49 Le Ténébreux frémit

Les premières lueurs de l’aube réveillèrent Rand en sursaut. Les yeux encore lourds de sommeil, et agacés par la lumière pourtant pâlichonne, il regarda autour de lui, sondant les quatre points cardinaux de la Flétrissure. Même à une heure si précoce, la chaleur écrasait impitoyablement le paysage. Se tournant sur le dos, la tête bien calée par sa couverture transformée en oreiller, le jeune berger contempla le ciel. Toujours d’un bleu très pur, il n’était pas touché par la désolation ambiante, et ça avait quelque chose de rassurant.

Rand fut très surpris de constater qu’il avait fini par s’endormir. Un instant le souvenir d’une conversation flotta dans son esprit comme les lambeaux d’un rêve. Mais il ne s’agissait pas d’un songe. Assise en tailleur, les yeux cernés, Nynaeve n’avait à l’évidence pas fermé l’œil de la nuit. Lan non plus, probablement, et il arborait de nouveau son fameux masque de pierre – plus dur que jamais, comme s’il n’avait plus l’intention de s’en départir.

Soucieuse, Egwene alla s’asseoir près de la Sage-Dame. Trop bas pour que Rand puisse entendre, la jeune fille parla à l’oreille de son amie, qui l’écouta puis secoua la tête. Egwene ajouta alors quelque chose, s’attirant en guise de réponse un geste agacé de la main. Au lieu de s’éloigner, comme Nynaeve l’y incitait, la jeune fille se pencha davantage et murmura de nouveau à l’oreille de la Sage-Dame.

Nynaeve écouta, secoua de nouveau la tête, puis… éclata de rire, enlaça sa jeune compagne et lui adressa à son tour quelques mots de réconfort. Soulagée, Egwene se leva et en profita pour foudroyer du regard le Champion.

Celui-ci ne s’en aperçut pas, car il évitait soigneusement de tourner la tête vers les deux femmes.

Mélancolique, Rand rassembla ses affaires, puis il fit un brin de toilette avec le peu d’eau que Lan allouait chaque matin à cette activité.

Les femmes avaient-elles le don de lire dans l’esprit des hommes ? se demanda-t-il tout en faisant ses ablutions. C’était une pensée dérangeante, et pourtant…

Toutes les femmes seraient plus ou moins des Aes Sedai…

Se disant que la Flétrissure était en train de le rendre un peu fou, Rand se rinça la bouche puis alla seller son cheval.

La disparition du camp, dès qu’il fut sorti du champ d’action de la protection mise en place par Moiraine, le déconcerta de nouveau. Mais, quand il eut fini de harnacher Rouquin, il constata que tout était redevenu normal au sommet de la colline. Et, dans le camp, tout le monde se dépêchait…

Les sept tours en ruine étaient toujours là, énormes monticules de gravats qui témoignaient pourtant, si peu que ce fût, d’une ancienne et formidable grandeur. Les innombrables lacs, d’un bleu limpide, ne laissaient apercevoir aucun monstre. Quand on les regardait ainsi, en même temps que les tours détruites, on parvenait presque à oublier les immondices qui grouillaient tout autour de la colline.

Sans donner l’impression que ce soit délibéré, Lan ne tourna jamais la tête vers les ruines. Mais, comme pour Nynaeve, il ne pouvait pas s’agir d’un hasard…

Lorsque le site eut été consciencieusement nettoyé, les paniers fixés de nouveau sur le dos du cheval de bât, alors que tous ses compagnons étaient déjà en selle, Moiraine se campa au centre du camp, ferma les yeux et se pétrifia comme si elle avait cessé de respirer. Pour Rand, il ne se passa rien de particulier, n’était que Nynaeve et Egwene se mirent à trembler et à se frotter vigoureusement les bras malgré la chaleur. Puis les mains de la jeune fille s’immobilisèrent, et elle regarda la Sage-Dame, ouvrant la bouche pour parler.

Cessant aussi de se masser les bras, Nynaeve intima du regard le silence à sa protégée. Puis les deux femmes se dévisagèrent longuement jusqu’à ce qu’Egwene sourie et hoche la tête. Quelques instants plus tard, Nynaeve l’imita, même si son sourire parut beaucoup plus forcé.

Rand se passa la main dans les cheveux, les trouvant déjà tout poisseux de sueur. Quelque chose lui disait qu’il aurait dû comprendre au moins en partie le dialogue muet des deux jeunes femmes de Champ d’Emond. Hélas, il ne parvint pas à mettre le doigt sur ce qui aurait dû être une évidence.

Moiraine ouvrit enfin les yeux et les baissa sur le pied de la colline.

— Voilà, j’ai effacé les dernières traces de ce que j’ai fait ici hier soir… Tout se serait volatilisé en moins d’une journée, mais j’ai refusé de prendre le moindre risque inutile. Nous sommes trop près du cœur des Ténèbres pour jouer à des jeux dangereux. Lan, nous y allons ?

Le Champion attendit que l’Aes Sedai soit en selle, puis il prit la direction du nord, vers les lointaines montagnes de la Damnation. Même par une matinée claire, les pics demeuraient sinistres et sans vie. Telle une muraille, ils barraient l’horizon d’est en ouest – et aussi loin que le regard pouvait porter.

— Moiraine Sedai, demanda Egwene, atteindrons-nous aujourd’hui l’Œil du Monde ?

L’Aes Sedai coula un regard à Loial.

— J’espère bien… La fois précédente, il était au pied des montagnes, de l’autre côté, une fois les hautes passes traversées.

— Loial dit que l’Œil se déplace, rappela Mat. Que ferez-vous s’il n’est pas là où vous le pensez ?

— Nous continuerons à chercher, voilà tout… L’Homme Vert sent le besoin des gens… Et le nôtre, parce qu’il est l’unique espoir du monde, ne passera pas inaperçu, vous pouvez me croire…

En approchant des montagnes, la petite colonne entra dans la véritable Flétrissure. Alors qu’elles étaient tachées de jaune et de noir, jusque-là, les feuilles complètement pourries tombaient d’elles-mêmes des branches sous le poids de la moisissure qui les rongeait. Rachitiques et ratatinés, les arbres levaient faiblement leurs branches vers le ciel, comme s’ils imploraient une entité qui refusait obstinément de les entendre. De leur tronc à l’écorce blessée sourdait une sève qui évoquait irrésistiblement du pus. Comme s’ils ne s’accrochaient plus à rien de solide, l’onde de choc du passage des chevaux faisait trembler sur leur base ces grotesques caricatures de végétaux.

— On dirait qu’ils veulent nous attraper, dit Mat d’une voix blanche.

Nynaeve le foudroyant du regard, il ajouta, sur la défensive :

— Ils ont vraiment l’air de nous en vouloir, non ?

— Et c’est la stricte vérité, pour certains…, dit soudain Moiraine, le regard plus dur que celui de Lan. Mais ils ne voudraient de moi sous aucun prétexte, et ma présence vous protège tous.

Mat eut un rire étranglé, comme si la plaisanterie ne l’amusait pas vraiment.

Rand n’aurait pas juré qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

Nous sommes dans la Flétrissure, après tout… Cela dit, les arbres sont incapables de bouger. Et, même s’ils le pouvaient, que feraient-ils d’un être humain ? Notre imagination nous joue des tours, et Moiraine tente de nous empêcher de sombrer dans le délire.

Rand se pétrifia soudain. L’arbre qu’il surveillait du coin de l’œil, à vingt pas de là, venait de frémir, et ce n’était pas une illusion. Dans l’état où était le végétal, bien malin qui aurait pu dire à quelle variété il appartenait…

Sous les yeux ébahis de Rand, l’arbre bougea de nouveau. Cette fois, il ne frémit pas, mais se balança d’avant en arrière… puis se plia en deux, sa cime touchant presque le sol. Un cri inhumain retentit alors que l’arbre se redressait, « serrant » entre ses branches une silhouette sombre qui se débattait en hurlant à la mort.

Les sangs glacés, le jeune berger tenta d’éloigner Rouquin des arbres, mais il y en avait partout, et c’était une mission impossible. Alors que les arbres, des deux côtés de la route, s’animaient à leur tour, la monture de Rand écarquilla les yeux de terreur. Tous les autres cavaliers ayant réagi comme le jeune berger, les chevaux se percutèrent avant d’adopter une formation serrée comme on n’en avait sans doute jamais vu.

— Ne vous arrêtez pas…, ordonna Lan en dégainant son épée. (Avant le départ, il avait enfilé sa tunique gris et vert composée de plates de fer, et il portait désormais des gantelets de combat.) Restez près de Moiraine Sedai !

Le Champion orienta son cheval dans la direction opposée à celle où se dressait l’arbre chasseur. Avec sa cape aux couleurs fluctuantes, il ne tarda pas à sortir du champ de vision de ses amis.

— Regroupez-vous autour d’Aldieb, dit très calmement Moiraine. Et restez aussi près que possible de moi tout au long du chemin.

Un rugissement monta de l’endroit que Lan était parti explorer. Puissant et impérieux, ce cri fit bruire les feuilles et ébranla le tronc des arbres les plus faibles.

— Lan…, gémit Nynaeve, il…

L’horrible hurlement retentit de nouveau, forçant la Sage-Dame au silence. Désormais, en plus d’exprimer de la souffrance, l’appel déchirant charriait un sentiment nouveau : la peur à l’état brut.

Puis le silence revint aussi vite qu’il était parti.

— Lan est assez grand pour s’occuper de lui-même, dit Moiraine à la Sage-Dame. Avance, Nynaeve !

Le Champion jaillit soudain de l’ombre des arbres, tenant son épée à bonne distance de son corps et du flanc de sa monture. Du sang noir souillait la lame et une fumée âcre s’en élevait. Très calme, Lan sortit un chiffon de ses sacoches de selle, essuya la lame sur toute sa longueur et l’étudia attentivement. Quand il fut certain qu’il ne restait pas de souillure, Lan lâcha le chiffon, qui se volatilisa avant même d’avoir touché le sol.

Dans un parfait silence, une créature immense jaillit à son tour des arbres. Le Champion fit volter Mandarb, afin qu’il puisse accueillir le monstrueux intrus avec une des ruades dont il avait le secret, mais le destrier n’eut jamais à porter le premier coup de la contre-attaque.

La flèche décochée par Mat transperça l’œil unique de la créature tellement difforme qu’on voyait avant tout sa gueule répugnante généreusement garnie de crocs.

Battant des bras, le monstre s’écroula, raide mort.

En le dépassant, Rand ne put s’empêcher de baisser les yeux sur l’agresseur défunt. Le corps couvert de poils très longs, la créature avait une multitude de pattes qui venaient se souder selon des angles bizarres au corps de leur propriétaire. Celles qui s’accrochaient à son dos ne devaient pas être d’une grande utilité pour marcher, mais les griffes acérées qui les prolongeaient se révélaient sûrement précieuses quand il était question de déchiqueter une proie.

— Une bonne flèche, paysan, dit Lan, ses yeux se détachant déjà de la créature morte pour repérer de nouveaux dangers dans la forêt redevenue silencieuse.

— Ce monstre n’aurait pas dû approcher tant d’une Aes Sedai susceptible d’entrer en contact avec la Source Authentique, dit Moiraine.

— Agelmar a dit que la Flétrissure « s’agite », rappela Lan. Peut-être parce qu’elle sait qu’un Lacis est en cours de tissage sur la Trame.

— Au galop ! cria Moiraine en talonnant sa jument. Il faut traverser les passes le plus vite possible.

À l’instant même où Moiraine lançait cet ordre, la Flétrissure se déchaîna contre les voyageurs. Se fichant que l’Aes Sedai puisse entrer en contact avec la Source Authentique, les arbres se penchèrent en avant, tentant de se saisir de leurs proies.

Son épée se matérialisant dans sa main sans qu’il ait eu conscience de la dégainer, Rand frappa sans relâche et la lame au héron tailla impitoyablement les branches corrompues et maléfiques. Les moignons se retiraient avec des grincements très semblables à des cris, mais ils étaient aussitôt remplacés par une nouvelle horde de tentacules végétaux visant à s’enrouler autour du cou, des bras et de la taille de Rand.

Un rictus haineux sur les lèvres, le jeune berger invoqua le vide et le trouva presque aussitôt dans le sol dur comme la pierre de sa terre natale, le territoire de Deux-Rivières.

— Manetheren ! cria-t-il aux arbres, si fort que sa gorge lui fit mal. Manetheren ! Manetheren !

L’épée au héron sembla soudain frapper deux fois plus vite et deux fois plus fort.

Dressé sur ses étriers, Mat décochait flèche sur flèche aux créatures contrefaites qui jaillissaient d’entre les arbres et tentaient de déferler sur les voyageurs. Alors que ses cibles tombaient comme des mouches, mordant ou griffant la hampe des projectiles qui les tuaient, Mat lui aussi semblait plongé dans un lointain passé.

Carai an Caldazar ! cria-t-il en armant son arc, la corde venant se plaquer contre sa joue. Carai an Ellisande ! Al Ellisande ! Mordero daghain pas duente cuebiyar ! Al Ellisande !

Perrin était également dressé sur ses étriers. Silencieux et sinistre, il avait pris la tête de la colonne et lui ouvrait un chemin à travers le rideau de végétation et de chair monstrueuse qui entendait lui barrer le passage. Les arbres et les monstres tombaient sous les coups précis de l’apprenti forgeron. Ses yeux jaunes brillants de férocité effrayant les agresseurs au moins autant que les sifflements mortels du tranchant de sa hache, Perrin ne se laissait arrêter par rien, forçant son cheval à avancer sans relâche.

Des lances de feu jaillissaient des mains de Moiraine. Chaque fois qu’elles faisaient mouche, un arbre se consumait en quelques secondes ou un monstre, enveloppé de flammes, était contraint de se frapper avec ses mains humaines pour éteindre l’incendie qui le dévorait. Comme c’était impossible, les ignobles créatures finissaient par s’arracher la peau avant de mourir.

Infatigable, Lan chargeait les arbres, sa lame tranchant sans discrimination les branches et les membres de chair et de sang. Chaque fois qu’il revenait d’un de ces assauts, le Champion portait une nouvelle entaille sur son armure et dans sa chair. Également blessé, Mandarb avait les flancs couverts de sang.

À chaque occasion, l’Aes Sedai interrompait son tir de barrage pour poser les mains sur les plaies de l’homme et du destrier, les guérissant instantanément et laissant sur leur peau des traces de sang qui ne signifiaient plus rien.

— Mes lances de feu sont des signaux pour les Blafards ! cria l’Aes Sedai. Nous devons filer d’ici au plus vite !

Sans le combat que se livraient les arbres et les monstres pour la possession du gibier – un conflit annexe qui faisait autant de victimes que le principal –, Rand n’aurait pas misé un sou sur les chances de survie de son groupe. Et, même ainsi, il n’était pas très rassuré sur la suite des événements.

Mais tout changea en quelques secondes. Après qu’un cri haut perché eut retenti dans le dos des voyageurs, à une bonne distance, les monstres se pétrifièrent et les arbres cessèrent de zébrer l’air comme la lanière d’un fouet. Aussi abruptement qu’elles étaient apparues, les créatures de chair battirent en retraite dans la forêt et furent avalées par ses ombres.

Le cri retentit de nouveau, grinçant comme s’il sortait de la cornemuse fendue d’un berger. Un chœur de hurlements identiques lui répondit, signalant la présence d’une bonne demi-douzaine de créatures inconnues.

— Des vers, dit Lan, dissipant le mystère. (Loial ne put retenir un gémissement.) Ils nous procurent un répit, mais j’ignore s’il sera suffisant… (Il tenta d’évaluer la distance qui les séparait encore des montagnes.) Dans la Flétrissure, peu de créatures acceptent d’affronter un ver si elles peuvent l’éviter. (Il talonna Mandarb.) Au galop !

La colonne traversa ventre à terre le paysage désolé qui semblait bel et bien mort, si on oubliait le concert de cris, loin derrière les fugitifs.

— Nos agresseurs ont eu peur de quelques vers ? s’écria Mat.

Secoué sur sa selle comme un prunier, il tentait de remettre son arc en bandoulière.

— Contre un ver, dit Lan avec un étrange respect dans la voix, même un Blafard peut s’estimer chanceux de s’en tirer vivant. Et nous avons toute une meute à nos trousses ! Galopez, bon sang ! galopez !

Les pics étaient beaucoup plus proches, désormais. Environ une heure de cheval, au rythme que le Champion imposait.

— Les vers ne vont-ils pas nous suivre dans la montagne ? demanda Egwene, le souffle court.

Lan eut un rire sans joie.

— Non, aucun risque, répondit Loial. Ils ont peur des créatures qui vivent dans les hautes passes.

Rand aurait donné cher pour que l’Ogier s’abstienne de jouer à ce petit jeu. À l’évidence, il en savait plus long sur la Flétrissure que tous les voyageurs – à part Lan – même si c’étaient des connaissances livresques acquises dans la douce quiétude d’un Sanctuaire.

Mais pourquoi passe-t-il son temps à nous rappeler que le pire est encore à venir ?

Alors que les sabots des chevaux écrasaient l’herbe pourrie et faisaient exploser des racines gonflées de pus, Rand remarqua que les arbres, désormais, ne frémissaient même plus lorsqu’ils passaient sous leurs branches tordues. Devant les fugitifs, les montagnes de la Damnation se dressaient comme une muraille noire presque assez proche pour qu’on puisse la toucher en tendant le bras – une illusion, bien sûr.

Les cris flûtés devenaient de plus en plus forts et clairs. Des bruits mous répugnants les accompagnaient, semblables à ceux que produisaient les sabots, mais en beaucoup plus puissant. À croire que des arbres entiers étaient broyés par des corps gigantesques qui glissaient lentement sur eux.

Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. À l’endroit du combat contre les arbres et les monstres, les cimes oscillaient comme de l’herbe foulée par un promeneur.

Soudain, le sol s’inclina très nettement sous les jambes de Rouquin. La colonne venait de s’engager sur le contrefort des montagnes…

— Nous n’y arriverons pas, lança Lan, très calme. (Il n’avait pas ralenti, mais son épée était pourtant revenue comme par miracle dans sa main.) Moiraine, sois vigilante dans les hautes passes, et tu t’en sortiras vivante.

— Non, Lan ! cria Nynaeve.

— Silence, gamine ! rugit Moiraine. Personne ne peut arrêter une meute de vers, Lan, pas même toi ! Je refuse que tu restes en arrière. Et, devant l’Œil, j’aurai besoin de toi !

— Des flèches ? proposa Mat, haletant.

— Les vers ne les sentiraient même pas ! cria le Champion. Pour s’en débarrasser, il faut les tailler en pièces. Ils n’ont aucune sensation, à part la faim et parfois la peur.

Serrant les genoux aussi fort que possible, Rand fit quelques mouvements avec ses bras afin de dénouer les muscles de ses épaules. La poitrine prise dans un étau, il avait peine à respirer et toute sa peau lui faisait mal, comme si elle recevait sans cesse des coups d’épingle chauffée au rouge.

Devant lui, la Flétrissure avait cédé la place aux contreforts des montagnes. De sa position, le jeune berger distinguait la route sinueuse qu’ils allaient devoir emprunter pour atteindre la première passe qui fendait en deux la roche noire comme si on l’avait frappée avec une hache géante.

Par la Lumière ! qu’est-ce qui peut bien être capable, là-haut, d’effrayer ce que nous avons combattu ou fui en bas ? Lumière, aide-moi, je n’ai jamais eu si peur de ma vie ! Je ne veux pas aller plus loin ! Non, pas plus loin !

Cherchant la flamme et le vide, le jeune berger recouvra assez de lucidité pour se moquer de lui-même.

Espèce d’imbécile ! Abruti mort de peur ! Tu ne peux ni rester où tu es ni revenir sur tes pas. Et veux-tu laisser Egwene affronter le danger sans toi ?

Le vide se déroba, explosant en un millier d’éclats lumineux une fraction de seconde après s’être formé. Le phénomène se reproduisit plusieurs fois, déversant dans la moelle des os de Rand une telle douleur qu’il eut l’impression de brûler de l’intérieur.

Lumière, aide-moi, je ne peux plus continuer ! Au secours !

Rand s’apprêtait à tirer sur les rênes de Rouquin – pour faire demi-tour et affronter les vers, ou tout ce qui pouvait l’attendre en arrière – lorsque le paysage changea radicalement.

Entre la pente d’une butte et celle d’une autre, la Flétrissure s’était volatilisée !

Désormais, des feuilles d’un vert parfait couvraient les branches en pleine santé et des fleurs sauvages composaient une mosaïque de couleurs sur le sol devenu un tapis d’herbe grasse agitée par une douce brise. Accompagnés par le bourdonnement des abeilles et les trilles des oiseaux, des papillons voletaient de bourgeon en bourgeon.

Stupéfié, Rand galopa encore un peu avant de s’aviser que tous les autres s’étaient arrêtés. Des plus en plus étonné, il tira sur les rênes de Rouquin et regarda derrière lui. Les yeux d’Egwene lui sortaient de la tête et Nynaeve en restait bouche bée.

— Nous sommes en sécurité, annonça Moiraine. C’est le refuge de l’Homme Vert, et l’Œil du Monde n’est pas loin. Rien de ce qui grouille dans la Flétrissure ne peut entrer ici.

— Ce ne devait pas être de l’autre côté des montagnes ? marmonna Rand. (Il voyait toujours la muraille noire, devant lui, et distinguait les hautes passes.) Moiraine Sedai, vous avez dit que c’était après les passes !

— Cet endroit, dit soudain une voix grave montant d’un bosquet, est toujours… là où il est. La seule chose qui change, c’est la localisation de ceux qui ont besoin de lui.

Un géant sortit du couvert des arbres. Presque deux fois plus grand que Loial, cet être aux contours humains était entièrement composé de lianes, de vignes et de feuilles verdoyantes et pleines de vigueur.

Sa longue chevelure – de l’herbe printanière, bien entendu – cascadait sur ses épaules d’un vert plus sombre. En guise d’yeux, il arborait deux noisettes géantes et des glands tenaient lieu d’ongles à ses doigts. Vêtu d’une tunique et d’un pantalon composés de feuilles, il portait aux pieds une paire de bottes en écorce. Des papillons tournaient autour de lui, frôlant ses mains, ses épaules et son visage. Un seul détail détonnait dans toute cette verdoyante perfection. Une profonde fissure qui courait sur sa joue et sa tempe, atteignant le sommet de son crâne. Dans cette balafre, les vignes et les feuilles étaient jaunies et ratatinées.

— L’Homme Vert…, souffla Egwene.

L’être fabuleux sourit. Un instant, il sembla que les oiseaux chantaient plus fort.

— Bien entendu que c’est moi, qui d’autre vivrait ici ? (Les yeux-noisettes se posèrent sur Loial.) Je suis content de te voir, petit frère. Avant, beaucoup de tes semblables venaient me rendre visite, mais ils se font très rares, de nos jours.

Loial descendit de son gigantesque cheval et fit une profonde révérence.

— Te rencontrer est un honneur, Frère de l’Arbre. Tsingu ma choshih, Tingshen.

Toujours souriant, l’Homme Vert posa un bras sur les épaules de l’Ogier. À côté de Loial, on eût dit un homme près d’un petit garçon.

— Pas de protocole entre nous, petit frère… Nous chanterons ensemble les Chansons de l’Arbre en nous souvenant des bosquets et de la joie du Sanctuaire – sans céder pour autant au Mal du Pays. (L’Homme Vert étudia les autres voyageurs, qui mettaient pied à terre, et ses yeux s’attardèrent sur Perrin.) Un Frère du loup ! Les anciens temps reviendraient-ils pour de bon ?

Rand tourna la tête vers Perrin. Histoire de se dissimuler, ce dernier plaça son cheval entre l’Homme Vert et lui, puis il se pencha pour faire mine de vérifier le harnais de selle.

— Tu portes de bien étranges vêtements, Fils du Dragon ! lança soudain l’Homme Vert. (Saisi de stupeur, Rand mit un moment à comprendre que cette remarque s’adressait à lui.) La Roue a-t-elle tellement tourné ? Le Peuple du Dragon en est-il revenu au Premier Pacte ? Mais tu as une épée… C’est plus que déconcertant, je dois l’avouer…

Avant de pouvoir répondre, Rand dut s’humidifier les lèvres du bout de la langue.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Qu’est-ce que ça veut dire ?

L’Homme Vert toucha du bout des doigts sa balafre. Un instant, il sembla totalement perdu.

— Je… eh bien, je n’en sais rien. Mes souvenirs sont confus et ce qu’il en reste est constellé de trous comme une feuille attaquée par des chenilles. Pourtant, je suis sûr que… Non, ça ne me revient pas ! Mais tu es le bienvenu ici, mon garçon. Quant à toi, Moiraine Sedai, je suis très surpris de te voir. Lorsque cet endroit fut conçu, on fit en sorte que personne ne puisse le trouver deux fois. Comment as-tu fait pour revenir ?

— Le besoin et la nécessité, répondit Moiraine. Mon besoin et celui du monde – surtout celui du monde, en réalité. Nous sommes venus voir l’Œil…

— Ainsi, ça recommence, soupira l’Homme Vert. Ce souvenir-là est intact dans ma tête ! Le Ténébreux frémit… Je redoutais que ça se produise. Chaque nouvelle année, la Flétrissure tente d’envahir mon domaine. Ses assauts sont de plus en plus violents et cette année la bataille fut plus difficile et plus cruelle que jamais. Venez, je vais vous conduire…

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