40 La Toile se resserre

Rand aurait juré qu’il était attablé avec Moiraine et Logain. L’Aes Sedai et le faux Dragon le regardaient, chacun faisant comme s’il ignorait la présence de l’autre. Soudain, le jeune homme s’avisa que les murs de la pièce perdaient de la substance, virant au gris pâle. Il fallait qu’il réagisse, parce que tout se désintégrait autour de lui ! Lorsqu’il voulut les voir de nouveau, il s’aperçut que Moiraine et Logain s’étaient aussi volatilisés, cédant la place à Ba’alzamon.

Rand entendit un étrange signal d’alarme faire vibrer tout son corps puis retentir dans sa tête, devenant vite assourdissant. C’était le bourdonnement du sang à ses oreilles, comprit-il après un moment.

Il se leva d’un bond, gémit aussitôt, tituba et se prit la tête à deux mains. Son crâne lui faisait un mal de chien, et il sentait un liquide visqueux sous les doigts de sa main gauche. À présent, il était assis sur le sol, au milieu d’un carré d’herbe verte. Cela lui parut étrange, mais il avait des vertiges, et tout ce qui l’entourait tournait à une vitesse folle autour de lui. S’il s’allongeait, cela cesserait-il ?

Le mur… La voix féminine…

Posant une main bien à plat sur l’herbe, Rand tourna très prudemment la tête. S’il procédait assez lentement, le monde consentait à ne plus tourner comme un manège, et c’était plutôt agréable.

Rand se trouvait dans un jardin ou un parc. À six pas de lui, un chemin de pierre serpentait entre des buissons, passant devant un banc de marbre blanc ombragé par les branches d’un grand arbre. À l’évidence, il était tombé du mauvais côté du mur.

Et la fille ?

Il la repéra très vite, occupée à descendre de l’arbre où elle s’était perchée – très probablement celui dont une des branches l’avait assommé. Dès qu’elle eut atteint le sol, l’inconnue se tourna pour regarder Rand, qui battit des paupières et gémit. Vêtue d’une cape de velours bleu ourlée de fourrure claire, la fille avait rabattu dans son dos le large capuchon orné d’une série de clochettes d’argent qui tintinnabulaient à chacun de ses mouvements. Un diadème d’argent retenait sa longue chevelure d’un blond tirant sur le roux, des boucles du même métal précieux pendaient à ses oreilles et un collier également en argent, un maillon sur deux étant remplacé par une émeraude, brillait sur sa gorge délicate. Même si elle était souillée de sève sa robe bleue restait en pure soie, et les broderies en fil d’or censées la rehausser – d’énigmatiques motifs géométriques – ne firent rien pour arranger la migraine de Rand. Grandiose jusqu’aux ultimes détails, la tenue « explosive » était complétée par une large ceinture de soie et une paire d’escarpins revêtus de velours dont la pointe dépassait fièrement de l’ourlet lui aussi brodé de la robe.

De sa vie, Rand n’avait vu que deux femmes si somptueusement parées. Moiraine et la tueuse à la dague qui avait bien failli avoir sa peau et celle de Mat. Qui pouvait décider de grimper à un arbre dans des vêtements pareils ? S’il n’avait aucune idée de la réponse, Rand aurait cependant parié qu’il avait affaire à une personne importante. La façon dont l’inconnue le regardait militait dans le même sens. Très calme, elle ne semblait pas étonnée qu’un intrus soit tombé dans son jardin comme un fruit trop mûr. Une telle équanimité faisait irrésistiblement penser à Moiraine ou à Nynaeve.

Rand venait-il de se fourrer dans les ennuis ? Même si elle grimpait aux arbres, la jeune femme allait-elle appeler les Gardes de la Reine – avec toutes les chances de les faire venir, même s’ils avaient aujourd’hui d’autres chats à fouetter ?

Trop occupé à s’inquiéter, le jeune berger mit un moment à oublier les vêtements sophistiqués et l’attitude assurée pour s’intéresser à la jeune femme elle-même. Une jeune fille, plutôt, car elle devait avoir deux ou trois ans de moins que lui. Très grande, pour une fille, elle était aussi remarquablement jolie avec son visage encadré d’une toison de boucles blondes tirant sur le roux, ses lèvres pleines d’un rouge étincelant et ses yeux d’un bleu presque trop pur pour être réel. En d’autres termes, l’exact contraire d’Egwene, mais son égale en matière de beauté. Un peu coupable de penser une chose pareille en ce moment, Rand se ressaisit très vite. Nier l’évidence, de toute façon, n’aiderait en rien Egwene à arriver plus vite à Caemlyn – et ça ne la protégerait pas davantage des dangers du voyage.

Les hautes branches de l’arbre bruissèrent, un morceau d’écorce en tomba et un jeune homme, suivant le même chemin, atterrit souplement sur la pelouse derrière l’inconnue. Plus grand et plus vieux que la fille, il lui ressemblait assez pour qu’on ne puisse pas douter qu’ils étaient parents. Sa tenue rouge, blanc et jaune encore plus ornementée et encore plus voyante que celle de sa compagne – pour un mâle, en tout cas –, l’étrange résidant des hautes cimes arborait les mêmes cheveux et la même forme de visage que ceux de sa compagne.

L’extravagance vestimentaire du garçon augmenta encore l’anxiété de Rand. À part les jours de fête, quel individu normal se serait attifé ainsi ? Conclusion : il n’était pas tombé dans un parc public ! Mais, avec un peu de chance, les Gardes seraient trop occupés pour se soucier d’une banale violation de propriété privée…

Tapotant du bout des doigts la dague qu’il portait à la ceinture, le garçon étudia Rand par-dessus l’épaule de la fille. Au sujet de l’arme, le jeune berger eut l’intuition qu’il s’agissait davantage d’un tic nerveux que d’une véritable intention de s’en servir. Mais il n’y avait pas que cela, cependant. Le jeune homme avait le même genre de tranquille assurance que sa compagne, et tous deux regardaient Rand comme s’il était une énigme à résoudre. En outre, la fille l’étudiait avec la précision d’un entomologiste, notant chaque détail de la pointe de ses bottes au col de sa cape.

— Si mère découvre tout, Elayne, dit le jeune homme, nous n’avons pas fini d’en entendre parler. Elle nous a consignés dans nos chambres, mais il a fallu que tu ailles quand même jeter un coup d’œil à Logain. Tu vois dans quelle mouise tu nous as fourrés ?

— Du calme, Gawyn…

Plus jeune que le garçon, Elayne ne semblait pourtant pas douter un instant de l’autorité qu’elle avait sur lui. Très curieusement, elle ne se trompait pas, car son compagnon garda pour lui la suite de son sermon.

— Tu vas bien ? demanda soudain la fille.

Rand mit une bonne minute pour comprendre qu’elle s’adressait à lui. Quand il eut saisi, il tenta de se relever, mais ses jambes se dérobèrent.

— Je me sens bien, mentit-il en se laissant retomber sur l’herbe, et je vais… Eh bien, je vais escalader de nouveau le mur et…

Il voulut encore se redresser, mais Elayne avança, lui mit une main sur l’épaule et le força à se rasseoir. Trop faible, Rand ne put pas résister à une pression pourtant modérée.

— Tu es blessé !

Avec une grâce de danseuse, Elayne s’agenouilla près de Rand et écarta délicatement les cheveux souillés de sang, sur le côté gauche de son crâne.

— En tombant, tu as dû heurter une branche… Si tu n’as rien de plus grave qu’une plaie au cuir chevelu, tu pourras t’estimer heureux. Entre nous, je n’ai jamais vu quelqu’un de si doué pour l’escalade. Par contre, pour les chutes, tu n’es pas une flèche !

— Vous avez du sang sur les mains…, dit Rand en tentant de se dégager.

Elayne lui prit la tête à deux mains – délicatement, mais avec la fermeté requise pour qu’il capitule.

— Tiens-toi tranquille…

Sans élever la voix, cette fille savait très bien faire comprendre à un interlocuteur que toute résistance serait très malvenue.

— La Lumière en soit louée, ça n’a pas l’air trop grave…

Des poches intérieures de sa cape, la jeune fille sortit une série de petits flacons, de minuscules sachets et un gros morceau de gaze.

Rand eut du mal à en croire ses yeux. Qu’une Sage-Dame transporte des objets pareils ne l’aurait pas étonné. Mais une fille habillée comme celle-là ? Et par quel miracle n’était-elle pas gênée par le sang qui maculait ses doigts ?

— Donne-moi ta gourde, Gawyn, je vais devoir nettoyer la plaie.

Le jeune homme détacha la gourde qu’il portait à la ceinture et la remit docilement à Elayne. Puis il s’accroupit près de Rand, les bras croisés sur les genoux. Passant aux soins, la jeune fille fit montre des compétences d’une vraie guérisseuse. Rand ne sursauta pas quand elle aspergea d’eau sa plaie. Pourtant, comme si elle attendait qu’il se débatte, elle lui tint la tête de sa main libre. Un réflexe qui en disait long sur son expérience…

L’onguent qu’elle appliqua sur la blessure eut un effet apaisant tout à fait comparable à celui des préparations de Nynaeve.

Pendant les soins, Gawyn sourit à Rand – pour l’apaiser, comme s’il craignait lui aussi que le blessé tente de se dégager, voire qu’il essaie de s’enfuir.

— Elle ne cesse de trouver des chats perdus, des chiens errants et des oiseaux tombés du nid… Tu es le premier être humain qu’elle soigne… (Gawyn marqua une pause.) Ne te vexe pas, surtout ! Je ne t’ai pas traité de chien errant !

Une simple précision, par souci de véracité, pas une façon de s’excuser…

— Aucun problème, assura Rand.

Mais les deux jeunes gens le traitaient quand même comme s’il était un étalon effrayé.

— Elle sait ce qu’elle fait, ajouta Gawyn. Tu es entre de bonnes mains, elle a eu les meilleurs professeurs…

Elayne posa un morceau de gaze sur la plaie. Puis elle tira de sa ceinture un foulard de soie bleu, crème et jaune. Pour un tel accessoire de fête, toutes les filles de Champ d’Emond auraient fait des lieues à pied. Comme s’il s’agissait d’un chiffon, Elayne l’enroula autour du crâne de Rand afin de tenir en place le pansement.

— Vous ne pouvez pas utiliser ça ! s’écria le jeune homme.

— Je t’ai dit de te tenir tranquille, lâcha Elayne sans s’interrompre.

Rand jeta un coup d’œil à Gawyn.

— Elle pense toujours qu’on lui obéira ?

Un peu surpris, le garçon ne put s’empêcher de sourire.

— Presque toujours, oui. Et ça marche pratiquement à tous les coups.

— Tiens-moi ça pendant que je fais le nœud ! ordonna Elayne. (Découvrant les mains de Rand, elle eut un petit cri.) Tu ne t’es pas fait ça en tombant, pas vrai ? Voilà ce qui arrive quand on escalade ce qu’il ne faudrait pas…

Son nœud fini, elle examina les mains de Rand en marmonnant parce qu’il ne restait pas assez d’eau dans la gourde. Son intervention fit brûler les écorchures, mais elle avait vraiment une main de guérisseuse.

— Ne bouge pas, surtout !

Le flacon réapparut. Appliquant l’onguent avec une extrême délicatesse, Elayne parvint à faire quasiment disparaître la douleur.

— Oui, tout le monde lui obéit, dit Gawyn avec un sourire affectueux pour la jeune fille – mais dans son dos, histoire qu’elle ne se rengorge pas trop. Enfin, presque tout le monde. Pas notre mère, bien entendu, ni Elaida. Et encore moins Lini, sa vieille nourrice. Mais comment donner des ordres à quelqu’un qui jouait du martinet quand vous voliez des figues, enfant ? Enfin, pas si enfant que ça, si j’y repense…

Elayne releva la tête et foudroya son frère du regard. Mal à l’aise, il se hâta d’enchaîner :

— Elle ne donne pas non plus d’ordres à Gareth. Mais c’est normal, parce qu’il n’en reçoit de personne.

— Même pas de mère, dit Elayne. Elle lui fait des suggestions, et il les adopte toujours, mais je ne l’ai jamais entendue lui donner un ordre.

— Et ça te surprend ? riposta Gawyn. Toi-même, tu n’as jamais essayé de lui dire ce qu’il devait faire. Il a servi trois reines. Avec pour deux d’entre elles les titres de général de la Garde et de Premier Prince Régent. Aux yeux de certains, il incarne le trône d’Andor davantage que la reine en personne.

— Mère devrait franchir le pas et l’épouser…, dit Elayne, toujours concentrée sur les mains de Rand. Elle en a envie, on ne peut pas cacher ça à sa fille. Et ça résoudrait tant de problèmes…

— Pour ça, il faudrait qu’un des deux consente à faire montre de souplesse. Mère ne peut pas et Gareth refusera.

— Si elle le lui ordonne…

— Il obéira, tu as raison. Mais elle ne le fera pas, tu le sais très bien.

Soudain, comme s’ils avaient jusque-là oublié sa présence, les deux jeunes gens se tournèrent vers Rand.

— Qui… Qui est votre mère ? croassa-t-il.

Elayne en écarquilla les yeux de surprise, mais Gawyn répondit sur le ton de la conversation :

— Morgase, par la Grâce de la Lumière reine d’Andor, Protectrice du royaume et du peuple et Grande Chaire de la maison Trakand.

— La reine…, bredouilla Rand, avec le sentiment qu’un palais entier venait de lui tomber sur la tête.

Pour ne pas attirer l’attention, je suis le meilleur ! Bon sang ! tomber dans le jardin de Morgase et laisser la Fille-Héritière jouer les guérisseuses sur mon crâne !

Rand inspira à fond, se leva d’un bond et mobilisa toute sa volonté pour ne pas s’enfuir à toutes jambes. Mais il devait filer avant que quiconque découvre sa présence ici.

Très calmes, presque nonchalants, Elayne et Gawyn se relevèrent aussi. Voyant que son patient voulait retirer le foulard, la Fille-Héritière lui saisit le poignet au vol.

— Pas question, tu recommencerais à saigner !

Là encore, elle ne doutait pas d’être obéie.

— Il faut que j’y aille, souffla Rand. Je vais escalader le mur et…

— Tu ne savais pas ? demanda Elayne, sincèrement surprise. Tu es monté sur ce mur pour voir Logain, mais en ignorant où tu étais ? Dans les rues, tu aurais vu le faux Dragon de plus près.

— Je… Je n’aime pas la foule… (Rand s’inclina devant les enfants royaux.) Si vous voulez bien m’excuser, ma… euh… ma dame.

Dans les récits, les cours étaient pleines de gens qu’on appelait « dame », « seigneur », « Votre Majesté » ou « Votre Grâce ». Mais comment s’adressait-on à la Fille-Héritière ? S’il l’avait su, ça lui était sorti de l’esprit. Et il n’était pas en état de s’en souvenir, parce qu’une seule pensée emplissait son cerveau : ficher le camp de là !

— Eh bien, je vais partir, maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Et merci pour le foulard. Merci pour tout, d’ailleurs…

— Tu files sans nous dire ton nom ? lança Gawyn. Quel manque de reconnaissance, après tout le mal que s’est donné ma sœur. Je suis un peu déçu, je dois l’avouer… Tu as tout d’un Andorien, y compris l’accent, mais tu ne dois sûrement pas vivre ici… Mon ami, tu connais nos noms et la plus élémentaire courtoisie exigerait que tu nous donnes le tien.

Lorgnant le mur comme s’il était une bouée de sauvetage, Rand répondit sans vraiment réfléchir :

— Je m’appelle Rand al’Thor…

Une bourde en entraînant une autre, il ajouta :

— Originaire de Champ d’Emond, territoire de Deux-Rivières.

— Tu viens de l’ouest…, murmura Gawyn. Et de très loin…

Rand regarda le jeune homme, alarmé par son ton à la fois surpris et perplexe. Un instant, il vit les mêmes sentiments s’afficher sur le visage du prince. Mais ce fut trop bref, et trop vite remplacé par un sourire pour qu’il ne se demande pas s’il avait eu la berlue.

— Le tabac et la laine…, dit Gawyn. Je dois connaître les principales spécialités de chaque région du royaume. Et des autres pays, d’ailleurs… C’est la base de mon éducation : les spécialités, l’artisanat et la physionomie des populations. Plus leurs coutumes, leurs forces et leurs faiblesses… Les gens de Deux-Rivières sont têtus, d’après ce qu’on dit. S’ils admirent un chef, ils peuvent lui obéir, mais tenter de leur imposer sa volonté est une démarche vouée à l’échec. Elayne devrait aller y choisir son futur mari ! Pour ne pas se laisser tyranniser par elle, il faudrait que le gaillard soit une authentique tête de pioche.

Rand regardait Gawyn, et sa sœur le dévisageait aussi. Aussi nonchalant et aussi imperturbable qu’à l’accoutumée, le jeune prince bavardait. Pour quelle raison ?

— Que se passe-t-il ?

Sursautant avec un bel ensemble, Gawyn, Elayne et Rand se retournèrent pour voir qui venait de parler.

Le jeune homme était sans conteste le plus beau garçon que Rand eût jamais vu – presque trop beau pour un homme, pour tout dire… Grand et mince, il affichait l’assurance de quelqu’un qui se sait fort sous son apparence gracile. Les cheveux et les yeux sombres, il portait sa tenue de gala rouge et noir comme s’il s’agissait de banales frusques. La main reposant sur le pommeau de son épée, il étudiait sereinement Rand.

— Écarte-toi de lui, Elayne, dit-il, et toi aussi, Gawyn.

Fidèle à sa réputation d’indépendance, Elayne vint se camper entre Rand et le nouveau venu.

— C’est un loyal sujet de notre mère, Galad. Un homme de la reine, comme on dit. De plus, il est sous ma protection.

Rand tenta de se rappeler ce que lui avaient raconté maître Kinch puis le patron de La Bénédiction de la Reine. Galadedrid Damodred était le demi-frère d’Elayne et Gawyn. Tous trois étaient nés du même père, s’il se souvenait bien. Même si maître Kinch n’avait pas dit grand bien de Taringail Damodred – en Andor, personne n’en disait, semblait-il –, son premier fils était apprécié par les cocardes blanches comme par les épées rouges. Du moins si on en croyait les rumeurs qui circulaient en ville.

— Je sais bien que tu aimes les vagabonds, Elayne, dit Galad, mais ce type est armé et il ne semble pas des plus recommandables. De nos jours, on n’est jamais trop prudent. Si c’est un sujet loyal de la reine, que fait-il ici, en votre compagnie ? Envelopper de rouge son épée ne prouve rien, ma sœur…

— C’est mon invité, et je me porte garante pour lui. As-tu l’ambition de devenir ma nounou et de surveiller mes fréquentations ?

L’ironie mordante de sa sœur n’ébranla pas Galad.

— Je ne prétends pas régenter ta vie, Elayne, mais ton… invité… n’est pas convenable, et tu le sais aussi bien que moi. Gawyn, aide-moi à convaincre cette tête de mule ! La reine…

— Ça suffit ! cria Elayne. Tu n’as aucun pouvoir sur moi ni sur mes actes. Je t’autorise à te retirer – sur-le-champ, je te prie !

Galad regarda tristement Gawyn. Pour lui demander de l’aide, de manière secondaire, mais essentiellement pour signifier qu’il capitulait devant tant d’entêtement.

De plus en plus maussade, Elayne se préparait à repasser à l’assaut. La devançant, Galad fit une révérence exagérée, puis il se détourna, s’éloigna à grandes enjambées et fut très vite hors de vue des trois jeunes gens.

— Je le déteste, dit Elayne. Il est rongé par la jalousie et la méchanceté.

— Tu vas trop loin, ma sœur, intervint Gawyn. Il ignore jusqu’au sens du mot « jalousie ». Par deux fois, il m’a sauvé la vie alors qu’il n’y aurait eu personne pour voir qu’il m’abandonnait à mon destin. S’il avait détourné le regard, faisant semblant de rien, ce serait lui ton Premier Prince de l’Épée à l’heure où nous parlons.

— Pas question ! N’importe qui plutôt que lui, voilà ce que j’aurais dit. Le dernier garçon d’écurie aurait été préférable. (Elayne eut un sourire moqueur.) J’aime donner des ordres, prétends-tu ? Eh bien, je t’ordonne de rester en bonne santé ! Le jour où je monterai sur le trône – fasse la Lumière que ce ne soit pas pour demain ! – je veux t’avoir à mes côtés, dirigeant l’armée d’Andor avec une vaillance et un sens de l’honneur dont Galad ne peut même pas rêver.

— À vos ordres, ma dame ! répondit Gawyn.

Hilare, il imita la révérence hypocrite de Galad.

— Et maintenant, dit Elayne avec un regard songeur pour Rand, nous devons décamper d’ici !

— Galad fait toujours ce qu’il faut, expliqua Gawyn. Même quand il ne devrait surtout pas. Lorsqu’on trouve un intrus dans le jardin, la logique impose d’aller prévenir les gardes du palais. À mon avis, c’est ce qu’il fait à l’instant où nous parlons.

— Eh bien, c’est le moment parfait pour escalader le mur…, dit Rand.

J’ai un véritable talent pour passer inaperçu ! La prochaine fois, je devrais peut-être brandir une pancarte.

Le jeune berger se tourna vers le mur, mais Elayne le retint par le bras.

— Non, je me suis trop fatiguée à soigner tes mains ! Tu vas te les massacrer, puis demander à une rebouteuse quelconque de te soigner. La Lumière seule sait ce qu’elle te fera ! De l’autre côté du jardin, il y a une porte dérobée. Elle est cachée par la végétation et, à part moi, tout le monde a oublié son existence.

— Trop tard…, marmonna Gawyn alors que des bruits de bottes retentissaient soudain sur le chemin de pierre. Galad a dû se mettre à courir dès que nous l’avons perdu de vue.

Elayne lâcha un juron et Rand en resta comme deux ronds de flan. À l’auberge, il avait entendu un palefrenier éructer la même horreur, et il en avait eu le rouge aux joues.

Comme si de rien n’était, Elayne reprit sa posture princière habituelle.

Les deux enfants royaux semblaient satisfaits de rester plantés là. Rand, lui, ne pouvait attendre les gardes avec la même nonchalance. Certain qu’il n’aurait pas atteint le sommet à temps, il se dirigea néanmoins vers le mur.

Avant qu’il soit à destination, des gardes en uniforme rouge envahirent le périmètre. Leur plastron reflétant la lumière du soleil, ils encerclèrent l’intrus, pointant sur lui des épées, des lances et même quelques arcs.

Elayne et Gawyn vinrent l’entourer, les bras en croix, au cas où un archer trop nerveux déciderait de faire un carton. Les mains le plus loin possible de son épée, le jeune berger de Champ d’Emond se pétrifia.

— Ma dame, mon seigneur, baissez-vous, vite ! cria un garde qui devait être un officier, puisqu’il portait une sorte de nœud rouge sur l’épaule.

Même avec les bras écartés, Elayne parvint à prendre une pose royale.

— Vous osez exhiber des armes en ma présence ? Mon pauvre Tallanvor, Gareth Bryne t’enverra nettoyer les écuries, après cette bévue. Et encore, si tu as de la chance.

Les soldats se regardèrent, mal à l’aise, et une partie des archers pointèrent leur arme vers le sol. Du coup, Elayne baissa les bras, montrant ainsi pour quelle raison elle les avait levés. Non sans hésiter, Gawyn imita sa sœur.

Comptant les pointes de flèche toujours braquées sur lui, Rand durcit ses abdominaux – comme si des muscles, même solides, avaient pu arrêter de l’acier.

— Ma dame, mille pardons, fit l’officier, décontenancé, mais le seigneur Galad nous a avertis qu’un paysan pouilleux armé jusqu’aux dents menaçait la Fille-Héritière et le Premier Prince de l’Épée. (Il regarda fixement Rand.) Si vous voulez bien vous écarter, nous conduirons ce misérable en prison. Ces jours-ci, il y a bien trop de troubles en ville…

— Je doute que Galad t’ait raconté pareille histoire à dormir debout, dit Elayne. Il ne ment jamais, tu le sais.

— Et c’est dommage, souffla Gawyn à l’oreille de Rand. Parfois, je me dis que ça le rendrait plus facile à vivre…

— Cet homme est mon invité, continua Elayne. Il est sous ma protection. En conséquence, tu peux te retirer, Tallanvor.

— Désolé, ma dame, mais ce sera impossible… Comme vous le savez, la reine a donné des ordres très stricts au sujet des intrus. Et, bien entendu, elle sera prévenue de la présence de celui-là…

Tallanvor jubilait et Rand comprit pourquoi. En d’autres occasions, il avait certainement dû avaler de sacrées couleuvres face à Elayne. Mais là, ayant le droit avec lui, il ne céderait pas.

Pour une fois, Elayne resta à court d’arguments.

Rand interrogea Gawyn du regard.

— Un séjour en prison…, répondit le prince. (Rand blêmit en un clin d’œil.) Allons, pas d’inquiétude ! Ce sera bref, et on ne te fera pas de mal. Le général Bryne t’interrogera en personne, et il te libérera une fois tes bonnes intentions prouvées… Enfin, si tu nous as dit la vérité, Rand al’Thor du territoire de Deux-Rivières.

— Conduis-nous tous les trois devant ma mère, ordonna soudain Elayne.

Gawyn eut un grand sourire qui augurait bien de la suite.

— Mais, mais…, bredouilla Tallanvor, décomposé derrière la grille de son casque.

— Ou jette-nous tous les trois dans une cellule ! Comme ça, nous resterons ensemble. Si je refuse de m’écarter, oseras-tu ordonner à tes hommes de poser la main sur moi ?

Détournant le regard, comme s’il cherchait le soutien des arbres, Tallanvor tenta de gagner un peu de temps, afin de ne pas trop vite concéder la victoire à son adversaire.

Quelle victoire ? Je ne comprends rien à tout ça…

— Mère est occupée avec Logain, expliqua Gawyn, comme s’il avait deviné les pensées de Rand. Et, même si elle était disponible, Tallanvor ne se présenterait pas devant elle avec nous deux comme s’il venait de nous arrêter. Mère est un peu soupe au lait, à l’occasion…

Se souvenant des propos de maître Gill, Rand apprécia à sa juste valeur l’euphémisme.

Un nouveau soldat déboula soudain du chemin. Après l’avoir salué, il souffla quelques mots à Tallanvor.

— La reine votre mère, ma dame, ordonne que je lui amène sur-le-champ le misérable intrus. Elle veut également que la Fille-Héritière et le Premier Prince de l’Épée la rejoignent sans délai !

Gawyn fit la grimace. Elayne déglutit péniblement, mais elle resta de marbre et entreprit de nettoyer le devant de sa robe. À part les quelques brindilles qu’elle délogea ainsi, son initiative ne fut guère couronnée de succès.

— Si ma dame et mon seigneur veulent bien me suivre, susurra Tallanvor.

L’officier ouvrant la marche, les trois jeunes gens, escortés par une vingtaine de gardes, s’engagèrent sur le chemin de pierre. Flanquant Rand, Elayne et Gawyn s’immergèrent dans une sombre méditation. Si les soldats avaient rengainé leur arme, les archers remettant la leur à l’épaule, ils restaient aussi vigilants qu’au moment de leur irruption, surveillant Rand comme s’il risquait de dégainer sa lame et de se battre pour regagner sa liberté.

Moi, tenter un coup d’éclat ? Pas question ! Parbleu ! ne suis-je pas un garçon discret ?

Tout en surveillant les soldats qui ne le quittaient pas des yeux, Rand put enfin étudier le jardin à tête reposée. Avec cette série d’événements hors du commun, quand aurait-il eu le temps de s’y intéresser ?

Maintenant, il remarquait l’herbe verdoyante. Et rien n’aurait pu être plus troublant pour lui.

Dans le jardin, la végétation luxuriante célébrait de fort jolie manière l’arrivée du printemps. Les arbres aux branches lourdes de feuilles ou de fruits, la vigne qui couvrait les tonnelles ; partout où il y en avait, les fleurs qui composaient un véritable arc-en-ciel de couleurs… Rand reconnut certaines espèces également présentes dans sa région – en particulier une série de roses allant du blanc immaculé au rouge foncé, des soir-soleils d’un jaune éclatant, et des gloires d’Emond écarlates ou violettes – mais il n’aurait su dire le nom de la plupart de ces fleurs si exotiques qu’on aurait facilement pu les croire découpées dans du papier, et non sorties de la matrice universelle de la nature.

— Verdoyant…, marmonna Rand en marchant. Verdoyant…

Les soldats murmurèrent entre eux, se demandant s’il fallait s’inquiéter pour la santé mentale du prisonnier. Tallanvor tourna la tête pour les foudroyer du regard, une initiative qui les réduisit illico au silence.

— L’œuvre d’Elaida, fit Gawyn d’un ton absent.

— Et ce n’est pas juste, intervint Elayne. Elle m’a demandé de choisir la seule ferme qu’elle peut faire bénéficier de ce miracle, c’est vrai, mais il reste injuste que nous ayons des fleurs alors que les récoltes sont compromises partout. Des gens risquent de mourir de faim, et nous… (Prenant une grande inspiration, elle se força au calme.) Rand al’Thor, tiens-toi bien, réponds clairement lorsqu’on t’interroge et tais-toi le reste du temps. Si tu calques ton comportement sur le mien, tout ira bien.

Rand aurait donné cher pour partager l’optimisme de la Fille-Héritière. Et il aurait trouvé réconfortant que Gawyn ne tire pas une tête de dix pieds de long. Alors que Tallanvor précédait la petite colonne dans le palais, le jeune berger se retourna une dernière fois, regardant l’herbe verte et les fleurs multicolores fabriquées de toutes pièces par une Aes Sedai pour le plaisir des yeux d’une reine.

Il était dans de sales draps, et pas près de trouver un moyen de s’en sortir…

En livrée rouge à col et à manches de dentelle blanche, un lion rampant brodé à l’emplacement du cœur, les serviteurs allaient et venaient dans les couloirs, concentrés sur des tâches qu’ils étaient les seuls à connaître. Voyant Elayne et Gawyn encadrés comme des criminels par une haie de gardes, les pauvres se pétrifiaient, la bouche grande ouverte.

Dans cette atmosphère tendue et un peu surréaliste, un bon gros matou tigré remontait un couloir, indifférent aux affaires dépourvues d’intérêt des hommes. Cette vision frappa Rand. À Baerlon, il y avait des chats partout, et en particulier dans tous les lieux publics. Depuis son arrivée involontaire au palais, c’était le premier qu’il voyait.

— Vous n’avez pas de rats ? s’étonna-t-il.

Nul ne pouvait échapper à cette infestation.

— Elaida ne les aime pas, répondit distraitement Gawyn. (À l’évidence, il s’inquiétait déjà au sujet de l’imminente entrevue avec la reine.) Donc, nous n’en avons pas…

— Taisez-vous un peu ! lança Elayne, agressive mais aussi distraite, au fond, que son frère. J’essaie de réfléchir.

Rand suivit les évolutions du chat jusqu’à ce qu’il l’ait perdu de vue au détour d’un couloir latéral. Une grande colonie de félins lui aurait remonté le moral. Savoir qu’il y avait quelque chose de normal dans ce palais – même la présence de rats – aurait eu quelque chose de rassurant.

Tallanvor multipliant les tours et les détours, Rand ne fut pas long à perdre tout sens de l’orientation. Pour finir, le jeune officier s’arrêta devant une grande porte à deux battants en bois précieux. Pas la plus somptueuse de toutes, mais tout de même sculptée, les lions rampants représentés avec un incroyable luxe de détails.

Deux serviteurs en grande tenue flanquaient cette entrée.

— Au moins, on nous épargne le hall d’honneur, fit Gawyn avec un petit rire qui sonnait faux. Dans cette salle, mère n’a jamais condamné personne à mort. C’est déjà ça.

Tallanvor fit mine de délester Rand de son arme, mais Elayne s’interposa.

— C’est mon invité, dit-elle. En vertu de nos coutumes, et des lois en vigueur, un invité de la famille royale peut conserver son épée, même en présence de la reine. Oseras-tu m’accuser de mentir quand j’affirme qu’il est mon hôte ?

Tallanvor soutint le regard de la Fille-Héritière, puis il capitula.

— Comme il vous chantera, ma dame…

Elayne eut l’ombre d’un sourire à l’intention de Rand.

— Le premier rang avec moi ! ordonna l’officier. (Il s’adressa aux laquais.) Annoncez à Sa Majesté l’arrivée de dame Elayne et du seigneur Gawyn, accompagnés du lieutenant de la Garde Tallanvor. Précisez que l’intrus, selon les ordres de Sa Grâce, est sous bonne garde.

Elayne foudroya Tallanvor du regard, mais les serviteurs avaient déjà ouvert la porte et l’un d’eux répétait mot pour mot l’annonce en question.

Avec une impressionnante dignité, Elayne franchit les portes. Unique petite fausse note à son entrée spectaculaire, elle fit discrètement signe à Rand de rester le plus près possible derrière elle. Le torse bombé, Gawyn se porta quasiment à hauteur de sa sœur, lui laissant cependant le demi-pas d’avance protocolaire. Ne sachant trop que faire, Rand imita le prince, sur l’autre flanc de la Fille-Héritière.

Tallanvor collait aux basques du jeune berger, et dix soldats entrèrent avec lui avant que la porte se referme en silence.

Sans crier gare, Elayne fit une profonde révérence, le torse incliné, et resta immobile, tenant sa jupe en éventail. D’abord affolé, Rand imita Gawyn et les autres hommes, qui venaient de mettre en terre le genou droit. Inclinant la tête, il se pencha en avant afin d’appuyer contre le sol de marbre les phalanges de sa main droite, et posa la gauche sur la poignée de son arme. N’ayant pas d’épée, Gawyn se contenta de faire de même sur le pommeau de sa dague.

Alors que Rand se félicitait de s’en être si bien tiré, il vit que Tallanvor, la tête encore inclinée, le foudroyait du regard derrière la grille de son casque.

Étais-je censé faire autre chose ?

Mais comment l’officier pouvait-il lui en vouloir d’ignorer les informations qu’on n’avait pas pris la peine de lui délivrer ? Il y avait de quoi s’énerver, non ? Et, d’ailleurs, pourquoi tremblait-il de peur devant les gardes ? Après tout, il n’avait rien fait de mal. Bien sûr, Tallanvor n’était pas responsable de sa terreur, mais ça ne l’empêchait pas de lui en vouloir.

Tout le monde gardait la position, comme si on attendait le dégel. Sans comprendre ce qui se passait, Rand en profita pour étudier la salle. Même la tête baissée, c’était possible, en se contorsionnant un peu. Tallanvor parut encore plus furieux, mais il l’ignora.

À peu près grande comme la salle commune de La Bénédiction de la Reine, la pièce carrée se caractérisait d’abord par ses murs de pierre blanche sculptés – une série de scènes de chasse d’un frappant réalisme. Les tapisseries qui séparaient ces fresques représentaient des champs de fleurs ou de magnifiques oiseaux au plumage multicolore. Tout au fond de la salle, le lion rampant d’Andor était représenté grandeur nature sur deux bannières géantes. Flanquée par ces étendards, une estrade tenait lieu de piédestal au trône doré à l’or fin et richement sculpté de la reine.

Tête nue, un colosse en uniforme rouge de la Garde, quatre nœuds jaunes ornant les épaules de sa cape, se tenait à la droite de Morgase. Des bracelets d’or aux poignets, ce guerrier aux tempes grisonnantes conservait malgré l’âge l’allure d’un roc capable de résister à toutes les tourmentes. Logiquement, ce devait être Gareth Bryne, le capitaine-général – souvent appelé simplement « général » – de la Garde Royale.

Derrière le trône, et sur la gauche, une femme vêtue de soie vert sombre siégeait sur une chaise basse. Si incroyable que cela parût, elle tricotait, fabriquant on ne savait trop quoi avec une pelote de laine noire. Rand pensa d’abord qu’il s’agissait d’une vieille dame. Au second coup d’œil, il lui fut impossible d’attribuer un âge à l’étrange tricoteuse. Qu’elle soit jeune, vieille ou entre deux âges, elle se concentrait sur ses aiguilles comme s’il n’y avait pas, assise à moins de deux pas d’elle, la souveraine d’Andor. Au troisième coup d’œil, Rand put déterminer que c’était une fort jolie femme. Mais quelque chose, dans sa concentration, vous glaçait immédiatement les sangs. À part le cliquetis de ses aiguilles, pas un bruit ne retentissait dans la salle.

Désireux de tout voir, Rand ne put pourtant pas s’empêcher de revenir sans cesse à la femme assise sur le trône, la Couronne de Roses d’Andor sur la tête.

Une très longue étole ornée du lion rampant d’Andor reposait sur sa robe de soie plissée rouge et vert. Lorsqu’elle tapota le bras du général de la main gauche, la bague représentant le Grand Serpent – un reptile qui se mordait la queue – brilla comme un soleil miniature.

Les vêtements, les parures, la couronne, tout était extraordinaire. Pourtant, ce n’était pas ça qui attirait comme un aimant les yeux de Rand, mais la femme qui les portait.

Aussi belle que sa fille, Morgase avait en plus la profondeur que confère la maturité. Son visage, sa silhouette et sa présence emplissaient la salle, occultant les deux personnes qui se tenaient à côté d’elle. À Champ d’Emond, cette jeune veuve aurait dû repousser les assauts de dizaines de prétendants, même si elle avait eu la réputation méritée d’être la pire cuisinière et la plus mauvaise maîtresse de maison de Deux-Rivières. Voyant qu’elle le regardait, la tête légèrement inclinée, Rand eut soudain peur qu’elle soit capable de lire ses pensées.

Juste au moment où je la compare à une villageoise ! Quel crétin je fais !

— Relevez-vous, dit Morgase, sa voix riche et chaude exprimant la même autorité sereine que celle d’Elayne – mais multipliée par cent, au bas mot.

Rand imita ses compagnons et se redressa.

— Mère…, commença Elayne.

Mais la reine lui coupa la parole :

— On dirait que tu as grimpé à un arbre, ma fille…

Elayne retira un morceau d’écorce plaqué à sa robe. Ne sachant où le poser, elle le tint délicatement au creux de sa main.

— En réalité, il semble que tu te sois livrée à des acrobaties pour parvenir à voir Logain – en dépit de mes ordres, faut-il ajouter. Gawyn, tu me déçois… Tu dois apprendre à obéir à ta sœur, c’est vrai, mais aussi à t’opposer à elle afin d’éviter certains désastres.

Morgase jeta un bref coup d’œil à Bryne, qui ne broncha pas, comme s’il ne s’en était pas aperçu. Mais ces yeux-là, se dit Rand, ne devaient rien laisser échapper…

— Ce que je viens de dire, Gawyn, définit très bien la mission du Premier Prince en tant que chef de l’armée andorienne. Si ta formation devient plus prenante, tu auras moins de temps pour laisser ta sœur t’entraîner à faire des bêtises. En conséquence, je demanderai au général de trouver de quoi t’occuper pendant le prochain voyage vers le nord.

Gawyn sautilla d’un pied sur l’autre comme s’il avait du mal à ne pas protester, mais il finit par incliner la tête.

— Mère, dit Elayne, comment m’épargnera-t-il des désastres, s’il n’est plus à mes côtés ? S’il est sorti dans le jardin avec moi, c’était pour me protéger. Mais en quoi jeter un coup d’œil sur Logain était-il un « désastre » ? Presque tous les habitants de Caemlyn l’ont vu de bien plus près que nous.

— La Fille-Héritière n’est pas une citadine comme les autres, sais-tu ? J’ai également vu cet homme de près, et il est très dangereux. Même en cage, et surveillé par des Aes Sedai, il demeure aussi redoutable qu’un loup. J’aurais préféré qu’il reste très loin de notre capitale.

— À Tar Valon, on s’occupera de lui…, dit la tricoteuse sans lever les yeux de son ouvrage. L’essentiel, c’est que la victoire de la Lumière sur les Ténèbres soit connue de tous en Andor. Et que nul n’ignore, Morgase, que le mérite t’en revient en grande partie.

— Peut-être, mais j’aurais mieux aimé qu’il n’approche pas de Caemlyn… Elayne, j’ai bien compris ton petit jeu !

— Mère, je m’efforce à tout moment de t’obéir.

— Vraiment ? Permets-moi de sourire… C’est vrai, tu essaies d’être une fille loyale et dévouée à son devoir. Mais tu passes ton temps à voir jusqu’où tu peux aller. Tu défies en permanence mon autorité, comme je l’ai fait avec ma mère. Une fois sur le trône, cet état d’esprit sera un avantage, mais tu ne m’as pas encore remplacée, mon enfant. Passant outre mes ordres, tu as vu Logain. Réjouis-toi si ça te chante, mais sache que pendant le voyage, ton frère et toi n’aurez pas la permission de l’approcher à moins de cent pas. Si je ne savais pas à quel point tu en baveras à Tar Valon, j’enverrais Lini afin qu’elle te force à obéir. Voilà au moins quelqu’un qui arrive à te faire marcher droit.

Elayne inclina la tête, mais le cœur n’y était visiblement pas.

La tricoteuse assise derrière le trône semblait exclusivement concentrée sur le compte de ses mailles. Pourtant, elle intervint dans le dialogue :

— Au bout d’une semaine, tu désireras rentrer chez ta mère, dit-elle. Et, au bout d’un mois, tu rêveras de t’enfuir avec les Gens de la Route. Heureusement, mes sœurs te tiendront loin des incroyants. Ces choses-là ne sont pas pour toi – pas encore, du moins.

La tricoteuse leva la tête et riva ses yeux sur la Fille-Héritière. Désormais, sa placidité n’était plus qu’un très lointain souvenir.

— Tu as tout ce qu’il faut pour devenir la plus grande reine qu’Andor ait connue. Et peut-être même que tous les royaumes du monde ont connue depuis un millénaire. Nous te formerons pour ça, si tu as le courage requis.

Rand n’eut plus aucun doute : la tricoteuse était bel et bien Elaida, l’Aes Sedai de la reine. Soudain, il se réjouit de ne pas être venu lui demander de l’aide – et qu’importait à quel Ajah elle appartenait ! Pour lui, Moiraine était une main d’acier dans un gant de velours. Cent fois plus dure que sa collègue, Elaida avait dû perdre le gant depuis très longtemps…

— Cela suffit, Elaida, dit Morgase, troublée. Tu lui répètes ce sermon presque tous les jours, mais la Roue tisse comme elle l’entend ! (Elle se tut un moment, dévisageant sa fille.) Passons maintenant à ce jeune homme… (Elle désigna Rand sans daigner le regarder.) Comment est-il entré, pour quoi faire, et pourquoi as-tu raconté à Galad qu’il était ton invité ?

— Puis-je parler librement, mère ? demanda Elayne.

Morgase acquiesçant, la Fille-Héritière raconta tout ce qui s’était passé depuis qu’elle avait vu Rand gravir péniblement la pente. Logiquement, elle aurait dû conclure par un envoi sur la touchante innocence du jeune berger, mais elle opta pour une autre stratégie :

— Mère, tu me répètes sans cesse que je dois connaître mon peuple, du plus puissant au plus humble de ses membres. Mais, chaque fois que je rencontre un de mes sujets, je suis assistée par une dizaine de personnes. Comment me faire une idée par moi-même, dans ces conditions ? En parlant avec ce jeune homme, j’en ai appris très long sur les gens de Deux-Rivières. Ces choses-là ne se trouvent pas dans les livres ! De plus, alors qu’il vient de si loin, il a choisi le rouge alors que presque tous les visiteurs, terrorisés, optent pour le blanc. Mère, je t’implore de ne pas traiter injustement un de tes loyaux sujets – et un garçon qui a éclairé ma lanterne sur une fraction de ton peuple.

— Un loyal sujet venu de Deux-Rivières…, soupira Morgase. Ma fille, tu devrais lire les livres, avant de parler de ce qu’on y trouve ou non… Le territoire de Deux-Rivières n’a plus vu l’ombre d’un collecteur d’impôts depuis six générations. Et en voilà sept, au moins, qu’aucun Garde de la Reine ne s’y est aventuré. Ces braves gens ne doivent même plus savoir qu’ils font partie d’un royaume.

Rand ne put s’empêcher de tressaillir. De fait, il avait été très surpris d’apprendre que son territoire natal appartenait au royaume d’Andor.

Posant son tricot, Elaida se leva, descendit les quelques marches de l’estrade et approcha du jeune berger.

— Tu viendrais de Deux-Rivières ? lança-t-elle. (Elle tendit la main vers la tête de Rand, qui recula vivement.) Avec ces reflets roux dans tes cheveux et des yeux gris ? (Elle laissa retomber sa main.) Les natifs du territoire ont les yeux et les cheveux noirs, et ils sont très rarement de cette taille.

Elle tendit de nouveau la main, assez vivement cette fois pour relever la manche de veste du jeune homme, révélant sa peau pâle, là où elle n’était presque jamais exposée au soleil.

— Et ils ont la peau mate !

Rand dut faire un effort pour ne pas serrer les poings de rage.

— Je suis né à Champ d’Emond, d’une mère venue d’ailleurs, ce qui explique mes yeux gris. Mon père se nomme Tam al’Thor et, comme lui, je suis un berger et un fermier.

Elaida hocha la tête sans cesser de sonder le regard de Rand. Avec une assurance très bien feinte, celui-ci parvint à ne pas baisser les yeux. Il vit que l’Aes Sedai en était surprise, mais elle ne le montra pas plus que ça, tendant de nouveau la main vers lui.

Cette fois, il ne recula pas.

Les doigts de l’Aes Sedai se refermèrent sur le pommeau de son épée. Se raidissant, elle écarquilla les yeux de surprise.

— Un berger de Deux-Rivières avec une épée au héron ? murmura-t-elle.

Curieusement, toute la salle entendit ce soupir qui n’en était pas vraiment un.

Les soldats présents réagirent comme si on venait de leur annoncer l’arrivée imminente du Ténébreux. Dans le dos de Rand, des grincements de cuir et de métal retentirent en même temps que le crissement caractéristique de semelles en cuir sur du marbre.

Du coin de l’œil, Rand vit Tallanvor et un de ses hommes reculer afin d’avoir assez de champ pour dégainer leur épée. À voir leur visage, on devinait qu’ils étaient prêts à mourir les armes à la main. En un éclair, Gareth Bryne vint se placer devant la reine, juste au cas où… Une main sur sa dague, Gawyn aussi se positionna de façon à protéger sa sœur de son corps.

Elayne regarda Rand comme si elle le voyait pour la première fois. Impassible, Morgase serrait cependant plus fort les accoudoirs plaqués d’or de son trône.

Elaida fut la seule à ne pas broncher du tout, comme si elle n’avait rien vu qui sorte de l’ordinaire. Elle retira sa main de l’épée, augmentant encore la tension des soldats.

— À son âge, dit Morgase, il n’a sûrement pas pu mériter une épée au héron. Car, enfin, il n’est pas plus vieux que Gawyn !

— L’arme est bien à lui, dit Gareth Bryne.

La reine se tourna vers lui, très surprise.

— Comment est-ce possible ?

— Je n’en sais rien, Morgase… Il est trop jeune, tu as raison, mais l’épée lui appartient – et il appartient à l’épée. Sonde son regard, vois à quel point il ne fait qu’un avec son arme. Trop jeune ou non, il l’a méritée.

Dès que le général se fut tu, Morgase se tourna vers Rand.

— Comment as-tu eu cette épée, Rand al’Thor du territoire de Deux-Rivières ?

À l’entendre, la reine doutait à la fois du nom et des origines du jeune homme.

— Mon père me l’a donnée, répondit Rand. Elle était à lui, mais il a pensé que j’en aurais besoin dans le grand monde.

— Ce qui nous fait un deuxième berger de Deux-Rivières propriétaire d’une épée au héron, dit Elaida avec un sourire qui fit frissonner Rand. Quand es-tu arrivé à Caemlyn, mon garçon ?

Soudain, Rand en eut assez de raconter la vérité à cette femme qui l’effrayait davantage que tous les Suppôts des Ténèbres qu’il avait croisés. L’heure avait sonné de ne plus jouer cartes sur table.

— Aujourd’hui, dit-il. Ce matin…

— Juste à temps…, souffla l’Aes Sedai. Où es-tu descendu ? N’essaie pas de prétendre que tu n’as pas trouvé de chambre. Tu n’es pas bien fringant, mais on voit que tu as pu te rafraîchir.

La Couronne et le Lion, voilà où je suis descendu… (En cherchant La Bénédiction de la Reine, Mat et lui étaient passés devant cette auberge, située de l’autre côté de la Nouvelle Cité par rapport au fief de maître Gill.) J’ai un lit au grenier…

Rand aurait juré que l’Aes Sedai n’était pas dupe. Pourtant, elle se contenta d’acquiescer.

— Juste à temps, vraiment ! Aujourd’hui, le mécréant est arrivé à Caemlyn. Dans deux jours, il partira pour le Nord, direction Tar Valon, et la Fille-Héritière voyagera dans la même caravane, puisqu’elle doit aller suivre sa formation. Et, comme par hasard, un jeune homme apparaît dans les jardins du palais – un loyal sujet venu de Deux-Rivières, si on l’en croit…

— Je viens de Deux-Rivières ! s’exclama Rand.

Tous les gens importants le regardaient, mais leurs yeux le traversaient comme s’il n’était pas là. En revanche, Tallanvor et ses hommes ne rataient pas un seul froncement de sourcil du prisonnier.

— Ce jeune homme, continua Elaida, raconte une histoire conçue pour éveiller la curiosité d’Elayne et il porte une épée au héron. Pour indiquer son allégeance, il n’arbore pas un brassard ou une cocarde, mais il a emballé son arme dans du tissu rouge qui dissimule le héron. Morgase, que dis-tu de toutes ces coïncidences ?

La reine fit signe au général de s’écarter. Quand ce fut fait, elle dévisagea Rand, l’air troublée. Puis elle parla à Elaida :

— Ton avis ? C’est un Suppôt des Ténèbres ou un partisan de Logain ?

— Le Ténébreux est de plus en plus actif au cœur du mont Shayol Ghul, répondit l’Aes Sedai. Les Ténèbres s’étendent sur la Trame et l’avenir du monde ne tient plus qu’à un fil. Ce garçon est dangereux.

Elayne avança et se jeta à genoux au pied de l’estrade.

— Mère, je t’implore de ne pas lui faire du mal. Si je ne l’en avais pas empêché, il serait reparti sur-le-champ. J’ai insisté pour le soigner. Ce n’est pas un Suppôt des Ténèbres, j’en suis sûre.

Morgase eut un geste apaisant à l’intention de sa fille, mais elle ne quitta pas Rand du regard.

— Est-ce une prédiction, Elaida ? As-tu une vision de la Trame ? Selon ce que tu dis, cela t’arrive aux moments les plus inattendus, et ça disparaît tout aussi brusquement. S’il s’agit d’une prédiction, je te demande de parler clairement. Pour une fois, épargne-nous tes déclarations alambiquées, qu’on sache si tu as dit « oui » ou « non ». Alors, qu’as-tu vu ?

— Voici ce que je prédis, en jurant par la Lumière que je ne peux pas m’exprimer plus clairement. À partir de ce jour, Andor avance sur un chemin où règnent la douleur et la dissension. Les Ténèbres deviendront encore plus épaisses, et j’ignore si la Lumière réapparaîtra un jour. Là où le monde a naguère versé une larme, il en versera désormais mille. Voilà ce que je prédis.

Un long silence ponctua cette déclaration, seulement brisé par le soupir qu’exhala Morgase – un peu comme si c’était le dernier.

Les yeux toujours rivés dans ceux de Rand, Elaida reprit la parole, si bas qu’il put à peine entendre ce qu’elle disait alors que moins d’un pas les séparait.

— Voici ce que je prédis aussi : la douleur et la dissension s’abattront sur le monde entier, et cet homme sera au cœur de tout. Obéissant à la reine, j’ai dit les choses clairement.

Rand eut l’impression que ses pieds avaient pris racine dans le marbre, la raideur et la froideur de la pierre remontant peu à peu le long de son échine. Personne d’autre ne pouvait avoir entendu. Mais l’Aes Sedai le dévisageait toujours, et il avait très bien compris ses propos.

— Je suis un berger, dit-il assez fort pour que chacun capte le message. Un berger originaire de Deux-Rivières.

— La Roue tisse comme elle l’entend, souffla Elaida.

Avec une pointe d’ironie ? Peut-être, mais Rand n’aurait su le jurer.

— Seigneur Gareth, dit Morgase, il me faut l’avis de mon général.

Le colosse secoua la tête.

— Elaida Sedai dit que ce garçon est dangereux. Si elle pouvait être plus précise, je te conseillerais de convoquer le bourreau. Mais que nous apprend-elle de bien nouveau ? Qu’a-t-elle « vu » qui ne nous crève pas déjà les yeux ? Dans le royaume, le dernier fermier pourrait nous dire que tout va de mal en pis, et sans avoir besoin de vision. Pour ma part, je crois que ce garçon est là par hasard – un hasard malheureux pour lui, je dois le dire… À toutes fins utiles, on devrait le jeter en prison et l’y garder jusqu’à ce que dame Elayne et le seigneur Gawyn soient loin d’ici. Ensuite, on lui rendra la liberté. Sauf si tu as davantage à nous révéler sur lui, Elaida…

— J’ai dit tout ce que j’ai vu dans la Trame, capitaine-général.

Elle fit un sourire sans joie à Rand, le défiant de dire à haute voix qu’elle mentait.

— Quelques semaines de geôle ne lui feront pas de mal, et ça me donnera une occasion d’en apprendre plus. Qui sait ? d’autres prédictions sont peut-être encore à venir.

Rand capta parfaitement la menace et frémit de la tête aux pieds.

Morgase réfléchit, le menton appuyé sur sa main et le bras reposant sur un accoudoir de son trône. Sous son regard d’acier, Rand aurait sûrement tressailli si les yeux d’Elaida, toujours braqués sur lui, ne l’avaient pas tétanisé.

— La suspicion se répand comme une peste dans Caemlyn, et peut-être dans tout le royaume. La peur et la délation, ces deux vieilles complices… Des femmes dénoncent leurs voisins, les accusant d’être des Suppôts des Ténèbres. Des hommes dessinent le Croc du Dragon sur la porte de gens qu’ils connaissent depuis des années. Je ne participerai pas à cette folie.

— Morgase…, commença Elaida.

Mais la reine lui fit signe de se taire.

— Je ne participerai pas à cette folie ! Lorsque je suis montée sur le trône, j’ai juré que la justice serait pour les humbles la même que pour les puissants. Je tiendrai parole, même si je suis la dernière, en Andor, à me rappeler le sens du mot « justice ». Rand al’Thor, jures-tu au nom de la Lumière que ton père, un berger de Deux-Rivières, t’a donné ton épée au héron ?

Rand dut s’humidifier la bouche avant de parler :

— Je le jure…

Se souvenant soudain d’où il était, il ajouta :

— Ma reine…

Gareth fronça les sourcils, mais Morgase ne s’offusqua pas de cette entorse au protocole.

— As-tu escaladé le mur pour mieux voir le faux Dragon ?

— Oui, ma reine.

— Veux-tu nuire au trône d’Andor, à ma fille ou à mon fils ?

— Je ne veux nuire à personne, ma reine, et surtout pas aux vôtres.

— Dans ce cas, Rand al’Thor, je te ferai bénéficier de ma justice. Primo, parce que j’ai sur Gareth et Elaida l’avantage d’avoir entendu l’accent de Deux-Rivières quand j’étais jeune. Tu n’as pas les caractéristiques physiques, c’est vrai, mais le « parler » est plus vrai que nature. Secundo, aucun garçon ayant tes cheveux et tes yeux ne prétendrait être de Deux-Rivières si ce n’était pas vrai ! C’est comme l’histoire de l’épée : trop invraisemblable pour être un mensonge. Tertio, la petite voix qui me souffle qu’un mensonge énorme passe mieux qu’une menterie vénielle… Eh bien, cette voix ne prouve rien. En revanche, les lois que j’ai moi-même édictées m’obligent à te rendre la liberté. Mais prends garde à ce que tu fais, Rand al’Thor. Si on te retrouve dans mon palais, ou dans ses jardins, tu ne t’en tireras pas à si bon compte.

— Merci, ma reine, croassa Rand.

Le mécontentement d’Elaida, furieuse, dégageait presque de la chaleur, comme un incendie.

— Tallanvor, dit Morgase, escorte ce… hum… l’invité de ma fille hors du palais, et traite-le avec tous les égards. Maintenant, que tout le monde se retire, à part Elaida Sedai et le seigneur Gareth. Je dois décider que faire au sujet des Capes Blanches qui rôdent en ville.

Tallanvor et ses hommes lâchèrent à contrecœur la poignée de leur épée. Malgré leur hostilité, Rand se réjouit de les voir se mettre en formation autour de lui, l’officier ouvrant la marche vers la sortie. Le regard toujours braqué sur Rand, Elaida prêtait une oreille discrète aux propos de la reine.

Que me serait-il arrivé si Morgase n’avait pas retenu l’Aes Sedai ?

À cette idée, le jeune berger regretta que les soldats avancent si lentement. De manière plutôt surprenante, Elayne et Gawyn échangèrent quelques mots devant la porte, puis ils vinrent flanquer Rand. Très étonné lui aussi, Tallanvor les regarda, puis jeta un coup d’œil à la porte déjà refermée.

— Ma mère, dit Elayne, a ordonné qu’il soit escorté hors du palais avec tous les égards dus à un invité. Qu’attends-tu, Tallanvor ?

Le jeune officier regarda encore la porte derrière laquelle Morgase s’entretenait avec ses conseillers.

— Nous y allons, ma dame !

Il ordonna à ses hommes d’avancer – mais ils s’étaient déjà mis en chemin.

Les beautés du palais passèrent largement au-dessus de la tête de Rand, car son cerveau était en ébullition.

« Tu n’as pas les caractéristiques physiques… »

« Cet homme sera au cœur de tout… »

Quand la petite colonne s’immobilisa, Rand sursauta, surpris de se trouver dans la cour d’honneur, devant le palais, tout près du portail qu’il avait vu de l’extérieur. Les lourdes portes ne seraient certainement pas ouvertes pour laisser passer un seul homme, même s’il était l’invité de la Fille-Héritière. Sans un mot, Tallanvor retira la barre de sécurité du portillon ménagé dans un des battants principaux.

— La coutume est d’accompagner les invités jusqu’au portail, dit Elayne, mais sans les regarder s’éloigner. Car il faut se souvenir du plaisir qu’on a pris en leur compagnie, pas du triste moment de leur départ.

— Merci, ma dame, dit Rand. (Il tapota le foulard, autour de sa tête.) Merci pour tout… Sur le territoire de Deux-Rivières, la coutume est qu’un invité apporte un petit cadeau. Désolé, mais je n’ai rien… (Rand ne put s’empêcher d’exprimer sa frustration.) Au moins, j’aurai été un bon sujet d’étude sur les gens de Deux-Rivières.

Elayne eut un sourire désarmant.

— Si pour plaider ta cause j’avais dit à mère que je te trouve mignon, elle t’aurait fait jeter en prison. Prends soin de toi, Rand al’Thor.

Bouche bée, Rand regarda la jeune fille s’éloigner. Une version juvénile de la beauté et de la grâce de Morgase…

— Inutile d’engager une joute verbale avec elle, dit Gawyn, souriant, parce qu’on est perdant à tous les coups.

Rand acquiesça distraitement.

« Mignon » ! La Fille-Héritière du trône d’Andor !

Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Puis il remarqua que le prince n’était toujours pas parti, comme s’il attendait quelque chose.

— Mon seigneur, quand j’ai dit que je viens de Deux-Rivières, vous n’avez pas caché votre surprise. Votre mère, le général Gareth et Elaida Sedai… (Rand frissonna à la seule évocation de la tricoteuse.) Eh bien, ils ont tous…

Le jeune berger ne put pas aller plus loin. Pourquoi s’était-il engagé sur ce chemin glissant ?

Même si je ne suis pas né sur le territoire, je reste le fils de Tam al’Thor.

Gawyn hocha la tête comme si c’était exactement ça qu’il attendait. Pourtant, il hésitait à répondre. Rand voulut parler pour retirer sa question implicite, mais son compagnon le devança :

— Avec un shoufa autour de la tête, on jurerait que tu es un Aiel, mon ami. C’est étrange, puisque mère affirme que tu parles comme un garçon de Deux-Rivières. J’aurais aimé que nous ayons le temps de faire plus ample connaissance. Prends soin de toi, Rand al’Thor.

Un Aiel ?

Rand regarda le prince s’éloigner, mais un raclement de gorge de Tallanvor lui rappela soudain où il était. Confus, il franchit le portillon, l’officier manquant le lui refermer sur les mollets tant il se précipita.

Le bruit de la barre qu’on remettait en place indiquait à quel point Rand n’avait pas été le bienvenu…

La place ovale qui faisait face au palais était déserte, à présent. Les soldats, les trompettes et les joueurs de tambour s’étaient volatilisés, comme la foule de curieux. Il ne restait plus rien de l’excitation des heures précédentes, sinon le bruit de civières qu’on traînait sur les pavés et l’écho des pas de quelques traînards qui se hâtaient de retourner à leurs occupations.

Rand ne put voir s’ils arboraient du rouge ou du blanc.

Un Aiel ?

S’ébrouant, il s’avisa qu’il était planté devant le portail du palais, soit exactement à l’endroit où Elaida n’aurait aucun mal à le retrouver dès qu’elle en aurait terminé avec la reine. Resserrant les pans de sa cape, il traversa la place et s’engagea à vive allure dans les rues de la Cité Intérieure.

Il se retourna souvent pour voir si on le suivait mais, avec ces voies circulaires, ce n’était pas probant. Cela dit, il sentait toujours le regard d’Elaida peser sur lui, comme si elle pouvait le traquer à distance.

Au moment où il franchit les portes de la Nouvelle Cité, il ne put s’empêcher de se mettre à courir.

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