Comme s’il voulait rattraper le temps passé à flâner avec les Gens de la Route, Elyas adopta un rythme de marche si exigeant que Bela elle-même se montrait soulagée lorsque arrivait le moment de camper. Malgré sa volonté d’aller vite, l’homme aux loups prenait des précautions qu’il avait négligées jusque-là. La nuit, le petit groupe faisait du feu uniquement s’il trouvait du bois mort sur le site du camp. Pas question de couper la plus petite branche à un arbre, de peur de laisser un indice. En outre, les feux étaient très modestes et toujours dissimulés dans une fosse creusée pour l’occasion. Une fois le repas terminé, Elyas enterrait les braises et les recouvrait du carré d’herbe qu’il avait soigneusement découpé avant d’excaver la terre.
À l’aube, avant le départ, il passait le campement au peigne fin pour s’assurer qu’il ne restait aucune trace du passage de trois voyageurs. Méticuleux jusqu’au ridicule, il remettait en place les pierres délogées de leur écrin de terre et redressait les brins d’herbe pliés par des bottes indélicates. Ce protocole lui prenait à peine quelques minutes, mais il ne le sautait jamais, retardant le départ jusqu’à ce que tout lui paraisse parfait.
Perrin doutait que ces précautions servent à quelque chose contre les rêves. Cela dit, quand il pensa en profondeur à ce qu’elles signifiaient, il regretta que les cauchemars ne soient pas sa seule source d’inquiétude.
Le premier matin, Egwene demanda si des Trollocs étaient à leurs trousses. Elyas se contenta de secouer la tête, puis il fit signe aux deux jeunes gens de se mettre en chemin. Perrin ne fit aucun commentaire, même s’il savait qu’il n’y avait pas de monstres dans les environs, puisque les loups n’en sentaient pas. Ce n’étaient pas les Trollocs qui motivaient la hâte d’Elyas, mais la menace indéfinissable dont il ne savait lui-même pas grand-chose. Les loups aussi étaient dans l’ignorance. Captant l’inquiétude de l’ermite, ils redoublèrent de vigilance comme si le danger leur collait aux basques – ou les guettait au détour suivant de la route.
Le paysage devint une longue série de creux et de bosses – pas vraiment des ravins et des collines, mais une sorte de miniature des deux. Un tapis d’herbe épaisse mais jaunie par l’hiver et attaquée par le chiendent s’étendait à l’infini devant les voyageurs. Sur ce terrain où rien ne lui faisait obstacle, le vent d’est se déchaînait, donnant l’impression que la végétation agitée de vagues était un vaste océan. Semblables à des îlots, les bosquets se faisaient de plus en plus rares et ils semblaient dépérir de froid sous la chiche lumière d’un soleil anémique.
Quitte à faire des détours, Elyas tentait de coller au maximum à la configuration du terrain et d’éviter autant que possible de s’exposer à la vue en gravissant les buttes.
Il parlait peu, et ça valait mieux, considérant sa mauvaise humeur :
— Vous savez le temps que ça va prendre de contourner les tertres au lieu de les escalader ? Par le sang et les cendres ! je ne serai pas débarrassé de vous avant l’été !
» Non, on ne peut pas avancer en ligne droite. Combien de fois vais-je devoir le répéter ? Vous savez à quelle distance on aperçoit un type qui se balade au sommet des buttes, sur un terrain pareil ? Non, bien entendu ! Mais, à cause de vous, on avance et on recule sans cesse. Bon sang ! on dirait un serpent qui se tortille ! Si on m’attachait les pieds, j’irais deux fois plus vite. Bon, vous arrêtez de me regarder avec des yeux de merlan frit ? Un peu de nerf, par tous les diables !
Perrin échangea un regard atterré avec Egwene – qui tira la langue à Elyas, mais dans son dos. Avec lui, protester ne servait à rien. La seule fois où elle avait essayé, rappelant que c’était lui qui tenait à faire des détours, il lui avait répliqué que la voix portait à des lieues à la ronde, dans une plaine comme celle-là – en beuglant lui-même assez fort pour ameuter tous les Trollocs du monde.
Qu’il parle ou non, Elyas passait son temps à scruter les environs. Par moments, il semblait avoir repéré quelque chose, mais ses jeunes compagnons ne voyaient jamais quoi. Et les loups non plus, d’ailleurs, ce qui avait tendance à rassurer Perrin. Le front plissé d’inquiétude, Elyas pressait encore plus le pas, sans daigner expliquer ce qui l’inquiétait.
De temps en temps, une butte barrait carrément l’horizon, formant un obstacle bien trop large pour qu’on puisse envisager de le contourner. Quand il était obligé de capituler face à la nature, Elyas ne rendait pas les armes sans combattre. Demandant aux jeunes gens de l’attendre en bas, il gravissait l’élévation, se jetait à plat ventre à l’abord du sommet et coulait prudemment un coup d’œil à ce qui l’attendait au-delà. Comme si les loups n’avaient pas balisé le terrain dix minutes plus tôt !
Obligés d’attendre sans savoir à quelle sauce ils risquaient d’être mangés, Perrin et Egwene mijotaient dans leur jus – un mélange très énervant d’ennui et d’angoisse. Se mordillant la lèvre inférieure, Egwene jouait avec les perles offertes par Aram. Les entrailles retournées et la gorge serrée par l’anxiété, Perrin tentait de paraître calme et confiant.
En cas de danger, les loups nous avertiront… Je ne me plaindrais pas s’ils disparaissaient, c’est vrai, mais en ce moment, j’avoue qu’ils nous sont bien utiles. Alors, pourquoi Elyas gaspille-t-il son temps ?
Après un long moment passé à scruter le paysage, Elyas se relevait et leur faisait signe d’approcher. Le voyage reprenait, accablant de monotonie, jusqu’à ce qu’une autre butte se révèle impossible à contourner.
À la troisième du genre, dans la même matinée, Perrin eut le sentiment qu’il allait vomir tripes et boyaux s’il devait recommencer à attendre.
— Je viens aussi, dit-il à Elyas.
— Baisse bien la tête, se contenta de répondre l’ermite.
Comme si elle voulait venir aussi, Egwene sauta à terre.
— Tu espères que la jument rampe avec nous ? lança Elyas, moqueur.
La jeune fille faillit répondre, mais elle se ravisa, haussa les épaules et regarda l’ermite se détourner et entreprendre la furtive ascension, Perrin dans son sillage. Comme toujours, avant d’atteindre la crête, Elyas se jeta à plat ventre et continua en rampant. Là encore, Perrin suivit son exemple.
Au sommet, l’homme aux loups enleva sa toque de fourrure avant de relever assez la tête pour voir ce qu’il y avait devant lui. Imitant la manœuvre, Perrin découvrit un terrain rigoureusement identique à celui qu’ils traversaient depuis le matin. Le versant à descendre ne foisonnait pas de végétation mais, à son pied, à cinq cents pas vers le sud, se dressait un bosquet nettement plus dense qu’à l’accoutumée. Les loups l’avaient déjà traversé sans sentir la présence de Trollocs ni de Myrddraals. À l’est et à l’ouest, rien ne bougeait dans une plaine qui aurait pu être la sœur jumelle de la précédente. Les loups étant à près d’un quart de lieu de distance, Perrin avait du mal à les sentir. Mais ils n’avaient rien repéré d’inquiétant dans cette zone, il le savait et Elyas ne pouvait pas l’ignorer.
Que cherche-t-il ? Il n’y a rien du tout…
— Nous perdons notre temps, Elyas, dit Perrin en se relevant.
Un vol de corbeaux monta en flèche du bosquet, tourbillonnant dans le ciel comme un long serpent d’obscurité. Pétrifié, Perrin regarda les oiseaux survoler les arbres – puis il reprit ses esprits et s’accroupit.
Les yeux du Ténébreux ! M’ont-ils vu ?
Comme si une idée s’était imposée à une centaine d’esprits à la même seconde, les oiseaux fondirent tous dans la même direction : le sud, où ils disparurent derrière une nouvelle butte. Mais à l’est, des corbeaux s’envolèrent d’un bosquet plus modeste que l’autre. Cette masse noire-là décrivit deux grands cercles dans les airs puis fila également en direction du sud.
Tremblant, Perrin se remit lentement à plat ventre. Il essaya de parler, dut s’humidifier la bouche et réussit enfin à croasser :
— C’était ça, la menace ? Les oiseaux ? Pourquoi ne pas nous avoir prévenus ? Et pour quelle raison les loups ne les ont-ils pas vus ?
— Parce qu’ils ne regardent pas souvent dans les arbres, marmonna Elyas. Cela dit, non, ce n’était pas les corbeaux… Je t’ai déjà confié que j’ignorais ce qui m’inquiétait.
Très loin à l’ouest, un autre nuage noir monta des arbres et fondit vers le sud. À cette distance, on ne distinguait pas les oiseaux individuellement, mais il n’y avait pas de doute sur la nature du phénomène.
— Ce n’est pas une grande chasse, que la Lumière en soit remerciée. Ils ne savent pas. Même après…
Sur ces propos énigmatiques, Elyas se retourna pour sonder l’endroit d’où venaient les voyageurs.
« Même après le rêve », compléta Perrin, saisissant soudain ce qu’avait voulu dire l’ermite.
— Pas grande ? répéta-t-il. Chez moi, on ne voit pas autant de corbeaux en une année entière !
— Dans les Terres Frontalières, j’ai vu des vols de plus de mille oiseaux. Pas souvent, parce que chaque corbeau mort rapporte une récompense, là-bas… Mais taisons-nous, maintenant…
Elyas scrutait toujours le nord. Perrin sentit qu’il tentait d’entrer en contact avec les loups. Il aurait voulu que Tachetée et ses compagnons reviennent sur leurs pas afin d’explorer le terrain à l’arrière du petit groupe de voyageurs. Son visage déjà parcheminé se ridant davantage à cause de la concentration, l’homme aux loups envoyait un message aux trois éclaireurs tellement avancés que l’apprenti forgeron ne sentait même plus leur présence.
Dépêchez-vous ! Surveillez le ciel et dépêchez-vous !
Perrin capta très faiblement la réponse, qui venait du sud et non du nord.
Nous arrivons.
Une image traversa l’esprit du jeune homme : les trois loups courant comme s’ils tentaient de fuir un incendie de forêt. Trois flèches vivantes, le museau pointé vers leur destination…
Elyas se détendit un peu et prit une profonde inspiration. Puis il regarda le terrain, droit devant lui, avant de tourner la tête vers le nord en marmonnant dans sa barbe.
— Vous pensez qu’il y a d’autres corbeaux derrière nous ? demanda Perrin.
— C’est possible… Ils procèdent ainsi, parfois… Je connais un endroit sûr, si nous parvenons à l’atteindre avant la nuit. Nous devrons marcher jusqu’à ce qu’il fasse noir, de toute façon, même si nous n’arrivons pas jusque-là, mais nous ne pourrons pas aller aussi vite que je le voudrais. Pas question de trop approcher des corbeaux qui sont devant nous… Mais s’il y en a aussi derrière…
— Quel rapport avec la nuit ? voulut savoir Perrin. Et de quel endroit parlez-vous ? Un refuge contre les corbeaux ?
— Oui, mais connu de trop de gens… Cela dit, la nuit, les corbeaux se perchent et nous n’aurons rien à craindre d’eux. (Après un dernier coup d’œil devant lui, Elyas fit signe à Egwene de venir avec Bela.) La nuit n’est pas pour tout de suite, et nous ne devons pas cesser de bouger ! (Il commença à dévaler la pente, chaque enjambée plus risquée que la précédente, comme s’il ne se souciait pas de tomber.) Allons, ne reste pas planté là, mon garçon !
Perrin se mit en mouvement, glissant davantage qu’il courait.
Egwene atteignit le sommet de la butte et lança Bela au trot.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Quand je vous ai vus disparaître comme ça, j’ai cru que… Qu’est-il arrivé ?
Perrin attendit pour répondre que la jeune fille l’ait rattrapé. Il tenta de résumer ce qui s’était produit, mais son récit lui parut atrocement incohérent.
— Des corbeaux ! s’écria Egwene, qui semblait quand même avoir saisi l’essentiel.
Elle bombarda Perrin de questions dont il ignorait le plus souvent la réponse. Au moins, ce petit jeu occupa les deux jeunes gens jusqu’à ce qu’ils arrivent au pied d’une nouvelle butte. En principe, si on désirait dégager une ligne directrice dans cette folle aventure, les trois voyageurs auraient dû contourner cet obstacle d’une largeur raisonnable. Mais Elyas insista pour gravir la pente et aller sonder le terrain.
— Tu veux débouler au milieu des oiseaux, mon garçon ? lança-t-il d’un ton sinistre.
Egwene leva les yeux vers le sommet de la butte, hésitant comme si elle avait en même temps envie de suivre Elyas et de rester où elle était.
L’homme aux loups fut le seul à ne pas faire montre d’indécision.
Perrin se demanda s’il arrivait que des vols de corbeaux fassent demi-tour. Débouler au sommet de la crête au même moment qu’un nuage d’oiseaux noirs ne lui disait pas grand-chose…
En haut de la butte, à plat ventre comme il se devait, le jeune homme leva la tête juste ce qu’il fallait pour voir ce qu’il y avait en bas.
Absolument rien, à part un bosquet, un peu à l’ouest ! Mais pas un corbeau en vue… Enfin, au début. Quand un renard déboula du bosquet, courant ventre à terre, des dizaines d’oiseaux s’envolèrent des branches, le bruissement de leurs ailes couvrant presque les cris de panique de leur proie. Un nuage noir fondit sur le renard, qui se défendit vaillamment, ses mâchoires claquant dans l’air – car il ne parvenait pas à mordre une de ses cibles, bien trop rapides pour lui. En revanche, les coups de bec, d’une précision parfaite, faisaient mouche pratiquement à tous les coups.
Le renard rebroussa chemin et fonça vers les arbres et le havre de sécurité de sa tanière. Mais il boitillait, désormais, la tête basse et la fourrure rouge de sang. Humant de la faiblesse chez leur proie, les corbeaux lancèrent un assaut massif. Des dizaines d’oiseaux s’abattirent sur le renard, le dissimulant à la vue de Perrin. Quand ils redécollèrent, il ne restait plus pour témoigner de leur festin que quelques touffes de fourrure rouges de sang.
La gorge serrée, Perrin regarda les oiseaux de proie filer vers le sud.
Par la lumière ! ils pourraient nous faire ça à nous ! Une centaine suffirait à…
— Bouge ! cria Elyas en se relevant. (Il fit signe à Egwene de le suivre et partit au pas de course vers les arbres.) Bon sang ! bougez-vous, tous les deux !
Egwene lança Bela au galop et rattrapa ses deux compagnons avant qu’ils aient atteint le pied de la butte. L’heure n’était pas aux questions, et moins encore aux grandes explications, mais la jeune fille vit les restes du renard et devint blanche comme un linge.
Elyas s’était arrêté à la lisière du bosquet, encourageant du geste ses deux compagnons. Perrin essaya de courir plus vite et s’emmêla les pieds. Battant des bras, il réussit par miracle à ne pas s’étaler dans la poussière.
Par le sang et les cendres ! Elyas, je ne peux pas aller plus vite !
Un corbeau solitaire jaillit du bosquet, piqua sur les deux jeunes gens, cria à leur percer les tympans et fila à tire-d’aile vers le sud. Conscient que c’était déjà trop tard, Perrin s’empara néanmoins de sa fronde et fourra une main dans sa poche pour en sortir une pierre. Mais le corbeau, devant lui, fut soudain foudroyé en plein vol et tomba comme une masse sur le sol. Stupéfié, Perrin vit la fronde qu’Egwene brandissait triomphalement.
— Ne restez pas là à bayer aux corneilles ! beugla Elyas.
Perrin se précipita vers le bosquet puis s’écarta afin de ne pas être piétiné par Bela.
Très loin à l’ouest, presque hors de vue, une sorte de brouillard noir se levait. L’apprenti forgeron sentit que les loups avançaient dans cette direction, filant vers le nord. Il capta aussi que les trois prédateurs avaient vu des corbeaux, à droite et à gauche de leur position, sans que cela les incite à ralentir. La « brume » noire s’orienta vers le nord, comme si elle traquait les loups, puis sa masse compacte éclata et une multitude de plus petits « nuages » fondirent vers le sud.
— Vous croyez qu’ils nous ont vus ? demanda Egwene. Nous étions déjà sous le couvert des arbres, non ? Et à cette distance, je doute qu’ils aient pu nous repérer…
— Nous les avons bien vus, nous…, marmonna Elyas. Ce n’est pas une affaire de distance mais, s’ils nous avaient localisés, nous aurions fini comme le renard. Si vous voulez survivre, tous les deux, apprenez à réfléchir. Quand on ne la contrôle pas, la peur devient vite une ennemie mortelle. (Elyas dévisagea tour à tour les deux jeunes gens.) Bon, ils ont fichu le camp, et nous n’allons pas moisir ici. Gardez vos frondes prêtes à l’action. Elles pourraient nous être très utiles…
Dès qu’ils furent sortis du bosquet, Elyas s’engagea résolument vers l’ouest et Perrin en eut un instant le souffle coupé. On eût dit que l’homme aux loups voulait suivre les derniers corbeaux qu’ils avaient vus partir. Mais que faire, sinon lui emboîter le pas ? Lui seul connaissait la région, et il avait parlé d’un endroit sûr.
Ils coururent jusqu’à la prochaine butte, attendirent que les oiseaux avancent, les suivirent et recommencèrent plusieurs fois la manœuvre. Le rythme de marche était épuisant depuis le début mais, là, cet effort fractionné menaçait de vider les deux jeunes gens et Bela de leur force. Elyas seul semblait ne pas être affecté. En pleine forme, il continuait à jouer les éclaireurs, et Perrin ne lui disputait plus cet honneur, puisque ça lui donnait l’occasion de se reposer un peu au pied de chaque butte.
La peur était une affaire bien différente, et la « contrôler » s’avérait beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Si au moins les loups avaient pu dire aux fugitifs s’ils étaient poursuivis ou non ! Mais pour l’instant, impossible de savoir ce qu’il y avait derrière eux. Devant évoluait une véritable armée de corbeaux. Il y en avait aussi sur leur droite et sur leur gauche. Une bonne dizaine de fois, l’ermite et ses deux compagnons atteignirent le refuge relatif d’un bosquet quelques secondes avant qu’un nuage de corbeaux obscurcisse le ciel. En une seule occasion, peu après midi, Perrin, Egwene et Elyas s’étaient retrouvés piégés en terrain découvert – sans l’ombre d’un abri à moins d’un quart de lieue – alors qu’une centaine d’espions aviaires du Ténébreux fendaient le ciel un peu à l’est de leur position. Malgré le vent mordant, Perrin avait senti de la sueur ruisseler sur son front jusqu’à ce que les prédateurs ailés, d’abord réduits à de minuscules points noirs, aient complètement disparu.
Très vite, le jeune homme perdit le compte des oiseaux traînards qu’Egwene et lui abattaient avec leur fronde.
Sur le chemin des corbeaux, les fugitifs découvrirent assez d’horreurs pour justifier l’angoisse qui serrait le cœur des deux jeunes gens. Par exemple, le cadavre d’un lapin, la tête énuclée gisant à bonne distance de quelques touffes de fourrure et d’ossements imparfaitement rongés.
Ils trouvèrent aussi des restes d’oiseaux – ou, plutôt, plusieurs tas de plumes sanguinolentes – et deux renards supplémentaires.
En chemin, Perrin se remémora une remarque de Lan : toutes les créatures du Ténébreux tuaient pour le plaisir, parce que la mort était la source du pouvoir de leur maître. Dans ce cas, que se passerait-il si les corbeaux attaquaient Elyas et ses deux « protégés » ?
Des yeux sans pitié brillant comme des perles noires, des becs pointus transperçant et arrachant les chairs… Cent tueurs ailés lancés à l’assaut en même temps…
Seulement cent, ou beaucoup plus que ça ? Peuvent-ils appeler des renforts ? Attaquer tous ensemble comme une armée ?
Une image terrifiante se forma dans l’esprit de Perrin. Une montagne de corbeaux grouillant comme des asticots sur des restes humains presque méconnaissables.
Soudain, ce sombre fantasme fut balayé par une série de visions qui défilèrent dans la tête de Perrin, chacune étant claire un court instant avant d’être chassée par la suivante. Les loups avaient trouvé des corbeaux, au nord. Et ils les affrontaient, évitant les coups de bec et bondissant dans les airs pour saisir dans leur gueule les petits corps noirs des oiseaux de proie. Comme s’il était présent, Perrin sentit sur sa langue le goût du sang des prédateurs volants broyés par des crocs impitoyables. Très vite, il partagea le désespoir des loups, conscients que leurs efforts ne suffiraient pas et pourtant résolus à ne pas abandonner tant qu’il leur resterait des forces.
Soudain, les corbeaux rompirent le combat, décrivant un dernier cercle dans le ciel pour hurler leur haine aux loups. Contrairement aux renards et aux lapins, ces ennemis-là ne succombaient pas aisément et ils avaient une mission. Comme s’ils estimaient la victoire impossible, les tueurs noirs avaient choisi la fuite, laissant tomber sur le sol – et sur les cadavres de leurs frères – quelques plumes noires tachées de sang.
Mais les loups avaient payé leur victoire au prix fort. Vent léchait une plaie ouverte, sur sa patte avant gauche, et un des yeux de Tire-d’Aile était touché. Ignorant ses propres blessures, Tachetée rassembla ses compagnons et se lança avec eux à la poursuite des corbeaux.
Nous arrivons, mais le danger nous précède.
Alors qu’il avançait d’un pas mal assuré, Perrin échangea un regard avec Elyas. Même si ses yeux jaunes restaient insondables, l’ermite savait. Il ne dit rien, se contentant de continuer à avancer sans effort apparent.
Il marche et il attend. Oui, il attend que j’admette être lié aux loups…
— Des corbeaux…, souffla Perrin à contrecœur. Derrière nous.
— Elyas disait vrai…, fit Egwene. Tu peux parler aux loups !
Même si ses pieds et ses jambes lui semblaient peser des tonnes, Perrin tenta d’avancer plus vite. Un désir fou de fuir les corbeaux, les loups et… le regard d’Egwene, qui savait désormais qui il était vraiment.
Mais qui es-tu ? Une créature souillée ! Que la Lumière m’aveugle ! je suis maudit !
Sa gorge brûlant plus qu’aux pires moments dans la forge enfumée et surchauffée de maître Luhhan, Perrin titubait de plus en plus et il finit par devoir s’accrocher à un des étriers d’Egwene. Comprenant qu’il était à bout de forces, la jeune fille sauta à terre et le força à monter en selle sans accorder la moindre attention à ses protestations.
Egwene fit de son mieux, mais il ne fallut pas longtemps avant qu’elle soit à son tour contrainte de se tenir à un étrier sans pour autant cesser de soulever l’ourlet de sa jupe de son autre main. Même si ses genoux tremblaient encore, Perrin mit pied à terre, souleva son amie et la déposa sur la selle. Trop fatiguée pour résister, elle se laissa faire sans émettre non plus de protestations.
Elyas ne ralentit pas. Harcelant sans cesse ses compagnons, il les obligeait à suivre les corbeaux qui exploraient le Sud – de si près, songea Perrin, qu’il aurait suffi qu’un des oiseaux ait l’idée de jeter un coup d’œil en arrière…
— Que la Lumière vous brûle ! avancez, nom de nom ! Si ces oiseaux nous tombent dessus, vous pensez vous en tirer mieux que le renard qui avait les intestins enroulés autour du cou ?
Révulsée, Egwene s’inclina sur sa selle et ne put se retenir de vomir.
— Je savais que cette image vous avait marqués ! Allons, encore un petit effort ! Bon sang ! je pensais que les culs-terreux étaient endurants ! Des héros qui travaillent toute la journée et dansent toute la nuit, à ce qu’on dit ! On dirait plutôt que vous faites la sieste le jour pour mieux dormir la nuit ! Avancez, par tous les diables !
Les trois fugitifs commencèrent à s’attaquer au versant ascendant d’une butte alors que les derniers corbeaux disparaissaient derrière la crête de la suivante. Gagnant encore du terrain, ils aperçurent très nettement les derniers membres du vol.
Si un seul se retourne…, pensa de nouveau Perrin.
À l’est et à l’ouest, les autres oiseaux continuaient à balayer le terrain.
Un seul corbeau, et nous sommes fichus !
Le vol qui suivait les fugitifs avançait très vite. Le contournant, Tachetée et ses compagnons approchaient sans prendre le temps de lécher leurs plaies, mais ils avaient appris tout ce qu’il fallait savoir au sujet du ciel et des dangers qui pouvaient en venir.
Quelle distance ? Combien de temps ?
N’ayant pas les mêmes préoccupations que les hommes, les loups n’avaient aucune raison de diviser une journée en heures. Pour eux, les saisons suffisaient à marquer le passage du temps, le jour et la nuit jouant le même rôle sur une plus petite échelle.
Perrin finit par obtenir une image de la position probable du soleil au moment où les corbeaux poursuivants survoleraient leurs proies. Comparant cette estimation à la localisation présente de l’astre diurne, il jugea que les prédateurs volants seraient au-dessus de ses compagnons et lui dans une heure au maximum. Le crépuscule ne tomberait pas avant deux heures, et il en faudrait deux de plus pour qu’il fasse nuit noire…
Nous mourrons au soleil couchant…, pensa Perrin, ses jambes manquant se dérober.
Taillés en pièces comme le renard…
La main du jeune homme vola vers le manche de sa hache, mais finit par se poser sur sa fronde. Cette arme-là serait plus efficace, mais elle ne suffirait pas face à cent agresseurs ailés. Cent becs voraces, cent projectiles vivants piquant sur leurs cibles…
— C’est ton tour de chevaucher, Perrin, dit Egwene d’un ton las.
— Pas tout de suite… J’ai encore des lieues dans les jambes !
La jeune fille goba ce mensonge et resta en selle.
Elle doit être vraiment épuisée ! Dois-je lui dire la vérité, ou la laisser croire que nous avons une chance de nous en tirer ? Lui accorder une heure d’espoir, même fallacieux, ou une heure de désespoir total ?
Elyas regardait de nouveau le jeune homme sans rien dire. Il savait, lui aussi, mais il ne parlerait pas. Perrin tourna la tête vers Egwene et battit des paupières pour refouler ses larmes. Puis il posa les doigts sur le manche de sa hache et se demanda s’il aurait le courage. Au dernier moment, quand les oiseaux piqueraient sur eux, tout espoir évanoui, aurait-il le cran d’épargner à son amie une mort atroce ?
Lumière, donne-moi la force de le faire !
Devant les fugitifs, les corbeaux parurent soudain se volatiliser. À l’est et à l’ouest, Perrin distinguait toujours des nuages noirs, mais plus devant lui.
Où sont-ils ? Si par malheur nous les avons dépassés…
Brusquement, l’apprenti forgeron frissonna comme s’il venait de se jeter dans la rivière Cascade à Vin en plein milieu de l’hiver. Cette vague de froid déferla sur tout son corps, donnant l’impression d’emporter avec elle une partie de sa fatigue, apaisant ses jambes douloureuses et ses poumons en feu. Lorsqu’elle se dissipa, elle laissa derrière elle quelque chose d’indéfinissable. Sans savoir pourquoi, Perrin se sentait différent. Effrayé, il s’arrêta et regarda autour de lui.
Elyas avait dans les yeux une lueur qui le trahissait. Il savait ce qui se passait, mais il ne disait rien, comme d’habitude.
Tirant sur les rênes de Bela pour l’empêcher de repartir, Egwene semblait partagée entre l’angoisse et l’étonnement.
— C’est bizarre, dit-elle, j’ai le sentiment d’avoir perdu quelque chose…
La jument elle-même humait l’air, visiblement surprise, comme si elle détectait une légère odeur d’avoine.
— Que se passe-t-il ? demanda Perrin.
Elyas s’accroupit, posa les mains sur ses genoux et s’autorisa un petit rire.
— Nous sommes sauvés, voilà ce qui se passe, mes jeunes idiots ! Aucun corbeau lié au Ténébreux ne franchira la frontière invisible. Un Trolloc devrait y être poussé, mais il faudrait d’abord trouver moyen de contraindre son Myrddraal à le conduire jusque-là. Idem pour les Aes Sedai. Ici, le Pouvoir de l’Unique est lettre morte, car ces femmes ne pourraient pas accéder à la Source Authentique. En fait, elles ne la sentiraient même pas. Mais elles trembleraient de tous leurs membres, comme un ivrogne qui s’imbibe depuis une semaine. Bref, nous ne risquons plus rien.
Au début, Perrin ne remarqua pas la moindre différence dans le paysage environnant. Puis il vit quelques carrés d’herbe verte au milieu de la végétation jaunie. Pas très grands ni très nombreux, mais c’étaient les premiers qu’il remarquait, cette année. Il y avait un peu moins de chiendent, également… Tout ça était lié à cet endroit, il l’aurait juré. Et il avait déjà entendu parler d’un « lieu sûr » de ce type…
— Où sommes-nous ? demanda Egwene. Je me sens… Pour tout dire, je n’aime pas trop ça !
— Un Sanctuaire ! s’écria Elyas. Vous n’écoutez donc jamais les légendes ? Bien sûr, aucun Ogier n’est venu ici depuis la Dislocation du Monde, il y a quelque trois mille ans, mais c’est le Sanctuaire qui crée l’Ogier et pas le contraire !
— Une légende, justement…, grogna Perrin.
Dans les histoires, les Sanctuaires étaient des havres de paix où on n’avait plus rien à craindre des Aes Sedai et des créatures du Père des Mensonges.
Elyas se redressa. S’il n’était pas frais comme au matin, nul n’aurait deviné qu’il venait de courir pendant presque toute une journée.
— Venez, enfonçons-nous dans cette légende ! Les corbeaux ne peuvent pas entrer, mais rien ne les empêche de nous voir, si près de la lisière du Sanctuaire. Autant leur compliquer la tâche, non ?
Perrin aurait voulu rester là où il était. Après avoir été soumises à la torture, ses jambes l’imploraient de ne plus bouger d’une semaine. Le soulagement qu’il avait éprouvé un peu plus tôt n’était plus qu’un souvenir. La fatigue et la douleur étaient de retour, pourtant il se força à avancer. Egwene fit repartir Bela et Elyas reprit son rythme de croisière jusqu’à ce qu’il devienne évident que ses compagnons ne pourraient pas le suivre.
— Pourquoi ne restons-nous pas ici ? demanda Perrin, haletant. Si c’est vraiment un Sanctuaire, nous y serons en sécurité. Rien à craindre des Trollocs et des Aes Sedai… Pourquoi ne pas attendre ici que tout soit terminé ?
D’autant plus que les loups ne peuvent peut-être pas entrer non plus…
— Combien de temps faudra-t-il attendre ? demanda Elyas. Et que mangerons-nous ? De l’herbe, comme les chevaux ? De plus, je ne suis pas le seul à connaître cet endroit, et rien n’interdit à un homme d’entrer ici, même si c’est le pire des criminels. En outre, il n’y a qu’un point d’eau dans toute cette zone…
Mal à l’aise, l’ermite fit un tour complet sur lui-même, sondant le paysage. Quand ce fut fait, il secoua la tête et marmonna dans sa barbe. Perrin sentit qu’il appelait les loups.
Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous !
— Nous avons échappé aux corbeaux, ce n’est pas pour servir de proies à d’autres tueurs… Allons, un peu de courage. Il reste à peine un quart de lieue à parcourir.
S’il n’avait pas été à bout de souffle, Perrin aurait volontiers hurlé à la mort.
De gros rochers, certains hauts et larges comme une maison, commencèrent à jaillir de la terre sur le versant des buttes et dans les ravins. Des ronces recouvraient ces pierres dressées et des rideaux de broussaille les dissimulaient à demi. De-ci de-là, quelques brins d’herbe verte signalaient que cet endroit se distinguait du reste du monde. Le fléau qui frappait la terre, au-delà de ses frontières, le touchait aussi, mais il résistait mieux et les dégâts seraient plus faciles à réparer.
Au pied d’une énième butte, le trio de voyageurs découvrit enfin le fameux point d’eau. Une mare, en réalité, qu’il aurait suffi de deux pas pour enjamber. Mais l’onde claire laissait apercevoir un fond sablonneux parfaitement sain, et Elyas lui-même sembla pressé d’atteindre cette oasis.
Arrivé au bord de la mare, Perrin se jeta à plat ventre et plongea la tête dans l’eau. Il la ressortit très vite, surpris par la température glaciale, et secoua la tête, ses longs cheveux projetant une gerbe de gouttelettes.
Souriant, Egwene l’aspergea en retour.
Perrin se rembrunit. Surprise, la jeune fille voulut demander ce qu’il avait, mais il replongea la tête dans la mare.
Pas de questions ! Pas d’explications ! Ni maintenant ni jamais ! pensa le jeune homme.
Mais une petite voix souffla dans sa tête :
Tu l’aurais fait, pas vrai ?
— On a tous faim et j’ai besoin d’aide ! lança Elyas quand il estima que ses jeunes compagnons avaient assez profité de l’eau.
Egwene participa joyeusement à la préparation du repas. Les voyageurs n’ayant pas eu le temps de chasser, ils devraient se contenter de viande séchée et de fromage. Par bonheur, il leur restait de quoi se faire une délicieuse infusion.
Perrin fit sa part du travail en silence. Il sentit peser sur lui le regard d’Egwene, devina son inquiétude mais évita autant que possible de croiser son regard.
La jeune fille cessa de sourire et de plaisanter. Elyas se murant dans un mutisme têtu, le repas fut court mais franchement sinistre.
Il ne fera pas nuit avant une heure…, pensa Perrin. Sans le Sanctuaire, nous serions tous morts. Aurais-tu « sauvé » Egwene ? L’aurais-tu abattue comme un arbuste ? Mais les arbustes ne saignent pas, sais-tu ? Ils ne crient pas et ne regardent pas leur bourreau dans les yeux en demandant : « Pourquoi ? »
Perrin plongea au plus profond de lui-même et entendit une petite voix rire de lui, dans un recoin sombre de son esprit. Une voix cruelle, mais qui n’appartenait pas au Ténébreux. Il aurait presque préféré, mais ce n’était pas le cas.
Pas la voix du Père des Mensonges, mais la sienne…
Pour une fois, Elyas s’était montré tolérant en matière de feu. En l’absence d’arbres, il avait prélevé des branches mortes sur les buissons et allumé un grand feu près d’un grand bulbe rocheux qui jaillissait du flanc d’une butte. La roche étant noire de suie, Perrin déduisit que ce site avait accueilli des générations et des générations de voyageurs.
La partie visible du bulbe était grossièrement arrondie, avec d’un côté une nette cassure dont les arêtes étaient couvertes d’une très vieille mousse brunâtre. Les creux et les sillons qui couraient sur la partie arrondie intriguèrent Perrin, mais il était de trop mauvaise humeur pour s’appesantir sur le sujet.
Egwene, en revanche, étudia le phénomène durant tout le repas.
— On dirait un œil, finit-elle par dire.
Perrin regarda mieux et dut reconnaître que c’était bien vu.
— C’en est un, dit Elyas.
Tournant le dos au feu, il sondait le paysage en mâchonnant vaguement une lanière de viande séchée aussi résistante que du cuir.
— C’est l’œil d’Artur Aile-de-Faucon. Le haut roi en personne. À la fin, voilà où l’ont mené sa gloire et son pouvoir…
Une remarque distraite, comme la façon dont mangeait Elyas, car seul le paysage l’intéressait vraiment.
— Artur Aile-de-Faucon ! s’exclama Egwene. C’est une mauvaise plaisanterie ? Allons, ce n’est pas vraiment un œil ! Qui se serait amusé à sculpter un globe oculaire d’Artur au milieu de nulle part ?
Elyas jeta par-dessus son épaule un regard courroucé à la jeune fille.
— On vous apprend quoi, chez les culs-terreux ?
Il recommença à scruter le paysage, mais continua à parler :
— Artur Paendrag Tanreall, autrement dit le haut roi Artur Aile-de-Faucon, unifia tous les territoires de la Flétrissure jusqu’à la mer des Tempêtes, et de l’océan d’Aryth au désert des Aiels. Voire au-delà, selon certaines sources… Les récits disent qu’il régna sur le monde entier, mais la réalité est assez impressionnante pour qu’il n’y ait pas besoin d’en rajouter. Et il a su apporter la paix et la justice partout dans son empire.
— Tous les êtres humains égaux devant la loi, dit Egwene, et pas un pour lever la main sur un autre.
— On vous cultive un peu, quand même…, ricana Elyas. Oui, Artur a établi la paix et la justice, mais en ayant recours au feu et à l’épée. Un gosse chargé d’un sac d’or pouvait chevaucher de l’océan d’Aryth à la Colonne Vertébrale du Monde sans rien risquer, mais la justice du haut roi était impitoyable avec tous ceux qui défiaient son pouvoir, même si ça n’avait rien de volontaire, simplement parce qu’ils étaient différents de lui ou ne pensaient pas de la même façon. Le peuple vivait en paix, avec le ventre plein et la protection d’une véritable justice, mais Artur fit subir à Tar Valon un siège de vingt ans et plaça une prime de mille pièces d’or sur la tête de chaque Aes Sedai.
— Je pensais que vous n’aimiez pas les Aes Sedai, rappela Egwene.
— Mes préférences n’ont aucune importance, petite ! Artur Aile-de-Faucon était un crétin prétentieux. Quand il est tombé malade – ou fut empoisonné –, une Aes Sedai guérisseuse aurait pu le sauver, mais toutes ces femmes encore vivantes étaient retranchées derrière les Murs Scintillants, mobilisant tout leur Pouvoir pour contenir une armée dont les feux de camp parvenaient à faire passer la nuit pour le jour. Artur ne se serait pas laissé approcher par une de ces femmes, de toute façon. Il les haïssait au moins autant qu’il abominait le Ténébreux.
Egwene fit la moue, mais elle garda ses commentaires pour elle et demanda :
— Quel rapport avec ce qui est censé être l’œil du haut roi ?
— J’y venais, petite… La paix étant assurée partout – sauf de l’autre côté de l’océan – et les gens du commun l’adorant parce qu’il n’était jamais dur avec le petit peuple, Artur décida qu’il était temps de se bâtir une capitale. Une cité nouvelle sans aucun lien avec une ancienne cause, une quelconque rivalité ou une faction particulière. Il choisit le site où nous sommes, au centre d’un territoire bordé par la mer, le désert et la Flétrissure. Un endroit où ne viendrait jamais aucune Aes Sedai – et où, de toute façon, elle serait incapable d’utiliser son Pouvoir. Une capitale qui dispenserait un jour au monde entier la paix et la justice !
» Lorsqu’ils entendirent cette proclamation, les sujets d’Artur collectèrent assez d’argent pour ériger une statue à leur roi. Pour la plupart d’entre eux, il était juste au-dessous du Créateur, et pas de beaucoup. Il fallut cinq ans pour sculpter et mettre en place une statue cent fois plus grande que son modèle. La ville aurait dû pousser autour de ce monument.
— Il n’y a jamais eu de cité ici ! s’exclama Egwene. Sinon, on verrait des vestiges…
— Tu as raison, il n’y a jamais eu de ville. Artur est mort le jour même où la statue fut achevée, et ses héritiers commencèrent aussitôt à se quereller pour savoir qui s’assiérait sur son trône. Alors que la statue restait seule ici, les fils, les neveux et les cousins d’Artur s’entre-tuèrent jusqu’à ce que sa lignée disparaisse de la surface du monde – sauf peut-être ceux de ses descendants qui traversèrent l’océan d’Aryth.
» Certains de ses ennemis auraient effacé jusqu’au souvenir d’Artur, s’ils l’avaient pu. Des livres furent brûlés simplement parce qu’ils mentionnaient son nom. À la fin, il ne resta plus rien de lui, à part les histoires, dont la plupart sont d’ailleurs fausses. Voilà comment sa gloire sombra dans le néant…
» Bien entendu, la disparition de sa lignée ne marqua pas la fin des batailles. Il restait un trône à prendre, et tous les seigneurs ou nobles dames capables de lever une armée le convoitaient. Ainsi commença la guerre des Cent Années. En réalité, elle dura cent vingt-trois ans, mais la majorité des archives relatives à ce temps-là a disparu dans les flammes qui carbonisèrent des dizaines de villes. Le royaume fut morcelé, car personne ne parvint à s’imposer, et la statue fut déboulonnée quelque part au cours de ces années de terreur. Peut-être parce que les successeurs d’Artur n’aimaient pas voir qu’ils ne lui arrivaient pas à la cheville.
— D’abord du mépris, dit Egwene, et maintenant de l’admiration… Vous êtes un homme étrange…
Elyas se tourna pour foudroyer la jeune fille du regard.
— Si tu veux encore un peu d’infusion, dépêche-toi, parce que je ne vais pas tarder à éteindre le feu.
Malgré la pénombre, Perrin voyait bien qu’il s’agissait d’un œil, désormais. Plus grand que la tête d’un homme, il ressemblait à celui d’un corbeau : noir, froid et dépourvu de pitié.
Même si c’était peut-être une illusion due à la pénombre, le jeune homme regretta de devoir passer la nuit en ces lieux sinistres.