18 La route de Caemlyn

La route de Caemlyn n’était guère différente de la route du Nord qui traversait Deux-Rivières. Beaucoup plus large, bien entendu, elle portait les traces d’un trafic plus intense, mais elle restait en terre battue et les arbres qui la bordaient n’auraient pas détonné sur le territoire natal de Rand – d’autant plus que tous étaient dénudés en ce début de printemps, à part les conifères.

Le paysage environnant, lui, se révélait très différent. Le premier jour de voyage, dès midi, la route s’enfonça dans une série de collines basses. Deux jours durant, cela continua. De temps en temps, quand la configuration d’une butte ne convenait pas, la route la contournait, mais c’était relativement rare. À l’angle d’incidence des rayons solaires, qui se modifiait sans cesse, il devint évident que la large piste, si rectiligne qu’elle parût à l’œil nu, obliquait très légèrement vers le sud-est. Pour avoir passé des heures à rêvasser sur la vieille carte de maître al’Vere, comme la moitié des garçons de Champ d’Emond, Rand se souvenait que la route contournait les collines d’Absher avant d’arriver à Pont-Blanc.

À intervalles réguliers, Lan mettait pied à terre au sommet d’une colline et jetait un regard panoramique sur le paysage. Pendant ce temps, les autres se dégourdissaient les jambes ou se restauraient.

— Dire que j’aimais le fromage…, soupira Egwene à la mi-journée de leur troisième jour de voyage.

Assise le dos contre un tronc d’arbre, elle se lamentait au sujet d’un déjeuner semblable au petit déjeuner – et dont le dîner serait également le fidèle reflet.

— Une bonne infusion ne serait pas de trop…, marmonna-t-elle en s’emmitouflant dans sa cape de voyage.

— La tisane d’andilay est très efficace contre la fatigue, dit Nynaeve. L’infusion de millepertuis aussi… Les deux éclaircissent les idées et délassent les muscles.

— Pour délasser, elles délassent…, souffla Moiraine en coulant un étrange regard à la Sage-Dame.

Nynaeve tressaillit, mais elle continua sur le même ton :

— Cela dit, si on veut se passer de sommeil…

— Pas d’infusion ! lança le Champion à Egwene. Pas de feu ! Nous ne les voyons pas encore, mais ils sont sur nos talons. Un ou deux Blafards et leurs Trollocs… Sachant que nous suivons cette route, ils n’ont pas besoin de nous localiser précisément.

— Je ne réclamais pas une infusion, se défendit Egwene. Je regrettais simplement de ne pas en avoir…

— S’ils savent que nous suivons cette route, intervint Perrin, pourquoi ne fonçons-nous pas en ligne droite vers Pont-Blanc ?

— Lan lui-même se déplace moins vite à travers bois que sur une route, répondit Moiraine, devançant Nynaeve. C’est particulièrement vrai avec les collines d’Absher.

La Sage-Dame eut un soupir agacé. Rand se demanda une nouvelle fois quelle mouche la piquait. Après avoir ignoré l’Aes Sedai tout au long du premier jour, elle tentait de lui parler herboristerie dès que l’occasion se présentait.

— D’après toi, continua Moiraine en s’éloignant de la Sage-Dame, pourquoi crois-tu que la route les contourne ? Et de toute façon, il nous faudrait revenir dessus tôt ou tard. Du coup, nos adversaires risqueraient d’être devant nous plutôt que derrière…

Rand ne parut pas convaincu et Mat marmonna quelque chose au sujet d’un « très long détour »…

— Avez-vous vu une ferme, ce matin ? demanda Lan. La fumée d’une seule cheminée ? Non, parce que entre Baerlon et Pont-Blanc s’étend une terre sauvage. À Pont-Blanc, nous traverserons la rivière Arinelle. C’est le seul moyen d’accéder au sud de Maradon, au Saldaea.

— Et dans ce cas, intervint Thom, qu’est-ce qui empêche nos ennemis de nous attendre à Pont-Blanc ?

La sonnerie d’un cor retentit dans le lointain, à l’ouest. Lan se retourna et scruta la route d’où venaient les fugitifs.

Rand frissonna, mais il resta assez lucide pour penser : Une lieue et demie d’ici, au maximum…

— Rien n’empêche nos ennemis… de rien, trouvère, dit le Champion. Il faut nous fier à la chance et à la Lumière. Mais nous savons maintenant qu’il y a des Trollocs derrière nous.

— Il est temps de repartir, déclara Moiraine en s’époussetant les mains.

Elle enfourcha sa jument blanche.

Énervés par une deuxième sonnerie de cor, les chevaux se bousculèrent un peu. D’autant plus que d’autres sonneries, cette fois, répondirent à celle qui montait de l’ouest. Rand se prépara à lancer Nuage au galop, et il vit que ses compagnons faisaient de même avec leur monture. À part Lan et Moiraine, qui se regardaient sombrement.

— Moiraine Sedai, avance avec les autres, dit enfin le Champion. Je vous rejoindrai dès que possible. Et si j’échoue, tu le sentiras…

S’accrochant au pommeau de la selle, Lan sauta sur le dos de son étalon noir et partit vers l’ouest au galop.

Les cors sonnèrent de nouveau.

— La Lumière soit avec toi, dernier seigneur des Sept Tours, murmura Moiraine, presque trop bas pour que Rand puisse entendre. On y va ! cria-t-elle ensuite, lançant Aldieb au trot.

Tandis qu’il suivait l’Aes Sedai, Rand se retourna pour tenter d’apercevoir Lan. Mais il était déjà invisible parmi les buttes et les arbres déplumés. « Dernier seigneur des Sept Tours », l’avait appelé Moiraine. Mais qu’est-ce que ça voulait dire ? Il aurait juré avoir été le seul à entendre mais, à voir l’air pensif de Thom, ça ne semblait pas sûr du tout. Ce trouvère semblait savoir beaucoup de choses…

Les cors « dialoguèrent » une nouvelle fois. Ils étaient plus proches, Rand en aurait mis sa main au feu. Une lieue, à tout casser. Mat et Egwene regardaient aussi derrière eux et Perrin voûtait les épaules comme s’il redoutait de recevoir un projectile entre les omoplates.

— Ne pouvons-nous pas avancer plus vite ? demanda Nynaeve quand elle eut poussé sa monture à rattraper Aldieb. Les sonneries se font plus pressantes.

L’Aes Sedai secoua la tête.

— Pourquoi nous annoncent-ils leur présence, d’après vous ? Et s’ils désiraient que nous foncions tête baissée pour tomber dans un piège ?

Les fugitifs n’accélérèrent pas. Régulièrement, les cors sonnaient, se rapprochant régulièrement. Rand tenta de contrôler sa panique, mais ça devint chaque fois plus difficile.

Une demi-lieue…, pensa-t-il, de plus en plus inquiet.

Soudain, Lan déboula de derrière une butte et rejoignit ses amis au galop.

Comme toujours, il vint faire son rapport à Moiraine.

— Trois poings de Trollocs au moins, chacun dirigé par un Blafard. Peut-être davantage…

— Si vous étiez assez près pour les voir, dit Egwene, l’inverse est tout aussi vrai. Ils vous talonnent peut-être.

— Ils ne l’ont pas vu, affirma Nynaeve. J’ai suivi sa piste, et je sais de quoi je parle.

— Silence ! ordonna Moiraine. Lan vient de dire qu’il y a au minimum trois cents Trollocs à nos trousses.

— Et ils gagnent du terrain, précisa le Champion. Dans une heure ou deux, ils nous auront rattrapés.

— S’ils étaient si nombreux, pourquoi n’avoir pas profité de cet avantage à Champ d’Emond ? Et, sinon, d’où sortent ces renforts ?

— Ils se sont déployés pour nous pousser devant eux, dit Lan. C’est l’équivalent d’une battue, avec des rabatteurs à l’avant-garde.

— Nous pousser vers quoi ? se demanda Moiraine à haute voix.

Comme pour lui répondre, un cor sonna, derrière eux, et la réponse vint cette fois de devant.

Moiraine tira sur les rênes de sa jument et tous ses compagnons l’imitèrent. Comme les fugitifs de Champ d’Emond, Thom semblait très inquiet.

Des sonneries de cor retentirent de nouveau.

Une marche triomphante, pensa Rand, accablé.

— Que faisons-nous ? demanda agressivement Nynaeve.

— Il nous reste le nord ou le sud, dit Moiraine, réfléchissant tout haut plus qu’elle répondait à la Sage-Dame. Au sud, il y a les collines d’Absher, un désert, et la rivière Taren, impossible à traverser en l’absence de gué, de pont ou de bac. Au nord, l’Arinelle n’est pas si loin que ça, et nous aurons une chance de trouver un bateau. Si les glaces se sont brisées à Maradon…

— Il y a un endroit où les Trollocs n’iront pas, intervint Lan.

— Non ! s’écria Moiraine.

Elle vint se placer à côté du Champion et se pencha vers lui afin que nul ne les entende.

Les cors sonnèrent de nouveau, éprouvant encore un peu les nerfs des chevaux.

— Ils tentent de nous effrayer, dit Thom en essayant de calmer sa propre monture. Pour nous pousser à avancer à l’aveuglette…

À chaque sonnerie, Egwene tournait la tête comme si elle s’attendait à voir un Trolloc dans son dos. Rand aurait volontiers réagi comme son amie, mais il se retenait tant bien que mal. Pour la rassurer, il vint se placer à ses côtés.

— Le nord ! ordonna Moiraine.

Dans un concert de sonneries, les fugitifs quittèrent la route et s’enfoncèrent dans les collines.

Les buttes étaient basses, certes, mais il fallait sans cesse monter et descendre, un exercice toujours difficile sur un terrain boisé et accidenté. Peinant dans les montées et accélérant dans les descentes, les fugitifs avançaient à un rythme plus soutenu qu’ils l’auraient cru.

Des branches cinglaient le visage et la poitrine de Rand. S’enroulant à ses bras, des lianes poussaient parfois l’audace jusqu’à s’en prendre à ses chevilles. Sonnant toujours, les cors se faisaient de plus en plus proches.

Un quart de lieue, pensa Rand. Peut-être moins…

Lan regardait désormais partout, son visage exprimant une angoissante inquiétude – quand on le connaissait assez pour aller au-delà des apparences. Une fois, le Champion se redressa même sur ses étriers pour mieux sonder le terrain d’où venait la colonne. Quand ce fut fait, il écarta le pan de sa cape pour dégager le pommeau de son épée. Un simple réflexe, mais qui en disait long sur ce qui se profilait.

La colonne avançait trop lentement et elle ne pourrait pas éviter un affrontement. Inquiet, Rand interrogea Mat du regard. Haussant les épaules, le jeune homme désigna Lan et soupira d’accablement.

Le Champion reprit la parole, se retournant à peine :

— Des Trollocs approchent, annonça-t-il. (Arrivés au sommet d’une colline, les fugitifs étudiaient ce qui les attendait.) Des éclaireurs, je pense… Si nous tombons sur eux, restez près de moi à tout prix et imitez mon comportement. Nous ne devons pas dévier de notre route.

— Par le sang et les cendres… ! grogna Thom.

Nynaeve fit signe à Egwene de rester près d’elle.

À part quelques bosquets de conifères, il n’y avait alentour nulle part où se dissimuler. Rand regarda pourtant autour de lui, croyant voir un Trolloc derrière chaque tronc. Son imagination lui jouait des tours, mais pas ses oreilles… Les cors étaient tout près, désormais. Sur leurs talons…

Quand les fugitifs arrivèrent au sommet d’une colline, ils découvrirent sur le versant descendant une horde de Trollocs armés de longs bâtons terminés par un crochet ou un lasso. La colonne adverse s’étirait sur des centaines de pas, sa probable queue invisible à cause d’un tournant de la piste. À sa tête chevauchait un Myrddraal qui hésita un moment lorsqu’il aperçut les cavaliers. Puis il dégaina son épée à la lame noire et la leva au-dessus de sa tête.

— Tous avec moi ! cria Lan, sa lame tirée au clair comme par miracle.

Mandarb fondit au galop sur les monstres.

— Pour les Sept Tours ! cria le Champion.

Rand lança Nuage au galop et tout le groupe le suivit.

— Manetheren ! Manetheren ! cria le jeune homme, surpris de constater qu’il brandissait déjà l’épée de Tam.

— Manetheren ! Manetheren ! lui fit écho Perrin.

Comme toujours, Mat se distingua en lançant :

Carai an Caldazar ! Carai an Ellisande ! Al Ellisande !

Le Blafard cessa de stimuler ses troupes et s’intéressa aux téméraires qui le chargeaient.

Puis les deux groupes s’affrontèrent. Quand la lame de Lan rencontra celle du Myrddraal, fabriquée dans les forges de Thakan’dar, un éclair bleu jaillit et zébra l’air paisible.

Les monstres à l’apparence vaguement humaine se massèrent autour de chaque cavalier, cherchant à le capturer. Seul Lan sembla ne pas les intéresser. Alors qu’il affrontait le Blafard, pas un seul Trolloc ne tenta de se mêler au duel.

Terrorisé par les visages contrefaits qui l’entouraient, Nuage hennit et se cabra. Entouré d’ennemis, Rand força son cheval à remettre les quatre sabots par terre et à avancer. Se souvenant des quelques leçons de Lan, le jeune homme abattit sa lame comme s’il entendait couper du bois.

Egwene ! Egwene !

Où était la jeune fille ? L’ayant perdue de vue, Rand continua à la chercher en tranchant au hasard les bras et les têtes d’ignobles créatures.

Aldieb réagissait à la moindre traction de Moiraine sur les rênes. Impénétrable, l’Aes Sedai frappait avec sa canne. Des flammes en jaillissaient, embrasant les Trollocs les plus audacieux. Suivant de près l’Aes Sedai, Nynaeve et Egwene, un rictus haineux sur les lèvres, frappaient inlassablement avec leur dague. Hélas, contre les Trollocs, des armes à la lame si courte n’avaient guère d’utilité.

Rand tenta de forcer Nuage à rejoindre ses deux amies. Mais le cheval avançait droit devant lui, refusant de répondre aux ordres de son nouveau maître.

Les Trollocs ayant unanimement tendance à battre en retraite face au danger, les trois femmes bénéficiaient d’un peu plus de latitude qu’auparavant. N’étant pas dupes, elles n’en profitèrent pas pour tenter de rompre l’engagement. Du feu jaillissait de l’étrange bâton, terrorisant les monstres.

Un peu plus loin, Lan en décousait toujours avec le Myrddraal.

Un lasso parvint à se refermer sur le cou de Rand. D’un revers de la lame, il coupa en deux la hampe de cette arme bizarre puis tailla en pièces le Trolloc à faciès de chèvre qui avait eu l’infortune de l’agresser.

Un crochet se planta dans le dos de la cape du jeune homme, le tirant aussitôt en arrière. Manquant en perdre son épée, il s’accrocha au pommeau de sa selle. Alors que Nuage hennissait de terreur, Rand sentit qu’il glissait inexorablement. Du coin de l’œil, il vit que Perrin, debout sur ses étriers, tentait d’arracher sa hache à la convoitise de trois Trollocs.

Les monstres tenaient l’apprenti forgeron par un bras, et ils s’accrochaient aussi à ses jambes.

Perdant tout repère dans la mêlée sauvage, Rand ne songea plus qu’à larder de coups les monstres qui déferlaient sur lui. Quand il dut lâcher un instant le pommeau de sa selle pour mieux frapper un agresseur, le jeune homme se sentit aussitôt glisser jusqu’à la croupe de Nuage. Heureusement, il tenait assez fermement les rênes pour ne pas finir au sol, où il n’aurait pas eu une chance de s’en tirer.

Nuage rua follement, Rand s’accrocha aux rênes… et en un clin d’œil tout s’arrêta. La traction cessa, ses ennemis le lâchèrent et des cris retentirent un peu partout.

Tous les monstres hurlaient comme s’ils étaient devenus fous. Se roulant par terre, ils s’arrachaient les cheveux ou se griffaient le visage. Plus un seul ne se battait. Frappant parfois le sol comme si la terre y était pour quelque chose, tous hurlaient à pleins poumons.

Rand vit enfin le Myrddraal et comprit ce qui se passait. Toujours bien droit sur sa selle, son épée noire fendant encore l’air, le Blafard n’avait plus de tête.

— Il ne mourra pas avant la tombée de la nuit ! cria Thom, sa voix parvenant à couvrir le vacarme. Pas complètement, en tout cas… C’est du moins ce que j’ai entendu dire.

— On file ! lança le Champion.

Il avait déjà réuni Moiraine et les deux autres femmes, les poussant à galoper jusqu’à la colline suivante.

— Il y a d’autres monstres ! beugla-t-il.

De fait, des sonneries de cor montaient du sud, de l’est et de l’ouest.

Mat était le seul à avoir glissé de sa selle. Alors que Rand volait à son secours, il se débarrassa du lasso qui lui avait valu de tomber, ramassa son arc et remonta tout seul sur son cheval tout en se massant le cou.

Les cors aboyaient à présent comme des chiens qui viennent d’acculer une biche. Conscient du danger, Lan imposait à la colonne un rythme incroyable, le paysage défilant si vite sous les yeux de Rand qu’il ne distinguait plus aucun détail.

Les sonneries continuaient pourtant à se rapprocher inexorablement. Et quand les cors marquaient une pause, les cris des poursuivants semblaient si proches que Rand en avait la chair de poule.

Alors que les fugitifs atteignaient le sommet d’une colline, des Trollocs apparurent en haut de la précédente, à moins de deux cents pas de là. Trois Myrddraals haranguaient la horde de monstres qui s’apprêtait à dévaler le versant de la butte.

Trois Blafards ? pensa Rand, le cœur battant la chamade.

Les trois lames noires se levèrent de conserve. Avec des cris de triomphe, les Trollocs dévalèrent la pente en brandissant leurs étranges armes.

Moiraine sauta à terre, sortit un objet de sa bourse et le déballa. Rand reconnut l’artefact en ivoire noirci par le temps. L’angreal dans une main et son bâton dans l’autre, l’Aes Sedai se campa face à la meute de Trollocs et à leurs trois chefs. Levant très haut le bâton, elle l’enfonça dans la terre.

Le sol émit un bruit sourd, comme une bouilloire de fer frappée par un maillet. Quand le son se fut dissipé, un silence total tomba sur la scène. Pas un gémissement de vent ni un bruissement de feuillage. Les Trollocs eux-mêmes se turent, leur charge perdant de sa fureur pour finir par s’arrêter net.

L’espace de quelques secondes, l’univers tout entier sembla figé dans une attente anxieuse. Puis le bruit sourd revint, devenant une sorte de grognement qui gagna en intensité jusqu’à ce qu’on ait l’impression que la terre gémissait.

Sous les sabots de Nuage, le sol tremblait. Dans les histoires, c’était exactement le genre de « travail » qu’accomplissaient les Aes Sedai. Rand aurait bien voulu être à cent lieues de là, mais il sentait le sol trembler de plus en plus fort. Autour de lui, les arbres en vacillaient sur leurs racines. Ayant de plus en plus de mal à conserver son équilibre, Nuage faillit tomber. Mandarb et Aldieb, celle-ci pourtant sans cavalière, titubaient comme s’ils avaient bu. Les fugitifs encore perchés sur leur monture durent s’accrocher aux rênes, voire à la crinière de leur cheval, pour ne pas finir le nez dans la poussière.

Moiraine n’avait pas bougé d’un pouce, l’angreal toujours dans une main tandis que l’autre serrait le bâton planté dans le sol. Comme son étrange canne, l’Aes Sedai était parfaitement immobile – à croire que les vibrations ne la concernaient pas. Pourtant, la terre bouillonnait devant Moiraine, projetant en direction des Trollocs des ondulations semblables à celles d’un lac. N’était que ces ondulations-là grossissaient en avançant, comme si un « raz-de-terre » menaçait de submerger les monstres. Emportés par ces déferlantes telluriques, les arbres étaient secoués comme un hochet dans les mains d’un bébé. Pris dans cette tourmente, les Trollocs, sur la pente d’en face, tombaient à la renverse comme des quilles.

Comme si la terre ne se déchaînait pas tout autour d’eux, les trois Myrddraals avançaient en ligne, leurs chevaux trottant d’un pas assuré, comme à la parade. À côté d’eux, des Trollocs dévalaient désormais la pente en roulant sur eux-mêmes, et rien ne semblait pouvoir enrayer leur dégringolade. Mais les Blafards n’étaient pas le moins du monde dérangés.

Moiraine leva son bâton. Aussitôt, les secousses cessèrent. Mais l’Aes Sedai n’en avait pas terminé. Pointant la canne sur la dépression entre les deux collines, elle fit jaillir du sol un geyser de flammes hautes de vingt bons pieds. Puis elle fit un ample mouvement de gauche à droite, et le feu se transforma en une muraille dressée entre les Trollocs et les humains. Si importante que fût la distance, Rand leva une main devant son visage pour se protéger de la chaleur. Malgré leurs mystérieux pouvoirs, les étalons noirs des Myrddraals hennirent de terreur, se cabrèrent pour refuser l’obstacle et désobéirent à leurs cavaliers, qui les talonnaient sauvagement pour les forcer à avancer.

— Par le sang et les cendres… ! souffla Mat.

Rand approuva simplement du chef.

Moiraine tituba soudain. Sans Lan, qui sauta à terre pour la soutenir, l’Aes Sedai serait sans nul doute tombée.

— Filez ! lança le Champion, son ton dur tranchant avec la délicatesse de ses gestes, tandis qu’il installait l’Aes Sedai sur sa selle. Ces flammes ne seront pas éternelles ! Partez ! Chaque minute compte !

À l’entendre rugir, Rand aurait volontiers parié que ce feu brûlerait jusqu’à la fin des temps, mais qui était-il pour contredire le Champion ? Poussant leurs chevaux au maximum, Rand, Egwene, Mat, Perrin et Thom galopèrent à toute vitesse vers le nord. Derrière eux, les cors semblèrent gémir de déception, pleurant sur l’escarmouche perdue, puis ils se turent définitivement.

Lan et Moiraine ne tardèrent pas à rejoindre leurs cinq compagnons. Alors que l’Aes Sedai peinait à s’accrocher des deux mains à sa selle, le Champion tenait sa jument par les rênes.

— Je vais aller mieux très vite, dit Moiraine quand elle mesura l’inquiétude de ses alliés. (Le regard vif et hypnotique, comme à l’accoutumée, elle parlait d’un ton confiant qui rassura Rand.) La Terre et le Feu ne sont pas mes éléments favoris, c’est le moins qu’on puisse dire, mais ce n’est rien de grave.

L’Aes Sedai et son Champion reprirent la tête de la colonne et lui imposèrent un rythme soutenu. À cette vitesse, se dit Rand, Moiraine tenait tout juste en selle. Chevauchant derrière elle, Nynaeve l’empêchait de tomber, une main plaquée dans son dos.

Plusieurs minutes durant, les deux femmes dialoguèrent à voix trop basse pour que d’autres les entendent. Puis la Sage-Dame plongea une main sous sa cape et en sortit un sachet qu’elle posa dans la main de sa compagne. Sans hésiter, Moiraine ouvrit le sachet et avala d’un seul coup son contenu. Après avoir dit encore quelques mots, Nynaeve se laissa distancer par l’Aes Sedai… et rattraper par le reste de la colonne. Même si elle ne réagit pas quand elle fut littéralement criblée de regards interrogateurs, Rand crut la voir sourire de satisfaction.

Que manigançait la Sage-Dame ? Si incroyable que cela pût paraître, Rand n’en avait pas grand-chose à faire…

En chevauchant, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de s’assurer très souvent de la présence de son épée.

C’est donc ça, une bataille ? pensa-t-il, encore bouleversé.

À dire vrai, il ne se souvenait pas de grand-chose – à ses yeux, tout s’était déroulé beaucoup trop vite pour qu’il en retienne davantage qu’un entrelacs d’images et de sons incohérents. En revanche, il se rappelait la chaleur de l’incendie. Et celle qui l’avait fait suer à grosses gouttes durant toute l’attaque. Par un temps pareil, transpirer était un moyen radical d’obtenir un aller simple pour le cimetière…

Inquiet, Rand jeta un coup d’œil à ses deux amis. Mat utilisait un pan de sa cape pour se sécher le visage. Les yeux rivés sur quelque chose, dans le lointain, Perrin ne semblait guère apprécier ce qu’il voyait. Très concentré, il n’avait même pas conscience de la sueur qui ruisselait sur son front.

Les collines devinrent moins hautes, et la progression des fugitifs en fut beaucoup facilitée. Contre toute attente, cependant, Lan s’arrêta net en levant une main. Nynaeve fit mine de vouloir rejoindre Moiraine, mais le Champion l’en dissuada d’un regard glacial. Se penchant l’un vers l’autre, l’Aes Sedai et son fidèle compagnon recommencèrent à dialoguer à voix basse. À en juger par les gestes de la jeune femme, il semblait qu’ils se disputaient.

Nynaeve et Thom les regardèrent avec une insistance qui en disait long sur leur inquiétude. L’une plissant le front et l’autre marmonnant sous sa moustache, ils semblaient très mal à l’aise et ça ne s’arrangea pas lorsque Moiraine et Lan repartirent au pas sans cesser de se quereller.

Les quatre jeunes gens préféraient regarder ailleurs. Qui pouvait dire où risquait de conduire une querelle entre une Aes Sedai et son Champion ?

Après quelques minutes, Egwene osa jeter un coup d’œil à l’étrange duo. D’une voix un peu hésitante, elle engagea ensuite la conversation avec Rand :

— Tu as crié quelque chose aux Trollocs, tout à l’heure…, commença-t-elle sans trop savoir comment s’y prendre pour développer le sujet.

— Oui, et alors ? répondit Rand.

Il ne se sentait pas terriblement assuré. Les cris de guerre étaient bons pour les Champions. Malgré le récit de Moiraine, les gens de Deux-Rivières ne faisaient pas ce genre de chose. Cela dit, ça n’était pas une raison pour se moquer de lui…

— Eh bien, Mat a répété dix fois l’histoire de Moiraine, et…

— Très mal répété, précisa Thom.

Mat eut un grognement indigné.

— Mal ou bien, nous l’avons tous entendue jusqu’à plus soif. Dans des circonstances pareilles, il faut bien crier quelque chose, non ? Vous avez entendu Lan ?

— Nous avions le droit, intervint Perrin. Nous descendons de ces gens de Manetheren, si j’ai bien compris. Ils combattaient le Ténébreux, et nous aussi. Selon moi, ça nous donne droit à une sorte d’héritage.

Egwene eut un soupir agacé.

— Je ne parlais pas de ça… mais de ce que Mat a crié. C’était quoi, exactement ?

Le jeune homme haussa les épaules.

— J’ai oublié…

Sur la défensive, il regarda ses trois amis et répéta :

— J’ai oublié… C’est nébuleux, comme les souvenirs d’un rêve. Je ne sais pas ce que j’ai dit, pourquoi je l’ai dit, ni ce que ça signifiait. En admettant que ça ait voulu dire quelque chose.

— Je crois que oui…, dit Egwene. Quand tu as crié, j’ai eu l’impression de te comprendre. Mais sur le coup, seulement… Depuis, c’est terminé et… Tu as peut-être raison, Mat. Dans des circonstances pareilles, l’imagination nous joue d’étranges tours.

Carai an Caldazar, dit Moiraine. (Tous tournèrent la tête pour la regarder.) Carai an Ellisande. Al Ellisande. « Pour l’honneur de l’Aigle Rouge. Pour l’honneur de la Rose du Soleil. La Rose du Soleil. » C’est l’antique cri de guerre de Manetheren – en particulier de son dernier roi. Eldrene était surnommée la Rose du Soleil.

Moiraine sourit à Egwene et à Mat – mais son regard, sembla-t-il, s’attarda plus longtemps sur le jeune homme que sur la jeune fille.

— Le sang de la lignée d’Arad est toujours très puissant à Deux-Rivières. Il n’a pas cessé de chanter.

Mat et Egwene se regardèrent alors que tous les autres yeux étaient rivés sur eux. Les yeux ronds, la bouche dessinant un grand sourire qu’elle essayait en vain d’étouffer, la jeune fille ne savait pas trop comment interpréter ce discours sur le sang ancien.

À voir son expression sinistre, Mat ne se posait pas ce genre de questions.

Rand devinait les pensées de son ami. Il les partageait, même. Si Mat était vraiment un descendant des rois de Manetheren, c’était peut-être bien lui seul que les Trollocs poursuivaient. Cette idée valut un tel soulagement à Rand qu’il eut aussitôt honte de sa réaction. Il s’empourpra mais, quand il croisa le regard de Perrin, il s’avisa qu’il n’était pas le seul à s’être tenu ce raisonnement.

— Voilà bien une histoire hors du commun, dit Thom, je serais malvenu de le nier. En d’autres circonstances, ça pourrait m’inspirer un conte, mais là… Aes Sedai, avez-vous l’intention de rester ici toute la journée ?

— Non, répondit Moiraine.

Alors qu’elle récupérait les rênes d’Aldieb, un cor trolloc sonna, rappelant à tous que le danger était toujours présent. D’autres cors répondirent, à l’est et à l’ouest. De nouveau très nerveux, les chevaux piaffèrent.

— Ils ont franchi la muraille de feu, dit Lan. Moiraine, tu n’es pas assez forte pour ce que tu entends faire. Pas avant d’avoir pris du repos. Et aucun Myrddraal ni aucun Trolloc n’entrera dans notre refuge…

Moiraine leva une main, comme pour intimer le silence au Champion, mais elle la laissa retomber en soupirant.

— Très bien, concéda-t-elle à contrecœur, tu dois avoir raison, mais j’aimerais qu’il y ait une autre solution. (Elle s’empara de son bâton, glissé sous une sangle de sa selle.) Que tout le monde se masse autour de moi. Allons, obéissez ! Venez le plus près possible.

Rand poussa Nuage à approcher d’Aldieb. Sur l’insistance de l’Aes Sedai, les cavaliers formèrent un cercle si serré que les naseaux d’un cheval venaient s’écraser dans la queue d’un autre, et ainsi de suite. Lorsqu’elle fut satisfaite, l’Aes Sedai se dressa sur ses étriers et leva très haut son bâton, le faisant tourner pour qu’il passe au-dessus de la tête de tous ses compagnons.

Rand tressaillit chaque fois que l’artefact frôla le haut de son crâne. S’il avait fermé les yeux, il aurait pu suivre les évolutions de l’objet en se fiant à ses tremblements et à ceux des autres. Lan excepté, bien entendu. Comme on pouvait s’y attendre, il n’était pas affecté par le phénomène.

Soudain, Moiraine tendit son bâton en direction de l’ouest. Des feuilles mortes tourbillonnèrent dans l’air et des branches se tordirent comme si un cyclone les entraînait irrésistiblement vers l’horizon occidental. Tandis que la tempête invisible s’éloignait, l’Aes Sedai se rassit sur sa selle.

— Pour les Trollocs, annonça-t-elle, notre piste semblera conduire vers l’ouest. Leur odorat les abusera. Les Myrddraals finiront par comprendre, mais en attendant…

— En attendant, dit Lan, nous aurons pris le large.

— Votre bâton est très puissant, dit Egwene.

Une remarque qui lui valut un regard courroucé de Nynaeve.

— Mon enfant, répondit l’Aes Sedai, combien de fois devrai-je te répéter que les objets n’ont aucun pouvoir ? Le Pouvoir de l’Unique vient de la Source Authentique, et seul l’esprit d’un être vivant peut l’utiliser. Ce bâton n’est même pas un angreal. Il m’aide à me concentrer, voilà tout… (Très lasse, elle glissa de nouveau le bâton sous la sangle.) Lan, nous repartons !

— Suivez-moi, dit le Champion, et ne faites pas de bruit. Si les Trollocs nous entendent, ça gâchera tout.

Le Champion ouvrit de nouveau la route, et il adopta un rythme très soutenu sur un terrain beaucoup plus plat que précédemment.

La colonne n’avança plus en droite ligne, multipliant au contraire les détours afin d’éviter les obstacles comme les formations rocheuses ou les zones vraiment trop accidentées. Dans le même ordre d’idées, Lan n’obligea plus ses compagnons à traverser les rideaux de broussaille les plus denses. De temps en temps, il se laissait décrocher pour étudier la piste qu’ils généraient. Et, si un de ses compagnons se permettait ne serait-ce que de tousser, il le foudroyait du regard.

Nynaeve chevauchait à côté de Moiraine. Sur son visage, Rand lisait de l’inquiétude, un déplaisir évident et quelque chose d’autre – comme si la Sage-Dame avait eu une idée derrière la tête. Affaissée sur sa selle, Moiraine tenait les rênes à deux mains et elle vacillait à chaque foulée de sa jument. À l’évidence, même si ça semblait anodin comparé à un tremblement de terre et à un incendie, créer la fausse piste avait fini de la vider de son énergie.

Rand regrettait presque que les cors restent silencieux. Au moins, c’était un moyen sûr de savoir à quelle distance se trouvaient les Trollocs et les Myrddraals.

Ne cessant de regarder derrière lui, il ne fut pas le premier à voir ce qui se dressait devant la petite colonne de fugitifs. Et, quand il vit enfin, il ne put cacher sa perplexité.

Une énorme masse, très irrégulière, semblait barrer l’horizon devant les cavaliers. Au moins aussi haute que la cime des arbres, avec des flèches qui s’élevaient bien davantage, cette muraille couverte de lianes avait tout d’une falaise. Mais dans ce cas…

Grâce aux lianes, l’escalade sera un jeu d’enfant. Pour nous, pas pour les chevaux…

En approchant, le jeune homme distingua très clairement une tour. Pas une flèche rocheuse, non, une vraie tour avec un curieux dôme en pointe en guise de toit.

— Une ville ! s’exclama Rand.

Avec un mur d’enceinte et des tours de garde, comme toutes les cités dignes de ce nom. Sauf que cette ville-là devait être dix fois plus grande que Baerlon. Et peut-être même cinquante fois !

— Oui, concéda Mat, mais que fait donc une ville en plein milieu d’une forêt ?

— Et une ville fantôme, qui plus est ? renchérit Perrin. S’il y avait des habitants, laisseraient-ils les lianes et les vignes tout envahir ? Vous savez que les plantes grimpantes peuvent détruire n’importe quelle muraille. Regardez comme celle-là s’effrite…

Rand regarda de nouveau et constata que son ami avait raison. Pratiquement partout au pied du mur, des monticules de gravats témoignaient du délabrement de l’ouvrage. Et si toutes les tours avaient des hauteurs différentes, ce n’était pas volontaire…

— Je me demande de quelle cité il s’agit, souffla Egwene. Et qu’a-t-il pu arriver ici ? Sur la carte de mon père, cet endroit n’est pas mentionné.

— La ville se nommait Aridhol, dit Moiraine. À l’époque des guerres des Trollocs, elle était alliée à Manetheren.

Les yeux rivés sur les ruines, l’Aes Sedai semblait avoir oublié la présence de ses compagnons – y compris Nynaeve, qui l’aidait pourtant à tenir en selle en la soutenant discrètement.

— Puis Aridhol mourut et ce lieu fut baptisé d’un autre nom.

— Lequel ? demanda Mat.

— Ici, annonça Lan.

Il tira sur les rênes de Mandarb, l’immobilisant devant ce qui avait dû être un portail assez large pour laisser passer cinquante hommes de front. Seules les deux tours de garde, dévorées par les lianes et à moitié écroulées, marquaient les limites de cette entrée. Des portes, il ne restait plus rien, et sûrement depuis très longtemps.

— Nous entrerons par ici…

Des cors ennemis retentirent dans le lointain.

Lan sonda la direction d’où montaient les sonneries, puis il vérifia la position du soleil, déjà assez bas dans le ciel, à l’ouest.

— Ils ont éventé notre ruse, annonça-t-il. Dépêchons ! Nous devons trouver un abri avant la nuit.

— Quel nom ? demanda de nouveau Mat.

— Shadar Logoth, répondit Moiraine alors que la petite colonne entrait en ville. Ce nouveau nom, c’était Shadar Logoth…

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