À la lumière blafarde du petit jour, et en bâillant à fendre l’âme, Egwene se hissa sur le dos de sa jument couleur de brouillard. Brume renâclant, elle dut tenir fermement les rênes. Après des semaines sans avoir été montée, ça n’avait rien d’étonnant…
Même s’ils avaient recours à des chevaux et à des mules de bât, les Aiels préféraient de loin compter sur leurs jambes pour se déplacer. En fait de « préférence », ils évitaient presque totalement d’avoir recours à des montures… Et même s’il y avait eu assez de bois dans le désert pour fabriquer des chariots, le terrain hautement accidenté n’était guère favorable aux roues, ainsi que plus d’un colporteur ou d’une colporteuse en avait fait la dure expérience.
Le long voyage vers l’ouest n’enthousiasmait pas la jeune femme. À cette heure, le soleil était encore caché derrière les montagnes, mais il se montrerait bientôt, et la chaleur, heure après heure, deviendrait de plus en plus difficile à supporter. Et le soir, il n’y aurait pas de tente où dormir… Pour ne rien arranger, Egwene doutait que sa tenue aielle fût adaptée à l’équitation. Porté sur la tête, le châle se révélait une excellente protection contre le soleil, mais l’encombrante jupe risquait de se relever sur ses jambes, si elle n’y prenait pas garde, les dévoilant jusqu’aux cuisses. Pour être franche, les coups de soleil l’inquiétaient bien davantage que l’offense ainsi faite à sa pudeur.
Le soleil sur une face et des escarres sur l’autre…
Non, un mois sans chevaucher n’avait pas pu la ramollir à ce point-là. Du moins, elle l’espérait, car le voyage, sinon, risquait de lui paraître très long.
Quand elle eut calmé Brume, Egwene s’avisa qu’Amys la regardait en souriant, et elle lui rendit son sourire. Les cinquante tours du camp, la veille, n’expliquaient pas pourquoi elle avait encore sommeil. Au contraire, ça l’avait aidée à dormir plus profondément. Mais elle avait trouvé les rêves de la Matriarche, et pour fêter ça, elles avaient siroté ensemble une infusion virtuelle dans la version onirique de la forteresse des Rocs Froids. Tout ça par une fin d’après-midi radieuse, sous les caresses d’une brise tiède et en regardant des enfants jouer au milieu des potagers en terrasses.
Bien entendu, ce court moment n’aurait pas suffi à priver Egwene de sommeil, mais après avoir quitté le songe d’Amys, elle n’avait pas pu s’empêcher de « papillonner », quoi que la Matriarche eût pu en dire si elle l’avait su. Une kyrielle de rêves l’entouraient, qu’elle soit ou non capable de déterminer à qui ils appartenaient. Pour l’immense majorité, elle n’aurait pas su, mais ce n’était pas le cas de tous.
En songe, Melaine donnait le sein à un bébé. Bair, elle, était avec un de ses maris défunts, tous deux arborant une belle crinière blonde et une rayonnante jeunesse. Prudente, Egwene avait pris garde à ne pas s’introduire dans ces rêves-là, car les Matriarches s’en seraient aperçues en un clin d’œil. Et comment savoir ce qu’elles lui auraient fait avant de la laisser repartir ?
Les rêves de Rand, en revanche, étaient un défi qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de relever. Désormais capable de passer de songe en songe, comment aurait-elle pu ne pas tenter de réussir là où les Matriarches avaient échoué ? Hélas, essayer d’entrer dans les rêves de Rand revenait à se précipiter tête la première contre un mur invisible. Consciente que le monde onirique du jeune homme se trouvait de l’autre côté de cet obstacle, elle avait cru pouvoir le traverser ou le contourner, mais il lui avait vite fallu déchanter. Un mur de néant. Et un problème dont elle avait l’intention de s’occuper jusqu’à l’avoir résolu. Car une fois attelée à une tâche, elle pouvait être aussi têtue qu’une mule et qu’un blaireau réunis.
Autour d’elle, des gai’shain s’affairaient à démonter le camp et à charger les bêtes de bât. Dans très peu de temps, seul un Aiel ou un éclaireur aussi doué qu’un guerrier seraient capables de voir qu’il y avait eu des tentes sur l’étendue de terre compacte.
Les montagnes aussi fourmillaient d’activité, et il en allait de même dans la cité. Tout le monde n’allait pas partir, certes, mais l’expédition compterait quand même des milliers de membres.
Alors que des Aiels allaient et venaient dans les rues de Rhuidean, les chariots de maître Kadere, chargés de trésors sélectionnés par Moiraine, attendaient en une longue file qui s’étendait sur toute l’esplanade. Tout à l’arrière, les trois chariots-citernes blancs évoquaient d’énormes tonneaux tirés chacun par un attelage de vingt mules.
En tête de la caravane, le chariot blanc de Kadere – une roulotte, en fait – se distinguait par son marchepied à l’arrière et le tuyau de cheminée qui dépassait de son toit plat. Vêtu de soie couleur ivoire, le solide colporteur au nez crochu salua Egwene avec son chapeau bizarrement cabossé lorsqu’elle passa à côté de lui. Dans ses yeux noirs inclinés, elle ne vit pas le reflet du grand sourire qu’il lui adressait.
Elle l’ignora avec superbe. Quand ils ne sombraient pas dans la lubricité, les rêves de cet homme se révélaient au minimum sombres et déplaisants.
Avoir la tête plongée dans un baril d’infusion d’épine-bleue ne lui ferait aucun mal, à celui-là !
À l’approche du Toit des Promises, la jeune femme dut se frayer un chemin entre les gai’shain virevoltants et les mules qui attendaient patiemment. À sa grande surprise, une personne en robe noire, vacillant sous le poids du ballot attaché sur son dos, évoluait parmi les silhouettes uniformément vêtues de blanc. Une femme, aurait parié Egwene. Se penchant lorsque Brume passa à côté de l’inconnue, Egwene découvrit le visage décomposé et ruisselant de sueur d’Isendre. Soulagée que les Promises aient cessé de la forcer à se promener partout nue comme un ver, elle jugea inutilement cruel qu’elles lui aient imposé une tenue noire. Transpirant déjà à grosses gouttes, la malheureuse risquait de mourir de chaud lorsque la canicule s’abattrait sur le désert.
Cela dit, comme Aviendha le lui avait fait remarquer gentiment mais fermement, les affaires des Far Dareis Mai ne la regardaient pas. Sur le même sujet, Adelin et Enaila s’étaient montrées beaucoup moins diplomates, et une sœur de la Lance aux cheveux blancs – une femme sèche comme un coup de trique nommée Sulin – avait menacé de la ramener chez les Matriarches en la tirant par l’oreille.
Malgré tous ses efforts pour convaincre Aviendha de ne plus l’appeler à tout bout de champ « Aes Sedai », Egwene s’était irritée de constater que les Promises, après avoir fait montre d’une certaine hésitation à son égard, avaient unanimement décidé de la considérer comme une simple adepte des Matriarches. En conséquence de quoi elle n’avait plus accès à leur Toit, sauf lorsqu’elle était en mission pour ses formatrices.
Mal à l’aise, Egwene talonna Brume et s’éloigna à vive allure de la prisonnière des sœurs de la Lance. Une hâte sans rapport avec l’opinion qu’elle pouvait avoir sur la justice des Far Dareis Mai et sans lien non plus avec le fait, pourtant très perturbant, que certaines d’entre elles la regardaient en ce moment précis, sans nul doute avec l’intention de lui faire un sermon si elle s’avisait d’intervenir. À dire vrai, cette précipitation n’avait pas davantage de rapport avec l’antipathie que lui inspirait Isendre. En réalité, Egwene entendait chasser de ses pensées l’aperçu qu’elle avait eu sur les songes de la prisonnière, juste avant que Cowinde vienne la réveiller. Des cauchemars, plutôt, peuplés de mauvais traitements et de tortures d’une telle abomination qu’elle avait dû s’enfuir, poursuivie par le rire sarcastique d’une entité sombre et maléfique. Pas étonnant qu’Isendre ait l’air hagard ! En se réveillant, Egwene avait fait un tel bond que Cowinde, cessant de la secouer par l’épaule, en avait sauté en arrière d’instinct.
Vêtu d’une veste longue de soie bleue surchargée de broderies – presque assez pour décorer un palais –, et portant un shoufa à demi ouvert sur le devant, Rand attendait dans la rue devant le bâtiment des Promises. Quand elle vit sa nouvelle boucle de ceinture, un objet très raffiné en forme de dragon, Egwene songea qu’il commençait à avoir une très haute opinion de lui-même. Debout près de Jeade’en, son étalon, il s’entretenait avec les chefs de tribu et une partie des marchands aiels qui allaient rester à Rhuidean.
Le suivant comme son ombre, Jasin Natael, sa harpe dans le dos, tenait la bride de la mule sellée qu’il avait achetée à Kadere. Des broderies couvrant littéralement sa veste noire, de la dentelle blanche au col et aux poignets, le revers de ses bottes orné d’argent, le trouvère était encore mieux habillé que son maître. Hélas, sa cape multicolore gâchait en très grande partie l’effet. Décidément, les artistes étaient des gens bizarres.
Les marchands portaient le cadin’sor traditionnel et ils arboraient à la ceinture un couteau un peu plus petit que celui des guerriers. Lorsque ça s’imposait, avait découvert Egwene, ils savaient parfaitement bien manier les lances, et ils partageaient une bonne partie de la félinité redoutable de leurs frères combattants. Avec leur ample chemisier blanc en algode, leur jupe de laine, leur foulard autour de la tête et leur châle, les négociantes étaient bien plus aisément reconnaissables. À part les Promises et les gai’shain – plus Aviendha –, toutes les Aielles portaient une multitude de bijoux. En or, en argent ou en ivoire, ces colliers et ces bracelets souvent rehaussés de pierres précieuses provenaient de l’artisanat local, du commerce avec les colporteurs ou du fameux « cinquième » que les Aiels prélevaient sur leurs ennemis vaincus.
Les négociantes, ça sautait à l’œil, arboraient au minimum deux fois plus de bijoux que les autres femmes…
En passant, Egwene entendit quelques bribes des propos de Rand.
— … laisser aux maçons ogiers une totale liberté sur au moins une partie de ce qu’ils construisent. Comme pour ce que vous faites vous-mêmes. Se limiter à reconstruire le passé n’a aucun sens.
Ainsi, il avait envoyé ces hommes et ces femmes dans les Sanctuaires afin de recruter des Ogiers qui rebâtiraient et achèveraient Rhuidean. Une très bonne initiative. La plus grande partie de Tar Valon était l’œuvre des Bâtisseurs, et partout où on les avait laissés travailler à leur guise, le résultat avait de quoi couper le souffle.
Mat avait déjà enfourché Pépin, son hongre marron. Son chapeau à larges bords bien enfoncé sur la tête, l’embout de son étrange lance calé dans un étrier, le jeune homme, comme à l’accoutumée, semblait avoir dormi dans sa veste verte à col montant. La veille, Egwene avait évité ses rêves. Elle s’en félicita lorsqu’une Promise aux cheveux blonds, étonnamment grande, même pour une Aielle, lança à Mat une œillade coquine. Bizarrement, celui-ci parut plus gêné qu’autre chose.
Et il avait raison, car cette femme, à l’évidence, était bien trop âgée pour lui !
Si tu crois que je ne savais pas à quoi tu rêvais, tu te trompes, mon garçon !
Étant à la recherche d’Aviendha, Egwene immobilisa Brume non loin du jeune homme.
— Il lui a dit de se tenir tranquille et elle a obéi ! lança Mat en désignant Moiraine, qui se tenait à côté de Lan.
Perchée sur sa selle, l’Aes Sedai en robe de soie bleue serrait très fort les rênes de sa jument blanche. Sa cape-caméléon sur les épaules, Lan retenait sans forcer son fier destrier. Le visage de pierre, comme d’habitude, le Champion dévisageait Moiraine, qui foudroyait Rand du regard et semblait sur le point d’exploser.
— Pour la centième fois, enfin, c’est ce qu’il m’a semblé, elle lui a répété qu’il commettait une erreur. Tu sais ce qu’il a dit ? « Ma décision est prise, Moiraine. Mettez-vous à l’écart et tenez-vous tranquille jusqu’à ce que je puisse vous parler. » Comme s’il espérait qu’elle allait l’écouter ! Et c’est exactement ce qui est arrivé… Ce ne serait pas de la fumée qui sort des oreilles de Moiraine ?
Indignée par un tel manque de respect – mâtiné d’une ignare autosatisfaction, en plus de tout –, Egwene faillit s’unir au saidar et donner une bonne leçon à l’impertinent jeune homme. Devant tout le monde, oui, histoire de marquer le coup. Au lieu de ça, elle eut un soupir hautain – assez fort pour qu’il se sente visé, bien entendu.
En réponse, Mat ricana et jeta un regard en coin à son amie. Une réaction qui ne fit rien pour apaiser son courroux.
Perplexe, elle regarda Moiraine. Elle avait obéi à Rand ? Sans discuter ? Ça revenait à imaginer une Matriarche se montrant docile. Ou un lever de soleil à minuit… Bien entendu, Egwene était informée de l’attaque des chiens géants qui laissaient leurs empreintes uniquement sur la pierre. Mais quel rapport avec ce qui se passait ? Cela dit, à part les rumeurs sur les Shaido, c’était la seule nouveauté, et elle paraissait insuffisante pour justifier la soudaine soumission de Moiraine. D’ailleurs, en y réfléchissant, rien ne semblait susceptible de provoquer une telle réaction. Bien entendu, l’Aes Sedai lui aurait dit que ça ne la concernait pas. Mais, elle finirait par connaître la vérité, car elle détestait ne pas comprendre les choses.
Repérant enfin Aviendha en bas de l’escalier du Toit des Promises, Egwene talonna Brume et lui fit contourner la petite foule massée autour de Rand. Exactement comme Moiraine, l’Aielle regardait intensément le jeune homme, mais sans l’ombre d’une expression. Distraitement, elle faisait tourner autour de son poignet un beau bracelet d’ivoire. D’une façon ou d’une autre, ce bijou était lié aux problèmes que Rand lui posait. Mais où était le rapport ? Aviendha refusant d’en parler, Egwene ne pouvait pas interroger une tierce personne, au risque d’embarrasser son amie.
Son propre bracelet d’ivoire sculpté de flammes était un cadeau d’Aviendha qui scellait leur état de presque-sœurs. En retour, elle avait offert à l’ancienne Promise un collier d’argent acheté à maître Kadere – une pièce du Kandor, affirmait-il, qui reprenait le motif baptisé flocons-de-neige. Pour payer ce présent qui lui semblait parfait pour une femme qui ne verrait jamais la neige – ou plutôt, qui n’aurait jamais dû la voir, si elle n’avait pas été sur le point de quitter le désert trop tard dans l’année pour être de retour avant l’hiver – Egwene avait dû demander de l’argent à Moiraine.
Quant au fameux bracelet, elle ne doutait pas de connaître un jour le fin mot de l’histoire.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle à Aviendha.
Quand elle se pencha sur sa selle à haut troussequin, sa jupe se releva sur ses jambes, mais trop inquiète pour son amie, elle s’en moqua comme d’une guigne. D’ailleurs, il lui fallut répéter la question pour que l’ancienne Promise réagisse enfin.
— Si je vais bien ? Oui, évidemment…
— Permets-moi de parler aux Matriarches, mon amie. Je te jure de les convaincre de ne pas…
Egwene ne parvint pas à prononcer le reste de la phrase alors que n’importe qui dans la foule pouvait l’entendre.
— Cette histoire te tracasse encore ? s’étonna Aviendha en tirant sur les plis de son châle. Vraiment, j’ai du mal à me faire à tes coutumes.
Les yeux d’Aviendha revinrent se river sur Rand – on eût dit des copeaux de fer attirés par un aimant.
— Tu sais, il ne faut pas avoir peur de lui…
— Je n’ai peur d’aucun homme ! s’écria Aviendha, ses yeux jetant des étincelles. Egwene, je ne veux pas qu’il y ait des problèmes entre nous, alors, évite de dire ce genre de chose…
Amitié ou non, Egwene le savait, Aviendha n’hésiterait pas à tenter de lui frictionner les oreilles si elle se sentait assez offensée pour ça. En supposant qu’elle ait envie de le montrer, ce qui n’était pas certain. Pourtant, son rêve, la veille, avait provoqué un tel malaise en Egwene qu’elle s’en était retirée à la hâte. Entièrement nue, n’était son bracelet qui semblait peser bien trop lourd pour son bras, l’Aielle courait à toutes jambes dans une étendue de terre desséchée. Monté sur une version géante de Jeade’en, un Rand deux fois plus grand qu’un Ogier la poursuivait, gagnant inexorablement du terrain.
Mais comment dire froidement à une amie qu’elle mentait, ni plus ni moins ? Surtout quand ça impliquait de lui révéler comment on avait découvert la vérité ?
Là, elle me frictionnerait les oreilles à coup sûr ! pensa Egwene, sentant qu’elle rosissait de confusion. Oser fourrer son nez dans les rêves des gens, quand même… Ce n’est pas bien, et particulièrement dans les siens.
Oui, épier les rêves d’une amie était moralement condamnable, même s’il ne s’agissait pas à proprement parler d’espionnage.
Autour de Rand, la foule commença à s’égailler. Imité par Natael, comme de juste, le jeune homme sauta souplement en selle. Mais une de ses interlocutrices s’attarda. Solide rousse au visage large, elle portait bien évidemment une petite fortune en bijoux en or ciselé, en ivoire sculpté et en pierres précieuses.
— Car’a’carn, as-tu l’intention de quitter à tout jamais la Tierce Terre ? À t’entendre, on croirait que tu ne comptes pas revenir.
Les autres Aiels s’immobilisèrent et se retournèrent. Dès qu’ils se furent répété la question de bouche à oreille, un lourd silence tomba sur la scène.
Rand balaya la petite assemblée du regard et prit son temps pour répondre :
— J’espère bien revenir, mais qui peut dire ce qui arrivera ? La Roue tisse comme elle l’entend… (Sous les regards braqués sur lui, il eut une brève hésitation.) Mais je vais vous laisser quelque chose qui vous fera penser à moi.
En un clin d’œil, une fontaine asséchée, non loin de là, revint à la vie, de l’eau jaillissant de la gueule de plusieurs marsouins dressés sur leur queue – une vision plutôt incongrue dans un désert. Dans un autre bassin, la statue d’un jeune homme soufflant dans un cor pointé vers le ciel projeta dans les airs un geyser en éventail, et dans un autre encore, des lances d’eau jaillirent des mains de deux femmes de marbre.
Stupéfiés, les Aiels écarquillèrent les yeux tandis que toutes les fontaines de Rhuidean se réveillaient d’un long sommeil.
— J’aurais dû faire ça depuis longtemps, marmonna Rand entre ses dents.
Pas assez doucement pour qu’Egwene ne l’entende pas malgré le chuintement lointain de centaines de fontaines.
Natael haussa les épaules comme si ça tombait sous le sens.
Egwene, quant à elle, se désintéressa des fontaines et dévisagea Rand. Un homme capable de canaliser…
Oui, mais c’est quand même toujours Rand…
Certes, mais chaque fois qu’elle le voyait faire, elle avait l’impression de redécouvrir son pouvoir. Durant toute son enfance, on lui avait répété que le Ténébreux seul était plus redoutable qu’un homme en mesure de manier le Pouvoir.
Aviendha a sûrement raison d’avoir peur de lui…
Cependant, lorsqu’elle regarda son amie, Egwene ne vit sur son visage qu’un émerveillement enfantin. Devant une telle abondance d’eau, l’Aielle réagissait comme elle face à une superbe robe de soie ou à un jardin rempli de fleurs.
— Il est temps de partir, annonça Rand en orientant son étalon en direction de l’ouest. Ceux qui ne sont pas prêts n’auront qu’à nous rattraper.
Natael et sa mule suivirent le mouvement, comme de juste.
Pourquoi Rand garde-t-il un tel lèche-bottes à ses côtés ?
Dès que les chefs de tribu eurent transmis et fait retransmettre l’ordre, l’agitation devint frénétique. Des Promises et des Sourciers partirent en éclaireurs tandis que d’autres sœurs de la Lance formèrent autour de Rand – et de Natael, à leur corps défendant – une impénétrable garde d’honneur. Aviendha se plaça sur un flanc de Jeade’en, à hauteur d’étrier, et malgré sa jupe encombrante, n’eut aucun mal à aligner son pas sur celui de l’étalon.
Chevauchant à côté de Mat, juste derrière Rand et son escorte, Egwene remarqua que son amie s’était renfrognée comme si elle allait devoir bientôt glisser une main dans un nid de vipères.
Il faut que je trouve un moyen de l’aider…
Quand elle s’attaquait à un problème, Egwene al’Vere n’était pas du genre à baisser les bras…
Une fois en selle, Moiraine flatta de sa main gantée l’encolure d’Aldieb, mais elle ne talonna pas immédiatement la jument. La caravane de chariots remontait déjà la rue, Hadnan Kadere tenant lui-même les rênes de son espèce de roulotte.
Une roulotte dont l’Aes Sedai regrettait de ne pas lui avoir ordonné de briser le toit, afin de pouvoir la charger jusqu’à la gueule, comme elle l’avait fait pour l’autre véhicule du genre. Terrorisé par les Aes Sedai – et par elle en particulier –, le colporteur aurait sûrement obéi.
Le précieux portique, un ter’angreal, était solidement arrimé sur le deuxième chariot. Afin que plus personne ne le traverse accidentellement, on l’avait enveloppé dans une bâche tendue au maximum.
À toutes fins utiles, deux longues colonnes d’Aiels – des Yeux Noirs, ou Seia Doon dans leur langue – marchaient sur les flancs de la caravane.
En passant, Kadere salua Moiraine de la tête, mais l’Aes Sedai ne lui répondit pas, remontant plutôt des yeux l’interminable colonne de chariots dont les derniers n’avaient pas encore quitté la grande esplanade où la forêt de colonnes de verre brillait déjà de mille feux sous le soleil matinal. Au lieu de prélever les artefacts qui lui semblaient les plus précieux, Moiraine aurait volontiers tout emporté, si elle avait pu. Mais certains objets étaient de toute façon trop grands, par exemple les trois anneaux de métal gris de six pieds de diamètre imbriqués les uns dans les autres et tenant debout sur la tranche. Une corde de cuir entourait à présent l’étrange artefact, histoire d’empêcher quiconque de s’en approcher sans l’autorisation des Matriarches. Une précaution presque superflue, parce que personne ne s’y serait aventuré, selon toute probabilité. Seuls les chefs de tribu et les Matriarches venaient sur l’esplanade avec une relative sérénité. Et quand les Matriarches touchaient quelque chose – pas si souvent que ça – c’était sinon à contrecœur du moins avec une réticence palpable.
Pendant des lustres, la deuxième épreuve que devait subir une Aielle en voie de devenir une Matriarche avait consisté à entrer dans la forêt de verre pour y voir exactement la même chose que les hommes. Curieusement, les femmes survivaient à l’expérience bien plus souvent que les mâles. Parce qu’elles étaient plus fortes, affirmait Bair. Selon Amys, c’était plutôt parce que les candidates trop faibles pour s’en sortir vivantes étaient éliminées avant d’en arriver là. Aucune des deux hypothèses, il fallait le noter, n’avait jamais été confirmée ou infirmée. En revanche, les survivantes ne portaient aucune marque. Selon les Matriarches, les signes visibles n’étaient bons que pour les hommes. Une femme, elle, prouvait qu’elle avait réussi en revenant indemne, et c’était amplement suffisant.
La première épreuve – qui se chargeait de la présélection avant le début de toute formation – imposait de passer à travers l’un des trois anneaux. Lequel ? Eh bien, ça n’importait pas, à moins que le choix, au fond, fût entre les mains du destin. Lorsqu’elle traversait un anneau, une aspirante Matriarche était projetée dans les multiples ramifications que pouvait être son avenir en fonction des décisions qu’elle prendrait à tous les moments-clés de sa vie. Durant ce processus, elle risquait également de mourir, car certaines personnes se révélaient tout aussi incapables d’affronter le futur que de faire face au passé. Une telle quantité de virtualités était bien entendu impossible à mémoriser. Au bout du compte, les possibilités se fondaient les unes dans les autres et finissaient par disparaître. Mais la future Matriarche tirait de l’expérience une sorte d’intuition de ce qui se produirait dans sa vie – ou plutôt, de ce qui devait arriver et de ce qui pouvait se passer. En règle générale, les détails restaient assez flous jusqu’au moment où les événements se déroulaient. Mais ce n’était pas toujours le cas.
Moiraine avait traversé un des anneaux…
Une cuillerée d’espoir, songea-t-elle, et une pleine tasse de désespérance.
— Je n’aime pas te voir comme ça, dit Lan.
Perché sur Mandarb, le dos bien droit, il dominait l’Aes Sedai de toute sa hauteur. Une ridule, au coin de ses yeux, trahissait son inquiétude. Pour un homme normal, ça revenait à verser des larmes de rage.
Des Aiels et des gai’shain tenant par la bride des mules de bât passaient à côté des deux cavaliers immobiles. Non sans surprise, Moiraine s’aperçut que la colonne de chariots n’était déjà plus en vue. Elle n’aurait pas cru avoir regardé l’esplanade pendant si longtemps.
— Me voir comment ? demanda-t-elle en talonnant sa jument.
Rand et son escorte devaient déjà être sortis de la ville.
— Inquiète, répondit Lan, ses traits redevenus ceux d’un homme de pierre. Et effrayée. Je ne t’ai jamais vue avoir peur, même quand des Trollocs et des Myrddraals déferlaient sur nous. Et pas davantage quand tu as appris que les Rejetés arpentaient le monde et que Sammael nous menaçait directement. Est-ce que la fin approche ?
Moiraine tressaillit et regretta aussitôt cette réaction. Lan regardait droit devant lui, au-delà des oreilles de son destrier, mais cet homme-là ne laissait jamais rien passer. Parfois, l’Aes Sedai aurait juré qu’il était capable de voir une feuille qui tombait dans son dos.
— Tu veux parler de Tarmon Gai’don ? Un rouge-gorge de Seleisin en sait aussi long que moi sur le sujet. Mais si la Lumière le veut, ça n’arrivera pas tant qu’un seul sceau restera intact.
Les deux sceaux que détenait Moiraine faisaient partie du chargement de Kadere. Enfermés dans des tonneaux distincts et garnis de laine. Bien entendu, ils ne voyageaient pas dans le même chariot que le portique de pierre rouge, elle s’en était assurée.
— De quoi d’autre pourrais-je parler ? demanda Lan, toujours sans regarder son Aes Sedai, qui regretta de ne pas avoir tenu sa langue. Moiraine, tu es devenue… impatiente. Je me souviens d’un temps où tu pouvais attendre des semaines, imperturbable, pour glaner quelques bribes d’informations, parfois rien de plus qu’un simple mot. Désormais, tu…
Le Champion posa enfin sur Moiraine son regard bleu qui aurait intimidé plus d’une femme. Et un grand nombre d’hommes…
— Ce que tu as juré au garçon, Moiraine… Quelle mouche t’a piquée, au nom de la Lumière ?
— Il avait tendance à s’éloigner de plus en plus de moi, et il faut que je sois à ses côtés. Il a besoin de mes conseils, et je suis prête à tout pour être en mesure de les lui donner, à part partager sa couche.
Les anneaux lui avaient appris qu’une telle éventualité aurait été un désastre. Non qu’elle l’ait jamais envisagée, car cette idée seule la choquait, mais lors de l’épreuve, une telle relation avait fait partie des virtualités qu’elle aurait pu être amenée à considérer. Une manifestation de désespoir, sans nul doute – et qu’elle avait vue, grâce aux anneaux, conduire à la ruine de tous ses espoirs. Toujours pragmatique, Moiraine regrettait de ne pas se souvenir des détails de ce futur qui ne se réaliserait jamais. Au sujet de Rand al’Thor, toute information pouvait être une clé. Hélas, seule la certitude qu’il se serait agi d’une calamité restait gravée dans sa mémoire.
— S’il te dit de lui apporter ses pantoufles et d’allumer sa pipe, ça développerait peut-être ton humilité si peu naturelle…
Moiraine dévisagea son Champion. Venait-il de plaisanter ? Eh bien, dans ce cas, ce n’était pas drôle. Depuis toujours, elle ne voyait pas à quoi pouvait bien servir l’humilité. Selon Siuan, avoir grandi dans le palais du Soleil, à Cairhien, avait instillé de l’arrogance jusque dans la moelle des os de Moiraine – là où elle ne pouvait pas la voir. Une analyse que la principale intéressée contestait radicalement. En outre, fille d’un pêcheur de Tear ou non, Siuan était capable de soutenir le regard de n’importe quelle reine. Dans son vocabulaire, « arrogance » signifiait simplement qu’on osait la contredire…
En revanche, si Lan se risquait à plaisanter – même avec une pathétique maladresse –, c’était parce qu’il changeait. Durant près de vingt ans, il avait suivi Moiraine, lui sauvant la vie un nombre incalculable de fois, et très souvent au péril de la sienne. À ses yeux, sa propre existence importait seulement parce que son Aes Sedai avait besoin de lui. En d’autres termes, affirmaient certains beaux esprits, il courtisait la mort un peu comme un amoureux courtise l’objet de sa flamme.
N’ayant jamais eu de vues sur le cœur de son Champion, Moiraine n’était pas le moins du monde jalouse des légions de femmes qui se jetaient à ses pieds. À propos de son cœur, justement, Lan clamait toujours qu’il n’en avait pas. Mais durant la dernière année écoulée, il s’en était découvert un – sans doute parce qu’une femme l’avait accroché, ce cœur, à une cordelette qu’elle s’était ensuite passée autour du cou.
Bien entendu, Lan niait l’évidence. Enfin, c’était plus complexe que ça. Alors qu’il admettait être amoureux de Nynaeve al’Meara – ancienne Sage-Dame de Champ d’Emond et désormais Acceptée de la Tour Blanche –, il affirmait qu’il ne pourrait jamais l’avoir. Dans sa vie, ajoutait-il, il ne possédait que deux choses : une épée qui ne se briserait jamais et une guerre qui n’aurait pas de fin. Rien qu’il ait envie d’offrir en cadeau de mariage à sa bien-aimée.
À l’insu de Lan – et il en resterait ainsi jusqu’à ce que ce soit fait – Moiraine avait pris des dispositions pour qu’il en aille autrement. Bien entendu, s’il avait été informé, Lan, capable d’être une sacrée tête de pioche quand ça l’arrangeait, aurait tout tenté pour saboter le patient ouvrage de son Aes Sedai…
— Lan Mandragoran, dans ce climat aride, ta propre humilité semble s’être ratatinée. Il faudra que je trouve de quoi l’arroser, histoire qu’elle refleurisse.
— Mon humilité est affûtée comme la lame d’un rasoir, et tu ne lui as jamais laissé le loisir de s’émousser.
Lan versa un peu d’eau de sa gourde sur un foulard blanc et le tendit à Moiraine, qui le noua autour de son front sans émettre de commentaires. Derrière les montagnes, le soleil apparaissait, énorme boule d’or en fusion.
La colonne serpentait à présent sur le flanc aride du mont Chaendaer. Plus précisément, sa tête atteignait le sommet de la pente alors que sa queue était encore à Rhuidean.
La descente à venir conduirait les voyageurs dans des plaines rocheuses hérissées de flèches de pierre et de grands tertres au sommet plat dont la roche grise, pour certains, serait striée de rouge ou d’ocre. Par un temps si clair, Moiraine y voyait à des lieues devant elle, et ça continua lorsque Lan et elle eurent atteint le pied du mont Chaendaer.
Une immense étendue semée d’arches naturelles et entourée de tous côtés par des pics déchiquetés qui semblaient vouloir griffer le ciel… Un paysage fait de lits de cours d’eau asséchés et de ravines, avec pour rompre la monotonie quelques buissons d’épineux et de rares plantes dépourvues de feuilles.
Les arbres, encore plus rares, étaient le plus souvent hérissés d’épines et tout ratatinés. L’effet de la fournaise, bien entendu. Une terre impitoyable qui avait forgé à son image un peuple impitoyable.
Certes, mais Lan n’était pas le seul à changer. Par exemple, Moiraine aurait donné cher pour voir comment Rand transformerait les Aiels, au bout du compte.
Oui, ce serait un long chemin pour tout le monde…