De l’eau gouttait dans le lointain, produisant des sons dont l’écho, en se répercutant, s’éloignait à tout jamais de sa source. Jaillissant de flèches de pierre au sommet plat, des ponts et des passerelles sans rambarde – des structures lisses et brillantes aux reflets rouge et or – partaient dans toutes les directions. Niveau après niveau, et apparemment sans commencement ni fin, le labyrinthe s’étendait vers le bas et vers le haut dans le brouillard. Chaque pont conduisait à une flèche, chaque passerelle menait à une autre, et cet entrelacs de pierre semblait inextricable. Dans quelque direction que regardât Rand, tout était identique – au point qu’il se félicitait presque de la pénombre qui lui interdisait de distinguer clairement son environnement.
Certaines passerelles conduisaient à des plates-formes qui devaient se trouver directement au-dessus de celle qu’elles surplombaient. En réalité, il ne voyait la base d’aucune des flèches…
Il marchait, en quête de liberté, et conscient qu’il s’agissait d’une illusion. Ici, tout était illusoire.
Il connaissait la nature même de la tromperie, car il l’avait expérimentée trop de fois pour être dupe. Aussi loin qu’il aille dans n’importe quelle direction, la pierre polie s’étendait à l’infini. Un univers de pierre, et, pourtant, l’odeur de la terre fraîchement retournée flottait dans l’air, avec parfois des relents douceâtres de décomposition.
L’odeur d’une tombe ouverte alors qu’il aurait fallu la garder fermée. Le jeune homme tentait de bloquer sa respiration, mais les effluves répugnants lui agressaient les narines. Comme une huile aromatique, cette puanteur lui collait à la peau.
Captant un mouvement du coin de l’œil, Rand se pétrifia là où il était, à savoir à demi penché sur le garde-fou qui faisait le tour de la tête plate d’une tour. L’endroit n’avait rien d’une cachette. À partir de centaines de points, un guetteur aurait pu le repérer sans peine. Et s’il faisait sombre, aucune zone de ténèbres plus denses ne permettait à un fugitif de se dissimuler. Ici, la chiche lumière ne provenait pas de lampes, de lanternes ni de torches. Elle était simplement là, jaillissant de nulle part, comme si l’air lui-même la produisait. Au fond, il y en avait assez pour qu’on y voie – mais aussi, hélas, pour qu’on soit vu. Mais l’immobilité, comme dans toute chasse, était une source de protection.
Rand perçut de nouveau le mouvement. Cette fois, c’était limpide. Un homme remontait une passerelle très inclinée, dans le lointain, et il se moquait royalement du gouffre qui s’ouvrait des deux côtés de l’étroite rampe dépourvue de rambarde. Sa cape battant sur ses épaules tant il courait vite, l’inconnu regardait frénétiquement autour de lui. À cette distance, et avec le brouillard, Rand ne distinguait qu’une silhouette. Mais il n’avait pas besoin d’être plus près pour savoir que la cape était rouge – la couleur du sang frais – et qu’une fournaise brûlait dans les yeux du chasseur.
Le jeune homme tenta d’étudier les intersections du labyrinthe, afin de savoir dans combien de temps Ba’alzamon arriverait. Mais il renonça très vite, car les distances, en ce lieu, étaient des plus trompeuses. Ce qui semblait très éloigné pouvait se trouver presque à portée de la main. Inversement, ce qu’on pensait pouvoir saisir se révélait souvent inaccessible. L’unique solution, qu’il avait adoptée depuis le début, était de se déplacer sans cesse. Oui, être très mobile et ne pas penser. Ici, la réflexion était dangereuse, il le savait.
Pourtant, alors qu’il se détournait de la silhouette encore minuscule de Ba’alzamon, Rand se demanda ce qu’il était advenu de Mat. Errait-il lui aussi dans ce dédale ?
Ou y a-t-il deux labyrinthes et deux Ba’alzamon ?
Rand chassa de son esprit cette idée beaucoup trop terrifiante.
Est-ce comme à Baerlon ? Mais dans ce cas, pourquoi ne parvient-il pas à me trouver ?
Une différence réconfortante, non ?
Réconfortante ? Par le sang et les cendres ! que peut-il y avoir de réconfortant dans ma situation ?
En deux ou trois occasions, dont il ne se souvenait pas clairement, Rand avait frôlé la catastrophe. À part ça, il courait depuis très longtemps et Ba’alzamon s’échinait en vain à le poursuivre. Mais était-ce comme à Baerlon, ou s’agissait-il d’un cauchemar banal comme en faisaient tous les gens ?
À cet instant, et pendant une fraction de seconde, Rand sut parfaitement pourquoi il était dangereux de réfléchir, en particulier à certains sujets. Comme chaque fois, lorsqu’il s’autorisait à se croire dans un rêve, l’air se troublait, voilant sa vision. Puis il devenait gélatineux, l’emprisonnant soudain…
La chaleur intense faisait picoter sa peau et sa gorge était plus sèche qu’un antique rouleau de parchemin. Depuis combien de temps errait-il dans le labyrinthe aux couloirs délimités par des haies impeccablement taillées ? Sa sueur s’évaporait avant d’avoir eu l’occasion de couler et ses yeux le brûlaient comme s’il avait eu la fièvre. Au-dessus de sa tête, pas si loin que ça, des nuages grisâtres striés de noir dérivaient dans un ciel de fin du monde. Mais, dans le dédale, il n’y avait pas un souffle d’air.
Un court instant, il songea qu’il n’en avait pas toujours été ainsi, mais cette pensée s’évapora elle aussi. Rand était là depuis longtemps, et il savait à quel point les idées pouvaient être dévastatrices.
Des pierres rondes et lisses à moitié enfouies dans la terre plus dure que de la roche dessinaient l’ébauche d’un sol pavé. Sous ses pas, un peu de poussière se soulevait, venant lui taquiner les narines. S’il éternuait, cela risquait de le trahir. Mais s’il essayait de respirer par la bouche, la maudite poussière se collait dans sa gorge, lui donnant l’impression d’étouffer.
C’était un endroit dangereux, il ne l’ignorait pas. Devant lui, il voyait trois grandes arches dans la haute muraille végétale hérissée d’épines. À tout moment, Ba’alzamon pouvait débouler d’une de ces ouvertures. Le chasseur et sa proie s’étaient déjà rencontrés deux ou trois fois. Des événements vagues dans l’esprit de Rand, mais dont il savait s’être sorti vivant par miracle. Provisoirement, en tout cas…
Oui, réfléchir était décidément trop risqué.
Haletant à cause de la chaleur, Rand s’arrêta pour examiner la muraille de végétation. Une haie géante d’une couleur brunâtre maladive d’où saillaient des épines noires d’un bon pouce de long. Un obstacle trop haut pour qu’on voie par-dessus et trop dense pour qu’on distingue quoi que ce soit à travers. Rand tendit une main pour toucher la haie… et il ne put retenir un cri de douleur. Malgré sa prudence, une épine lui avait transpercé l’index, le brûlant tout autant qu’une aiguille chauffée au rouge. Il recula, secoua la main et arrosa le sol de gouttes de sang. La brûlure se calmait déjà, mais sa main entière pulsait comme un cœur.
Rand oublia soudain sa douleur. Alors qu’il reculait, son talon droit avait fait émerger du sol une des petites pierres rondes. En guise de pierre, il s’agissait d’une orbite vide.
Un crâne humain ! Sur tout le chemin, des têtes de mort étaient enfouies dans la poussière ! Sautant d’un pied sur l’autre, Rand essaya de les éviter, mais c’était impossible. Pareillement, il ne pouvait pas rester immobile sans en piétiner une. Dans son esprit, une vague idée se forma – les choses n’étaient peut-être pas ce qu’elles semblaient être – mais il l’en chassa sans ménagement. Ici, penser était périlleux.
Rand récupéra un semblant de contrôle sur ses nerfs. Ne pas se déplacer était également dangereux, il en avait la certitude, même s’il n’aurait pas su dire pourquoi.
Son doigt ne saignait presque plus et sa main redevenait normale. Suçant la plaie, Rand entreprit de longer l’allée dans la direction à laquelle il faisait face. Ici, l’important était de marcher, pas d’aller dans un sens ou dans un autre.
Un jour, se souvint-il, il avait entendu dire qu’on pouvait sortir d’un labyrinthe en tournant toujours dans la même direction. À la première arche qu’il croisa, il obliqua vers la droite et répéta l’opération à la suivante.
Juste ce qu’il fallait pour se retrouver face à face avec Ba’alzamon !
Stupéfait, le chasseur s’arrêta net dans une ultime envolée de sa cape rouge. Des flammes crépitaient dans ses yeux mais, avec la chaleur ambiante, Rand les sentit à peine.
— Combien de temps crois-tu pouvoir m’échapper, mon garçon ? Tu penses vraiment qu’on peut fuir son destin ? Allons, tu es à moi !
Alors qu’il reculait, Rand se demanda pourquoi sa main droite volait vers sa hanche comme si elle était en quête d’une épée.
— Lumière, aide-moi…, implora-t-il. Oui, aide-moi, Lumière…
Des mots dont le sens lui échappait, désormais.
— La Lumière ne te sauvera pas, mon garçon, et l’Œil du Monde ne te servira pas. Tu es mon chien de chasse, et si tu ne cours pas sur mon ordre, je t’étranglerai avec le cadavre du Grand Reptile.
Ba’alzamon tendit la main, et soudain Rand sut qu’il existait un moyen de fuir. Un souvenir indistinct qui empestait le soufre du danger – mais rien ne pouvait être plus dévastateur que le contact du Ténébreux.
— Un rêve ! cria Rand. C’est un rêve !
Ba’alzamon écarquilla les yeux – de surprise, de colère, ou à cause d’un mélange des deux – puis l’air ondula, sa silhouette se troubla et il disparut.
Se retournant, Rand se retrouva face à sa propre image reproduite à des milliers d’exemplaires. Alors qu’un océan de ténèbres s’étendait au-dessus de sa tête et à ses pieds, une infinité de miroirs, orientés selon tous les angles possibles, reflétaient l’image terrifiante d’un jeune homme mort de peur qui tournait sur lui-même comme une toupie.
Une ombre rouge traversa tous les miroirs en même temps. Rand tenta de l’intercepter, et tous ses reflets l’imitèrent, mais la signature fugace de Ba’alzamon passa derrière le jeune homme avant de disparaître. Puis il y eut de nouveau quelque chose, mais plus une signature, cette fois.
Ba’alzamon en personne passa simultanément dans des milliers de miroirs.
Tentant de le suivre du regard, Rand se retrouva face au reflet de son visage d’une pâleur cadavérique.
L’image de Ba’alzamon grandit derrière celle de Rand, regardant le jeune homme comme si elle ne le voyait pas – le transperçant du regard, d’une certaine façon. Dans chaque miroir, les flammes de Ba’alzamon se déchaînèrent derrière Rand, l’enveloppant comme un linceul de feu. Il voulut crier, mais rien ne sortit de sa gorge.
Dans les miroirs, il n’y avait qu’un visage. Le sien. Celui de Ba’alzamon.
Un seul et unique visage.
Rand sursauta et ouvrit les yeux. Il faisait toujours sombre, mais une chiche lumière brillait quand même quelque part. Osant à peine respirer, le jeune homme fit du regard le tour de son environnement. Enveloppé jusqu’aux épaules par une couverture de laine rugueuse, il avait posé la tête dans son bras replié. Sous ses mains, il sentait des planches lisses – celles d’un pont, à première vue. Des gréements grinçaient au vent dans la nuit relativement paisible.
Rand soupira de soulagement. Il était sur le Poudrin et, pour ce soir, il n’avait plus rien à craindre.
D’instinct, il porta un index à sa bouche. Sentant le goût du sang, il crut qu’il allait défaillir. Sans hâte, il leva sa main juste devant ses yeux, assez près pour voir du sang coagulé au bout de son doigt.
Une perle rouge figée, typique des blessures infligées par une épine.
Le Poudrin se hâtait (lentement) de descendre la rivière Arinelle. Si elles étaient puissantes, les bourrasques soufflaient dans des directions qui interdisaient de hisser les voiles. Du coup, malgré les exigences du capitaine Domon, le navire n’avançait pas vraiment. La nuit, un matelot campé à la proue tenait lieu de navigateur à la chiche lueur d’une lanterne. Tandis qu’il criait ses évaluations de profondeur au timonier, le bateau porté par le courant, mais obligé de lutter contre le vent, avançait aussi vite que pouvaient le propulser ses rameurs – à savoir, pas vite du tout.
Sur la rivière Arinelle, il était inutile de s’en faire au sujet des rochers ou des récifs. En revanche, les hauts-fonds abondaient, un navire pouvait s’y échouer en un clin d’œil. Et une fois enfoncé dans le limon, il n’en ressortait pas avant l’arrivée des secours. Si c’étaient eux qui se montraient les premiers…
Les rameurs s’échinaient de l’aube au crépuscule mais, face à un tel vent contraire, on pouvait déjà se féliciter que le vaisseau ne recule pas.
Depuis son départ précipité, le Poudrin n’avait plus accosté. Menant durement son équipage et son bâtiment, Bayle Domon pestait en permanence contre la « lenteur d’escargot » et les « maudites bourrasques ». Traitant les rameurs de « sales fainéants », il les accablait d’injures à la moindre fausse manœuvre. Pour leur donner du cœur au ventre, prétendait-il, il décrivait l’irruption sur le pont de Trollocs hauts de dix pieds qui venaient les égorger en ricanant. Les deux premiers jours, cette stratégie assez peu subtile fonctionna à merveille. Puis les marins, oubliant le choc de l’attaque initiale, commencèrent à se plaindre de n’avoir pas une heure pour se dégourdir les jambes sur la terre ferme. Ensuite, ils soulignèrent combien il était dangereux de descendre une rivière en pleine nuit.
L’équipage s’efforçait pour le moment de râler lorsque Domon avait le dos tourné. Hélas, le capitaine semblait entendre tout ce qui se disait sur son bateau. Dès que les protestations commençaient, il allait chercher le cimeterre et la hache au tranchant en croissant retrouvés sur le pont après l’attaque. Les suspendant au mât principal pendant une heure, il incitait les râleurs à se taire et les matelots blessés pendant l’attaque à tapoter nerveusement leurs bandages.
L’effet n’était jamais définitif. Le lendemain, un marin déclarait aux autres que la situation était intolérable. Après avoir semé les Trollocs, pourquoi ne les autorisait-on pas à se détendre un peu à terre ?
Bien entendu, le cimeterre et la hache réapparaissaient, et on était repartis pour un tour.
Rand remarqua très vite que Thom Merrilin restait loin des marins lorsqu’ils tenaient leurs messes basses. D’habitude, il était plutôt du genre à fraterniser avec ces hommes, échangeant avec eux des récits et des blagues qui leur remontaient le moral. Alors qu’il faisait mine d’allumer sa pipe ou d’accorder sa harpe, le trouvère lorgnait les contestataires d’un œil méfiant. Mais pourquoi réagissait-il ainsi ? Apparemment, les marins n’en voulaient pas aux trois hommes qui étaient montés à bord cette nuit-là, des Trollocs à leurs trousses. En revanche, ils ne semblaient pas disposés à pardonner à Floran Gelb.
Durant le premier jour de voyage, l’homme au visage de fouine avait passé son temps à raconter à qui voulait l’entendre sa version de l’affaire. Passant de la vantardise aux gémissements, il retroussait les lèvres, méprisant, chaque fois qu’il désignait Thom, Mat ou Rand – spécialement ce dernier – en essayant de leur faire porter le chapeau.
— Ce sont des étrangers, soulignait-il à voix basse et en gardant l’œil en alerte, au cas où le capitaine approcherait. Que savons-nous d’eux ? Une chose est sûre, c’est que les Trollocs sont venus avec eux. Moi, je vous dis qu’ils sont dans le coup !
— Au nom de la bonne Fortune, Gelb, ferme-la ! explosa un jour un matelot aux cheveux nattés et aux joues ornées d’une petite étoile bleue.
Sans regarder Gelb, l’homme continua à enrouler un cordage. Malgré le froid, il était pieds nus, comme tous ses camarades, parce que des bottes glissaient trop facilement sur un pont mouillé.
— Si ça pouvait te permettre de tirer ta flemme, tu accuserais ta mère d’être au service du Ténébreux ! Hors de ma vue, vermine !
L’homme à la natte cracha aux pieds de Gelb et continua son travail.
Tout l’équipage se souvenait que Gelb avait dormi pendant son quart. Le crachat était de loin la réaction la plus polie qu’il ait obtenue. Plus personne ne voulant travailler avec lui, il se retrouvait affecté à des tâches solitaires – ou plutôt à des corvées, comme récurer les casseroles ou ramper sur le ventre dans la cale pour repérer des fuites au milieu de la crasse accumulée depuis des années.
Après quelques jours d’ostracisme, il avait renoncé à plaider sa cause auprès des autres matelots. Voûtant les épaules, il s’était muré dans un silence offensé. Un mutisme qui tournait peu à peu à l’imploration implicite, même si rien ne parvenait à lui regagner les bonnes grâces de ses camarades. En revanche, lorsque son regard se posait sur Rand, Mat ou Thom, une lueur meurtrière le faisait briller.
Quand Rand lui signala que le sinistre Gelb finirait par leur valoir des ennuis, Mat jeta un coup d’œil autour de lui et demanda à voix basse :
— Tu crois qu’on peut se fier à un seul de ces types ?
Sur ces mots, il s’éloigna afin de se trouver un coin tranquille – un exploit sur un navire long de quatre-vingt-dix pieds de la proue à la dame de nage située à la poupe. Depuis la terrible nuit, à Shadar Logoth, Mat passait beaucoup trop de temps seul. À broyer du noir, selon Rand.
Lorsqu’il fit part de ses inquiétudes à Thom, Rand obtint une réponse moins laconique :
— Si nous devons avoir des problèmes, ils ne viendront pas de Gelb, mon garçon. Aucun matelot ne le soutiendra, et il n’a pas assez de tripes pour tenter quelque chose seul. Cela dit, les choses risquent de se gâter. Domon pense que les Trollocs lui en veulent personnellement, mais les autres estiment que le danger est passé. Ils pourraient très bien décider qu’ils en ont assez. En fait, ils n’en sont pas loin. (Thom tapota sa cape multicolore à hauteur de sa taille, comme s’il voulait s’assurer de la présence de ses couteaux préférés.) S’ils se mutinent, ils ne laisseront pas de témoins derrière eux. Si loin de Caemlyn, l’Assignation de la Reine n’a peut-être pas beaucoup d’effet, mais un simple bourgmestre de village ne laisserait pas passer un crime pareil…
À partir de ce moment-là, Rand prit garde à ne pas être vu quand il observait les marins.
Changeant de politique, Thom dépensa beaucoup d’énergie pour détourner les matelots de toute idée de rébellion. Le matin et le soir, il raconta des histoires avec tout son talent et, entre les deux, il joua tous les morceaux qu’on lui réclamait. Pour étayer son mensonge au sujet des deux garçons – prétendument désireux d’être ses apprentis –, il leur donna une leçon chaque jour, à la grande joie de l’équipage, bien entendu. En homme d’expérience, il interdit aux deux fugitifs de toucher à sa harpe. En revanche, il les laissa jouer de la flûte, un instrument beaucoup moins fragile. Les débuts de Rand et de Mat, très difficiles, leur valurent moult grincements de dents et de francs éclats de rire, même quand les marins étaient obligés de se plaquer les mains sur les oreilles.
Thom enseigna à ses élèves quelques-unes des histoires les plus simples de son répertoire, et il insista tout particulièrement sur l’art de jongler. Lorsque Mat se plaignit de la complexité des exercices, le trouvère le foudroya du regard comme s’il venait de lui marcher sur les pieds.
— Je ne sais pas jouer au professeur, mon garçon. Quand j’enseigne, j’enseigne ! Mais bon sang ! même un bouseux abruti devrait être capable d’exécuter les figures de base. Allez, on y va !
Les matelots en repos s’assemblaient immanquablement autour du trio de passagers. Certains ayant demandé à bénéficier de ses lumières, Thom les intégra aux cours et ne les empêcha jamais de rire de leur propre maladresse. Le cœur plein de haine pour l’humanité tout entière, Gelb jetait un regard noir sur ces scènes pourtant réjouissantes.
Dès qu’il le pouvait, Rand allait s’accouder au bastingage pour scruter pensivement la berge. Parce qu’il s’attendait à voir Egwene ou Perrin ? Pas vraiment, mais il l’espérait, et, si on considérait la lenteur du voyage, ce n’était pas totalement absurde. S’ils s’en étaient tirés, ils pourraient rattraper le bateau sans demander trop d’efforts à leurs chevaux.
S’ils s’en étaient tirés, oui…
Depuis le départ, le Poudrin n’avait pas croisé l’ombre d’un bateau. Mais ça ne signifiait pas qu’il n’y avait rien à voir, tout au contraire. Au milieu du premier jour, la rivière s’était soudain mise à serpenter entre deux très hautes falaises. Sur près d’un quart de lieue, Rand avait pu admirer les sculptures réalisées à même la roche. Des hommes et des femmes hauts d’une bonne centaine de pieds, tous portant une couronne sur la tête. Des rois et des reines, à l’évidence… Dans cette galerie de portraits minéraux, aucun des personnages n’était identique à un autre et des siècles d’histoire séparaient le premier du dernier. Les plus anciennes têtes couronnées, victimes des intempéries, n’arboraient plus qu’un visage presque lisse. Les plus récentes, en revanche, avaient gardé presque tous les attributs de leur modèle. L’eau venant leur taquiner en permanence les pieds, la plupart de ces représentations géantes n’en avaient plus vraiment – au mieux, il restait la partie arrière de leurs bottes ou de leurs riches chaussures.
Depuis combien de temps ces statues regardent-elles passer les bateaux ? se demanda Rand. Pour éroder un tel volume de roche, la rivière doit avoir besoin de plusieurs siècles…
Ayant vu et revu les antiques sculptures, les hommes d’équipage ne daignèrent pas leur accorder un regard.
Quelques jours plus tard, alors que le terrain, sur la berge orientale, était redevenu une vaste plaine où des bosquets se dressaient par endroits, les rayons du soleil se reflétèrent soudain d’une façon peu naturelle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Rand. On dirait du métal…
Passant par là lors d’une de ses inspections, Domon s’arrêta, plissa les yeux, et fut prompt à répondre :
— C’est bien du métal, dit-il.
Son débit était toujours très rapide, mais Rand s’y était habitué, et il n’avait plus besoin de deviner un mot sur deux.
— Une tour de métal, oui, continua le capitaine. Je le sais parce que je l’ai vue de près. Pour nous, de la marine marchande fluviale, c’est une balise. À l’allure où nous allons, Pont-Blanc est à dix jours de voyage.
— Une tour de métal ? répéta Rand.
Assis en tailleur, le dos contre un tonneau, Mat se leva, émergeant provisoirement de sa mélancolie pour écouter les explications du capitaine.
— Oui, de l’acier étincelant, sans un seul point de rouille. Deux cents pieds de haut, une emprise au sol équivalente à celle d’une maison, sans une seule marque visible et sans la moindre ouverture non plus…
— Je parie qu’elle contient un trésor, dit Mat. (Il vint se placer à côté de Rand et observa la tour dont le Poudrin s’éloignait lentement.) Une structure pareille doit avoir été conçue pour protéger des objets de valeur.
— C’est possible, mon gars, marmonna Domon. Mais il y a dans le monde des choses encore plus étranges, crois-moi. Sur Tremalking, une des îles du Peuple de la Mer, une main de pierre haute de cinquante pieds jaillit littéralement d’une colline. Elle serre entre ses doigts un globe de cristal aussi grand que ce navire. S’il doit y avoir un trésor quelque part, c’est bien sous cette colline. Mais les habitants de l’île ne veulent pas faire de fouilles, et le Peuple de la Mer n’a qu’une idée en tête : sillonner les eaux à la recherche du Coramoor, son Élu…
— Eh bien, moi, je creuserais, si j’en avais l’occasion…, dit Mat. Cette île est très loin d’ici ?
La tour disparut derrière une rangée d’arbres, mais le jeune homme continua à plisser les yeux comme s’il pouvait toujours la voir.
Le capitaine Domon hocha mélancoliquement la tête.
— Tu te trompes, petit… On n’explore pas le monde à cause des trésors. Trouver quelques pièces d’or ou les joyaux d’une couronne est bien agréable, mais ce n’est pas ça qui pousse un homme à ne jamais rester en place. En revanche, les merveilles et les bizarreries de l’univers… À Tanchico, un port sur l’océan d’Aryth, une partie du palais du Panarch remonte à l’Âge des Légendes. Sur un mur, une frise représente des animaux qu’aucun homme de notre temps n’a jamais vus.
— N’importe quel enfant peut dessiner un animal que nul n’a jamais vu, fit remarquer Rand.
— C’est vrai, mon gars, concéda le capitaine. Mais un enfant peut-il fabriquer les squelettes de ces animaux ? Fidèlement réassemblés, ils sont exposés dans une salle du palais, et n’importe qui peut aller les voir. La Dislocation du Monde a laissé bien des merveilles derrière elle, et depuis, une demi-douzaine d’empires se sont succédé, certains rivalisant avec celui d’Artur Aile-de-Faucon. Tous nous ont légué des choses à voir et à découvrir. Des bâtons lumineux, une pierre-cœur, de la dentelle-lame…
» Une structure cristalline recouvre une île, et elle fredonne lorsque la lune est levée… Une montagne creuse, avec en son centre une flèche d’argent haute de plusieurs centaines de pieds – quiconque en approche à moins d’un quart de lieue meurt sur-le-champ. Des ruines érodées, des fragments mystérieux, des objets retrouvés au fond des mers… Tant de choses dont même les plus anciens livres ne sauraient expliquer la nature ou l’utilité. J’ai ma collection personnelle, savez-vous ? Des merveilles dont vous n’oseriez même pas rêver, garçons, collectées dans plus d’endroits qu’on pourrait en visiter en dix vies. C’est ça qui fascine les aventuriers, pas les trésors !
— Dans les collines de Sable, dit Rand, nous avons déterré des ossements. Très étranges, parce qu’ils semblaient appartenir à un poisson aussi gros que ce navire. Mais creuser dans ces collines, il paraît que ça porte malheur…
Le capitaine dévisagea Rand avec une intensité qui le mit mal à l’aise.
— Tu viens juste de te lancer dans le grand monde, mon gars, et tu penses déjà à ton pays natal ? Ne te fais pas d’illusions, les grands espaces finiront par te ferrer comme un poisson. Tu partiras à la poursuite du soleil couchant, je t’en fiche mon billet. Et si tu y retournes un jour, ton village ne sera pas assez grand pour te retenir.
— Non ! se défendit Rand.
Mais, pour être honnête, quand avait-il pensé pour la dernière fois à Champ d’Emond ? Ou même à Tam ? Cela devait faire des jours, et il aurait pu tout aussi bien s’agir de mois…
— Non ! répéta le jeune homme. J’y retournerai dès que possible, et j’élèverai des moutons, comme mon… mon père. Et, si j’en repars un jour, ce sera une grossière erreur. Pas vrai, Mat ? Aussitôt que nous le pourrons, nous rentrerons chez nous et nous oublierons tout ça.
Non sans effort, Mat s’arracha à la contemplation de la tour – enfin, de son fantôme, puisqu’elle n’était plus en vue depuis beau temps.
— Pardon ? Tu disais ? Oui, bien sûr que nous rentrerons…
Alors qu’il se tournait pour s’éloigner, Rand entendit son ami marmonner :
— Tu parles ! Je parie qu’il veut être le seul à partir à la chasse au trésor…
À l’évidence, Mat n’avait même pas conscience qu’il parlait à haute voix.
Le quatrième jour de voyage, Rand grimpa au mât et s’installa confortablement tout en haut, les pieds bien calés dans les étais. Le Poudrin voguait paisiblement sur des eaux calmes mais, à cinquante pieds de haut, son tangage naturel faisait osciller le mât comme s’il risquait de s’écrouler. La tête inclinée en arrière, Rand offrait son visage au vent en riant aux éclats.
Toutes les rames étant sorties, le navire, vu d’en haut, ressemblait à une araignée à douze pattes qui aurait rampé sur l’Arinelle. À Deux-Rivières, Rand avait déjà occupé des postes d’observation si élevés – dans des arbres, tout simplement – mais, cette fois, il n’y avait pas de branches pour lui bloquer la vue. Rien ne lui échappait, et il voyait les rameurs, les mousses qui briquaient le pont à genoux et les matelots qui travaillaient sur les cordages ou les panneaux de pont. Tous ces hommes avaient l’air tellement étranges, quand on les regardait de haut. Tout petits et très larges d’épaules – un effet de l’angle de vue –, ils s’agitaient si comiquement que le jeune homme s’en était amusé pendant près d’une heure.
Il continuait à rire dès qu’il les voyait mais, à présent, il s’intéressait davantage aux berges qui coulaient lentement sur les deux flancs du navire. En tout cas, c’était l’impression qu’avait Rand. Hormis le mouvement du mât, il avait le sentiment d’être immobile tandis que les collines, les arbres et les prairies défilaient devant ses yeux. Alors qu’il ne se déplaçait pas, le monde entier passait devant lui.
Cédant à une impulsion, Rand dégagea ses pieds des étais et écarta les bras et les jambes, tentant de garder son équilibre en dépit du tangage. Il y parvint durant trois allers et retours de droite à gauche, puis le miracle cessa. Battant des membres, il bascula en avant et se rattrapa de justesse à un étai. Les jambes pendant des deux côtés du mât, rien ne l’empêchant de tomber à part ses mains solidement refermées sur l’étai, il éclata de rire, grisé par le vent qui lui cinglait le visage et par l’excitation du danger.
— Mon garçon, fit Thom, si tu as envie de te briser le cou, essaie de ne pas tomber sur moi.
Rand baissa les yeux. Juste au-dessous de lui, Thom s’accrochait à l’enfléchure, et il regardait d’un air morne la distance qui lui restait à parcourir pour atteindre le sommet du mât. Comme le jeune homme, le trouvère avait eu l’idée judicieuse de laisser sa cape en bas.
— Thom ! s’écria Rand, ravi. Pourquoi es-tu venu me rejoindre ?
— Parce que tu es sourd ! Tout le monde te criait de faire attention. Que la Lumière me brûle ! l’équipage entier pense que tu es devenu fou !
Baissant de nouveau les yeux, Rand constata, non sans surprise, que tous les visages étaient levés vers lui. Tous ? Pas tout à fait… Assis en tailleur au pied du mât, Mat contemplait mornement la mer. À part ça, les rameurs eux-mêmes avaient le nez en l’air, ce qui entraînait une nette perte de cadence et de synchronisation. Plus étrangement encore, personne ne les accablait d’injures ni ne les menaçait du fouet. Jetant un coup d’œil discret, Rand vit que le capitaine Domon, campé près du gouvernail, les poings plaqués sur les hanches, le foudroyait du regard.
Rand s’intéressa de nouveau à Thom et lui sourit.
— Si je comprends bien, tu voudrais que je descende ?
— Pour tout dire, j’en serais ravi, oui.
— Eh bien, d’accord !
Modifiant sa prise sur l’enfléchure, Rand changea de position, lâcha tout, tomba un court instant dans le vide et entendit Thom lâcher un juron au moment même où il s’accrochait en plein vol à un étai.
Un bras à demi tendu, comme s’il avait essayé de rattraper Rand, le trouvère lui jeta un regard noir.
— Bon, je descends, maintenant, annonça Rand avec un grand sourire.
Lançant les jambes en arrière, il en passa une autour du hauban qui reliait le sommet du mât à la proue, fit de même avec un de ses coudes puis laissa filer le gros câble entre ses mains. Lentement au début, puis de plus en plus vite, il glissa jusqu’au pont, exécuta un rétablissement à la dernière seconde et atterrit souplement devant Mat. Ayant à peine besoin de faire un pas de côté pour recouvrer son équilibre, il se tourna face à l’équipage et écarta les bras – la gestuelle favorite de Thom après une de ses acrobaties.
Des applaudissements crépitèrent. Rand n’y prêta guère attention, stupéfié par ce qu’il voyait entre les mains de Mat – devant qui il faisait heureusement écran, empêchant quiconque d’autre d’apercevoir l’objet. Une dague à la lame incurvée glissée dans un fourreau d’or gravé d’étranges symboles. Le manche de l’arme était entouré de fil d’or et un gros rubis rehaussait le pommeau. Quant aux quillons, c’étaient deux serpents aux écailles d’or qui montraient agressivement leurs crochets.
Mat continua à jouer avec la dague, la faisant entrer et sortir du fourreau. Sans s’arrêter, il leva sur Rand des yeux étrangement voilés. Soudain, comme s’il reconnaissait son ami, il sursauta et rangea hâtivement l’arme sous sa cape.
Rand s’accroupit, les mains posées sur les genoux.
— Où as-tu eu ça ?
Mat ne répondit pas, regardant autour de lui pour voir si on les épiait. Mais ils étaient tranquilles, pour une fois.
— Cette dague ne vient pas de Shadar Logoth, n’est-ce pas ?
— C’est ta faute ! Et celle de Perrin. Vous m’avez forcé à sortir, et j’avais cette arme dans la main. Mordeth ne me l’a pas donnée. Puisque je l’ai prise, la mise en garde de Moiraine ne vaut pas. N’en parle à personne, Rand. On pourrait essayer de me détrousser.
— Ne t’en fais pas, je me tairai… Domon est honnête, je crois, mais ses hommes… Sans parler de Gelb, bien entendu !
— Personne ! insista Mat. Ni Domon, ni Thom ! Personne ! Nous sommes les deux seuls rescapés de Champ d’Emond, Rand. Il faut nous serrer les coudes.
— Egwene et Perrin sont vivants, j’en suis sûr ! (Mat parut honteux d’en avoir douté.) Cela dit, je garderai ton secret. Toi et moi, personne d’autre ! Au moins, l’argent n’est plus un problème. En vendant cet objet, nous voyagerons comme des rois jusqu’à Tar Valon.
— Oui, nous le vendrons, s’il le faut… Mais n’en parle à personne avant que je te le dise.
— J’ai promis, d’accord ? Dis, as-tu eu des cauchemars depuis que nous sommes sur le bateau ? Comme à Baerlon ? C’est la première fois que je peux t’en parler sans que six personnes écoutent.
Mat eut un étrange regard.
— Peut-être…
— Comment ça, peut-être ? On rêve ou on ne rêve pas !
— D’accord, d’accord… J’ai fait des cauchemars, mais je refuse d’en parler – ou d’y penser, d’ailleurs. Ça ne fait aucun bien.
Thom interrompit abruptement la conversation. Sa cape sur le bras, ses cheveux et sa moustache ondulant au vent, il eut un sourire modeste.
— J’ai réussi à convaincre Domon que tu n’es pas fou à lier… Un exercice intégré à ta formation, voilà ce que je lui ai fait gober. Ton acrobatie de singe, le long du hauban, m’a aidé à le convaincre, mais tu as eu de la chance de ne pas te briser le cou.
Rand posa les yeux sur le hauban, le remonta jusqu’au sommet du mât… et en resta bouche bée. Il avait glissé le long de ce… truc ? Et il avait fait l’andouille en haut de… ?
Il s’imagina, les bras et les jambes écartés, et en tomba sur les fesses, manquant de peu basculer encore en arrière sous le regard dubitatif de Thom.
— Je n’aurais pas deviné que tu te jouais ainsi du vertige, mon garçon. On devrait faire un malheur à Illian, à Ebou Dar, voire à Tear. Dans les grandes villes, les gens adorent les funambules et les acrobates.
— Mais nous allons à…, commença Rand.
Juste à temps, il songea à s’assurer que personne ne les écoutait. Plusieurs matelots les regardaient, y compris Gelb, toujours aussi haineux, mais ils étaient trop loin pour entendre.
— … Tar Valon…, acheva le jeune homme.
Mat haussa les épaules comme si n’importe quelle destination lui aurait convenu.
— Dans un premier temps, mon garçon, fit Thom, mais ensuite, qui peut savoir ? C’est ça la vie d’un trouvère : l’imprévu à chaque coin de rue ! (Il tira une poignée de balles de couleur de sa manche inhabituellement large.) Puisque tu as consenti à redescendre sur terre, nous allons travailler la figure appelée « triple-croisé ».
Rand regarda de nouveau le sommet du mât, et il crut défaillir.
Que m’arrive-t-il ? Au nom de la Lumière ! que m’arrive-t-il ?
Il devait le découvrir. Donc, atteindre Tar Valon avant d’avoir complètement perdu la raison.