Alors que les fugitifs s’éloignaient du bâtiment en pierre blanche, leurs chevaux terriblement nerveux, le vent glacial se déchaîna. Gémissant au-dessus des toits, il fit claquer les capes comme des étendards et poussa un banc de fins nuages devant le discret petit quartier de lune.
Après avoir ordonné à ses compagnons de rester groupés, Lan les guidait dans les rues désertes. Pressés de quitter ces lieux, les chevaux tentaient d’échapper au contrôle de leurs cavaliers, contraints de tirer fermement sur les rênes.
Rand ne pouvait s’empêcher de sonder les façades des bâtiments dont les fenêtres cassées le faisaient désormais penser à des orbites vides. Partout, les ombres semblaient bouger et les tas de gravats malmenés par le vent produisaient parfois des bruits sinistres.
Au moins, les yeux ne sont plus là…, pensa Rand.
Mais son soulagement fut de courte durée.
Pourquoi sont-ils partis ?
Thom et les trois autres jeunes gens de Champ d’Emond étaient massés autour de Rand, les flancs de leurs montures se touchant presque. Egwene était penchée sur l’encolure de Bela comme si elle voulait alléger sa charge, afin que ses sabots fassent moins de bruit sur les pavés. Rand s’efforçait de respirer doucement, parce que n’importe quel son risquait de trahir la petite colonne.
Soudain, il s’avisa que le Champion et l’Aes Sedai avaient pris pas mal d’avance. À une trentaine de pas de là, leurs silhouettes se fondaient presque dans l’obscurité…
— On s’est laissé distancer…, souffla Rand.
Il talonna Nuage afin qu’il accélère le pas.
— On s’arrête ! cria brusquement Moiraine, un bras levé.
Devant Rand, un fin tentacule de brume argentée dérivait presque à ras du sol.
Le jeune homme tira sur les rênes de Nuage. Le lambeau de brouillard barrait maintenant toute la voie et il grossissait lentement comme si les bâtiments, de chaque côté de la rue, l’alimentaient en manne vaporeuse.
Alors qu’Egwene, Thom, Mat et Perrin se pressaient contre ses flancs, Nuage protesta et tenta de reculer. Les autres montures ne semblaient guère désireuses d’avancer vers la brume.
Lan et Moiraine firent demi-tour et approchèrent lentement de l’étrange masse sans substance qui faisait environ le diamètre d’une jambe. Pensive, l’Aes Sedai étudia la curieuse branche de brume qui la séparait désormais de ses compagnons.
Un frisson glacé courant entre ses omoplates, Rand haussa les épaules pour le conjurer et occulter les manifestations physiques de sa peur.
Une lueur vacillante montait du brouillard à mesure qu’il grossissait. Devant cette vision, tous les chevaux, y compris Aldieb et Mandarb, semblaient sur le point de céder à la panique.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Nynaeve.
— Le démon de Shadar Logoth, répondit Moiraine. Mashadar… Aveugle et sans conscience, il erre dans la ville comme un ver qui creuse son tunnel dans la terre sans savoir où il va. S’il vous touche, vous périrez…
Rand et ses compagnons permirent à leurs montures de reculer un peu, mais pas trop loin, cependant. Même si le jeune homme aurait payé cher pour ne plus frayer avec l’Aes Sedai, dans les circonstances présentes, elle était une sorte de havre de sécurité.
— Alors, demanda Egwene, comment allons-nous vous rejoindre ? Ne pouvez-vous pas le tuer ? Nous dégager un chemin ?
Moiraine eut un éclat de rire cassant.
— Mashadar est très grand, mon enfant, aussi grand que Shadar Logoth elle-même. En unissant leurs forces, toutes les résidantes de la Tour Blanche ne réussiraient pas à le tuer. Et si j’utilisais assez de Pouvoir pour vous ouvrir un chemin, les Blafards seraient attirés comme par une sonnerie de trompette. De plus, Mashadar serait capable de se « guérir » à la vitesse de l’éclair, et ça risquerait de lui donner l’occasion de nous prendre au piège.
Rand échangea un long regard avec Egwene, puis il répéta la première partie de sa question :
— Comment allons-nous vous rejoindre ?
— Je n’aime pas ça mais, quand le vin est tiré, il faut le boire. Cette brume ne barrera pas toutes les rues. Trouvez-en une qui vous permettra de passer… (Moiraine désigna un point rouge brillant dans le ciel, à l’est.) Vous voyez cette étoile ? Prenez-la comme repère, et ça vous conduira à la rivière. Quoi qu’il arrive, avancez toujours dans cette direction. Ne traînez pas en chemin mais, surtout, ne faites pas de boucan. Il y a toujours les Trollocs, ne l’oubliez pas. Avec quatre Demi-Humains.
— Comment ferons-nous pour vous retrouver ? demanda Egwene.
— C’est moi qui vous trouverai. Ne vous inquiétez pas, j’y arriverai sans peine. Et maintenant, filez ! Cette créature est stupide, mais elle sent de la nourriture…
De fait, des tentacules argentés secondaires jaillissaient de la masse en expansion constante. Ils dérivaient mollement dans l’air, rappelant ceux d’une pieuvre, dans les profondeurs d’un étang du bois de l’Eau.
Quand Rand détourna enfin les yeux du brouillard meurtrier, l’Aes Sedai et le Champion n’étaient plus nulle part en vue. Cherchant le regard de ses amis, le jeune homme constata qu’ils étaient aussi nerveux que lui. Et pour ne rien arranger, chacun semblait attendre que quelqu’un d’autre se décide à faire le premier pas à sa place.
Rand fit rapidement le point. Errant dans des ruines, en pleine nuit, ils étaient probablement sur le chemin d’une horde de Trollocs commandée par quatre Blafards, et une brume tueuse entendait leur barrer le passage. Comme s’ils avaient choisi leur gibier, les tentacules argentés semblaient se ramasser sur eux-mêmes tels des serpents prêts à attaquer.
Rand n’aurait jamais cru qu’une Aes Sedai puisse lui manquer autant !
Ses amis hésitant toujours, il fit faire demi-tour à Nuage, qui obéit docilement et tira même sur les rênes pour passer au galop. Comme si cette initiative faisait de lui leur chef, les autres cavaliers suivirent Rand.
Sans Moiraine, personne ne pourrait les protéger si Mashadar se montrait encore. Ou les Trollocs… Ou…
Rand se força à ne plus réfléchir. Il allait suivre l’étoile rouge, et voilà tout ! S’il se concentrait sur cette idée, sa raison ne menacerait plus de chavirer.
À trois reprises, les cavaliers durent rebrousser chemin dans des rues barrées par une colline de gravats que leurs montures n’étaient pas capables d’escalader. Dans son dos, Rand entendait le souffle haletant de ses amis. La panique menaçait de les submerger, et il n’était pas loin non plus de craquer.
Tu dois leur faire croire que tu n’as pas peur. Tu ne t’en sors pas trop mal, berger ! Et tu conduiras tes brebis en sécurité.
Les six compagnons s’engagèrent dans une nouvelle rue. Cette fois, ils se trouvèrent en face d’un épais rideau de brume. Des tentacules aussi gros que leurs chevaux jaillirent vers eux, rapides comme l’éclair.
Cette fois, personne ne joua au petit jeu de l’indécision. Faisant demi-tour de conserve, les fugitifs détalèrent au galop, et tant pis pour le vacarme que provoquaient les sabots de leurs montures.
Deux Trollocs apparurent soudain devant eux, à moins de dix pas de distance.
Un moment, les monstres et les humains se regardèrent, aussi surpris les uns que les autres. Puis deux autres Trollocs apparurent, et encore deux, et encore deux, les derniers arrivants percutant ceux du premier rang dans leur désir frénétique de former une masse compacte face à l’ennemi héréditaire.
La surprise passée, les monstres firent ce qu’on pouvait attendre d’eux, connaissant leurs limites naturelles : ils chargèrent à l’aveuglette et en hurlant de rage.
Les humains s’égaillèrent comme une volée de moineaux.
— Par là ! cria Rand, Nuage déjà lancé au galop.
Mais il entendit le même appel sortir de cinq autres gorges. Jetant un coup d’œil derrière son épaule, il constata que ses compagnons se dispersaient dans toutes les directions.
Des Trollocs les prirent tous en chasse, y compris Rand.
Brandissant leurs étranges lassos, trois monstres le talonnaient et ils gagnaient du terrain sur Nuage.
Rand se coucha sur l’encolure du cheval et l’encouragea de la voix à filer plus vite que le vent.
Alors que la rue devenait plus étroite, Rand remarqua que les fenêtres des bâtiments éventrés laissaient filtrer une lueur argentée.
Mashadar !
Rand regarda une nouvelle fois derrière lui. À la lueur de la brume tueuse, il vit que les Trollocs étaient toujours à une cinquantaine de pas dans son dos. Un Blafard chevauchait derrière eux, désormais, et ils semblaient le fuir au moins autant qu’ils poursuivaient leur proie.
Devant le jeune homme, une dizaine de tentacules argentés se tendaient hors des fenêtres, comme s’ils entendaient humer l’air. Nuage renâcla terriblement, mais son cavalier se montra intraitable, le forçant à avancer.
Les tentacules parurent sur le point de frapper quand Rand leur passa devant, mais il s’allongea sur l’encolure de Nuage et refusa de les regarder.
Si un seul me touche, c’est fini !
Mais Nuage dépassa la haie de tentacules et s’engouffra dans une obscurité qui parut terriblement amicale à Rand.
Il se retourna pour voir où en étaient les événements.
Les tentacules bloquaient la moitié de la rue. Terrorisés, les Trollocs avaient ralenti, visiblement désireux de refuser l’obstacle. Mais le Blafard décrocha un fouet de sa selle et le fit claquer au-dessus de la tête des monstres. Produisant autant de vacarme qu’un roulement de tonnerre, la lanière de cuir fit jaillir une myriade d’étincelles dans les airs.
La tête rentrée dans les épaules, les Trollocs se ruèrent à la poursuite de Rand. Après une brève hésitation, le Blafard décida de les suivre.
Les tentacules de brume, de plus en plus épais, prirent le temps de choisir chacun une proie, puis ils se détendirent avec la vivacité mortelle d’une vipère. Optant pour attaquer en duo chaque Trolloc, ils leur arrachèrent des hurlements de douleur vite étouffés, car le brouillard qui s’introduisait dans leur gueule les condamnait instantanément à un silence éternel.
Pour le Blafard, quatre tentacules se chargèrent de l’attaque. Comme s’ils exécutaient une danse macabre, le Demi-Humain et sa monture noire se contorsionnèrent follement. La capuche du Myrddraal s’abaissa, révélant son visage blême dépourvu de globes oculaires.
Le chef des Trollocs cria. Comme pour les monstres, aucun son normal ne sortit de sa gorge, mais quelque chose en émergea quand même : un gémissement perçant presque inaudible mais qui vrilla les oreilles de Rand comme si tous les frelons du monde avaient décidé de le faire mourir de peur. Nuage hennit, à croire qu’il entendait lui aussi, et galopa plus vite que jamais. La gorge plus sèche que du sable, Rand s’accrocha à sa monture, le souffle coupé par la terreur.
Un peu plus tard, il s’aperçut qu’il ne captait plus le cri d’agonie du Blafard. Soudain, le roulement des sabots de Nuage lui sembla assourdissant. Tirant sur les rênes, Rand força le cheval à s’arrêter près d’un mur à demi écroulé, à l’approche d’un carrefour au milieu duquel se dressait un monument impossible à identifier dans l’obscurité.
Recroquevillé sur sa selle, Rand tendit l’oreille. Mais il n’entendit rien, à part le sang qui pulsait à ses tempes. Une sueur glacée ruisselait sur son visage et il frissonnait de froid à cause du vent qui faisait gonfler sa cape.
Après un assez long moment, le jeune homme se redressa. Partout où des nuages ne les occultaient pas, des étoiles brillaient au firmament, mais la rouge, à l’est, demeurait facile à repérer.
Reste-t-il un de mes compagnons pour la voir ? se demanda Rand.
Et, s’ils avaient survécu, étaient-ils libres ou entre les mains des Trollocs ?
Que la Lumière m’aveugle ! Egwene, pourquoi ne m’as-tu pas suivi ?
S’ils étaient vivants et libres, ses amis devaient être en train de suivre l’étoile rouge. Sinon… Eh bien, dans des ruines si immenses, il pouvait chercher pendant des jours sans trouver ni cadavres ni prisonniers – en admettant qu’il ne se fasse pas cueillir par les Trollocs. Sans parler des Blafards, de Mordeth ou de Mashadar.
À contrecœur, Rand opta pour la seule solution raisonnable : honorer son rendez-vous, au bord de la rivière.
Alors qu’il allait repartir, Rand entendit deux pierres se heurter avec un bruit aigu. Pétrifié, n’osant même plus respirer, il resta tapi dans l’ombre du mur, se demandant s’il ne devait pas détaler au plus vite. Mais si le bruit avait retenti devant lui, comment savoir ce qui l’attendait dans son dos ? Et même s’il n’y avait rien, ne risquait-il pas de se trahir en faisant du bruit ? Comment était le terrain, sur les vingt ou trente derniers pas ? Incapable de s’en souvenir, il ne parvenait pas non plus à détourner les yeux de l’intersection afin de regarder derrière lui.
Une ombre venait d’apparaître au coin des deux rues, précédée par un long objet sombre qui ne pouvait être qu’un bâton. Ou plus précisément, une des étranges armes des Trollocs. Au moment où cette idée lui traversait l’esprit, Rand talonna Nuage et dégaina son épée. Avec un cri de guerre, il chargea, puis abattit l’arme de toutes ses forces sur…
Par miracle, Rand parvint à arrêter son bras avant d’avoir coupé Mat en deux. Terrifiée, la tête brûlée de Champ d’Emond bascula en arrière, glissa à moitié de sa monture et manqua de peu laisser tomber son arc.
Rand soupira de soulagement, abaissa son arme et demanda d’une voix presque aussi tremblante que son bras :
— Tu as vu l’un des nôtres ?
Décomposé, Mat se remit péniblement en équilibre sur sa selle.
— Je… Je… Des Trollocs, simplement… (Mat se massa la gorge puis se passa la langue sur les lèvres.) Oui, des Trollocs… Et toi ?
Rand secoua la tête.
— Les autres doivent essayer d’atteindre la rivière… Et nous devrions faire comme eux.
Mat approuva d’un hochement de tête. Puis les deux amis entreprirent de suivre l’étoile rouge.
Alors qu’ils n’avaient pas fait cent pas, une sonnerie de cor retentit, loin derrière eux, au cœur de la ville. Un autre instrument répondit – de l’extérieur des murs, celui-ci.
Rand en eut la chair de poule, mais il parvint à ne pas se lancer au galop à l’aveuglette. Chaque fois que c’était possible, il évitait de traverser les zones les plus obscures.
Après avoir secoué ses rênes comme s’il voulait faire galoper sa monture, Mat imita son ami. Aucun cor ne sonnant de nouveau, les deux garçons avancèrent dans un silence oppressant. Puis ils avisèrent dans le mur d’enceinte une ouverture où avait dû jadis se dresser un portail. Seules les tours de garde demeuraient – deux sentinelles de pierre décapitées dont la silhouette se découpait sur le fond noir du ciel.
Mat hésita devant cette issue, mais Rand ne se laissa pas démonter :
— Tu crois que le danger est plus grand dehors que dedans ? Désolé, mais moi pas…
Nuage ne ralentit même pas, franchissant le portail d’un pas décidé. Presque dans la foulée, Mat suivit son ami hors de Shadar Logoth. Peu rassuré, il tentait de surveiller toutes les directions en même temps.
Par la Lumière, pensa Rand, nous allons réussir. Oui, nous allons y arriver !
Englouti par la nuit, le mur d’enceinte disparut. Cessant de regarder régulièrement derrière lui, Rand ne quitta plus des yeux l’étoile rouge.
Soudain, un cheval lancé au grand galop dépassa les deux amis.
— Galopez, espèces d’idiots ! cria Thom pratiquement sans ralentir.
Quelques secondes plus tard, des cris pas si lointains que ça annoncèrent aux fugitifs que les Trollocs ne tarderaient plus beaucoup.
Rand talonna Nuage, qui suivit le hongre du trouvère.
Et qu’arrivera-t-il quand nous atteindrons la rivière sans Moiraine ? Et, par la Lumière, qu’est-il advenu d’Egwene ?
Son cheval immobile dans les ombres, Perrin étudiait le portail sans battants, à une assez courte distance devant lui. Distraitement, il passa un pouce le long du tranchant de sa hache. L’issue semblait lui tendre les bras, et pourtant il la regardait avec méfiance depuis cinq bonnes minutes. Alors que le vent ébouriffait ses cheveux bouclés et tentait de lui arracher sa cape, il tira sur le tissu, ramenant les pans sur son torse sans vraiment s’apercevoir de ce qu’il faisait.
Presque tout le monde, à Champ d’Emond – et Mat le premier –, tenait Perrin pour un « garçon un peu lent d’esprit ». En partie, c’était à cause de sa taille et de sa carrure, qui l’incitaient à se déplacer prudemment. Étant bien plus costaud que les garçons avec qui il avait grandi, il avait toujours peur de blesser quelqu’un ou de casser quelque chose sans le vouloir. Mais il n’y avait pas que ça. De fait, il préférait prendre tout son temps pour réfléchir aux choses, quand c’était possible. La vivacité d’esprit de Mat – en réalité, sa négligence naturelle – l’entraînait souvent dans des situations délicates. « Dans un chaudron d’eau bouillante », comme on disait volontiers au village. Incidemment, un de ses amis, ou parfois les deux, se retrouvaient souvent dans le chaudron avec lui.
Perrin sentit sa gorge se serrer.
Au nom de la Lumière ! ne pense pas à un chaudron en ce moment !
L’apprenti forgeron se força à remettre de l’ordre dans ses idées. Réfléchir logiquement était la clé de tout.
Une sorte de square faisait jadis face au portail, et une grande fontaine se dressait au milieu. Il en restait quelques vestiges : des statues brisées encore en place dans un grand bassin rond. À partir de cet endroit, pour atteindre le portail, Perrin devrait parcourir une centaine de pas en terrain découvert, seule la nuit le protégeant des regards ennemis. Une perspective qui n’avait rien de plaisant quand on pensait aux « espions » invisibles…
Perrin repensa aux sonneries de cor qu’il avait entendues un peu plus tôt. Elles provenaient de la ville, et ils avaient failli rebrousser chemin, pensant qu’un de ses amis avait été capturé. Mais il s’était avisé à temps qu’il ne pourrait rien faire seul, si c’était le cas.
Contre cent Trollocs et quatre Blafards, si Lan ne s’est pas trompé… Moiraine Sedai nous a dit de foncer vers la rivière…
Perrin recommença à étudier le portail. Sa réflexion méticuleuse ne lui avait pas apporté grand-chose, mais sa décision était prise.
Il sortit des ombres pour avancer dans une pénombre encore moins rassurante.
À cet instant, un cavalier apparut à l’autre bout de la place et s’arrêta net. Perrin tira sur les rênes de sa monture, puis sa main vola sur le manche de sa hache. Le contact de l’arme ne le réconforta pas. Si le nouveau venu était un Myrddraal…
— Rand ? appela une voix féminine.
Le jeune homme soupira de soulagement.
— Non, Egwene, c’est Perrin…, répondit-il d’une voix étouffée qui lui parut quand même bien trop forte.
Les cavaliers approchèrent de la fontaine.
— Tu as vu un des autres ? demandèrent à l’unisson les deux jeunes gens.
Restant synchrones, ils secouèrent la tête en même temps.
— Mais il ne leur arrivera rien, pas vrai ? fit Egwene en flattant l’encolure de Bela.
— Moiraine Sedai et Lan vont s’occuper d’eux… Quand nous aurons atteint la rivière, ils prendront soin de tout le monde.
Du moins, on pouvait toujours l’espérer…
Perrin se sentit beaucoup mieux quand son amie et lui eurent franchi le portail – et tant pis s’il y avait vraiment des Trollocs dans la forêt ! Mais il ne fallait pas y penser… Les branches dénudées ne dissimulaient pas l’étoile rouge, et Mordeth ne pouvait plus rien contre eux, à présent. Ce faux chasseur de trésors lui avait davantage fichu la frousse que tous les Trollocs du monde…
De toute façon, dès qu’ils seraient près de la rivière, Moiraine les mettrait également hors de portée des Trollocs. Perrin en était sûr, et il avait une très bonne raison pour cela : il devait y croire, pour ne pas céder à la panique.
Alors que le vent faisait trembler les branches et bruire leurs rares feuilles – ou les épines, pour les conifères –, un oiseau de proie nocturne poussa un cri qui résonna longtemps dans la quiétude de la nuit.
D’instinct, Perrin et Egwene chevauchèrent le plus près possible l’un de l’autre, sans doute en quête de chaleur et de réconfort. De leur vie, ils ne s’étaient jamais sentis si seuls…
Un cor sonna, derrière eux, incitant les chasseurs d’hommes à presser le pas. Des hurlements bestiaux lui répondirent. Sentant leurs proies, les monstres réagissaient comme des fauves.
— Au galop ! cria Perrin.
Egwene lança Bela à toute vitesse. Se fichant du vacarme et des branches qui leur cinglaient le torse, les deux jeunes gens n’avaient plus qu’une idée en tête : fuir les bêtes sauvages qui les traquaient.
Alors qu’ils chevauchaient entre les arbres, se fiant davantage à leur instinct qu’à la chiche lumière de la lune, Bela perdit du terrain. Perrin se retourna, inquiet. Egwene talonnait la jument et secouait les rênes, mais rien n’y faisait. Et, si on se fiait aux sons, les Trollocs approchaient inexorablement.
Perrin ralentit juste ce qu’il fallait pour qu’Egwene puisse le rattraper.
— Plus vite ! cria-t-il.
Quand il se retournait, il apercevait désormais les Trollocs, qui couraient entre les troncs en hurlant à la mort comme des loups.
— Plus vite, Egwene ! répéta Perrin, la main crispée sur le manche de sa hache.
Mais son cheval hennit soudain de terreur. Alors que l’animal s’écroulait, les jambes fauchées, Perrin décolla de sa selle, fit un vol plané, les mains en avant pour limiter les dégâts en fin de course, et s’écrasa tête la première dans une eau glacée. À partir du sommet d’une butte, il avait plongé dans la rivière Arinelle avec son cheval.
Sonné par le contact abrupt avec l’eau glaciale, il but copieusement la tasse avant de réussir à remonter à l’air libre. Entendant un autre « splash » – ou le sentant, il n’aurait pas trop su le dire –, il comprit qu’Egwene avait suivi le même chemin que lui. Haletant et crachant de l’eau tout à la fois, il réussit à flotter malgré le poids de sa cape et de sa veste toutes les deux trempées. Pour ne rien arranger, ses bottes s’étaient bien entendu remplies d’eau.
En barbotant, il regarda autour de lui, à la recherche d’Egwene. Mais il ne vit rien, à part les reflets sur l’eau noire des rayons de lune argentés.
— Egwene ! Egwene !
Une lance passa juste devant ses yeux et lui aspergea le visage lorsqu’elle percuta l’eau. Autour de lui, d’autres armes de jet s’écrasèrent dans l’onde. Sur la berge, des voix gutturales échangèrent des propos qui n’avaient rien d’amical. Peu après, les lances cessèrent de pleuvoir.
Perrin jugea quand même plus prudent de ne plus appeler son amie.
Le courant l’entraînait vers l’aval, mais les cris le suivaient le long de la berge, indiquant que ses poursuivants ne renonçaient pas. Perrin dénoua sa cape et l’abandonna à la rivière. Voilà qui ferait un peu moins de poids susceptible de l’entraîner vers le fond.
Le jeune homme entreprit de nager vers la rive opposée, où il n’y aurait pas de Trollocs. Avec un peu de chance.
Comme dans les lacs et les mares du bois de l’Eau, il opta pour la brasse, une technique qui lui permettait de garder la tête hors de l’eau. Ou au minimum d’essayer, parce que ce n’était pas un jeu d’enfant. Même sans la cape, sa veste et ses bottes lui semblaient peser des tonnes. La hache glissée à sa ceinture entravait ses mouvements et menaçait de l’entraîner par le fond. En toute logique, s’en débarrasser semblait la seule solution. Avec son goût de la précision, Perrin envisagea cette possibilité sous toutes les coutures. C’était une excellente façon de s’alléger – bien plus pratique, par exemple, que de lutter contre l’eau pour se débarrasser de ses bottes. Mais, s’il y avait du « pour », le « contre » n’était pas négligeable non plus. S’il prenait pied sur l’autre berge pour se trouver face à des Trollocs, que ferait-il sans son arme ? Contre six ou sept Trollocs – voire face à un seul –, la hache ne lui serait pas d’un très grand secours, mais ça vaudrait toujours mieux que de se battre à mains nues.
Très vite, Perrin se demanda s’il serait capable de manier son arme, en cas de mauvaise rencontre. Ses bras et ses jambes lui semblaient en plomb, et chaque mouvement lui coûtait des efforts presque surhumains. Les muscles de son cou le trahissant, il ne réussissait pas à garder la tête assez loin de l’eau, et il en inhalait par le nez, ce qui lui valait de furieuses quintes de toux.
Une journée à la forge est un jeu d’enfant, comparé à ça…, pensa-t-il.
À cet instant, ses pieds rencontrèrent quelque chose de dur. Épuisé, il eut besoin d’un instant – et d’un second impact – pour comprendre de quoi il s’agissait. Le fond de la rivière ! Il avait traversé !
Respirant par la bouche, Perrin se redressa… et faillit s’étaler dans l’eau quand ses jambes se dérobèrent. Mais il recouvra son équilibre, pataugea jusqu’à la terre plus ou moins ferme – une sorte de limon – et tira sa hache de sa ceinture. Tremblant à cause des bourrasques glacées, il regarda autour de lui et n’aperçut pas l’ombre d’un Trolloc.
Egwene non plus n’était nulle part en vue.
Quand il eut repris son souffle, Perrin appela ses amis l’un après l’autre. Sur l’autre berge, des cris étouffés lui répondirent, mais ils sortaient de gorges appartenant à des Trollocs, ça ne faisait pas le moindre doute.
Aucun être humain ne fit écho aux appels de l’apprenti forgeron. Alors que le mugissement du vent couvrait les hurlements des monstres, Perrin s’avisa qu’il crevait de froid. Si le vent n’était pas assez glacial pour faire geler ses vêtements imbibés d’eau, il le réfrigérait jusqu’à la moelle des os. Se masser les épaules ne changeant rien, Perrin se résigna à s’enfoncer dans la forêt pour trouver un abri contre les assauts du vent.
Rand flattait l’encolure de Nuage et lui murmurait à l’oreille des paroles rassurantes. Ils avaient semé les Trollocs – en principe, du moins – mais le cheval gardait leur odeur dans les naseaux et ça l’inquiétait beaucoup.
À côté de ses amis, Mat avançait au trot, une flèche encochée sur son arc. Prêt à riposter à toute attaque, il laissait à Rand et à Thom le soin de retrouver l’étoile rouge. Même avec la frondaison, l’exercice s’était révélé très facile, au début. En tout cas, tant qu’ils se dirigeaient droit vers la balise céleste. Mais des Trollocs leur avaient à un moment barré le chemin, les contraignant à faire un grand détour. Les monstres les avaient bien entendu poursuivis. Par bonheur, s’ils parvenaient à rivaliser avec un cheval sur quelques centaines de pas, ils ne tenaient pas la distance.
Une fois hors de danger, les fugitifs s’étaient aperçus qu’ils avaient perdu l’étoile de vue.
— Regardez par là-haut, dit Mat en tendant la main sur sa droite. À la fin, on filait vers le nord. Donc, l’est doit se trouver sur ma droite.
— La voilà ! s’écria Thom.
Un index tendu vers la gauche, où brillait l’étoile rouge, il ne cachait pas son soulagement.
Vexé, Mat marmonna quelques imprécations dans sa barbe.
Du coin de l’œil, Rand vit un Trolloc jaillir en silence de derrière un arbre, son bâton-lasso brandi. Alors qu’il talonnait Nuage, qui bondit littéralement en avant, deux autres monstres apparurent à côté du premier. Un nœud coulant glissa sur la nuque de Rand, envoyant un frisson glacé courir le long de sa colonne vertébrale.
Une flèche se ficha dans l’œil d’un des Trollocs, l’éliminant du jeu. Après avoir tiré, Mat lança sa monture au galop et rattrapa très vite celle de son ami. Les deux garçons avançaient vers la rivière, mais il n’était pas évident que ça les aiderait beaucoup. Les Trollocs les talonnaient, presque assez proches pour saisir au vol la queue de leur monture. S’ils gagnaient encore un demi-pas, les lassos feraient leur office, et la traque serait terminée.
Afin de mettre plus de distance entre les nœuds coulants et sa tête, Rand se pencha davantage sur l’encolure de Nuage. Mat, lui, avait déjà le nez enfoui dans la crinière de son cheval.
Mais où était Thom ? Avait-il décidé de s’éclipser, puisque les monstres se concentraient sur ses compagnons ?
Non ! Son hongre venait de jaillir de la nuit, juste derrière les Trollocs. Avant que ceux-ci aient compris ce qui se passait, le trouvère fit avec les deux mains un mouvement aussi vif et rapide que celui de la lanière d’un fouet.
Rand vit deux lames briller fugitivement sous les rayons de lune. Un des Trollocs bascula en avant, roula plusieurs fois sur lui-même puis s’immobilisa et ne bougea plus. Voyant cela, l’autre monstre tenta de prendre la tangente. Thom frappa de nouveau, et sa cible hurla de douleur – mais sans cesser de s’enfoncer dans l’obscurité salvatrice.
Rand et Mat se redressèrent et regardèrent le trouvère.
— Mes couteaux presque favoris…, marmonna Thom. (Mais il ne manifesta aucune intention de mettre pied à terre pour aller récupérer son bien.) Celui qui a filé va revenir avec des renforts… J’espère que la rivière n’est plus très loin. Et que…
Renonçant à préciser sa pensée, le trouvère lança son hongre au grand galop. Rand et Mat le suivirent sans se poser de questions.
Ils atteignirent très vite la berge bordée de grands arbres qui semblaient monter la garde devant les eaux noires irisées de reflets argentés par les rayons de lune.
Constatant qu’il n’apercevait pas la rive opposée, Rand détesta plus que jamais l’idée de traverser sur un radeau de fortune. Mais l’éventualité de rester sur cette berge lui souriait encore moins.
S’il le faut, je veux bien nager !
Assez loin en arrière, la sonnerie d’un cor déchira le silence de la nuit. C’était la première fois depuis que Rand et ses compagnons avaient quitté les ruines. Cela voulait-il dire que les Trollocs avaient capturé les autres fugitifs ?
— Inutile de moisir ici toute la nuit ! lança Thom. Il faut choisir une direction. Vers l’amont, ou vers l’aval ?
— Moiraine et les autres peuvent être n’importe où, rappela Mat. Si on se trompe, ça nous éloignera d’eux.
— C’est un risque à courir…, murmura Thom. (Il orienta son hongre vers l’aval et se mit en chemin.) Oui, un risque à courir…
Rand consulta du regard Mat, qui haussa les épaules. Fatalistes, les deux jeunes gens suivirent le trouvère.
Pendant un temps, rien ne changea. Le terrain montait et descendait, les arbres devenaient plus grands ou plus petits, mais, la nuit, la rivière et le vent restaient tels qu’en eux-mêmes : sombres et glacés. Cerise sur le gâteau, il n’y avait pas l’ombre d’un Trolloc en vue.
Rand était bien entendu le dernier à s’en plaindre.
Soudain, il aperçut une lumière, devant eux. Un simple point brillant, bien au-dessus du niveau de l’eau, comme si on avait accroché une lampe dans un arbre.
Thom avança plus vite et commença à fredonner sous sa moustache.
Les trois compagnons eurent bientôt la solution du mystère. Il s’agissait tout simplement d’une lanterne accrochée au mât principal d’un grand bateau de commerce qui mouillait pour la nuit dans une petite crique. Long de quelque quatre-vingt-dix pieds, le bâtiment taquiné par le courant tirait légèrement sur ses amarres attachées à plusieurs arbres. Alors que le gréement oscillait au vent en chantonnant, la lumière de la lanterne et la lueur de la lune éclairaient le pont désert du navire.
— C’est mieux qu’un radeau d’Aes Sedai, non ? fit Thom en mettant pied à terre. (Il se campa face au bateau, les poings plaqués sur les hanches, sa satisfaction presque palpable.) À première vue, ce bâtiment n’est pas conçu pour transporter des chevaux. Mais quand nous aurons parlé au capitaine, lui révélant à quel point sa vie et son navire sont en danger, il se montrera sûrement raisonnable. Laissez-moi parler, surtout ! Et prenez vos couvertures et vos sacoches, au cas où les négociations échoueraient.
Rand descendit de selle et commença à rassembler ses affaires.
— Vous n’avez pas l’intention de partir sans les autres ? demanda-t-il.
Thom n’eut pas l’occasion de préciser ce qu’il envisageait de faire. Dans la clairière, deux Trollocs venaient d’apparaître, armés de leur curieux bâton-harpon. Quatre congénères les suivaient en hurlant comme des bêtes fauves.
Les chevaux des fugitifs hennirent et ruèrent de peur. Dans le lointain, des cris annonçaient que d’autres Trollocs approchaient.
— Sur le bateau ! cria Thom. Abandonnez vos affaires et courez !
Suivant son propre conseil, il se lança au pas de course, et les étuis de ses instruments fixés dans son dos s’entrechoquèrent rudement.
— Sur le bateau ! cria-t-il encore à ses compagnons. Réveillez-vous, bon sang ! C’est une horde de Trollocs !
Rand dénoua la dernière fixation de sa couverture, puis il emboîta le pas au trouvère.
Arrivé près du bateau, il jeta son paquetage par-dessus le bastingage, puis il suivit le même chemin. En se réceptionnant sur le pont, il vit du coin de l’œil un marin s’asseoir lentement sur le plancher comme s’il venait tout juste de se réveiller. Entraîné par son élan, le jeune homme ne put éviter l’obstacle. Trébuchant sur le pauvre matelot, Rand entendit le bruit sourd d’un bâton-lasso s’écraser à l’endroit qu’il occupait une demi-seconde plus tôt.
Des cris retentirent sur toute la longueur du bateau. Puis des dizaines de bottes martelèrent le pont – entraîné pour cela, l’équipage réagissait sans délai au branle-bas de combat. Même s’il avait du mal à garder son équilibre, Rand parvint à se retourner, à dégainer son épée et à frapper. Le Trolloc aux mains poilues qui s’accrochait au bastingage, exposant aux coups sa tête ornée de cornes caprines, dut lâcher prise et bascula en arrière en couinant de douleur.
Partout sur le navire, des hommes pas tout à fait réveillés s’écharnaient à couper les amarres à grands coups de hache. Comme s’il était pressé de détaler, le bateau tanguait furieusement. À la proue, trois marins luttaient contre un monstre. Plus loin, un autre faisait de grands gestes avec sa lance, lardant sans doute de coups un Trolloc que Rand ne pouvait pas voir. Avec une belle régularité, le sifflement de quelques cordes d’arc signalait que les défenseurs ne restaient pas les bras croisés.
Le matelot que Rand avait piétiné reculait en rampant, les bras levés pour implorer la clémence de son agresseur.
— Laissez-moi la vie sauve ! cria-t-il. Prenez tout ce que vous voulez, emportez le bateau si ça vous tente, mais épargnez-moi, je vous en supplie !
Quelque chose percuta soudain le dos de Rand avec une rare violence, le forçant à lâcher son arme et l’envoyant momentanément au tapis. Sonné mais encore lucide, le jeune homme tendit un bras pour tenter de récupérer son épée. Hélas, quand il réussissait à la toucher du bout des doigts, ce n’était pas suffisant, car l’arme salvatrice semblait prendre un malin plaisir à lui échapper.
Alors qu’il se contorsionnait sur le sol, Rand eut le sentiment de se mouvoir à la vitesse d’un escargot. L’homme qui avait imploré sa clémence jeta un coup d’œil brillant d’envie à l’arme, puis il détala sans demander son reste.
Rand jeta un coup d’œil derrière lui et dut bien admettre que sa chance semblait avoir définitivement tourné. Hideux avec son museau de loup plaqué sur une tête humaine, un monstre se tenait en équilibre sur la rambarde bâbord, brandissant ce qui restait du bâton-lasso qui s’était brisé sous le choc un peu plus tôt.
Rand lutta pour s’emparer de l’épée – en réalité, son instinct le poussait à s’enfuir, mais ses jambes refusaient de lui obéir, exécutant de travers les ordres qu’il tentait de leur donner. Des points jaunes dansaient devant ses yeux et son torse le mettait à la torture depuis qu’il avait reçu un coup entre les omoplates.
Coincé et paralysé, Rand regarda le Trolloc lever ce qui restait de son bâton-lasso. L’arme était assez pointue pour transpercer une cage thoracique, ça ne faisait pas de doute, et la créature semblait avoir en tête un projet de ce type.
Pour Rand, le Trolloc se déplaçait comme dans un rêve. Hébété, il le regarda armer son bras sans bien comprendre que le coup le viserait, lui ouvrant le torse et déchiquetant tout sur son passage.
Rand eut l’impression que ses poumons se consumaient de l’intérieur.
Je suis sur le point de mourir ! Au nom de la Lumière ! je n’ai pas…
Le bras du monstre s’abattit, propulsant l’arme mortelle. Pétrifié, Rand trouva la force de crier un ultime : « Non ! »
Le bateau tangua violemment, envoyant une bôme percuter le Trolloc à la vitesse d’un cheval lancé au galop. Dans un terrible bruit d’os brisés, la créature fut entraînée sur le côté et finit par repasser par-dessus le bastingage.
Avant de se redresser, Rand prit le temps d’évaluer les oscillations de la bôme.
Je vais être à court de miracles, si ça continue, pensa-t-il, inquiet. Une série pareille ne peut pas durer jusqu’à la fin des temps.
Dès qu’il eut un répit, le jeune homme se leva et courut ramasser son épée.
Tenant l’arme à deux mains, comme Lan le lui avait appris, il regarda autour de lui, mais ne repéra pas l’ombre d’un ennemi. Alors que le bateau s’éloignait de la terre ferme, la nuit commença à étouffer les hurlements de rage des Trollocs restés sur l’autre berge.
Tandis que Rand rengainait son épée, un homme vêtu d’un manteau mi-long vint se camper devant lui. Le visage rond, l’inconnu arborait une crinière qui cascadait sur ses épaules, et une barbe touffue dissimulait presque entièrement sa bouche.
La bôme « frappa » de nouveau. L’évitant souplement, l’homme se tapa rageusement dans la main.
— Gelb, par la bonne Fortune ! où es-tu donc passé ? (Le marin parlait si vite, avalant une bonne moitié des mots, que Rand comprenait à peine le quart de ce qu’il disait.) Tu n’oses quand même pas te cacher de moi sur mon bateau ?
Un matelot apparut, tenant une lampe-tempête. Deux autres poussèrent vers le capitaine un petit homme au visage de fouine – celui qui avait offert le navire à Rand s’il consentait à lui laisser la vie.
Une contusion barrait le front du type, à l’endroit où Rand l’avait piétiné, quelques instants plus tôt.
— Gelb, dit le barbu d’un ton mesuré très étonnant dans les circonstances présentes, ne t’avais-je pas ordonné de fixer cette bôme ?
Gelb parut sincèrement surpris.
— Je l’ai fait ! J’ai même rudement serré le nœud. Je reconnais être un peu lent sur les bords, de temps en temps, mais j’ai toujours accompli mon devoir, capitaine Domon.
— Donc, tu es lent, d’après toi ? Mais pas quand il s’agit de dormir, dirait-on. Surtout lorsque tu es censé monter la garde. Nous aurions tous pu y passer, cette nuit, à cause de toi…
— Capitaine, c’est ce type le coupable ! (Gelb désigna Rand.) Quand il a déboulé, j’étais en train de patrouiller, comme il se doit, et il en a profité pour me défoncer à moitié le crâne avec une massue. J’ai tenté de me défendre, mais les Trollocs sont arrivés en force. Il est de mèche avec eux, capitaine, j’en mettrais ma tête à couper. C’est un Suppôt des Ténèbres !
— Moi, je crois qu’il est de mèche avec ma grand-mère sénile ! rugit Domon. Gelb, je t’ai prévenu, lors de ta précédente bourde. À Pont-Blanc, tu quitteras définitivement ce navire ! Maintenant, hors de ma vue avant que je décide de te jeter par-dessus bord dès ce soir !
Gelb détala sans demander son reste. Ouvrant et refermant les poings comme pour s’assouplir les doigts, Domon resta un long moment le regard dans le vague.
— Ces Trollocs me suivent à la trace…, marmonna-t-il. Pourquoi ne me lâchent-ils jamais les basques ? Oui, pourquoi ?
Rand jeta un coup d’œil par-dessus le bastingage et fut surpris de constater qu’on ne distinguait plus la berge. À la proue, deux hommes maniaient la barre, et six rameurs, d’un seul côté de la dame de nage, propulsaient le bâtiment sur les eaux calmes de la rivière.
— Capitaine, dit Rand, nous avons laissé des amis derrière nous. Si vous faites demi-tour pour aller les chercher, ils vous récompenseront, c’est une certitude.
Domon se tourna vers le jeune homme. Quand Thom et Mat vinrent flanquer leur ami, il les gratifia d’un même regard morne et désabusé.
— Capitaine, dit le trouvère en s’inclinant bien bas, permettez-moi de…
— Vous allez descendre avec moi dans ma cabine, où je pourrai regarder les choses de haut, si j’ose dire… Allons-y ! Au nom de la bonne Fortune ! quelqu’un va-t-il s’occuper de cette maudite bôme ?
Alors que des matelots se précipitaient pour lui obéir, Domon partit en direction de la poupe. Rand et ses deux compagnons le suivirent.
La cabine du capitaine, sur l’entrepont, était une pièce proprette où chaque chose donnait l’impression d’être rigoureusement à sa place, à l’image des capes et des vestes soigneusement accrochées à des crochets, derrière la porte. Faisant toute la largeur du bateau, le fief de Domon était meublé d’un grand lit-couchette escamotable et d’une lourde table également suspendue à la cloison. Après s’être installé dans l’unique siège, un solide fauteuil à haut dossier, Domon fit signe à ses « invités » de prendre place sur les bancs et les coffres qui occupaient le reste de l’espace.
— Je suis le capitaine Bayle Domon, seul maître à bord et propriétaire de ce navire – baptisé le Poudrin, si ça peut vous intéresser. À présent, dites-moi qui vous êtes, ce que vous faisiez au milieu de nulle part, où vous comptez aller et pour quelle raison je devrais m’abstenir de vous faire jeter par-dessus bord…
Toujours gêné par l’élocution très rapide de Domon, Rand eut du mal à suivre sa tirade, mais il en comprit le sens général – et surtout la conclusion, des plus inquiétantes.
Nous faire jeter par-dessus bord ?
— Capitaine, dit Mat, nous n’avons pas l’intention de vous faire des ennuis. En chemin pour Caemlyn, une simple étape, nous irons ensuite…
— … Là où le vent nous poussera, dit Thom, coupant la parole au jeune homme. C’est ainsi que voyagent les trouvères, comme de la poussière dans le vent. Je suis un artiste, voyez-vous : Thom Merrilin, pour vous servir. (Il fit onduler sa cape, afin de mettre en valeur son aspect bariolé – comme si le capitaine avait pu passer à côté.) Ces deux rustauds de paysans ont l’ambition de devenir mes apprentis, mais je n’ai pas encore décidé d’accepter.
Rand regarda Mat, qui eut un grand sourire.
— C’est bien joli, tout ça, mais ça m’apprend quoi ? Par la bonne Fortune ! toutes les routes mènent à Caemlyn, et au moins autant en partent !
— Dans ce cas, dit Thom, voilà toute l’histoire.
À l’en croire, le trouvère avait été coincé par l’hiver dans une ville minière des montagnes de la Brume, au-delà de Baerlon. Pendant son séjour, il avait eu vent de légendes au sujet d’un antique trésor caché dans les ruines d’Aridhol, une cité elle aussi très ancienne. Par le plus grand des hasards, il connaissait la localisation de cette ville – grâce à une carte offerte par un ami d’Illian dont il avait un jour sauvé la vie. Sur son lit de mort, le malheureux avait assuré à Thom que son cadeau le rendrait plus riche qu’un roi. En homme d’expérience, il n’avait jamais cru un mot de cette promesse, jusqu’à ce qu’il entende les fameuses légendes. Dès la fonte des neiges, il s’était mis en route avec quelques compagnons – dont ses deux éventuels apprentis –, bravant tous les périls afin de découvrir la cité en ruine. Mais le trésor étant la propriété d’un des Seigneurs de la Terreur, des Trollocs avaient pour mission de le rapporter au mont Shayol Ghul…
Dans le récit de Thom, tous les périls que les fugitifs avaient bel et bien bravés – les Trollocs, les Myrddraals, le Draghkar, Mordeth et Mashadar – étaient mentionnés, mais ils semblaient avoir visé exclusivement le trouvère. Et, par voie de conséquence, c’était lui, avec une extraordinaire habileté, qui avait sauvé la mise de tout le monde.
Bref, grâce à l’héroïque trouvère, le petit groupe avait survécu à tout jusqu’à cette nuit, où les compagnons avaient dû se séparer. Alors qu’ils risquaient de succomber face aux Trollocs, l’artiste et ses deux futurs élèves avaient trouvé refuge sur le bateau du très noble et très généreux capitaine Domon…
Quand le trouvère eut terminé, Rand s’aperçut qu’il était bouche bée devant tant d’audace. Après avoir de nouveau serré les dents, il regarda Mat, qui ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes.
— C’est une histoire que bien des gens ne croiraient pas, dit Domon en tambourinant sur les accoudoirs de son fauteuil. Mais j’ai vu les Trollocs…
— Tout est vrai du début à la fin, mentit Thom, et raconté par l’acteur principal du drame.
— Auriez-vous sur vous un échantillon de ce trésor ?
— Hélas non, car le peu que nous avions pu emporter est parti avec nos chevaux, qui ont détalé lors de la dernière échauffourée contre les Trollocs. Il me reste ma flûte, ma harpe, quelques pièces de cuivre et les frusques que je porte. Mais de toute façon, vous ne voudriez pas d’une part de ce trésor, car il porte la souillure du Ténébreux. Je crois de très loin préférable de l’abandonner aux ruines et aux Trollocs.
— Si je comprends bien, vous n’avez pas d’argent pour payer votre passage ? Voilà qui est ennuyeux… Je n’accepterais même pas mon propre frère, s’il fallait le transporter gratuitement. Surtout après qu’il m’eut amené une horde de Trollocs déchaînés… Au nom de quoi devrais-je faire une exception pour vous ? La logique serait de me débarrasser de trois fâcheux de votre acabit.
— Vous ne nous déposeriez pas à terre ? demanda Mat. Pas alors que des Trollocs rôdent sur les berges ?
— Qui a parlé de vous « déposer » ? demanda Domon. (Il étudia un moment ses trois passagers clandestins, puis mit les mains bien à plat sur la table.) Bayle Domon est un homme raisonnable, n’ayez crainte. S’il y a un moyen d’éviter ça, je ne vous ferai pas jeter à l’eau. Trouvère, je vois qu’un de vos apprentis a une épée. J’ai besoin d’une belle lame. Étant bon prince, en échange, je vous conduirai jusqu’à Pont-Blanc.
Thom fit mine de répondre, mais Rand le devança :
— Pas question !
Tam ne lui avait pas confié l’arme pour qu’il la vende. Discrètement, il passa un index sur le héron de bronze qui ornait la poignée. Tant qu’il détiendrait cette lame, Tam serait en quelque sorte à ses côtés…
— Eh bien, si c’est non, dit Domon, c’est non. Mais je refuserais un passage gratuit à ma propre mère, ne perdez pas ça de vue.
Rand se résigna à vider ses poches. Il réunit quelques sous de cuivre et la pièce d’argent que Moiraine lui avait donnée. En soupirant, il remit le tout au capitaine. Non sans hésiter, Mat finit par consentir le même sacrifice. Thom sembla courroucé, mais ça ne dura qu’une fraction de seconde, et Rand se demanda s’il ne s’était pas fait des idées.
Domon prit les pièces et sortit d’un coffre posé derrière son fauteuil une petite balance et une bourse déjà bien remplie. Après les avoir soigneusement pesées, il glissa les deux grandes pièces dans la bourse et rendit la menue monnaie aux jeunes gens.
— Jusqu’à Pont-Blanc, donc, dit-il avant de saisir un grand-livre comptable.
D’une plume appliquée, il y consigna le montant et la nature de l’opération.
— C’est un peu cher, juste pour Pont-Blanc, protesta Thom.
— Et les dégâts occasionnés à mon vaisseau ? (Domon remit la balance et la bourse dans le coffre.) Plus une prime pour m’avoir obligé à fuir dans la nuit vers l’aval de la rivière, où des bancs de sable risquent de faire échouer le Poudrin.
— Et nos amis ? demanda Rand. Vous les accepteriez aussi ? Ils doivent avoir atteint la berge, et ils verront la lanterne accrochée à votre mât.
Le capitaine Domon en fronça les sourcils de surprise.
— Tu crois qu’on ne bouge pas, mon garçon ? Que la Fortune soit avec moi ! depuis que vous êtes à bord, nous avons bien dû parcourir une bonne lieue marine. Avec des Trollocs aux trousses, les rameurs se découvrent des trésors insoupçonnés d’énergie, et le courant nous a également bien aidés. Mais de toute façon, je ne m’approcherais plus de cette berge même si ma vieille grand-mère m’y attendait. Selon toute probabilité, je n’accosterai plus jusqu’à l’arrivée à Pont-Blanc. J’ai eu ma dose de Trollocs bien longtemps avant ce soir, et ça suffit pour toute une existence.
— Vous avez rencontré des monstres récemment ? demanda Thom, soudain très intéressé.
Domon hésita, comme s’il envisageait de mentir. Mais il décida de n’en rien faire.
— J’ai passé l’hiver au Saldaea, trouvère. Pas de gaieté de cœur, mais la rivière a gelé très tôt et la glace a tenu plus longtemps que d’habitude. Depuis les plus hautes tours de Maradon, on peut voir la Flétrissure, paraît-il, mais ça ne m’intéressait pas. Je connais la région, et il y a sans cesse des histoires de Trollocs qui attaquent une ferme isolée. Mais, cet hiver, il y a eu toutes les nuits des fermes incendiées ! Et même quelques villages entiers, à l’occasion. En ce qui concerne les cités, les monstres osent s’aventurer jusqu’au pied des fortifications. En plus de tout, les gens murmurent que c’est un signe : le Ténébreux s’agite et les Derniers Jours sont pour bientôt. (Domon se gratta la tête comme si cette perspective lui irritait le cuir chevelu.) J’ai hâte de retourner quelque part où personne ne croit à l’existence des Trollocs. Une cité où on prendrait mon histoire pour des racontars de voyageur.
Rand cessa d’écouter. Fixant la cloison d’en face, il pensa à Egwene et à tous les autres. Être en sécurité alors que leurs amis risquaient leur vie ne semblait pas juste. À l’aune de cette idée, la cabine du capitaine semblait soudain beaucoup moins confortable.
Thom se leva soudain, puis incita ses deux compagnons à l’imiter avant de les pousser vers l’échelle qui permettait d’entrer ou de sortir de la cabine.
Alors que le trouvère s’excusait bien bas de la mauvaise éducation de ses « péquenots », Rand gravit les échelons en silence.
Une fois sur le pont, Thom regarda autour de lui, constata que nul ne pouvait les entendre et ronchonna :
— Si vous aviez gardé vos pièces, j’aurais gagné notre passage en échange de quelques chansons et d’une poignée de contes.
— J’en doute…, objecta Mat. Selon moi, quand il parlait de nous jeter par-dessus bord, il ne plaisantait pas.
Rand s’accouda au bastingage et contempla un moment les eaux noires de la rivière. Dans cette nuit d’encre, on n’apercevait même pas les berges, mais…
— Tu n’y peux rien, mon garçon, dit Thom en tapotant l’épaule de son « apprenti ». Tes amis ont sans doute retrouvé Moiraine et Lan. Tu crois qu’on peut être entre de meilleures mains, dans des circonstances pareilles ?
— J’ai essayé de la dissuader de venir…
— Tu as fait ce que tu pouvais, fiston. Personne ne peut demander plus à un être humain.
— J’ai promis de la protéger, mais je n’ai pas été efficace… Non, pas efficace du tout.