c’est une ruse ! En réalité, elle ne veut pas que je vienne. Elle me manipule pour que je rentre chez moi et que je lui fiche la paix.

— Détrompe-toi ! Je viens, et personne ne pourra m’en empêcher.

— Nul n’a l’intention de t’en empêcher, assura Lan en rejoignant les deux femmes. (Il vida la bouilloire sur les flammes et retourna les cendres avec un bâton.) Encore quelqu’un qui fait partie de la Trame, Moiraine ?

— Peut-être bien… J’aurais dû parler un peu plus avec Min…

— Tu vois, Nynaeve, tu es vraiment la bienvenue…

Lan avait prononcé le nom de la Sage-Dame avec une étrange hésitation, comme s’il brûlait d’ajouter un « Sedai » derrière.

Nynaeve détesta ce qu’elle prit pour une façon de se moquer d’elle. Elle s’agaça aussi que l’Aes Sedai et son Champion parlent devant elle de choses qui la dépassaient, mais de l’eau coulerait sous les ponts avant qu’elle s’abaisse à leur demander des explications.

Le Champion s’acquitta des préparatifs du départ avec sa grâce et sa fluidité habituelles. Bientôt, Mandarb et Aldieb furent fin prêts.

— Je vais chercher ton cheval, dit-il à Nynaeve lorsqu’il eut terminé.

Il s’éloigna le long de la rive et la Sage-Dame ne put s’empêcher de sourire. Après qu’elle l’eut espionné à son insu, voilà qu’il entendait trouver tout seul sa monture. Eh bien, elle lui souhaitait beaucoup de plaisir, parce qu’elle n’était pas du genre à laisser des indices sur une piste. Quand il reviendrait les mains vides, quelle joie ce serait !

— Pourquoi voyager vers le sud ? demanda Nynaeve à Moiraine. Je t’ai aussi entendue dire qu’un des garçons est de l’autre côté de la rivière. Comment le sais-tu ?

— J’ai donné à chacun des garçons un « cadeau » qui crée en réalité un lien entre eux et moi. Il s’agit d’une pièce d’argent, et tant qu’ils l’auront sur eux – sans être morts – je pourrai les localiser.

Nynaeve tourna la tête dans la direction qu’avait empruntée le Champion.

— Non, pas ce genre de lien… Cela me permet simplement de savoir s’ils sont toujours en vie, et de les retrouver quand nous sommes séparés. Une précaution judicieuse, non, dans les circonstances présentes ?

— Je déteste tout ce qui peut te lier à des gens de chez moi, dit la Sage-Dame, inflexible. Mais si ça nous aide à les retrouver…

— C’est le but de l’opération… Si c’était possible, j’aurais aimé commencer par le garçon qui a traversé la rivière. (Un instant, la voix de l’Aes Sedai trahit son intense frustration.) Il est à moins d’une lieue de nous ! Mais je n’ai pas de temps à perdre… Donc, il devra gagner tout seul Pont-Blanc. Un jeu d’enfant, maintenant que les Trollocs sont partis. Et les deux garçons qui descendent la rivière auront sûrement besoin de mon aide plus que celui-là. Ils ont perdu leurs pièces et des Myrddraals les poursuivent, ou prévoient de nous intercepter tous à Pont-Blanc. Je dois agir en fonction de l’urgence, et…

— Les Myrddraals les ont peut-être déjà tués, souffla Nynaeve.

L’Aes Sedai secoua la tête, comme si cette éventualité, bien trop triviale, ne méritait pas d’être envisagée.

— Où est Egwene ? demanda la Sage-Dame. Tu ne l’as même pas mentionnée.

— Parce que je ne sais rien d’elle… Mais j’espère qu’elle va bien.

— Tu ne sais rien ? Tu espères ? Après avoir répété que tu voulais la conduire à Tar Valon pour la sauver, tu te désintéresses de son sort ?

— Si je la cherche, les Myrddraals auront plus de temps pour s’en prendre aux deux garçons qui se dirigent vers le sud. C’est eux, la cible du Ténébreux, pas Egwene. Nos ennemis ne se soucieront pas d’elle tant qu’ils n’auront pas capturé leurs proies.

Nynaeve se souvint de sa rencontre avortée avec les monstres, mais elle continua à défier Moiraine :

— Donc, je dois me contenter de ça : Egwene est vivante, avec un peu de chance, du moins… Mais elle est peut-être seule, terrorisée et blessée, tout ça à des jours de marche de la civilisation. En d’autres termes, nous seuls pouvons l’aider et tu as décidé de l’abandonner.

— Elle peut être en sécurité de l’autre côté de la rivière, avec le garçon qui a traversé. Ou elle se dirige vers Pont-Blanc en compagnie des deux autres. Dans tous les cas, elle n’est plus menacée par les Trollocs. Egwene est forte, intelligente et tout à fait capable d’atteindre Pont-Blanc seule, s’il le faut. Tu veux croire qu’elle a besoin d’aide, alors que c’est improbable, et ne pas secourir les jeunes gens qui sont vraiment en danger ? Dois-je la chercher et me désintéresser des deux malheureux qui ont des Myrddraals aux trousses ? Je me soucie d’Egwene, crois-moi, mais je lutte contre le Ténébreux, et ce combat prime tout.

Énervée par le calme de l’Aes Sedai – alors qu’elle évoquait d’horribles éventualités –, Nynaeve aurait voulu hurler de rage. Refoulant ses larmes, elle détourna la tête afin que Moiraine ne mesure pas son désarroi.

Au nom de la Lumière ! une Sage-Dame est censée s’occuper de tous ses villageois. Pourquoi m’imposer un choix pareil ?

— Lan approche, annonça Moiraine.

Elle se leva et ajusta le tombé de sa cape sur ses épaules.

Au point où elle en était, Nynaeve tressaillit à peine quand elle vit le Champion arriver en tenant son cheval par la bride. Cela dit, elle fit quand même la moue quand Lan lui confia l’animal. S’il avait triomphé, au lieu de rester de marbre, elle aurait au moins pu lui en vouloir…

Quand il vit de plus près la Sage-Dame, Lan écarquilla les yeux de stupeur. Se détournant, la jeune femme s’essuya les joues.

Comment ose-t-il se moquer de moi parce que je pleure ?

Eh bien, voilà, elle avait une raison de lui en vouloir…

— Tu viens, Sage-Dame ? lança Moiraine sans trop d’aménité.

Nynaeve sonda une dernière fois la forêt, se demandant si Egwene était quelque part dans ce labyrinthe végétal, puis elle se résigna à monter en selle. Déjà perchés sur leurs chevaux, Moiraine et Lan avaient pris la direction du sud.

Nynaeve les suivit en s’efforçant de ne pas regarder en arrière. Pour ce faire, elle riva les yeux sur le dos de Moiraine.

Cette Aes Sedai avait une confiance absolue en ses plans et en son pouvoir. Mais s’ils ne finissaient pas par retrouver les garçons et Egwene, tous sains et saufs, rien ne la protégerait de l’ire de la Sage-Dame de Champ d’Emond.

Je peux canaliser le Pouvoir, c’est toi-même qui me l’as dit. Donc, rien ne m’empêchera de l’utiliser contre toi !

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