3 Le colporteur

Les casseroles accrochées aux flancs du chariot faisaient un bruit épouvantable tandis que le véhicule roulait sur les planches disjointes du pont principal. Toujours escorté par une foule de villageois et de fermiers venus spécialement pour les festivités, le colporteur tira sur les rênes de son attelage et s’arrêta juste devant l’auberge. De toutes les directions, des curieux accouraient pour voir de près le chariot géant aux roues plus grandes qu’un homme et le colporteur assis sur le siège du conducteur.

Le teint pâle, le corps maigrichon et les bras démesurément longs et minces, Padan Fain était doté d’un extraordinaire nez crochu. Toujours souriant, voire hilare, comme s’il connaissait une bonne blague que le reste du monde ignorait, Fain venait à Champ d’Emond tous les printemps – pour Bel Tine, précisément, d’aussi loin que pouvait se souvenir Rand.

La porte de l’auberge s’ouvrit, cédant le passage à l’entier Conseil du village, maître al’Vere et Tam ouvrant la marche. Tous avançant d’un pas décidé, même Cenn Buie, les conseillers se frayèrent un chemin dans la foule tout excitée à l’idée de découvrir les merveilles – des épingles, de la dentelle, des livres et mille autres choses – qu’apportait le colporteur.

À contrecœur, les villageois s’écartèrent. Mais ils ne cessèrent pas de crier, demandant à Fain ce qu’il avait de neuf à vendre et surtout quelles nouvelles il apportait du monde extérieur.

Pour les villageois, les articles tels que les boîtes à infusion, les pelotes d’épingles ou les rouleaux de tissu ne constituaient que la moitié de la cargaison du chariot. L’autre, c’étaient des mots, tout simplement. Le récit de ce qui se passait loin de Deux-Rivières, dans l’univers des grandes cités.

Certains colporteurs, pour être débarrassés, débitaient à toute vitesse un discours confus qui perdait vite tout intérêt. D’autres, du genre laconique, jouaient les hérauts de très mauvaise grâce et sans aucun talent. Fain, lui, parlait de bon cœur – non sans manier l’ironie – et il savait ménager ses effets, produisant une prestation à la hauteur de celle d’un trouvère. Adorant être le centre d’intérêt d’un public, il ne répugnait jamais à faire son numéro.

Rand se dit soudain que le colporteur ne serait sans doute pas ravi d’apprendre la présence au village d’un vrai trouvère.

Tandis qu’il s’affairait à attacher les rênes de son attelage au frein du chariot, Fain accorda un minimum d’attention aux membres du Conseil et aux villageois. Sans regarder ni saluer personne en particulier, il souriait, les dents serrées, adressant des signes de la main distraits à des gens dont il était particulièrement proche. Mais sa conception de l’amitié se caractérisait depuis toujours par une certaine froideur – ou, à tout le moins, une très nette tendance à conserver ses distances.

Alors que la foule l’implorait de parler, il continua à se consacrer à des tâches sans importance. Un moyen d’attendre que l’impatience des villageois ait atteint son zénith, bien entendu. Seuls les conseillers n’entraient pas dans le jeu. Très dignes, comme l’exigeait leur rang, ils se taisaient obstinément. Mais le nuage de fumée de pipe qui grossissait au-dessus de leurs têtes trahissait à quel point ils prenaient sur eux pour ne pas craquer.

Se faufilant dans la foule, Rand et Mat approchèrent du chariot autant qu’il était possible. Rand se serait arrêté bien plus tôt, mais son ami jouait des coudes, l’entraînant dans son sillage. Pour finir, ils se retrouvèrent juste derrière les conseillers.

— Rand, j’ai bien cru que tu resterais chez toi pendant toutes les festivités, cette année ! cria Perrin Aybara, assez fort pour couvrir la clameur de la foule.

Plus petit d’une demi-tête que Rand, l’apprenti forgeron aux cheveux bouclés était pratiquement deux fois plus large que lui – un colosse aux épaules et aux bras dignes de ceux de maître Luhhan en personne. S’il l’avait voulu, il se serait aisément frayé un chemin dans la foule, mais ce n’était pas son genre… Au contraire, il avançait prudemment, s’excusant lorsqu’il passait trop près de gens qui n’avaient d’yeux que pour le colporteur. Qu’on en prenne note ou pas, Perrin s’excusait et s’efforçait de ne bousculer personne.

— Bel Tine et un colporteur ! s’exclama-t-il quand il eut rejoint ses amis. Je parie qu’il va vraiment y avoir un feu d’artifice !

— Si tu savais tout, lança Mat, tu en tomberais sur les fesses !

Perrin jeta un regard soupçonneux au farceur du village, puis il fronça les sourcils à l’intention de Rand.

— Il ne ment pas ! cria Rand. Mais je t’expliquerai plus tard ! Oui, plus tard !

À cet instant précis, Padan Fain se mit debout sur le siège du conducteur. Aussitôt, la foule se tut, laissant ainsi les trois derniers mots de Rand retentir comme autant de roulements de tonnerre.

Un bras théâtralement levé, Fain se pétrifia, la bouche grande ouverte. Tous les regards se braquèrent sur Rand, y compris celui du squelettique petit colporteur qui s’attendait à voir la foule boire ses paroles.

Rouge comme une pivoine, Rand regretta de ne pas avoir la taille d’Ewin, histoire de passer inaperçu. Ses deux amis parurent aussi mal à l’aise que lui. Fain avait commencé l’année précédente à ne plus les tenir pour quantité négligeable. Très professionnel, il ne perdait en général pas de temps avec les individus trop jeunes pour lui acheter sa marchandise. Avec son éclat, Rand redoutait d’être réintégré dans la catégorie des « enfants sans intérêt ».

— Non, pas plus tard ! tonna Fain en tirant sur les pans de sa cape. (Ensuite, il leva de nouveau une main.) Je vais parler maintenant. (En tenant son discours, il faisait de grands gestes, comme pour envoyer ses paroles à la foule.) Vous pensez avoir eu des problèmes, sur le territoire de Deux-Rivières ? Eh bien, sachez que le monde entier en a, de la Flétrissure à la mer des Tempêtes en passant par l’océan d’Aryth à l’ouest et par le désert des Aiels, à l’est. Et même au-delà ! L’hiver fut le plus rude que vous ayez connu, vous glaçant jusqu’à la moelle des os ? Mais c’était pareil partout ! Dans les Terres Frontalières, votre hiver passerait pour un charmant printemps. Mais chez vous, le printemps, le vrai, n’arrive pas, c’est ça ?

» Des loups ont tué vos moutons ? Ils ont été jusqu’à attaquer des hommes ? Eh bien, le printemps est en retard dans le monde entier, et les loups rôdent partout, le ventre creux, prêts à planter leurs crocs dans n’importe quelle chair, que ce soit celle d’un mouton, d’un homme ou d’une vache.

» Mais il y a de pires malheurs que les loups et les frimas. Et je connais beaucoup de gens qui se réjouiraient de ne pas avoir d’autres ennuis que ceux-là.

— Qu’y a-t-il de plus terrible que des loups qui massacrent des moutons et des hommes ? demanda Cenn Buie.

Des murmures approbateurs coururent dans la foule.

— Des hommes qui massacrent d’autres hommes, répondit le colporteur d’un ton sinistre. Je veux parler de la guerre. (Des cris de surprise et d’indignation accueillirent cette nouvelle.) Au Ghealdan, le conflit qui fait rage est une véritable boucherie. Dans la forêt de Dhallin, la neige est rouge de sang humain. Les corbeaux occultent le ciel et leurs cris percent les tympans des survivants. Des armées marchent sur le Ghealdan. Des pays, des hautes maisons et des grands hommes envoient leurs soldats au combat.

— La guerre ? répéta Bran al’Vere, faisant la moue comme si ce mot lui laissait un goût bizarre dans la bouche. (À Deux-Rivières, personne n’avait jamais été impliqué dans un conflit armé.) Pourquoi ces gens-là se battent-ils ?

Fain eut un rictus moqueur, à croire qu’il entendait fustiger l’ignorance des villageois, coupés de la réalité du monde. Puis il se pencha vers Bran, comme s’il voulait lui parler à l’oreille, mais sa voix resta assez forte pour que tout le monde l’entende :

— L’étendard du Dragon est de nouveau levé. Des hommes accourent pour le combattre ou pour le soutenir.

L’assistance en cria d’effroi et Rand sentit qu’il frissonnait de la tête aux pieds.

— Le Dragon ! gémit quelqu’un. Le Ténébreux fond sur le Ghealdan !

— Pas le Ténébreux ! beugla Haral Luhhan. Le Dragon, vous dit-on ! Et de toute façon, c’est un imposteur !

— Si nous écoutions maître Fain ? proposa Bran al’Vere.

Mais tout le monde hurla en même temps :

— C’est aussi terrible que le Ténébreux !

— Le Dragon a disloqué le monde, pas vrai ?

— Tout est sa faute ! C’est lui qui a provoqué l’Ère de la Folie.

— Vous connaissez les prophéties ? Quand le Dragon renaîtra, nos pires cauchemars passeront pour de doux rêves !

— C’est un autre imposteur, rien de plus !

— Et ça change quoi ? Tu te souviens du dernier ? Lui aussi a déclenché une guerre, et il y a eu des milliers de morts. Fain, parle-nous du carnage de l’Illian !

— Les temps sont maléfiques ! Pendant vingt ans, personne n’a prétendu être le Dragon Réincarné. Et voilà que nous en avons deux en cinq ans. Voyez cet hiver qui s’éternise : c’est la fin du monde.

Rand regarda ses deux amis. Mat avait le regard brillant d’excitation. Perrin, lui, fronçait dubitativement les sourcils.

Rand se souvenait de toutes les histoires qu’il avait entendues sur les hommes censés être, selon leurs propres dires, le Dragon Réincarné. En mourant ou en disparaissant sans avoir accompli l’ombre d’une prophétie, ils s’étaient désignés comme des imposteurs. Mais ça ne les avait pas empêchés de provoquer des désastres. Des nations entières dévastées par des guerres, des villes et des villages incendiés, des montagnes de cadavres brûlés et des réfugiés s’entassant sur les routes comme des moutons dans un enclos…

C’était du moins ce que racontaient les colporteurs et les marchands, et aucun habitant sensé de Deux-Rivières n’aurait mis leur parole en doute.

Quand l’authentique Dragon renaîtrait, disaient certains, ce serait la fin du monde…

— Silence ! s’écria le bourgmestre. Un peu de calme ! Arrêtez de vous laisser emporter par votre imagination ! Si nous écoutions ce que maître Fain veut nous dire au sujet de ce faux Dragon ?

La foule se tut, mais Cenn Buie ne l’entendit pas de cette oreille.

— Est-ce vraiment un imposteur ? demanda-t-il.

Bran al’Vere fut d’abord surpris par cette attaque insidieuse, mais il se ressaisit très vite.

— Cesse de parler comme un vieux fou, Cenn ! rugit-il.

Mais le mal était déjà fait, et les cris reprirent de plus belle.

— Ça ne peut pas être le Dragon Réincarné ! Que la Lumière nous protège, c’est impossible !

— Cenn Buie, espèce de vieil idiot, tu voudrais attirer une catastrophe sur nos têtes, pas vrai ?

— Et si tu prononçais le nom du Ténébreux, maintenant ? Cenn Buie, sous l’influence du Dragon, tu tentes de nous nuire à tous !

Le vieux couvreur ne se démonta pas et regarda autour de lui, tentant de faire baisser les yeux à ses détracteurs.

— Ai-je entendu Fain parler d’un imposteur ? Et vous ? Utilisez donc vos yeux ! Où sont les céréales qui devraient nous arriver au moins au niveau des genoux ? Pourquoi l’hiver persiste-t-il alors que le printemps devrait être là depuis un mois ?

Des voix rageuses ordonnèrent au vieil homme de se taire.

— Pas question ! répliqua-t-il. Je déteste ce sujet, comme vous, mais je ne me cacherai pas la tête dans le sable jusqu’à ce qu’un homme de Bac-sur-Taren vienne me trancher la gorge. Et, pour une fois, je ne me laisserai pas embobiner par le bagout de Fain. Dis-nous la vérité, colporteur ! Qu’as-tu donc entendu ? Cet homme est-il un faux Dragon ?

Pas le moins du monde perturbé par le chaos qu’il venait de provoquer, ni par les nouvelles dont il s’était fait le messager, Fain haussa les épaules puis se passa pensivement le bout d’un index sur le nez.

— Qui peut le dire avant que tout soit accompli ? demanda-t-il. (Il marqua une pause très étudiée, imaginant sans doute les réactions de son auditoire – et les trouvant à l’évidence très drôles.) Je sais cependant que cet homme contrôle le Pouvoir de l’Unique. Ses prédécesseurs en étaient incapables. Lui, il sait canaliser la force universelle. Sur un de ses cris, le sol s’ouvre sous les pieds de ses ennemis et de hauts murs s’écroulent comme un château de cartes. La foudre lui obéit et frappe où il le lui ordonne. Voilà ce que j’ai entendu de sources que je ne mets pas en doute.

Un lourd silence ponctua cette tirade. Rand regarda ses amis. Perrin semblait voir devant son œil mental des choses qu’il détestait. Mat, lui, paraissait toujours très excité.

À peine plus taciturne qu’à l’accoutumée, Tam se pencha vers le bourgmestre pour lui parler à l’oreille, mais Ewin Finngar l’en empêcha :

— Il deviendra fou et mourra ! cria-t-il. Dans les récits, les hommes qui canalisent le Pouvoir perdent la raison, se dégradent et finissent par mourir. Seules les femmes peuvent manipuler le Pouvoir. Ton Dragon ne le sait-il pas, colporteur ?

L’adolescent se baissa vivement pour éviter une taloche de Cenn Buie.

— Vas-tu enfin te taire, sale gosse ? cria le couvreur en brandissant le poing. Montre du respect à tes aînés et laisse-les s’occuper de cette affaire !

— Du calme, Cenn ! intervint Tam. Ce garçon s’intéresse à ce qui arrive, ce n’est pas une raison pour t’énerver.

— Et si tu te comportais comme un adulte, pour une fois ? renchérit Bran. En te souvenant que tu es membre du Conseil, si tu veux bien…

L’air de plus en plus furieux, le couvreur s’empourpra jusqu’à la racine des cheveux.

— Enfin, vous savez bien de quel genre de femmes il veut parler ! explosa-t-il. Luhhan, et toi aussi, Crawe, cessez de me regarder comme ça ! Ce village est un lieu décent habité par des personnes moralement irréprochables. Entendre Fain parler d’un faux Dragon capable de canaliser le Pouvoir est déjà une infamie. Faut-il en plus qu’un sale gamin possédé par le Dragon évoque devant nous les Aes Sedai ? Certains sujets ne doivent pas être abordés, un point c’est tout. Et si vous avez l’intention de laisser ce maudit trouvère raconter tout ce qui lui passe par la tête, sachez que ce n’est ni juste ni digne.

— Je n’ai jamais vu, entendu ou senti quelque chose dont on ne devait pas parler, lâcha Tam.

Mais Fain n’avait aucune intention d’en rester là.

— Les Aes Sedai sont déjà impliquées, dit-il. Un groupe est parti vers le sud, en direction de Tar Valon. Cet homme contrôle le Pouvoir. En conséquence, seules les Aes Sedai peuvent le vaincre ou négocier avec lui une fois qu’elles l’auront dominé sur le champ de bataille. Si elles y parviennent.

Dans la foule, quelqu’un gémit d’angoisse. Inquiets, Bran et Tam se regardèrent, les sourcils froncés. Les villageois s’étaient massés les uns contre les autres et certains tiraient frileusement sur les pans de leur cape. Pourtant, le vent était plutôt moins violent.

— Bien sûr qu’elles y parviendront ! lança une voix.

— Au bout du compte, les imposteurs perdent toujours !

— Il ne gagnera pas, au moins ?

— Et que se passera-t-il s’il triomphe ?

Penché vers le bourgmestre, Tam avait enfin réussi à lui parler à l’oreille. Ignorant le vacarme environnant, Bran écoutait attentivement en hochant de temps en temps la tête.

Quand le père de Tam eut terminé, maître al’Vere prit la parole :

— Écoutez-moi ! Un peu de silence pendant que je parle ! (Le calme revint.) Il ne s’agit pas de simples nouvelles du monde, comme d’habitude, mais de très graves événements dont le Conseil doit débattre. Fain, veux-tu bien entrer avec nous dans l’auberge ? Nous avons des questions à te poser.

— Un bon gobelet de vin chaud ne me ferait pas de mal, répondit le colporteur. (Ravi de rester le centre d’intérêt du village, il sauta de son chariot, s’essuya les mains sur le devant de sa cape puis tira sur les pans pour rectifier les plis.) Quelqu’un aurait-il la bonté de s’occuper de mes chevaux ?

— Je veux entendre ce qu’il a à dire ! cria un homme.

D’autres voix se joignirent à sa protestation.

— Il ne peut pas venir avec vous ! Ma femme m’a chargé d’acheter des épingles…

C’était Wit Congar. Plusieurs villageois le foudroyèrent du regard, mais il ne se démonta pas.

— Nous avons aussi le droit d’interroger le colporteur ! lança quelqu’un au dernier rang de la foule. Je…

— Silence ! beugla Bran. (L’effet fut immédiat.) Quand le Conseil l’aura entendu, maître Fain viendra vous dire tout ce qu’il sait. Et vous vendre des épingles et des casseroles. Hu, Tad, occupez-vous de l’attelage de notre visiteur !

Tam et Bran flanquèrent le colporteur, les autres conseillers leur emboîtèrent le pas et tout ce petit monde s’engouffra dans l’auberge.

Une fois la porte refermée, un des villageois eut l’audace d’aller y frapper.

— Rentrez chez vous ! brailla Bran derrière le battant de bois.

Bien entendu, les villageois restèrent devant l’établissement, se perdant en conjectures sur les révélations du colporteur et les questions qu’allaient lui poser les conseillers. Convaincus que le Conseil venait de commettre un abus de pouvoir, certains audacieux tentèrent de voir ce qui se passait à l’intérieur de l’auberge – mais les rideaux étaient tirés – et d’autres mécontents bombardèrent de questions Hu et Tab sans que nul puisse vraiment dire ce que les deux braves garçons étaient censés savoir. Se contentant de répondre par des onomatopées, les employés de Bran entreprirent de dételer les chevaux de Fain. Puis ils les conduisirent les uns après les autres à l’écurie, et ne se remontrèrent plus ensuite.

Ignorant la foule, Rand s’assit dans un coin des antiques fondations, resserra les pans de sa cape autour de sa poitrine et riva les yeux sur la porte de l’auberge.

Ghealdan… Tar Valon… Ces noms seuls suffisaient à stimuler son imagination. Des lieux qu’il connaissait uniquement à travers les récits des colporteurs et les anecdotes des gardes du corps des marchands.

Aes Sedai, guerre, faux Dragon… Ces mots-là peuplaient les histoires que les anciens racontaient au coin du feu, alors que la lumière d’une unique bougie faisait danser des ombres inquiétantes sur les murs d’une pièce aux volets clos malmenés par le vent.

Rand songea que le blizzard et les loups étaient sûrement préférables aux drames qui se déroulaient dans le grand monde. Cela dit, hors de Deux-Rivières, tout devait être tellement différent ! On avait sûrement l’impression de vivre dans une légende racontée par un trouvère… L’aventure ! Une aventure sans fin, durant toute une vie…

Les villageois commençaient à se disperser, même s’ils râlaient toujours ferme. S’arrêtant près du chariot, Wit Congar regarda à l’intérieur comme s’il espérait y trouver un second colporteur caché entre les marchandises. Bientôt, il ne resta plus devant l’auberge que quelques jeunes gens désœuvrés. Mat et Perrin vinrent alors rejoindre leur ami.

— Je ne vois pas comment le trouvère pourra faire mieux ! s’écria Mat. Vous croyez que nous verrons un jour ce faux Dragon ?

— J’espère bien que non, dit Perrin. (Il secoua la tête, faisant onduler sa chevelure bouclée.) Pas à Deux-Rivières, en tout cas. Surtout si ça implique la guerre…

— Et la venue d’Aes Sedai, ajouta Rand. As-tu oublié qui est responsable de la Dislocation du Monde ? Le Dragon a commencé, mais les Aes Sedai ont fait le sale travail.

— Le garde du corps d’un négociant en bois m’a raconté une histoire, un jour, dit Mat. Selon lui, le Dragon renaîtra quand l’humanité vivra des heures terribles et aura plus que jamais besoin d’aide, et il la sauvera.

— S’il a dit ça, c’était un imbécile, affirma Perrin. Et tu as été stupide de l’écouter.

L’apprenti forgeron avait à peine élevé la voix, car il était très lent à perdre son sang-froid. Mais les fantaisies permanentes de Mat l’exaspéraient parfois, et il n’en faisait pas mystère.

— Et après avoir été sauvés, nous vivrons dans un nouvel Âge des Légendes, je parie ? C’est ce qu’il a prédit, pas vrai ?

— Ai-je dit que je l’ai cru ? se défendit Mat. J’ai entendu ce type parler, voilà tout. Nynaeve était là aussi, et j’ai cru qu’elle allait nous écorcher vifs tous les deux, le garde et moi. Il a affirmé que beaucoup de gens croyaient la même chose que lui, mais qu’ils n’osaient pas l’avouer à cause des Aes Sedai ou des Fils de la Lumière. Mais Nynaeve nous a passé un sacré savon, et l’homme n’a plus rien voulu dire. Plus tard, notre Sage-Dame a parlé au négociant, qui n’a plus jamais ramené ce garde…

— Une excellente initiative, dit Perrin. Le Dragon qui sauve l’humanité ? On dirait des âneries de Coplin !

— Quelles heures pourraient être assez terribles pour que nous demandions l’aide du Dragon ? renchérit Rand. Autant appeler au secours le Ténébreux en personne.

— Le garde ne m’a pas donné de précisions, avoua Mat, mal à l’aise. Et il n’a jamais parlé d’un nouvel Âge des Légendes. En revanche, il a dit que le retour du Dragon dévasterait le monde.

— Voilà qui nous sauvera sûrement ! railla Perrin. Une autre Dislocation…

— Lâche-moi un peu ! s’écria Mat. Je me contente de répéter les propos du garde.

— Et moi, dit Perrin, j’espère que les Aes Sedai et ce Dragon, imposteur ou pas, resteront là où ils sont. Ainsi, le territoire de Deux-Rivières sera peut-être épargné…

— Tu crois que ce sont vraiment des Suppôts des Ténèbres ? demanda soudain Mat.

— Qui ça ? s’enquit Rand.

— Les Aes Sedai.

Rand consulta du regard Perrin, qui haussa les épaules.

— Les histoires…

— Rand, toutes ne disent pas que les Aes Sedai servent le Ténébreux.

— Par la Lumière, Mat, ce sont les responsables de la Dislocation du Monde ! Que te faut-il de plus… ?

— Là, tu marques un point… (Mat se rembrunit, mais il recouvra vite son bel enthousiasme.) Le vieux Bili Congar dit que les Suppôts des Ténèbres n’existent pas. Et les Aes Sedai non plus. Pour lui, ce sont des balivernes. Et il ne croit pas au Ténébreux.

— Du délire de Coplin repris par un Congar, grogna Perrin. Et tu t’attends à quoi, exactement ?

— Le vieux Bili a prononcé le nom du Ténébreux. Je parie que tu l’ignorais.

— Par la Lumière ! souffla Rand.

Mat sourit de toutes ses dents.

— C’était au printemps dernier, juste avant que les chenilles aient dévasté ses champs sans toucher à ceux des autres fermiers. Et que toute sa famille attrape la fièvre des yeux jaunes. Je l’ai entendu nommer le Ténébreux, à l’époque. Il affirme toujours ne pas y croire, mais, depuis, il me jette quelque chose à la figure chaque fois que je lui demande de recommencer.

— Et tu es assez stupide pour le lui demander, n’est-ce pas, Matrim Cauthon ? lança une voix féminine.

Nynaeve al’Meara se campa devant les trois garçons, la natte noire repoussée derrière son épaule manquant se hérisser de fureur.

Rand se leva maladroitement. Très mince et lui arrivant à peine à l’épaule, la Sage-Dame paraissait pourtant le dominer d’une bonne tête. Et sa jeunesse, sans parler de sa beauté, ne la rendait pas moins impressionnante.

— Je me doutais bien que Bili Congar avait encore fait des siennes, dit-elle, mais je t’aurais cru trop intelligent pour le provoquer ainsi. Tu es en âge de prendre femme, Matrim Cauthon, mais, en réalité, tu ne devrais pas t’éloigner des jupes de ta mère. Encore un effort, et tu prononceras toi aussi le nom du Ténébreux !

— Non, Sage-Dame ! se défendit Mat. (Il se fit tout petit, comme s’il avait une chance de disparaître sous terre.) C’était le vieux Bili – enfin, maître Congar –, pas moi ! Par le Sang et les Cendres ! je…

— Tiens ta langue devant moi, Matrim Cauthon !

Même si ce n’était pas lui que la Sage-Dame admonestait, Rand se mit au garde-à-vous, comme un cancre devant son professeur. Perrin non plus n’en menait pas large. Plus tard, un des trois garçons (au moins) se plaindrait d’avoir été maltraité par une femme à peine plus âgée que lui. Après les éclats de Nynaeve, tout le monde réagissait ainsi, mais jamais en sa présence. En face d’elle, tous les villageois filaient doux, même les anciens. Surtout quand elle était de mauvaise humeur… Si son bâton était épais à une extrémité, à l’autre il avait tout d’une cravache, et elle n’hésitait jamais à en jouer sur la tête, les mains ou les jambes des « impudents », quels que soient leur âge et leur position.

Concentré sur la Sage-Dame, Rand n’avait pas vu qu’elle était accompagnée. Quand il constata son erreur, il eut envie de s’enfuir à toutes jambes – et tant pis pour ce que Nynaeve lui dirait ou lui ferait ensuite.

Campée deux ou trois pas derrière la Sage-Dame, Egwene suivait la scène avec une intense concentration. De la même taille que Nynaeve, et brune comme elle, la fille de Bran aurait pu être le reflet dans un miroir de l’humeur plus que maussade de la Sage-Dame. Les bras croisés, une moue désapprobatrice sur les lèvres, ses grands yeux marron d’une accablante gravité, elle avait de quoi glacer le sang du jeune homme le plus téméraire.

S’il y avait eu une justice, avoir deux ans de plus qu’elle aurait dû conférer un avantage à Rand, mais il n’en était rien. À ses meilleures heures, il n’était jamais très brillant lorsqu’il parlait à une des filles du village – tout le contraire de Perrin –, mais devant Egwene, lorsqu’elle le regardait ainsi, ses grands yeux rivés sur lui comme si elle ne voyait rien d’autre, il devenait incapable d’émettre une suite de mots cohérente.

Avec un peu de chance, il pourrait peut-être se défiler dès que Nynaeve en aurait terminé avec lui. Mais il ne le ferait pas, même si l’occasion se présentait. Pourquoi ? Eh bien, il n’aurait su le dire, mais c’était ainsi.

— Si tu as fini de me regarder comme un agneau rendu idiot par la lune, Rand al’Thor, dit Nynaeve, pourrais-tu m’expliquer pourquoi vous étiez en train de parler d’un sujet qu’il est recommandé d’éviter ? Même des jeunes taureaux sans cervelle comme vous devraient savoir ça…

Rand se força à détourner les yeux d’Egwene – qui, bizarrement, affichait un sourire entendu depuis que la Sage-Dame s’était lancée dans son sermon. Nynaeve elle-même, si sévère que soit son ton, semblait secrètement amusée par toute cette affaire. Jusqu’à ce que Mat ait l’idée saugrenue d’éclater de rire. Sa gravité revenue, la Sage-Dame le foudroya du regard et son rire s’étrangla pathétiquement.

— Alors, Rand ? lança Nynaeve.

Du coin de l’œil, le jeune homme vit qu’Egwene souriait toujours.

Que trouve-t-elle drôle là-dedans ?

— Eh bien, le sujet semblait approprié… Padan Fain – enfin, maître Fain – nous a appris qu’un faux Dragon a déclenché une guerre au Ghealdan et que des Aes Sedai s’opposent à lui. Le Conseil a jugé l’événement assez important pour entendre le colporteur en séance privée. De quoi aurions-nous dû parler, mes amis et moi ?

— C’est pour ça que le chariot du colporteur est laissé à l’abandon ? J’ai entendu les villageois courir à sa rencontre, mais je ne pouvais pas quitter le chevet de maîtresse Ayellin avant que sa température ait baissé. Les conseillers interrogent Fain sur ce qui se passe au Ghealdan, c’est ça ? Comme je les connais, ils poseront toutes les mauvaises questions et omettront les bonnes. Pour apprendre quelque chose d’intéressant, il faudra que le Cercle des Femmes prenne le relais.

Sur ces mots, la Sage-Dame ajusta sa cape sur ses épaules, s’éloigna et entra d’un pas décidé dans l’auberge.

Egwene ne la suivit pas. Alors que la porte de l’établissement se refermait, elle vint au contraire se camper à son tour devant Rand. Elle avait l’air bien plus commode, désormais, mais son regard continuait à mettre mal à l’aise le fils de Tam. Il se tourna vers ses amis – qui s’éclipsaient sans demander leur reste, ravis de le laisser seul avec ses ennuis.

— Rand, tu ne devrais pas te laisser entraîner dans les bêtises de Mat, dit Egwene, aussi sentencieuse que la Sage-Dame. (Puis, sans crier gare, elle éclata de rire.) Je ne t’avais plus vu si penaud depuis le jour où Cenn Buie vous a surpris dans son pommier, Mat et toi. Vous aviez dix ans, je crois…

Sautant nerveusement d’un pied sur l’autre, Rand regarda de nouveau ses amis. Pas très loin de là, ils conversaient, et Mat, comme toujours, gesticulait tout en parlant.

— Tu danseras avec moi demain ? s’entendit demander Rand.

Ce n’était pas du tout ce qu’il avait eu l’intention de dire. Il avait vraiment envie de danser avec Egwene mais, en même temps, il redoutait plus que tout au monde l’inconfort qu’il éprouverait à coup sûr en sa présence. Le genre de malaise qu’il subissait en ce moment même…

— Dans l’après-midi, oui, répondit la jeune fille avec un petit sourire. Le matin, je serai prise.

— Un trouvère ! s’écria soudain Perrin, dans le dos d’Egwene.

Elle tourna la tête vers l’apprenti forgeron, mais Rand lui posa une main sur le bras.

— Comment ça, prise ?

Malgré le froid, Egwene baissa la capuche de sa cape et, nonchalamment, rejeta sa natte brune derrière son épaule. La dernière fois qu’il l’avait vue, les longs cheveux de la jeune fille cascadaient dans son dos, un joli ruban rouge les empêchant de lui tomber sur les yeux. Désormais, ils étaient tressés…

Rand regarda la natte comme s’il s’agissait d’une vipère, puis il jeta un coup d’œil au Poteau du Printemps qui attendait sur la place Verte. Le lendemain matin, les femmes à marier danseraient autour… Pour la première fois, il eut conscience qu’Egwene atteindrait l’âge de convoler en justes noces en même temps que lui.

— Avoir l’âge de se marier ne veut pas dire qu’on y soit obligé, marmonna-t-il. En tout cas, pas tout de suite.

— Bien entendu, approuva Egwene. Pas tout de suite, comme tu dis, et éventuellement jamais !

— Jamais ?

— Les Sages-Dames se marient très rarement. Nynaeve s’occupe de me former, sais-tu ? Selon elle, je suis douée, et je pourrai apprendre à écouter le vent. À l’en croire, et même si elles prétendent le contraire, beaucoup de Sages-Dames en sont incapables.

— Sage-Dame ? s’écria Rand, amusé. (Il ne vit pas le regard menaçant de la jeune femme.) Nynaeve occupera son poste pendant au moins cinquante ans. Tu veux rester apprentie toute ta vie ?

— Il y a d’autres villages… D’après Nynaeve, au nord de la rivière Taren, ils choisissent tous une Sage-Dame venue d’ailleurs. Une façon d’éviter qu’elle ait ses préférences parmi les villageois.

Rand se rembrunit en un clin d’œil.

— Tu quitterais le territoire de Deux-Rivières ? Je ne te reverrais jamais…

— Et ça te dérangerait ? Ces derniers temps, tu ne t’es pas beaucoup intéressé à moi…

— Aucun natif de Deux-Rivières ne s’exile jamais, continua Rand, ignorant l’interruption. À part certains habitants de Bac-sur-Taren, mais ils sont un peu fous, tout le monde sait ça ! Vraiment, ils ne ressemblent pas aux gens d’ici.

— Et si j’étais folle aussi ? Ou si j’avais envie de voir certains lieux dont parlent les récits ? Tu ne t’es jamais posé la question toi-même ?

— Bien sûr que si ! Parfois, j’en rêve, comme tout le monde, mais je sais faire la différence entre les songes et la réalité.

— Et moi non ? s’écria Egwene, vexée.

Elle tourna le dos à Rand.

— Je n’ai jamais voulu dire ça. Je parlais de moi, c’est tout. Egwene ?

La jeune femme s’enveloppa dans sa cape, une façon de se couper de Rand, puis elle s’éloigna un peu de lui.

Mécontent, Rand se gratta furieusement la tête. Comment se faire comprendre d’Egwene ? Ce n’était pas la première fois qu’elle plaquait sur ses propos un sens qu’ils n’avaient pas. Attendu l’humeur de la jeune femme, une gaffe aurait des conséquences désastreuses. Et tout ce que Rand dirait risquait d’en être une…

Mat et Perrin se décidèrent enfin à rejoindre leur ami. Egwene les ignorant superbement, ils hésitèrent un peu, puis décidèrent de lui rendre la pareille.

— Moiraine a aussi donné une pièce à Perrin, annonça Mat. La même que les nôtres… Et notre futur forgeron a vu le cavalier noir.

— Où ? demanda Rand. Et quand ? Quelqu’un était avec toi, Perrin ? Et tu en as parlé autour de toi ?

Perrin leva ses deux battoirs en un geste apaisant.

— Une question à la fois, s’il te plaît ! Je l’ai vu hier soir, à la lisière du village, et il surveillait la forge. J’en ai eu la chair de poule ! J’ai averti maître Luhhan, mais, quand il a regardé, il n’y avait plus personne. Il m’a accusé d’avoir des visions. Pourtant, il a gardé son plus gros marteau à portée de la main pendant que nous rangions les outils, après avoir éteint la forge. C’est la première fois qu’il se comporte ainsi…

— La preuve qu’il t’a cru, dit Rand.

Perrin ne parut pas convaincu.

— Ce n’est pas certain… Quand j’ai demandé pourquoi il ne se séparait pas du marteau, si j’avais vraiment eu une vision, il a parlé de loups qui risquaient de s’introduire dans le village. S’il croit que c’est ça que j’ai vu, il me prend pour un imbécile. Jamais je ne confondrais un cavalier et un loup, même au crépuscule. Mes yeux sont excellents, et personne ne me fera penser le contraire.

— Je te crois, moi, affirma Rand. Souviens-toi que j’ai vu ce cavalier, moi aussi.

Comme si cette déclaration le rassurait, Perrin eut un grognement satisfait.

— De quoi parlez-vous encore ? demanda soudain Egwene.

Rand regretta de ne pas avoir baissé le ton – une précaution qu’il aurait prise, s’il avait eu conscience que la jeune fille était assez près pour l’entendre. Avec un sourire béat, Mat et Perrin racontèrent leur rencontre avec le cavalier noir. Certain de ce que dirait Egwene quand ils auraient terminé, Rand resta sur la défensive.

— Nynaeve a raison ! s’exclama la jeune femme quand les deux garçons furent arrivés au bout de leur récit. Vous seriez bien mieux dans les jupes de vos mères ! Beaucoup de gens se déplacent à cheval et portent une cape noire. Ça n’en fait pas des monstres sortis des légendes d’un trouvère.

Rand ne s’était pas trompé. Exactement le sermon qu’il prévoyait.

— Et tu répands ces sornettes, Rand al’Thor ? s’indigna Egwene. Parfois, tu perds tout ton bon sens. Après un hiver si éprouvant, tu crois utile d’effrayer encore plus les enfants ?

— Je ne répands rien, Egwene ! Mais je sais ce que j’ai vu, et ce n’était pas un paysan à la recherche d’une vache égarée.

Egwene prit une grande inspiration et ouvrit la bouche, mais elle dut ravaler sa prochaine remarque.

Sa chevelure blanche en bataille, un inconnu venait de sortir de l’auberge comme s’il avait un démon à ses trousses.

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