Le vent faisait battre la cape de Lan dans son dos. Même s’il faisait un grand soleil, les colonnes de poussière soulevées par les bourrasques dissimulaient parfois le Champion à la vue des cent lanciers chargés par Agelmar d’escorter jusqu’à la frontière le petit groupe de voyageurs. Conduits par Ingtar, qui chevauchait près du porteur de la bannière au Hibou Gris, les soldats faisaient grande impression avec leur armure brillante, leur fanion rouge et leur destrier caparaçonné. À dire vrai, ces guerriers n’avaient rien à envier aux Gardes de la Reine d’Andor. Mais après avoir passé toute la matinée à les observer, non sans admiration, Rand s’intéressait davantage aux tours qui se dressaient juste devant la colonne.
Trônant au sommet d’une colline, ces tours séparées les unes des autres par quelque chose comme cinq cents pas étaient équipées d’une rampe fortifiée qui montait en colimaçon jusqu’au lourd portail donnant accès aux créneaux. En cas de sortie, la garnison était protégée par ces fortifications. En revanche, et parce qu’elles n’étaient pas couvertes d’un toit, ces défenses se transformaient en un piège mortel pour d’éventuels assaillants. Contraints de progresser sous une pluie de flèches, de pierre et d’huile bouillante, ils n’avaient guère de chances d’atteindre le pont-levis.
Un grand miroir d’acier poli – positionné dos au soleil – se dressait au-dessus d’une grande cuve à feu qui servait à produire des signaux durant la nuit. Reflétée de tour en tour, une alarme éventuelle atteignait très vite la forteresse principale. Dès qu’ils étaient informés d’un danger, les lanciers allaient se porter sur le front, afin de repousser les intrus. En tout cas, c’était la manœuvre prévue en temps normal.
Les guetteurs des deux tours les plus proches avaient depuis longtemps repéré les voyageurs. Hors des périodes de crise, ces bâtisses avaient en guise de garnison le nombre d’hommes minimal qu’il fallait pour les défendre. Là, presque tous les hommes en bonne forme étaient en train de chevaucher vers la brèche de Tarwin. Si les lanciers ne tenaient pas cette position, la chute des tours ne ferait aucune différence pour le Shienar.
Tandis que le petit groupe passait entre les deux tours, Rand frissonna de la tête aux pieds. À croire qu’il venait de traverser un mur composé d’air glacé. La marque de la Frontière, tout simplement. Les terres qui s’étendaient après ne différaient en rien du Shienar – mais au-delà des arbres dénudés commençait la Flétrissure, et là tout changeait très brusquement.
Ingtar leva un poing ganté de fer pour indiquer à la colonne de s’arrêter. Tirant sur les rênes de son destrier, il l’arrêta à la hauteur d’une borne de pierre des plus ordinaires.
Un repère qui matérialisait la frontière entre le Shienar et ce qui était jadis le Malkier.
— Je suis navré, Moiraine Sedai, dit Ingtar, et je m’excuse aussi auprès de vous, Dai Shan. Bâtisseur, ne m’en veuillez pas, si c’est possible… Contre mon gré, les ordres du seigneur Agelmar m’interdisent de vous accompagner au-delà de ce point.
— Le seigneur et moi nous sommes mis d’accord sur ce protocole avant le départ, rappela Moiraine.
— Je sais, mais ça ne m’est pas moins pénible…
D’habitude d’une équanimité enviable, le subordonné d’Agelmar semblait avoir quelque peine à digérer on ne savait quel affront – ou à avaler l’une ou l’autre couleuvre.
— Vous escorter jusqu’ici m’expose à atteindre la brèche de Tarwin trop tard, c’est-à-dire quand la bataille sera terminée. D’un côté, on me prive de combattre aux côtés de mes frères d’armes et, de l’autre, on m’interdit de franchir la frontière, comme si je n’avais jamais mis un pied dans la Flétrissure. Face à mes questions, le seigneur Agelmar m’a refusé la moindre explication.
Derrière la grille de protection de son casque, le soldat chercha à interroger Moiraine du regard. Bien entendu, elle fit mine de ne s’apercevoir de rien.
Ingtar foudroya du regard la Sage-Dame et chacun de ses compagnons. Depuis qu’il savait la vérité, il ne pouvait s’empêcher de jalouser les « péquenots » choisis pour se couvrir de gloire dans la Flétrissure.
— Je lui cède volontiers ma place…, marmonna Mat à Rand.
Lan se retourna, les yeux brillants de colère, et le silence se fit aussitôt.
— Chacun de nous fait partie de la Trame, déclara Moiraine. À partir de cet instant, nous allons devoir tisser notre vie tout seuls…
Même avec une armure, Ingtar aurait pu s’incliner avec moins de raideur, s’il l’avait voulu.
— Comme vous voudrez, Aes Sedai… Moi, je vais vous laisser là et chevaucher le plus vite possible vers la brèche de Tarwin. Au moins, là-bas, on nous… autorisera… à combattre des Trollocs.
— Vous êtes vraiment si pressé ? demanda Nynaeve. De combattre des Trollocs, je veux dire ?
Décontenancé, Ingtar regarda Lan, comme s’il lui demandait ses lumières.
— Eh bien, c’est ma mission, ma dame, répondit-il enfin, et c’est ainsi que je suis fait. (Il leva une main gantée, paume ouverte en direction du Champion.) Suravye ninto manshima taishite, Dai Shan. Que la Paix veille sur ta lame !
Ingtar s’écarta vers l’est avec son porte-bannière, et ses hommes les suivirent, poussant leurs destriers autant que c’était possible quand on leur imposait le poids d’une armure.
— Quelle étrange façon de saluer…, dit Egwene. Pourquoi utilisent-ils le mot « Paix » pour un oui ou pour un non ?
— Quand on ne connaît pas une chose, répondit Lan, sauf en rêve, elle prend une valeur très particulière.
Le Champion talonna Mandarb, qui repartit fièrement. Rand le suivit, se retournant sur sa selle pour regarder Ingtar et ses lanciers s’éloigner.
Bientôt, il ne vit plus les soldats. Puis les tours disparurent elles aussi – désormais, les voyageurs étaient seuls, en chemin vers le nord et ses innombrables dangers. Maussade, Rand ne desserra plus les lèvres. Et, pour une fois, Mat lui-même avait la chique coupée.
Le matin même, à l’aube, les portes de Fal Dara s’étaient ouvertes pour laisser passer le seigneur Agelmar, harnaché et armé comme les hommes qui le suivaient. En rang par quatre, les lanciers avaient quitté la ville, très long serpent de cuir et d’acier ondulant lentement dans les rues désertes. Alors qu’Agelmar et son avant-garde s’enfonçaient déjà dans la forêt, l’arrière-garde n’avait pas encore quitté la citadelle.
En l’absence de citadins pour les ovationner, les soldats avaient avancé au son de leurs tambours, les yeux rivés vers l’est avec une inébranlable détermination.
En chemin, ils se joindraient aux forces venues de Fal Moran – guidées par le roi Easar en personne, tous ses fils à ses côtés – et d’Ankor Dail, la cité qui dominait les Marches de l’Est et veillait sur la Colonne Vertébrale du Monde. Des combattants accourraient de Mos Shirare, de Fal Sion, de Camron Caan et de toutes les autres forteresses du Shienar, les petites comme les grandes. Une fois regroupées, ces forces se dirigeraient vers la brèche de Tarwin.
Au même moment, un exode avait commencé. Passant par la porte du Roi, qui donnait sur la route de Fal Moran, des charrettes, des chariots, des cavaliers et des gens à pied – des fermiers avec leur troupeau ou de simples pères de famille, un enfant sur les épaules – avaient pris le chemin de la capitale. Un départ accepté à contrecœur, c’était évident à voir la mine sombre des exilés et la façon dont la plupart traînaient les pieds. Bizarrement, certains pressaient le pas, courant presque, comme s’ils avaient la mort aux trousses. Mais ça ne durait jamais bien longtemps, et ils reprenaient leur morne progression.
Quelques-uns s’arrêtèrent pour regarder la colonne de lanciers s’enfoncer dans la forêt. L’espoir faisant briller leurs yeux, ces hommes et ces femmes-là prièrent pour le salut des guerriers – et aussi pour le leur – avant de reprendre leur progression vers le sud.
Ingtar et le groupe de Moiraine étaient sortis par la porte du Malkier. Si la bannière au Hibou Gris ouvrait la marche, Moiraine était l’âme de la minuscule colonne qui continuerait seule vers l’Œil du Monde avec la ferme ambition d’épargner un désastre à l’humanité.
Derrière eux, les lanciers et les civils laissaient quelques soldats et des hommes assez âgés – exclusivement des veufs dont les enfants étaient déjà partis pour le Sud. Ces derniers braves s’assureraient, en cas de désastre sur la brèche de Tarwin, que Fal Dara ne tombe pas sans avoir essayé de se défendre.
Pendant environ une heure, après le passage de la frontière, le paysage ne changea pas d’un iota. Alors que le Champion imposait un rythme très soutenu, Rand se demanda quand la colonne atteindrait la Flétrissure. Pour l’instant, les végétaux ne semblaient pas en pire condition qu’au Shienar. Le printemps étant ce qu’il était, il n’y avait pas de quoi s’extasier, mais rien d’anormal non plus.
D’ailleurs, la température s’améliorait, et Rand finit par enlever sa cape et la poser en travers de sa selle.
— C’est la plus belle journée que nous avons connue cette année, fit remarquer Egwene.
Tendant l’oreille comme si elle écoutait le vent, la Sage-Dame murmura :
— Et ce n’est pas normal…
Rand acquiesça. Il sentait aussi que quelque chose n’allait pas, même s’il aurait été incapable de préciser quoi. Bien sûr, il n’avait jamais eu si chaud à l’extérieur cette année, mais ce n’était pas que ça. Au nord, il aurait dû faire plus froid qu’au sud, certes, et pourtant la question n’était pas là. L’influence de la Flétrissure ? Comment aurait-ce été possible, puisque les végétaux étaient normaux ?
Très haut dans le ciel, le soleil rougeoyant ne pouvait pas réchauffer à ce point l’atmosphère. Pourtant, Rand dut bientôt déboutonner sa veste. Le front ruisselant de sueur, il étouffait.
Et il n’était pas le seul. Mat enleva sa veste, exposant la dague maudite, et s’épongea le visage avec le bout de son foulard. Clignant des yeux, il eut vite fait de renouer sur son front l’accessoire vestimentaire dont il ne se séparait plus.
Comme si l’épuisement les avait terrassées, Nynaeve et Egwene s’étaient ratatinées sur leur selle et elles s’éventaient sans interruption. Loial avait déboutonné de haut en bas sa tunique, et il commençait à faire de même avec sa chemise. Au milieu de la poitrine, il arborait une toison semblable à de la fourrure. Un peu gêné de s’exhiber, il marmonna des excuses touchantes de sincérité.
— Il faut me pardonner… Le Sanctuaire Shangtai se trouve dans la montagne, et il y fait toujours frais. (Ses narines frémirent, comme s’il humait l’air.) Je n’aime pas cette chaleur humide.
Il avait raison, s’avisa Rand, l’humidité était insupportable. On se serait cru dans la Tourbe, le marécage de Deux-Rivières, en plein milieu de l’été. Dans cette étuve, on avait en permanence l’impression de respirer à travers un carré de laine trempé dans l’eau chaude. Ici, le sol n’était pas boueux et les quelques mares se révélaient sans danger pour un familier du bois de l’Eau, mais l’air était exactement comme là-bas. Seul Perrin, qui avait gardé sa veste, respirait normalement. Si on exceptait Lan, bien entendu, car, lui, rien ne le gênait.
À part sur les arbres à feuilles persistantes, il ne restait plus beaucoup de vert sur les branches. Rand tendit une main pour toucher un arbuste, mais la couleur jaunâtre des feuilles – qui auraient dû être rouges, semblait-il – et leur aspect maladif, avec des taches brunâtres qui évoquaient la petite vérole, l’incitèrent à replier très vite son bras.
— Ne vous ai-je pas dit de ne rien toucher ? lança Lan.
Il portait toujours sa cape, comme si la chaleur ne l’atteignait pas plus que le froid. Le vêtement lui faisant comme une peau de caméléon, il semblait parfois que son visage flottait tout seul au-dessus du dos de Mandarb.
— Dans la Flétrissure, les fleurs peuvent tuer et les feuilles donnent des maladies très graves. Une créature nommée Aiguillon se tapit volontiers dans les feuillages les plus denses. Comme son nom l’indique, elle attend que quelqu’un s’approche assez pour se faire piquer. La victime n’est pas simplement empoisonnée, car les acides digestifs de l’Aiguillon commencent à désintégrer sa proie. Pour s’en sortir, il n’y a qu’une seule solution : amputer le membre blessé.
» L’avantage, c’est qu’un Aiguillon n’attaque jamais quand on le laisse tranquille. Ce n’est pas le cas de tous les résidants de la Flétrissure.
Même s’il n’avait rien touché, Rand s’essuya nerveusement la main sur la jambe de son pantalon.
— Quand entrerons-nous dans la Flétrissure ? demanda Perrin.
Bizarrement, il ne semblait pas le moins du monde effrayé.
— Nous y sommes, mais c’est seulement la lisière, répondit Lan. La véritable Flétrissure est encore à venir. Certains monstres qui l’habitent chassent à l’oreille, et il leur arrive parfois de s’aventurer jusqu’ici. À l’occasion, ils traversent même les montagnes de la Damnation. À côté, les Aiguillons sont des animaux de compagnie. Si vous voulez survivre, taisez-vous et suivez le rythme !
Sans attendre de réponse, le Champion continua à imposer son train épuisant.
Au fil de la journée, la corruption de la Flétrissure fut de plus en plus apparente. Les feuillages redevinrent denses, mais tous étaient tachés de jaune et de noir, comme si une terrible maladie les rongeait. Certaines feuilles veinées d’un rouge maladif semblaient enflées comme si elles menaçaient d’éclater, tels d’ignobles bubons. Partout, les fleurs composaient une grotesque caricature de printemps, car elles étaient déjà fanées, voire pourries, avant même d’éclore. S’il se risquait à respirer par la bouche, Rand manquait vomir à cause de la puanteur. Une odeur de décomposition végétale si forte qu’elle rappelait celle d’un quartier de viande mangé aux vers. Dans cette immense étendue de pourriture, les sabots des chevaux faisaient un bruit mou qui suffisait à lui seul à retourner l’estomac des voyageurs.
Mat ne put résister longtemps et rendit tripes et boyaux sans même descendre de son cheval. Rand invoqua le vide et la flamme, mais ça ne lui fut pas d’un grand secours contre la bile qui lui montait à la gorge. Même si son estomac devait être vide, Mat réussit à vomir encore deux fois. Très pâle, Egwene semblait à un souffle de l’imiter. Les dents serrées, Nynaeve résistait de son mieux, épiant les réactions de Moiraine. Si elle devait être malade, ce ne serait sûrement pas avant l’Aes Sedai. Cela dit, Moiraine elle-même ne paraissait pas bien fraîche, et la Sage-Dame risquait de ne pas avoir trop longtemps à attendre.
Malgré la chaleur, Loial noua un foulard sur son nez et sa bouche. Lorsque leurs regards se croisèrent, Rand vit que son ami était à la fois révulsé et fou de rage.
— J’ai entendu dire…, commença l’Ogier.
Gêné par le tissu, il se racla la gorge, puis marmonna :
— C’est infâme… Même l’air a un goût immonde… J’ai entendu dire beaucoup de choses sur la Flétrissure, et j’ai lu quelques ouvrages, mais rien ne peut préparer à cette horreur. Le Ténébreux lui-même devrait hésiter à infliger une telle souillure aux arbres !
Comme précédemment, Lan n’était pas affecté. Rand ne s’en étonna pas. En revanche, il fut surpris de voir Perrin rester insensible à la pourriture ambiante.
Insensible ? Pas vraiment, mais il ne réagissait pas comme les autres. Regardant à droite et à gauche, il semblait voir l’ignoble forêt comme une ennemie, ou à tout le moins comme l’étendard d’une force hostile. Sa main volant sans cesse sur le manche de sa hache, il grognait d’une étrange façon qui donnait la chair de poule à Rand. Et ses yeux devenus jaunes brillaient intensément même en plein jour.
Quand le soleil sombra à l’horizon, la chaleur ne diminua pas. Au nord, dans le lointain, se dressaient des pics noirs bien plus hauts que les montagnes de la Brume. De temps en temps, les bourrasques glacées qui en venaient réussissaient à atteindre les voyageurs. La touffeur ambiante leur enlevait très vite l’essentiel de leur fraîcheur, mais ces brefs courants d’air restaient quand même très agressifs. À ces moments-là, Rand avait l’impression que la sueur gelait sur son front et ses joues. La seconde d’après, elle fondait, et la chaleur devenait deux fois plus difficile à supporter. Du coup, le vent n’apportait pas de véritable soulagement, et les voyageurs s’en seraient bien passés, s’ils avaient eu le choix. Avec l’odeur de décomposition, ce froid évoquait celui du tombeau, et ça n’était pas très réconfortant…
— Nous n’atteindrons pas les montagnes avant la tombée de la nuit, annonça Lan, et se déplacer après le coucher du soleil est dangereux, même pour un Champion qui voyage seul.
— Pas très loin d’ici, intervint Moiraine, il y a un endroit où nous pourrions camper – le faire serait même un bon présage…
Lan regarda bizarrement l’Aes Sedai, puis il acquiesça à contrecœur.
— Il faut bien camper quelque part… Alors, pourquoi pas là ?
— Lorsque je l’ai trouvé, dit Moiraine, l’Œil du Monde était au-delà des passes de haute montagne. Il sera préférable de traverser en plein jour, vers midi, à l’heure où le pouvoir du Ténébreux sur le monde est le plus faible.
— Vous parlez comme si l’Œil se déplaçait, dit Egwene à l’Aes Sedai.
Mais ce fut Loial qui lui répondit :
— Il n’existe pas deux Ogiers qui l’aient trouvé exactement au même endroit. L’Homme Vert, lui, est toujours là où on a besoin de lui. L’Œil, en revanche, se situe au-delà des passes. Des défilés dangereux et hantés par l’engeance maudite du Ténébreux…
— Avant de nous en inquiéter, il faudra déjà les avoir atteintes, rappela Lan. Demain, nous entrerons pour de bon dans la Flétrissure.
Rand ne put s’empêcher de frissonner.
Parce que ce n’était qu’un avant-goût ?
Lan obliqua vers l’ouest, avançant tout droit vers le point où le soleil disparaîtrait bientôt à l’horizon. Il maintint le rythme habituel, mais avec quelque réticence, semblait-il.
L’astre du jour frôlait la cime des arbres quand le Champion, au sommet d’une colline, tira enfin sur les rênes de Mandarb. Devant les voyageurs, plein ouest, s’étendaient une série de lacs dont les eaux, telles les perles de taille différente d’un collier, brillaient encore sous les derniers assauts du soleil couchant. Entre ces lacs, des collines moutonnaient à perte de vue.
Rand sentit soudain un frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Non, ce n’étaient pas des collines ni des buttes ! Les vestiges de sept tours, voilà ce qu’il venait de voir ! Les autres les avaient-ils aperçus aussi ? C’était peu probable, car la lumière du jour mourant n’avait joué qu’une fraction de seconde sur les silhouettes éventrées de ces géantes.
— On ne pourrait pas camper en bas, près des lacs ? proposa Nynaeve. Il ferait sans doute plus frais…
— Par la Lumière, dit Mat, je plongerais ma tête dans l’eau, et rien ne dit que je l’en ressortirais !
À cet instant précis, les eaux du lac le plus proche ondulèrent puis s’écartèrent pour laisser apercevoir une immense silhouette noire. Dans une gerbe d’éclaboussures, ce qui devait être une queue – mais terminée par un dard pointu comme celui d’une guêpe, en mille fois plus grand – se dressa un instant à l’air libre. Tout au long de la créature, on distinguait des sortes de tentacules qui grouillaient comme des vers géants. Les pieds, ou assimilés, d’un mille-pattes aquatique démesuré ? C’était probable, mais impossible à dire, car l’eau se referma bientôt sur le monstre aux contours de plus en plus indistincts.
Dès qu’il eut pu refermer la bouche, Rand se tourna vers Perrin, qui se révéla aussi stupéfié que lui.
Rien de si gros ne pouvait vivre dans un lac si petit.
Et je n’ai pas vu des mains sur les tentacules ! C’est carrément impossible !
— Tout bien pesé, fit Mat, camper ici paraît plus judicieux.
— Je placerai des protections autour de cette colline, dit Moiraine, qui avait déjà mis pied à terre. Une véritable barrière attirerait l’attention, et c’est la dernière chose que nous voulons. Mais si une créature du Ténébreux ou un quelconque allié du mal approchent à moins de mille pas de nous, je le saurai.
— La barrière ne serait pas quand même préférable ? demanda Mat. Avec ce monstre dans le lac, pas si loin que ça…
— Arrête un peu tes bêtises, Mat ! s’écria Egwene.
— Oui, renchérit Nynaeve. Tu veux que nos ennemis, après nous avoir repérés, nous tendent une embuscade demain matin ? Tu es un imbécile, Matrim Cauthon !
Mat sauta à terre et foudroya du regard les deux femmes tandis qu’elles descendaient à leur tour de selle. Mais il renonça à argumenter.
Alors qu’il prenait les rênes de Bela, Rand sourit à Perrin, qui lui rendit la pareille. Un bref instant, les deux jeunes gens s’étaient crus de retour chez eux, à la joyeuse époque où Mat disait systématiquement ce qu’il ne fallait pas dire au moment où il ne le fallait surtout pas.
Le sourire de l’apprenti forgeron s’effaça très vite. Au crépuscule, ses yeux brillaient comme si un feu brûlait à l’intérieur de sa tête.
Rand se rembrunit aussi.
Ce n’est pas du tout comme chez nous !
Les trois garçons et Lan s’occupèrent des chevaux pendant que les femmes et Loial dressaient le camp. L’Ogier s’énerva un peu en installant le four, un peu trop petit pour ses gros doigts, mais il s’en tira remarquablement bien. En fredonnant, Egwene remplit la bouilloire avec l’eau d’une des outres. Depuis l’entrée dans la Flétrissure, Rand ne s’étonnait plus que le Champion ait insisté pour emporter de grosses réserves d’eau.
Quand il eut attaché sa monture à côté des autres, Rand entreprit de récupérer ses sacoches et sa couverture. Dès que ce fut fait, il se retourna… et se pétrifia, l’estomac noué. Loial et les trois femmes n’étaient plus nulle part en vue. Le four aussi avait disparu, ainsi que les paniers du cheval de bât. Là où aurait dû être le camp, il n’y avait absolument rien !
Entendant à peine le juron de Mat, Rand dégaina son épée. Perrin avait déjà saisi sa hache, et il sondait les alentours tel un fauve à l’affût.
— Fichus péquenots…, marmonna Lan.
Parfaitement serein, il avança vers l’endroit où aurait dû être le camp… et disparut après trois enjambées.
Rand et ses amis se consultèrent du regard, puis ils se précipitèrent en avant, faillirent se rentrer dedans quand ils s’arrêtèrent net dans la zone où le Champion s’était volatilisé.
Déséquilibré par Mat, qui le percuta pour de bon, Rand dut faire un pas de plus. Agenouillée devant le petit four, Egwene leva les yeux vers son ami, se demandant à quel jeu il jouait. Près de la jeune fille, Nynaeve remettait en place le cache de la deuxième lanterne qu’elle venait d’allumer. Moiraine était assise en tailleur non loin du four, Lan l’avait déjà imitée et Loial était en train de sortir un livre de son sac.
Rand regarda derrière lui. Tout était à sa place, le versant de la colline, les arbres à peine visibles dans la pénombre, les lacs dont les eaux brillaient encore un peu… Mais, s’il reculait, ses amis ne risquaient-ils pas de disparaître, et pour de bon, cette fois ? Mat et Perrin, à côté du jeune berger, semblaient se poser les mêmes questions.
Moiraine remarqua leur malaise, bien entendu.
Penaud, Perrin glissa sa formidable hache dans la boucle de sa ceinture – furtivement, comme s’il avait été possible qu’un geste pareil passe inaperçu.
— C’est une illusion très simple, dit l’Aes Sedai avec un sourire. J’ai infléchi l’espace, afin que le regard d’un intrus placé hors du camp nous contourne au lieu de nous voir. Les créatures qui hantent ces lieux ne doivent pas repérer la lumière de notre feu. Et, dans la Flétrissure, ne pas s’éclairer la nuit est une très mauvaise idée.
— Moiraine Sedai dit que je serais déjà capable de faire ça, annonça Egwene, les yeux brillants. Je peux canaliser assez de Pouvoir, paraît-il…
— Pas sans entraînement, mon enfant, rappela Moiraine. Quand il est question du Pouvoir, les choses les plus simples peuvent être dangereuses pour les non-initiées et leur entourage.
Perrin émit un grognement. À voir l’air gêné d’Egwene, Rand se demanda si elle n’avait pas déjà passé outre ces conseils de prudence.
Nynaeve posa la seconde lanterne sur le sol. Avec la flamme du four, l’illumination était plus que satisfaisante.
— Quand tu iras à Tar Valon, Egwene, dit la Sage-Dame, il est possible que je t’accompagne. (Elle regarda Moiraine, plaidant quasiment sa cause.) Avoir avec elle quelqu’un qu’elle connaît lui fera du bien, je crois… Elle ne peut pas être entourée exclusivement d’Aes Sedai.
— C’est une bonne idée, Sage-Dame, dit Moiraine, restant très neutre.
Egwene éclata de rire et tapa dans ses mains.
— Ce serait formidable ! Et toi, Rand, viendras-tu aussi ?
Alors qu’il s’asseyait en face de son amie, le jeune berger marqua une courte pause, puis il se laissa lentement glisser sur le sol. Les yeux d’Egwene n’avaient jamais tant brillé – comme deux lacs jumeaux où il se serait volontiers noyé. Les joues un peu roses, elle se tourna vers les deux autres garçons :
— Perrin, Mat, vous viendrez aussi ? Comme ça, nous serons tous ensemble. (Mat émit un grognement qui pouvait signifier n’importe quoi et Perrin se contenta de hausser les épaules, mais Egwene y vit un double acquiescement.) Tu vois, Rand, ce sera comme à Champ d’Emond !
Par la Lumière ! un homme pourrait effectivement se noyer dans ces yeux… et en être ravi !
— Y a-t-il des moutons à Tar Valon ? Garder des ovins et faire pousser du tabac, voilà tout ce que je sais faire.
— Je pense pouvoir te trouver une occupation, intervint Moiraine. Et aux autres aussi. Probablement pas garder des moutons, mais une tâche qui vous intéressera.
— J’ai trouvé ! s’exclama Egwene. Quand je serai devenue une Aes Sedai, je ferai de toi mon Champion. Tu aimerais ça, pas vrai ? Mon Champion, Rand al’Thor !
Alors qu’elle affichait une calme certitude, Egwene avait en réalité besoin d’une réponse.
— Oui, j’aimerais ça, répondit Rand.
« Elle partage tes sentiments, mais vous n’êtes pas faits l’un pour l’autre. Enfin, pas de cette façon-là… »
Pourquoi Min avait-elle jugé bon de dire ça ?
Alors que les ténèbres s’épaississaient, la fatigue terrassa les voyageurs. Loial fut le premier à s’étendre, mais les autres l’imitèrent très vite. Aucun n’utilisa sa couverture – ou alors, comme oreiller. Si Moiraine avait ajouté dans l’huile de la lampe une substance qui neutralisait la puanteur, elle n’avait rien pu faire contre la chaleur. Alors que la lune pâlichonne fournissait très peu de lumière, l’atmosphère restait étouffante comme si on avait été en plein jour.
Rand ne parvint pas à s’endormir malgré la proximité de l’Aes Sedai, une présence qui garantissait que ses rêves ne lui seraient pas volés par Ba’alzamon. Mais la chaleur le perturbait, sans parler des ronflements de Loial, qui parvenaient même à couvrir ceux de Perrin, pourtant expert en la matière.
Bientôt, il n’y eut plus d’éveillés que Rand, Lan et, très curieusement, Nynaeve.
Alors que le Champion montait la garde, son épée posée sur les genoux, la Sage-Dame le regarda un long moment, puis elle servit une chope d’infusion et se leva pour la lui porter. Lorsqu’il la prit, murmurant un « merci », la jeune femme ne retourna pas s’étendre, comme il aurait été logique de le faire.
— J’aurais dû savoir que tu étais un roi…, dit-elle.
Elle soutenait bravement le regard du Champion, mais sa voix tremblait un peu.
Sans chercher à rompre le contact visuel, Lan sembla pour la première fois se défaire du masque d’indifférence qu’il arborait en permanence.
— Nynaeve, je ne suis pas un roi… Juste un homme qui ne possède même pas une minuscule parcelle de terre…
— Certaines femmes ne se soucient pas des terres ni de la fortune. Ce qui les intéresse, c’est l’homme, pas ce qu’il possède.
— Un homme qui demanderait à une telle femme d’accepter son dénuement ne serait pas digne d’elle. Tu es une femme hors du commun, belle comme le jour et aussi courageuse qu’un guerrier. Sage-Dame, tu es une lionne !
— Les Sages-Dames se marient rarement… (Nynaeve prit une grande inspiration pour se donner du courage.) Mais si je vais à Tar Valon, je deviendrai peut-être quelqu’un d’autre…
— Les Aes Sedai ne se marient guère plus que les Sages-Dames, sais-tu ? Peu d’hommes sont capables de vivre près d’une épouse si puissante – quelqu’un qui fait pâlir leur propre étoile, même si ce n’est pas volontaire…
— Certains hommes sont assez forts. J’en connais un de cette envergure…
Afin de ne laisser planer aucun doute, Nynaeve dévisagea le Champion avec une rare intensité.
— Tout ce que je possède, c’est une épée qui m’aide à livrer une guerre que je ne gagnerai pas et qui continuera longtemps après ma mort.
— J’ai déjà dit que ça ne me dérangeait pas… Par la Lumière ! j’en ai déjà plus dit qu’il est décent, pour une femme. Veux-tu m’humilier en me forçant à faire ma demande ?
— T’humilier, moi ? Jamais…
La douceur du ton de Lan étonna Rand, qui ne l’avait jamais entendu parler ainsi, et fit briller un peu plus les yeux de Nynaeve.
— Douce dame, je détesterai l’homme que tu choisiras, parce que ce ne sera pas moi. Mais, s’il te rend heureuse, ce sera très vite mon meilleur ami. Aucune femme ne mérite d’être promise au veuvage le jour même de ses noces, et toi encore moins que les autres. (Lan posa la chope pleine sur le sol et se leva.) Je dois aller voir comment vont les chevaux…
Après le départ du Champion, Nynaeve resta agenouillée où elle était.
Même s’il n’avait pas sommeil, Rand ferma les yeux. S’il l’avait regardée pleurer, la Sage-Dame lui en aurait sûrement voulu.