Rand redescendit l’escalier de service, ouvrant la voie à ses amis, que toute allégresse avait désertés. Aucun d’entre eux ne semblait vouloir lui parler, et il n’était pas non plus d’humeur à jacasser.
Alors que le soleil sombrait à l’horizon, l’alternance de zones sombres et lumineuses, sur les marches, faisait cligner des yeux. Malgré l’heure tardive, les lampes n’étaient pas encore allumées. Dans ce clair-obscur, Rand s’aperçut en se retournant que tous ses compagnons étaient à la fois abattus et rongés par l’inquiétude.
Le visage fermé, Perrin semblait simplement résigné, comme s’il avait décidé de cesser le combat. Quand il passait dans un rayon de soleil, ses yeux brillaient comme de l’ivoire poli. À part ça, il semblait plus mort que vif…
Les sangs glacés, Rand tenta de se concentrer sur son environnement. Les couloirs de l’auberge, la rampe en chêne de l’escalier intérieur, les murs lambrissés – une multitude de petits détails quotidiens tellement rassurants. Les paumes moites, le jeune homme les essuya plusieurs fois sur sa cape, sans résultat notable.
Tout ira bien, maintenant… Nous sommes réunis, et… Par la Lumière ! pauvre Mat !
Pour gagner la bibliothèque, Rand choisit de traverser la cuisine, histoire d’éviter la salle commune. Les clients de maître Gill fréquentaient très peu la pièce de lecture. Les visiteurs cultivés, dans leur grande majorité, choisissaient des établissements plus huppés, dans la Cité Intérieure. Si l’aubergiste conservait la salle de lecture, c’était pour son propre plaisir, pas à des fins commerciales.
Pourquoi Moiraine leur avait-elle ordonné de ne pas se faire voir ? Rand l’ignorait, et il préférait au fond ne pas le savoir. De toute façon, il n’avait pas besoin de ça pour se convertir à la discrétion. Repenser au sous-officier qui avait juré de revenir et à Elaida, si intéressée par son lieu de résidence, suffisait à étouffer dans l’œuf ses velléités de rébellion.
Il avait fait cinq pas dans la bibliothèque quand il s’avisa que ses compagnons, pétrifiés, ne s’étaient même pas aventurés à en franchir le seuil. À la lueur d’un bon feu, Loial lisait sur son sofa double, un petit chat noir aux pattes blanches endormi sur son ventre. Entendant du bruit, l’Ogier referma son livre sur son index gauche – un marque-page original –, posa le chat par terre et se releva pour exécuter une révérence très distinguée.
Habitué à l’apparence de son ami, Rand ne comprit pas tout de suite qu’il était la cause du « bouchon », derrière lui.
— Ce sont les personnes que j’attendais, Loial, dit-il. Je te présente Nynaeve, la Sage-Dame de mon village, et mes amis Egwene et Perrin.
— Egwene ! Rand me parle très souvent de vous ! Je suis Loial…
— Un Ogier, précisa Rand.
Une intervention qui modifia radicalement l’état d’esprit de ses amis. Même après avoir vu trop de Trollocs et de Myrddraals, il restait fascinant de rencontrer une légende vivante. Se souvenant de sa propre réaction, Rand ne s’en sentit pas très fier. Ses amis s’en sortaient beaucoup mieux que lui…
Loial ne s’offusqua pas de les voir bouche bée. C’était sûrement moins traumatisant que d’être traité de Trolloc par une foule en colère.
— Et l’Aes Sedai, Rand ?
— Elle est en haut, avec Mat.
L’Ogier leva un de ses sourcils broussailleux.
— Donc, c’est qu’il est vraiment malade… Si nous prenions tous place ? Elle nous rejoindra, n’est-ce pas ? Dans ce cas, il faut nous résigner à attendre.
Une fois assis, les jeunes gens de Champ d’Emond et la Sage-Dame se détendirent. Être dans un fauteuil, près d’une cheminée, le chat désormais couché devant, leur donnait l’impression d’être chez eux. Du coup, ils osèrent interroger l’Ogier. À la grande surprise de Rand, ce fut même Perrin qui ouvrit le bal :
— Les Sanctuaires, Loial… Ce sont vraiment des abris, comme le disent les récits ?
À l’entendre, on aurait juré que l’apprenti forgeron avait une raison personnelle de poser cette question.
Loial fut ravi de parler des Sanctuaires, de la trajectoire qui l’avait conduit jusqu’à La Bénédiction de la Reine et de tout ce qu’il avait vu en chemin.
Connaissant déjà tout ça, Rand laissa son esprit vagabonder.
Loial aimait parler, et il ne ratait jamais une occasion de le faire. À ses yeux, pour qu’une histoire soit bonne il fallait bien remonter deux ou trois siècles en arrière, afin d’en connaître tous les tenants et aboutissants. Son sens de la chronologie était aussi déconcertant que son espérance de vie. Pour lui, deux cents ans étaient un « arrière-plan » tout ce qu’il y avait de plus normal. Au début, se fiant à ses propos, Rand avait cru qu’il était sur les routes depuis à peine quelques mois. En réalité, il avait quitté son Sanctuaire plus de trois ans auparavant.
Rand oublia l’Ogier et se mit à penser à Mat.
Une dague ! Une fichue lame qui risque de lui coûter la vie simplement parce qu’il la porte sur lui. Lumière, j’ai eu mon compte d’aventures ! Si Moiraine le guérit, nous allons rentrer chez… Non, pas chez nous, c’est trop dangereux pour nos proches. Mais on trouvera bien un endroit où personne n’a entendu parler du Ténébreux et des Aes Sedai. Un… sanctuaire… en quelque sorte.
La porte s’ouvrit soudain. Un moment, Rand n’en crut pas ses yeux. Mat était là, battant des paupières, sa veste parfaitement bien boutonnée et son foulard noir autour du cou.
C’était bien réel ! Moiraine se tenait à côté de Mat, une main sur son épaule, et Lan les suivait de près. L’Aes Sedai couvait le jeune homme du regard, à l’instar de tout thérapeute qui s’occupe d’un convalescent.
Comme toujours, Lan faisait mine de ne rien voir alors que pas un détail ne lui échappait.
Mat avait l’air plus en forme que jamais. Son premier sourire, un peu hésitant, s’adressa à toute l’assistance. Mais, quand ses yeux se posèrent sur Loial, ils s’écarquillèrent comme si c’était la première fois qu’il voyait l’Ogier. Un peu désorienté, il s’intéressa de nouveau à ses amis :
— Eh bien, je… Voilà, il semble… On me dit que je me suis comporté bizarrement. En réalité, je n’en ai aucun souvenir. (Il regarda Moiraine, qui l’encouragea d’un sourire.) À partir de Pont-Blanc, tout est confus… Thom et le… Comment dire ? Plus nous nous sommes éloignés de Pont-Blanc, et moins c’est clair dans ma tête. À vrai dire, je ne me souviens plus de l’arrivée à Caemlyn. Pas vraiment… Moiraine Sedai dit que… La chambre sous les combles… (Il prit une grande inspiration et redevint soudain le bon vieux Matrim Cauthon.) On ne peut pas blâmer un type pour des bêtises qu’il a oubliées !
— De toute façon, tu as toujours été cinglé, dit Perrin, lui aussi redevenant un instant comme avant.
— Mat, dit Nynaeve, des larmes aux yeux, personne ne te blâme.
Rand et Egwene se mirent à parler en même temps, complimentant Mat sur sa bonne forme et l’assurant qu’ils étaient ravis de le retrouver tel qu’en lui-même. Mais il se calmerait peut-être un peu sur les farces et attrapes, maintenant qu’on lui avait joué un sacré sale tour. Répondant du tac au tac, Mat prit ensuite place dans un fauteuil. Lorsqu’il s’assit, Rand le vit toucher quelque chose, sous sa veste. Un objet dont il voulait vérifier la présence…
Le jeune berger en eut le souffle coupé.
— Oui, dit Moiraine, il a toujours la dague.
Les autres jeunes gens continuaient à plaisanter, mais elle avait capté la réaction de Rand, et tout de suite compris de quoi il s’agissait. Approchant du fauteuil où il s’était assis, elle parla à voix basse :
— Je ne peux pas la lui prendre sans le tuer. Le lien est trop ancien et trop fort. À Tar Valon, nous le libérerons. Mais c’est une tâche qui dépasse une Aes Sedai solitaire, même si elle dispose d’un angreal.
— Mais il n’a plus l’air malade ! Tant qu’il aura la dague, les Blafards sauront qui nous sommes. Et certains Suppôts des Ténèbres aussi. C’est vous-même qui l’avez dit.
— J’ai limité les dégâts, en un sens… S’ils approchent assez pour sentir l’arme, nous serons de toute façon dans de sales draps. J’ai débarrassé Mat de la souillure, mon garçon, et retardé au maximum la rechute. Mais il rechutera, s’il n’est pas soigné à Tar Valon.
— Une chance que ce soit notre destination, alors…
Moiraine se détourna vivement.
Ma résignation lui déplaît et la décourage, je sais, mais je n’y peux rien.
— Je me nomme Loial, dit l’Ogier en se levant (pour incliner aussitôt bien bas la tête). Fils d’Arent fils d’Halan, dame Aes Sedai. Mon Sanctuaire est toujours ouvert pour les Serviteurs de la Lumière.
— Merci Loial fils d’Arent, répondit Moiraine, plutôt sèchement. À ta place, je ne répéterais pas partout ta formule de politesse. Il y a une vingtaine d’Aes Sedai à Caemlyn, en ce moment, et, à part moi, toutes appartiennent à l’Ajah Rouge.
Loial hocha pensivement la tête, comme s’il comprenait. Rand, lui, n’avait pas saisi un mot du petit discours de Moiraine.
— Te rencontrer ici est étrange, reprit l’Aes Sedai. Ces dernières années, peu d’Ogiers s’aventurent hors de leur Sanctuaire.
— La fascination des anciens récits, Aes Sedai… Les vieux livres ont empli d’images ma tête de mule ! Je veux voir les bosquets et les villes que nous avons construites. Très peu d’entre elles sont encore debout, et les bâtiments sont de pauvres substituts pour les arbres, mais j’ai quand même envie de les découvrir. Les Anciens trouvent que je suis bizarre, avec mon désir de voyager. Mais cette envie est depuis toujours en moi – et ils me critiquaient déjà quand j’étais petit. Pour eux, il n’y a rien d’intéressant à l’Extérieur. À mon retour, quand je leur décrirai ce que j’ai vu, ils changeront peut-être d’avis. C’est ce que j’espère, en tout cas…
— Eh bien, je te le souhaite… Maintenant, Loial, je vais être directe, et je te demande de me pardonner. Comme tu le sais, c’est un défaut très… humain. Pourrais-tu nous laisser seuls ? Nous devons préparer notre voyage, et le temps presse.
Ce fut au tour de Loial d’avoir l’air perdu, mais Rand vola à son secours :
— Il vient avec nous. J’ai promis…
Moiraine continua à regarder l’Ogier comme si elle n’avait pas entendu. Mais elle finit par acquiescer.
— La Roue tisse comme elle l’entend…, souffla-t-elle. Lan, assure-toi qu’on ne nous espionne pas.
Le Champion sortit en silence de la bibliothèque.
Comme si c’était un signal, toutes les conversations moururent. Moiraine alla se placer devant la cheminée, et, quand elle se retourna, tout le monde la regardait.
— Nous ne pouvons pas rester longtemps à Caemlyn, dit-elle. Et nous ne sommes pas en sécurité dans cette auberge. Les espions du Ténébreux sont en ville. Ils n’ont pas encore trouvé ce qu’ils cherchent, sinon ils ne continueraient pas. C’est notre seul avantage. J’ai placé des protections pour les tenir à l’écart et, quand le Ténébreux s’avisera qu’un secteur de la ville est interdit aux rats, ce sera trop tard, parce que nous serons partis. Hélas, toute protection susceptible d’abuser un être humain serait comme un phare pour les Myrddraals. L’ennui, c’est qu’il y a des Fils de la Lumière à Caemlyn. Ils cherchent Perrin et Egwene, ce qui…
Rand se racla la gorge, et Moiraine l’interrogea du regard.
— Je pensais que les Capes Blanches nous cherchaient, Mat et moi.
L’Aes Sedai parut ne plus rien y comprendre.
— Pourquoi t’imaginais-tu ça ?
— J’en ai entendu un parler de Deux-Rivières et de Suppôts des Ténèbres. Qu’aurais-je dû conclure ? Avec tout ce qui m’est tombé dessus, je suis content d’être encore en état de raisonner.
— C’était dur, je sais, Rand, intervint Loial, mais tu es capable de plus de lucidité. Les Fils abominent les Aes Sedai. Elaida n’aurait pas…
— Elaida ? intervint Moiraine. Qu’a-t-elle à voir là-dedans ?
Elle regarda Rand avec une intensité qui le força à reculer dans son siège.
— Elle voulait me jeter en prison, dit-il. Moi, j’avais seulement envie de voir Logain, mais elle n’a pas cru que j’étais par hasard dans les jardins du palais, avec Elayne et Gawyn.
Tous ses amis, sauf Loial, regardèrent Rand comme s’il venait de lui pousser un troisième œil.
— Eh bien, Morgase m’a laissé partir. En l’absence de preuves de mes mauvaises intentions, et malgré les soupçons d’Elaida, elle a tenu à me traiter équitablement.
Rand secoua la tête, songeur. Le souvenir de Morgase, un parangon de beauté et d’autorité, faillit lui faire oublier où il était.
— Vous imaginez ? Moi, face à une reine ? Elle est magnifique, comme dans les récits. Elayne aussi, bien entendu. Et Gawyn… Perrin, tu l’aimerais beaucoup !
» Mais arrêtez de me regarder comme ça ! J’ai escaladé un mur, pour voir le faux Dragon, et je me suis cassé la figure du mauvais côté. Je n’ai rien fait de mal !
— C’est ce que je dis toujours, lâcha Mat, pince-sans-rire.
Et vraiment souriant, pour la première fois depuis longtemps.
— Qui est cette Elayne ? demanda Egwene d’un ton volontairement détaché.
Moiraine marmonna quelques aménités inaudibles.
— Une reine, rien que ça ! s’exclama Perrin. Tu as eu de sacrées aventures ! Nous, on a juste rencontré des Zingari et quelques Capes Blanches…
À la façon dont son ami évitait le regard de Moiraine, Rand se douta que tout n’était pas si simple…
— L’un dans l’autre, ajouta Perrin en touchant les bleus, sur ses joues, chanter avec les Zingari est plus amusant que frayer avec les Capes Blanches.
— Les Gens de la Route vivent pour leurs chansons, dit Loial. Pour toutes les chansons, en réalité. Ils les cherchent, en tout cas. Il y a quelques années, j’ai rencontré des Tuatha’an, et ils voulaient apprendre les chansons que nous destinons aux arbres. Mais ceux-ci ne nous écoutent plus, et très peu d’Ogiers font encore l’effort de mémoriser les airs et les paroles. Comme j’ai un peu de talent pour le chant, l’Ancien Arent m’a forcé à apprendre. J’ai partagé avec les Tuatha’an les connaissances qu’ils pouvaient assimiler, mais les arbres n’écoutent jamais les humains. Pour les Gens de la Route, il s’agissait simplement de chansons et ils s’en tinrent là, puisque aucune n’était celle qu’ils cherchent. C’est même pour ça que le chef d’un clan est surnommé le Chercheur. De temps en temps, ils viennent au Sanctuaire Shangtai.
— Loial, intervint Moiraine, pouvons-nous reparler de ça plus tard ?
Comme s’il craignait que l’Aes Sedai l’empêche de s’exprimer, l’Ogier se racla la gorge, puis il débita à toute vitesse la suite de son discours.
— Je viens de me souvenir de quelque chose – une question que j’ai toujours voulu poser à une Aes Sedai, si jamais j’en rencontrais une. Vous savez tant de choses, n’est-ce pas ? Grâce aux immenses bibliothèques de Tar Valon, je suppose… Alors, puisque j’ai l’occasion, puis-je vous interroger ?
— Si c’est rapide…
— Rapide…, répéta Loial, comme si ce mot n’appartenait pas à son vocabulaire. Oui… Oui… Assez récemment, un humain est venu chez moi, dans le Sanctuaire de Shangtai. À l’époque, ce n’était pas rare, parce que beaucoup de réfugiés gagnaient la Colonne Vertébrale du Monde afin de fuir ce que vous nommez la guerre des Aiels.
Rand ne put s’empêcher de sourire. « Assez récemment », alors que ces événements remontaient à vingt ans.
— Cet humain était mourant, pourtant il n’avait aucune blessure. Nos Anciens ont pensé que ça pouvait être l’œuvre des Aes Sedai – n’y voyez pas d’offense, dame Moiraine – puisqu’il se rétablit miraculeusement dès qu’il fut dans le Sanctuaire. Son séjour dura quelques mois, puis il partit en pleine nuit, sans un mot d’adieu pour quiconque.
Voyant que Moiraine le foudroyait du regard, l’Ogier se racla de nouveau la gorge.
— Rapide… Oui, je sais… Avant son départ, il nous raconta une étrange histoire qu’il voulait faire connaître à Tar Valon. Selon lui, le Ténébreux avait l’intention d’aveugler l’Œil du Monde et de tuer le Grand Serpent – en d’autres termes, d’assassiner le temps lui-même. D’après les Anciens, l’humain était sain de corps et d’esprit, et voilà pourtant ce qu’il a raconté. Ma question est la suivante : le Ténébreux peut-il faire des choses pareilles ? Tuer le temps ? Et l’Œil du Monde ? Faut-il comprendre qu’il crèvera l’œil du Serpent ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
La réaction de Moiraine stupéfia Rand. Alors qu’elle aurait dû répondre, ou dire que ce n’était pas le moment, elle resta immobile, sondant l’Ogier sous ses sourcils froncés.
— Les Zingari nous ont raconté la même histoire, souffla Perrin.
— Oui, celle des guerrières…, ajouta Egwene.
Moiraine tourna lentement la tête vers les deux jeunes gens.
— Quelle histoire ?
Perrin frissonna sous le regard pourtant sans expression de l’Aes Sedai. Il parvint quand même à parler avec une grande assurance :
— Les Zingari traversaient le désert des Aiels, dit-il. À les en croire, ils peuvent le faire en toute sécurité. En chemin, ils ont trouvé des Aielles mortes après une bataille contre des Trollocs. Avant de rendre l’âme, la dernière survivante confia aux Zingari une histoire identique à celle que vient de nous raconter Loial. Le Ténébreux – elle l’appelait Celui qui Brûle les Yeux – voulait aveugler l’Œil du Monde. Et cet événement remonte à trois ans, pas à vingt. Qu’est-ce que ça peut signifier ?
— Énormément de choses…, souffla Moiraine.
Elle restait imperturbable, mais Rand eut le sentiment qu’une tempête faisait rage sous son crâne.
— Ba’alzamon, dit soudain Perrin.
Ce nom fut suivi par un très long silence, comme si plus personne n’osait respirer dans la salle. Les yeux plus jaunes que jamais – et étrangement sereins –, Perrin regarda ses deux amis d’enfance.
— En écoutant l’histoire, dans le camp des Zingari, dit-il, je me suis demandé où j’avais entendu parler de l’Œil du Monde. Maintenant, ça me revient. À vous aussi ?
— Je ne veux me souvenir de rien, lâcha Mat.
— Nous devons tout dire, enchaîna Perrin, c’est trop important… Garder le secret serait une erreur. Tu es d’accord, Rand ?
— Quel secret ? demanda Moiraine, le regard rivé sur Rand.
La voix dure, elle était tendue comme si elle se préparait à gifler quelqu’un.
Rand aurait donné cher pour ne rien dire. Comme Mat, il refusait de se souvenir. Mais il se souvenait pourtant, et Perrin avait raison.
— J’ai eu…, commença-t-il.
Il s’interrompit pour interroger du regard ses deux amis. Perrin hocha la tête et Mat l’inclina imperceptiblement – bien, ils étaient tous d’accord.
— Nous avons fait des cauchemars…
Rand massa l’endroit, sur son doigt, où une épine l’avait blessé. En se réveillant, il avait trouvé du sang… Il y avait aussi les rats à l’échine brisée, et tant d’autres points troublants…
— L’ennui, c’est qu’il ne s’agissait peut-être pas vraiment de songes… Ba’alzamon figurait dans tous…
Perrin n’avait pas utilisé ce nom par hasard. Dire que le Ténébreux en personne hantait vos nuits était beaucoup plus difficile.
— Il nous a dit… Eh bien, il a dit beaucoup de choses, entre autres que l’Œil du Monde ne me servirait jamais…
Rand se tut, la bouche sèche comme du vieux parchemin.
— Il m’a dit la même chose, confia Perrin.
Mat soupira avant d’acquiescer.
Rand se sentit un tout petit peu mieux.
— Vous n’êtes pas furieuse contre nous ? demanda Perrin, sincèrement surpris.
Rand s’avisa que l’Aes Sedai ne semblait pas en colère. Elle les dévisageait tour à tour, mais ses yeux restaient clairs comme un ciel d’été.
— Si j’en ai après quelqu’un, dit-elle, c’est après moi… Mais, au début, je vous ai demandé si vous aviez eu des rêves bizarres. (Une ombre voila un instant le ciel limpide de son regard, mais ça ne dura pas.) Si vous m’aviez parlé après le premier, j’aurais peut-être pu… Il n’y a plus eu de voleur de rêves à Tar Valon depuis mille ans, mais j’aurais quand même pu essayer. Maintenant, c’est trop tard. À chaque contact, le Ténébreux rend le suivant plus facile pour lui. Ma présence vous protégera peut-être un peu, mais rien n’est moins sûr. Vous vous rappelez les histoires de Rejetés qui liaient des hommes à eux ? Pas des pleutres, mais des héros qui combattaient le Ténébreux depuis le début. Ces histoires sont vraies, et aucun Rejeté n’a le dixième de la puissance du Père des Mensonges. Aginor, Lanfear, Bathamel, Demandred, aucun n’est à son niveau, pas même Ishamael, le Renégat de l’Espoir en personne.
Nynaeve et Egwene regardaient alternativement les trois garçons, toutes les deux blêmes de terreur et d’angoisse.
Ont-elles peur pour nous… ou de nous ?
— Que pouvons-nous faire ? demanda le jeune berger.
— Rester près de moi vous aidera, répondit Moiraine. Un peu, en tout cas… N’oubliez pas que la protection accordée par la Source Authentique forme une sorte de zone de sécurité autour de moi. Mais il faudra bien que vous vous éloigniez de moi, de temps en temps. Si vous êtes assez forts, vous pourrez vous défendre – mais cette force, il faudra la puiser au plus profond de vous-même. Je ne peux pas vous la procurer.
— Je crois que j’ai déjà trouvé ma protection, dit Perrin, bizarrement accablé.
— Oui, c’est ce qu’il me semble…, confirma Moiraine. (Elle dévisagea le jeune homme jusqu’à ce qu’il baisse les yeux – et même là, elle continua un moment son examen.) Mais il y a une limite au pouvoir que le Ténébreux détient à l’intérieur de vous. Si vous lui cédez ne serait-ce qu’un instant, il aura attaché à votre cœur une corde que vous ne serez sans doute jamais en mesure de couper. Cessez de lutter, et vous lui appartiendrez. Résistez, et son pouvoir déclinera. Ce n’est pas facile quand il s’introduit dans vos rêves, mais ça reste possible. Il peut à volonté vous envoyer des Blafards, des Trollocs et des Draghkars – sans parler d’autres horreurs – mais, pour vous posséder, il a besoin que vous ne luttiez plus.
— Les Blafards sont déjà pas mal…, marmonna Perrin.
— Je ne veux plus de lui dans ma tête, dit Mat. N’y a-t-il pas un moyen de le tenir à l’écart ?
Moiraine secoua la tête.
— Loial n’a rien à craindre, tout comme Egwene et Nynaeve. Dans le royaume du vivant, le Ténébreux touche les individus par hasard, sauf s’ils cherchent son contact. Mais, au moins pour un temps, vous êtes tous les trois au centre de la Trame. Une Toile du Destin est en cours de tissage, et chaque fil conduit à vous. Que vous a-t-il dit d’autre, le Ténébreux ?
— Je ne m’en souviens pas très clairement, répondit Perrin. Nous serions « choisis », ou quelque chose dans ce genre… Il riait, je me le rappelle, en évoquant par qui nous l’aurions été. Selon lui, nous pouvons le servir ou mourir. Et, si nous mourons, ce sera encore une manière de le servir.
— Il a dit aussi que la Chaire d’Amyrlin tenterait de nous utiliser, ajouta Mat, sa voix tremblant un peu quand il s’avisa qu’il parlait à une Aes Sedai. Selon lui, Tar Valon l’a déjà fait dans l’histoire. Il a même cité des noms… Davian, je crois… Et d’autres que j’ai oubliés.
— Raolin Noir-Fléau, dit Perrin.
— Exact, confirma Rand.
Il avait tenté de tout oublier au sujet des rêves. En vain, comme il le constatait – une expérience des plus pénibles.
— Yurian Arc-de-Pierre et Guaire Amalasan… (Il s’arrêta brusquement, espérant que Moiraine ne s’apercevrait pas qu’il omettait un dernier nom.) Je ne sais pas qui sont ces gens…
À l’exception d’un seul, dont il venait justement de ne pas prononcer le nom. Logain, le faux Dragon !
Thom a affirmé que ces noms étaient dangereux… Que voulait dire Ba’alzamon ? Moiraine entend transformer l’un d’entre nous en faux Dragon ? Mais les Aes Sedai traquent les faux Dragons, elles ne les utilisent pas ! Sauf si… Par la Lumière ! il est possible que…
Moiraine regardait Rand, qui ne put rien lire sur son visage.
— Connaissez-vous ces hommes ? lui demanda Rand. Qu’ont-ils de si particulier ?
— Le Père des Mensonges est un des surnoms du Ténébreux, et il lui va comme un gant. Semer le doute dans les esprits est sa stratégie favorite. Il s’attaque à l’esprit humain comme la gangrène à un membre. Le croire, c’est le premier pas vers la reddition. Et, si vous cessez de lutter, vous serez à lui.
« Mon garçon, les Aes Sedai sont sournoises. Elles ne mentent pas ouvertement, mais leur conception de la vérité s’écarte pas mal de la nôtre. »
Les paroles de Tam, mot pour mot. Moiraine n’avait pas répondu, se contentant de noyer le poisson. Tentant de rester imperturbable, Rand résista à l’envie d’essuyer sur son pantalon ses mains moites de sueur.
Egwene sanglotait. La serrant dans ses bras, Nynaeve semblait au bord des larmes. Rand n’en était pas loin non plus, et il aurait presque aimé pouvoir lâcher la bonde à sa détresse.
— Ils sont tous ta’veren ! s’écria Loial.
Il semblait tout excité, pressé de voir comment la Trame pouvait se tisser autour d’individus bien particuliers.
N’en croyant pas ses yeux, Rand regarda l’Ogier avec une certaine désapprobation. Penaud, Loial haussa les épaules, mais l’incident ne doucha pas son enthousiasme.
— C’est exactement ça, dit Moiraine. Tous les trois, alors que je m’attendais à un seul… Mais beaucoup de choses surprenantes se sont produites. Et la nouvelle concernant l’Œil du Monde modifie considérablement la donne. Pour un temps, comme l’a dit Loial, la Trame semble se tisser autour de vous. Ce Lacis se resserrera de plus en plus, puis le phénomène s’estompera. Parfois, être ta’veren signifie que la Trame s’infléchit en fonction de l’individu. Mais ça peut aussi vouloir dire qu’elle le contraint à suivre le chemin requis. La Toile peut toujours prendre une multitude de formes, et certaines seront désastreuses. Pour vous, bien entendu, mais aussi pour le monde.
» Nous ne pouvons pas rester à Caemlyn. Mais où que nous allions, les Myrddraals et les Trollocs seront sur nous avant que nous ayons parcouru deux lieues. Et à ce moment précis, nous entendons parler d’une menace contre l’Œil du Monde. Pas par une source, mais par trois, qui semblent parfaitement indépendantes les unes des autres. La Trame se tisse toujours autour de vous, mais quelle main met en place la bobine et laquelle commande la navette ? Dans sa prison, le Ténébreux est-il assez éveillé pour exercer une telle influence sur le monde ?
— Ces discours sont inutiles ! s’écria soudain Nynaeve. Tu effraies ces pauvres petits, voilà tout !
— Parce que ça ne te fait pas peur ? Moi, ça me terrorise. Mais tu as peut-être raison : l’angoisse ne doit pas influencer notre comportement. Que ce soit un piège ou un avertissement bienvenu, notre route est toute tracée, et elle conduit à l’Œil du Monde. L’Homme Vert doit être informé de cette menace.
Rand sursauta. L’Homme Vert ? Les autres se regardèrent, surpris, à part Loial, qui semblait soudain très inquiet.
— Je ne peux même pas prendre le risque de passer par Tar Valon pour demander de l’aide, reprit Moiraine. Le temps est notre pire ennemi. Même si nous parvenons à quitter la ville sans être repérés, il nous faudra des semaines pour atteindre la Flétrissure. J’ai peur que nous n’ayons pas les semaines en question devant nous…
— La Flétrissure ? s’écria Rand.
Les autres firent écho à son cri, mais Moiraine les ignora.
— La Trame subit une crise et, en même temps, elle propose un moyen de la résoudre. Si je ne savais pas que c’est impossible, je songerais à un coup de pouce du Créateur. En tout cas, un chemin existe… (L’Aes Sedai sourit comme si c’était une plaisanterie intime, puis elle se tourna vers Loial.) Il y avait un bosquet ogier à Caemlyn et un Portail. La Nouvelle Cité s’étend désormais sur l’emplacement du bosquet. En conséquence, le Portail devrait être entre les murs de Caemlyn. Bien peu d’Ogiers sont initiés aux Chemins, de nos jours, mais quelqu’un qui est doué pour apprendre les antiques Chansons de Croissance doit détenir ces connaissances, même s’il est persuadé qu’elles ne lui serviront jamais. Es-tu initié aux Chemins, Loial ?
L’Ogier agita nerveusement les pieds.
— Oui, Aes Sedai, mais…
— Saurais-tu trouver la route de Fal Dara ?
— Je n’ai jamais entendu parler de ce lieu, répondit Loial, visiblement soulagé.
— Au temps des guerres des Trollocs, on parlait de Mafal Dadaranell. Connais-tu ce nom-ci ?
— Oui, mais…
— Dans ce cas, tu peux trouver la route… C’est vraiment étrange… Alors que nous ne pouvons ni rester ni partir – par des moyens classiques, j’entends –, on m’informe d’une menace contre l’Œil du Monde et, en même temps, je rencontre quelqu’un qui peut nous y conduire en quelques jours. Qu’il y ait une influence du Créateur, du destin voire du Ténébreux, la Trame a choisi notre itinéraire en nos lieu et place.
— Non ! cria Loial, sa voix faisant trembler les murs comme un coup de tonnerre. (Tous les regards se tournant vers lui, il parut gêné, mais ça n’altéra pas la fermeté de ses propos.) Si nous nous engageons sur les Chemins, nous périrons tous. Ou nous serons engloutis par les Ténèbres.