Après avoir frôlé les cheveux de Nynaeve, le couteau alla se ficher dans le panneau de bois contre lequel elle était adossée. Tressaillant sous son bandeau, la jeune femme regretta pour la énième fois de ne pas avoir une natte décente, plutôt que des mèches bouclées cascadant sur ses épaules. Si cette lame n’en avait coupé qu’une seule…
Espèce d’idiote ! pensa amèrement l’ancienne Sage-Dame. Triple buse d’idiote !
Avec le foulard plié qui lui recouvrait les yeux, elle ne voyait qu’une fine ligne de lumière, vers le bas. Une lumière encore assez vive, semblait-il. Suffisante, en tout cas, même si on était en fin d’après-midi. Car enfin, ce type ne se serait pas amusé à lancer ses couteaux sans y voir, pas vrai ?
Le suivant se planta de l’autre côté de sa tête, si près qu’elle sentit les vibrations de l’acier. Tellement près, d’ailleurs, que son oreille n’était pas passée loin d’un désastre. Par la Lumière ! Elle allait tuer Thom Merrilin et Valan Luca. Et peut-être bien tous les autres hommes qui lui tomberaient sous la main, histoire de faire bonne mesure.
— Les poires ! cria Luca, comme s’il n’était pas à trente pas d’elle mais à trois cents.
Ou comme si elle avait porté un bandeau sur les oreilles, pas sur les yeux.
Plongeant une main dans la sacoche accrochée à sa ceinture, Nynaeve en sortit une poire qu’elle posa en équilibre sur sa tête. Dire qu’elle n’y voyait rien ! Une crétine aveugle et entourée de couteaux ! Sortant deux autres poires, elle écarta les bras, tenant chaque fruit par sa queue.
Les lancers n’ayant pas encore repris, elle ouvrit la bouche pour dire à Thom Merrilin ce qu’elle lui ferait s’il l’égratignait…
« Tchunk-tchunk-tchunk ! »
Les trois lames s’étaient succédé si vite que Nynaeve en aurait crié de terreur, si sa gorge n’avait pas été si serrée. Dans sa main gauche, elle ne tenait plus qu’une queue de poire. De l’autre côté, le fruit était transpercé de part en part et tremblait dans sa main. Au jus qui coulait dans ses cheveux, la troisième cible avait été touchée aussi…
Arrachant son bandeau, Nynaeve avança vers Thom et Luca, qui souriaient tous les deux comme des fous furieux. Avant qu’elle ait pu commencer à les injurier, Luca s’exclama :
— Tu es magnifique, Nana ! Ton courage est superbe, mais tu es encore plus superbe que lui !
Une main sur le cœur, l’homme fit une révérence, déployant sa ridicule cape rouge.
— J’appellerai cette figure « La Rose au milieu des Épines »… Même si franchement, tu es plus belle que n’importe quelle rose.
— Pour rester plantée comme une souche, il ne faut pas beaucoup de courage, grommela l’ancienne Sage-Dame.
Une rose ? Eh bien, elle allait leur montrer les épines, à ces deux cuistres.
— Écoute-moi, Valan Luca…
— Courage ? Que dis-je ? C’est de bravoure qu’il faudrait parler. Tu n’as même pas tressailli. Franchement, je n’aurais pas le cran de faire ça !
Enfin une vérité dans un flot de mensonges, constata Nynaeve.
— Je ne suis pas plus courageuse que nécessaire…, dit-elle d’un ton plus conciliant qu’elle l’aurait voulu.
Quand un homme s’extasiait sur votre courage, il n’était pas toujours aisé de lui passer un savon. Les compliments de ce genre faisaient en tout cas mouche, contrairement aux niaiseries sur les roses.
Comme s’il assistait à une scène comique, Thom lissa sa longue moustache blanche.
— La robe, fit Luca avec un grand sourire. Tu seras magnifique dedans et…
— Non ! rugit Nynaeve.
En un clin d’œil, le patron de la ménagerie venait de perdre tout ce qu’il avait gagné. Clarine s’était chargée de confectionner la robe que Luca voulait absolument faire porter à Nynaeve. De la soie encore plus rouge que l’absurde cape ! Au point d’en être écarlate, oui ! Une couleur idéale pour cacher le sang, si la main de Thom tremblait…
— Nana, la beauté en danger exerce un attrait irrésistible sur les gens, susurra Luca comme s’il soufflait des mots galants à l’oreille de sa belle. Tous les regards seront braqués sur toi et tous les cœurs battront à l’unisson du tien, fascinés par ta beauté et ton héroïsme.
— Si cette robe te plaît tant, eh bien, tu n’as qu’à la porter !
Outre la couleur, Nynaeve n’était pas disposée à dévoiler autant sa poitrine en public. Et tant pis si Clarine pensait que c’était approprié ! D’ailleurs, la tenue de scène de Latelle, constellée de paillettes noires, avait un col qui lui montait presque jusqu’au menton. Une robe de ce genre serait…
Quelle mouche la piquait ? Elle n’avait aucune intention d’aller jusqu’au bout de cette histoire. Si elle avait consenti à ces séances d’entraînement, c’était pour que Luca cesse de venir gratter chaque nuit à sa porte, prétendument pour la convaincre de participer au spectacle.
Habile à changer de sujet quand ça s’imposait, le patron de la ménagerie demanda soudain :
— Eh bien, que t’est-il arrivé, ma pauvre ? demanda-t-il d’un ton débordant de sollicitude.
Nynaeve tressaillit quand il effleura son œil au beurre noir. Pour une fois, il avait choisi une diversion qui tombait mal. Continuer à l’implorer d’enfiler cette fichue robe aurait été une bien meilleure idée.
— Je n’ai pas aimé la façon dont cet œil me regardait ce matin, dans mon miroir, alors, je l’ai mordu !
Le ton et le rictus de Nynaeve incitèrent Luca à retirer vivement sa main, comme s’il craignait qu’il lui prenne de nouveau la fantaisie de mordre.
Lissant toujours sa moustache, Thom était rouge comme une pivoine à force de se retenir d’éclater de rire. Bien entendu, lui, il savait ce qui s’était passé. Et dès que Nynaeve aurait tourné le dos, il raconterait sa version des faits à Luca. Les hommes ne pouvaient pas s’empêcher de bavasser. Chez eux, c’était congénital, et rien de ce que tentaient les femmes ne parvenait à les débarrasser de cette manie.
Alors que le soleil atteignait presque la cime des arbres, à l’ouest, la lumière était bien moins vive que Nynaeve l’avait cru.
— Si tu essaies encore ce truc au crépuscule, dit-elle à Thom, je… (Elle brandit un poing à l’intention du trouvère.) Enfin, on n’y voit presque plus rien !
— Si je te suis bien, tu veux que nous remettions à demain le passage du numéro où c’est moi qui porte un bandeau ?
Il plaisantait, ce n’était pas possible autrement. Voyons, il ne lançait quand même pas ses couteaux les yeux bandés ?
— Très bien, Nana. Plus d’entraînement sans éblouissante lumière !
Alors qu’elle s’éloignait, relevant l’ourlet de sa jupe, Nynaeve s’avisa qu’elle venait d’accepter implicitement de participer à cette folie. Et aussi sûrement que le soleil se coucherait ce soir, ses « amis » feraient tout pour l’obliger à tenir parole.
Triple buse de crétine !
La clairière où ils s’étaient exercés – enfin, où Thom s’était exercé, que la Lumière les brûle, lui et Luca ! – se trouvait à une courte distance du camp dressé un peu plus loin le long de la route. À l’évidence, Luca entendait ne pas effrayer les animaux, au cas où Thom aurait planté un couteau dans le cœur de sa partenaire.
S’il insistait pour qu’elle porte la robe, c’était pour pouvoir lorgner une partie de son anatomie qu’elle avait l’intention de ne montrer à personne, sauf à Lan – tant qu’à faire, que la Lumière le brûle aussi, cette tête de pioche de mâle obtus ! Dommage qu’il ne soit pas là, pour qu’elle le lui dise de vive voix ! Et pour qu’elle puisse s’assurer, du même coup, qu’il était sain et sauf…
Brisant une tige morte d’origan des marais, elle l’utilisa comme un fouet pour décapiter impitoyablement sur son chemin les malheureux brins d’herbe qui osaient pointer la tête hors du tapis de feuilles mortes.
La nuit précédente, lui avait rapporté Elayne, Egwene avait mentionné des combats au Cairhien. Des escarmouches contre des brigands, contre des Cairhieniens qui considéraient tous les Aiels comme des ennemis et contre des soldats d’Andor qui tentaient d’annexer le Trône du Soleil au profit de Morgase. Chaque fois ou presque, Lan y avait participé. Dès que Moiraine lui laissait la bride sur le cou, il se débrouillait pour ferrailler, comme si un sixième sens infaillible le guidait vers les champs de bataille. À sa propre stupéfaction, Nynaeve espérait maintenant que l’Aes Sedai donnerait le moins de mou possible à la laisse du Champion. La preuve que tout pouvait arriver…
Le matin même, Elayne s’était encore montrée très perturbée que des soldats de sa mère soient entrés au Cairhien et affrontent les Aiels de Rand. Nynaeve, elle, s’en faisait surtout à propos des brigands. Selon Egwene, si un témoin pouvait reconnaître un objet volé dans les biens d’un brigand, ou attester l’avoir vu tuer quelqu’un ou brûler ne serait-ce qu’un cabanon, Rand pendait sur-le-champ le bandit. S’il ne tirait pas lui-même sur la corde, ça revenait presque au même, car il assistait à toutes les exécutions, le visage plus dur et plus froid que le flanc des montagnes.
Ça ne lui ressemblait pas. Un si gentil garçon… Quoi qu’il lui soit arrivé dans le désert des Aiels, ça n’avait pas été pour son bien.
Mais Rand était bien loin, et les problèmes de Nynaeve – et d’Elayne – ne semblaient pas près d’être résolus. À moins d’un quart de lieue au nord, le fleuve Eldar était traversé par un seul et unique haut pont de pierre soutenu par des piles métalliques épargnées par la rouille qui brillaient au soleil. Des vestiges d’un passé lointain, sans doute, et peut-être même d’un Âge antérieur. Lorsqu’ils étaient arrivés, à midi, l’ancienne Sage-Dame avait poussé jusque-là, histoire d’inspecter le terrain. Et elle n’avait pas aperçu l’ombre d’un bateau digne de ce nom. Elle avait vu des barques, de petits bateaux de pêche qui écumaient les berges semées de roseaux, d’étranges embarcations plates que des hommes agenouillés faisaient avancer à grands coups de rames et même une barge qui semblait embourbée – avec cette chaleur persistante, trop d’eau s’évaporait pour que les bords du cours d’eau ne se transforment pas en cloaques. Dans tout cela, Nynaeve n’avait rien repéré qui aurait pu les transporter avec diligence, ses compagnons et elle.
Les transporter vers où, exactement ? À sa grande honte, elle était toujours incapable de le dire. Même en se creusant la cervelle, impossible de se rappeler le nom de la ville où les sœurs bleues étaient censées se trouver. De rage, Nynaeve agita trop fort sa branche d’origan des marais, qui se désintégra en une multitude de petites plumes blanches. Depuis le temps, les sœurs n’étaient sûrement plus au même endroit, de toute façon ! Mais à part Tear, c’était le seul lieu où Elayne et elle pourraient se sentir en sécurité. À condition qu’elle se souvienne de son nom.
Une seule bonne chose était sortie de cet interminable voyage vers le nord. Elayne avait cessé de faire sa coquette avec Thom. Plus le moindre incident depuis que les quatre voyageurs s’étaient joints à la caravane. Hélas, histoire sans doute de gâcher la fête, Elayne faisait mine de prétendre qu’il ne s’était jamais rien passé. La veille, quand Nynaeve l’avait félicitée d’être revenue à la raison, la Fille-Héritière s’était dressée sur ses ergots :
— Essaies-tu de savoir si je serai un obstacle entre Thom et toi, Nynaeve ? Il est un peu vieux pour toi, non ? Et je croyais que ton cœur était engagé ailleurs. Mais tu es assez grande pour mener ta vie comme tu l’entends. J’aime bien Thom, et je crois que c’est réciproque. Je le vois un peu comme un second père. Mais si tu veux le séduire, tu as ma permission. Cela dit, je t’aurais crue d’une nature plus… constante.
Luca avait l’intention de traverser le fleuve dès le lendemain matin. Et Samara, la ville qui se trouvait de l’autre côté – au Ghealdan –, n’était pas un endroit idéal. Depuis leur arrivée, Luca y avait passé le plus clair de son temps afin d’avoir un emplacement pour donner sa représentation. Redoutant que d’autres ménageries l’aient précédé, il savait en outre qu’il n’était plus le seul à présenter des numéros d’artistes en plus de ses animaux.
C’était pour ça, en partie, qu’il avait insisté pour que Nynaeve serve de cible à Thom. Une chance qu’il n’ait pas exigé qu’elle fasse l’andouille en hauteur avec Elayne ! Pour Luca, une seule chose comptait : sa troupe devait être la plus grande et la meilleure du monde !
Nynaeve avait des préoccupations bien différentes. Par exemple, elle s’inquiétait de savoir que le Prophète était à Samara, ses partisans grouillant en ville et tout autour, où ils s’entassaient sous des tentes ou dans des huttes et des baraquements – une ville autour de la ville qui finissait par devenir plus grande que Samara, pourtant d’une taille non négligeable. Dotée d’un haut mur d’enceinte, cette cité comptait pour l’essentiel des bâtiments en pierre – très souvent de trois niveaux – et on y trouvait beaucoup plus de toits de tuile ou d’ardoise que de chaume.
La rive de l’Eldar où s’était arrêtée la caravane n’était guère plus accueillante. Avant d’atteindre son emplacement, la ménagerie était passée devant trois grands camps de Capes Blanches et il devait à coup sûr y en avoir d’autres dans le coin.
Des Fils de la Lumière d’un côté, et, de l’autre, le Prophète et le risque que des troubles éclatent à tout moment. Pour tout arranger, Nynaeve n’avait aucune idée de sa destination, et pour l’atteindre, elle disposait seulement d’une roulotte branlante qui ne parvenait pas à rouler plus vite qu’elle marchait. Pourquoi s’était-elle laissé convaincre par Elayne d’abandonner le coche ?
Ne voyant plus le moindre brin d’herbe à décapiter – en tout cas, sans être obligée de faire un détour –, Nynaeve cassa en plusieurs bouts sa branche d’origan des marais et jeta les fragments sur le sol. Que n’aurait-elle pas donné pour faire subir le même traitement à Luca ! et à Gala Damodred, qui les avait contraintes à fuir. Et à Lan, parce qu’il n’était pas là, tout simplement. Non qu’elle ait besoin de lui, bien entendu. Mais sa présence l’aurait réconfortée…
Alors que des feux de cuisson brûlaient près de tous les chariots, le camp était remarquablement paisible. Jetant d’énormes morceaux de viande à travers les barreaux de la cage, Petra était en train de nourrir le lion à crinière noire. Dans leur cage, les lionnes s’étaient déjà attaquées à leur repas, grognant dès que quelqu’un s’approchait un peu trop.
Nynaeve s’arrêta près du chariot d’Aludra. Assise à une table, à côté du véhicule, l’Illuminatrice s’affairait à jouer du pilon, écrasant dans un mortier une substance mystérieuse qui l’incitait à marmonner entre ses dents d’incompréhensibles commentaires.
Trois membres des Chavana sourirent à Nynaeve et lui firent signe de les rejoindre. Brugh ne se joignit pas à eux, toujours furieux à cause de sa lèvre tuméfiée, même si l’ancienne Sage-Dame lui avait donné un onguent très efficace contre les hématomes et les enflures. Si elle frappait si fort les autres acrobates, écouteraient-ils enfin Luca – et surtout, la principale intéressée – et croiraient-ils qu’elle n’avait rien à faire de leurs sourires ? En passant, on pouvait déplorer que Luca ne suive pas ses propres admonestations…
Se détournant de la cage des ours, Latelle gratifia Nynaeve d’une sorte de rictus carnassier. Mais la jeune femme s’intéressait surtout à Cerandin, occupée à limer les griffes d’un de ses s’redit avec un outil qu’on aurait plutôt imaginé entre les mains d’un ferronnier.
— Cette femme se sert de ses mains et de ses pieds avec une remarquable habileté, dit Aludra. Ne me regarde pas comme ça, Nana ! Je ne suis pas ton ennemie. Tiens, c’est pour toi. Il faut que tu essaies mes nouvelles tiges à feu.
Utilisant les deux mains, même si une seule aurait en théorie suffi, Nynaeve prit délicatement la boîte noire que lui tendait la femme aux cheveux noirs.
— Des tiges à feu ? Tu ne parlais pas plutôt d’« allumettes » ?
— Eh bien, oui… et non. « Tige à feu », c’est quand même plus évocateur, non ? J’ai lissé les petits trous où les tiges viennent se loger, afin qu’il n’y ait plus d’ignition accidentelle. Une bonne idée, pas vrai ? Et les extrémités inflammables ont une nouvelle composition. Tu veux bien les essayer et me dire ce que tu en penses ?
— Oui, bien sûr… Merci.
Nynaeve s’éloigna avant qu’Aludra ait pu lui offrir une nouvelle boîte. Quant à la sienne, elle la tenait comme si elle allait exploser, ce qui n’était absolument pas exclu. Aludra avait fait essayer ses « allumettes » ou ses « tiges à feu » –le nom changeait sans arrêt – à tout le monde, et on pouvait effectivement s’en servir pour allumer un feu ou embraser du bois. Hélas, les tiges pouvaient aussi s’enflammer toutes seules si leurs extrémités rondes et grisâtres frottaient les unes contre les autres ou contre n’importe quelle surface rugueuse. En ce qui la concernait, Nynaeve avait décidé de s’en tenir au silex et à l’acier, voire à une bonne vieille boîte à feu.
Juilin intercepta la jeune femme avant qu’elle ait pu poser une pointe de chaussure sur le marchepied de la roulotte qu’elle partageait avec Elayne. Bien entendu, il regarda l’œil enflé de l’ancienne Sage-Dame, qui le foudroya du regard avec assez de conviction pour l’inciter à reculer tout en ôtant son ridicule chapeau conique.
— J’ai traversé le fleuve, dit-il. Il y a une bonne centaine de Fils de la Lumière à Samara. Ils observent tout sous le regard soupçonneux de soldats du Ghealdan. J’ai reconnu un des Fils… Le jeune homme qui était assis en face de l’auberge, à Sienda…
Nynaeve sourit à Juilin, qui recula comme si elle allait le mordre. Galad, à Samara. La cerise sur le gâteau !
— Tu nous apportes toujours de si merveilleuses nouvelles, Juilin ! Nous aurions dû te laisser à Tanchico, ou mieux encore, sur le quai, à Tear.
Une remarque des plus injustes. Mieux valait être informée de la présence de Galad que le croiser par hasard au détour d’une rue.
— Merci, Juilin. Au moins, nous saurons de qui nous méfier.
Acquiesçant un peu sèchement, après avoir reçu de tels compliments, Juilin s’éloigna en remettant son chapeau, pressé comme s’il avait eu peur de prendre des coups. Décidément, les hommes n’avaient aucune éducation.
À l’intérieur, la roulotte était nettement plus propre qu’au moment où Thom et Juilin l’avaient achetée. La peinture écaillée avait disparu – un travail que les deux hommes avaient accompli en râlant ferme – et les meubles rivetés au sol, des placards et une petite table, scintillaient à force d’avoir été cirés. Le fourneau équipé d’une cheminée en métal ne servait jamais – les nuits étaient agréablement chaudes, et s’ils commençaient à cuisiner ici, Thom et Juilin ne voudraient plus jamais procéder autrement – mais il faisait un excellent coffre-fort pour leurs objets de valeur : les bourses, les boîtes à bijoux et la bourse en peau de chamois contenant le sceau. Cette dernière, Nynaeve l’avait poussée aussi loin que possible dans le fourneau, et elle ne l’avait plus touchée depuis.
Assise sur une des couchettes, Elayne glissa quelque chose sous la couverture dès qu’elle aperçut Nynaeve. Puis elle s’exclama :
— Ton œil ? Que t’est-il arrivé ?
Remarquant que les cheveux d’Elayne blondissaient à la racine, Nynaeve nota qu’il faudrait les teindre de nouveau à la bourse de capucin. Une opération qu’il convenait de renouveler tous les trois ou quatre jours…
— Cerandin m’a frappée alors que je ne m’y attendais pas…, marmonna Nynaeve.
Le souvenir d’une certaine infusion de chiendent à chat et de poudre de mavin incita sa langue à se recroqueviller dans sa bouche. Cela dit, ce n’était pas pour ça qu’elle avait laissé Elayne aller à leur dernier rendez-vous dans le Monde des Rêves. Car enfin, elle n’évitait Egwene en aucun cas ! Mais ayant fait presque toutes les incursions dans Tel’aran’rhiod, entre les rendez-vous, elle avait jugé équitable de laisser son tour à Elayne. Rien de plus normal, non ?
Très délicatement, Nynaeve rangea la boîte de « tiges » dans un placard, à côté de deux autres. Celle qui s’était embrasée toute seule avait depuis longtemps été jetée.
L’ancienne Sage-Dame se demanda pourquoi elle tentait de cacher la vérité. À l’évidence, Elayne n’avait pas dû sortir de la roulotte, sinon, elle aurait été informée. Avec Juilin, c’était sûrement la seule personne qui ne savait pas, depuis que Thom, sans nul doute, avait révélé à Luca jusqu’aux plus sordides détails de cette affaire.
Nynaeve prit une grande inspiration, s’assit sur l’autre couchette et se força à soutenir le regard d’Elayne. Dans l’attitude de la Fille-Héritière, tout indiquait qu’elle s’attendait à des révélations.
— J’ai interrogé Cerandin sur les damane et les sul’dam, parce que je suis sûre qu’elle en sait plus long qu’elle veut bien le dire.
Nynaeve marqua une pause pour laisser le temps à Elayne d’émettre toute une série d’objections. D’abord des doutes sur sa façon de questionner les gens – qui tenait souvent de l’interrogatoire – puis un petit sermon sur l’honnêteté de la Seanchanienne, qui leur avait déjà dit tout ce qu’elle savait, et enfin, un développement sur le fait qu’elle n’avait jamais été beaucoup en contact avec les damane et les sul’dam. Mais rien ne vint. Déçue, Nynaeve dut admettre qu’elle aurait trouvé bienvenue une petite polémique différant le moment pénible de sa confession.
— Elle s’est échauffée, disant qu’elle ne savait rien de plus. Du coup, je l’ai un peu secouée. Elayne, tu as été trop amicale avec elle. Du coup, elle m’a brandi un index sous le nez !
La Fille-Héritière ne broncha pas, sereine face à cette provocation. Mobilisant toute sa volonté, Nynaeve parvint à ne pas détourner le regard.
— Je ne sais trop comment, elle m’a projetée par-dessus son épaule. Quand je me suis relevée, je l’ai frappée, et elle m’a flanqué un coup de poing. Dans l’œil, au cas où ça ne serait pas évident.
Autant dire le reste… Elayne le saurait de toute façon, alors, mieux valait qu’elle l’entende de sa bouche.
— Je n’étais pas disposée à en rester là, tu t’en doutes. Nous avons continué à nous battre…
Un combat ? Pas vraiment, même si Nynaeve n’avait pas capitulé. L’amère vérité, c’était que Cerandin avait cessé de la battre comme plâtre parce qu’elle avait eu le sentiment de malmener une enfant. Et de fait, face à la Seanchanienne, l’ancienne Sage-Dame n’avait pas davantage fait le poids qu’une fillette. S’il n’y avait pas eu de témoins, étant largement assez en colère, elle aurait pu recourir au Pouvoir. Mais des témoins, il y en avait eu à profusion.
Nynaeve regrettait que Cerandin ne l’ait pas boxée jusqu’à ce qu’elle saigne…
— Ensuite, Latelle lui a passé une badine. Tu sais que cette femme rêve de se venger de moi…
Inutile de préciser que Cerandin, à ce moment-là, lui maintenait la tête sur le bras d’attelage d’un chariot. Depuis ses seize ans, quand elle avait jeté un pichet d’eau au visage de Neysa Ayellin, personne ne lui avait plus flanqué une telle correction.
— Pour finir, Petra est intervenu.
Au bon moment… Le colosse avait pris les deux belligérantes par la peau du cou, comme des chatons.
— Cerandin s’est excusée, et ça s’est arrêté là.
Petra avait forcé la Seanchanienne à s’excuser, en réalité. Il avait également exigé que Nynaeve le fasse, refusant de la lâcher tant qu’elle ne s’était pas exécutée. Furieuse, elle lui avait décoché un coup de poing dans l’estomac, et il n’avait pas bronché. En revanche, la main de la jeune femme semblait vouloir enfler aussi…
— Il n’y a rien d’autre à en dire… Je suppose que Latelle ne manquera pas cette occasion de déverser des horreurs sur moi. C’est elle, la femme que je devrais secouer. Quand on s’est battues, je n’ai pas cogné assez fort.
Soulagée d’avoir dit la vérité, Nynaeve lut dans le regard d’Elayne une perplexité proche du doute qui l’incita à changer promptement de sujet.
— Qu’as-tu caché quand je suis entrée ?
Tendant un bras, Nynaeve souleva la couverture et dévoila l’a’dam que Cerandin leur avait remis.
— Pourquoi contemples-tu cet objet ? Et si tu le contemples, pourquoi le cacher ensuite ? C’est une horreur, et j’ai du mal à comprendre que tu puisses le toucher, mais si ça t’amuse, ne te gêne surtout pas.
— Allons, détends-toi un peu ! lança Elayne avec un sourire presque enfantin. Je crois que je peux en fabriquer un.
— En fabriquer un ? s’écria Nynaeve. (Elle baissa le ton, craignant que quelqu’un vienne voir qui on égorgeait dans la roulotte.) Pourquoi, au nom de la Lumière ? Tu ne voudrais pas plutôt creuser une fosse d’aisances ? Au moins, ça sert à quelque chose.
— Je n’ai pas l’intention de fabriquer pour de bon un a’dam, dit Elayne, le menton pointé comme chaque fois qu’elle décidait de regarder quelqu’un de haut. Mais c’est un ter’angreal, et j’ai réussi à comprendre comment il fonctionne. Nynaeve, je t’ai vue assister à au moins un cours sur ce que nous appelons le « lien ». Le collier lie les deux femmes, c’est pour ça que la sul’dam doit elle aussi être capable de canaliser. (Elle fronça les sourcils.) Mais c’est un lien très étrange. Différent… Au lieu que deux femmes ou plus s’associent, l’une jouant le rôle du guide, c’est une domination absolue. C’est pour ça, je crois, qu’une damane ne peut pas agir contre la volonté de sa sul’dam. Franchement, je crois que la chaîne ne sert à rien. Le collier et le bracelet fonctionneraient de la même façon sans elle.
— Fonctionneraient de la même façon…, répéta Nynaeve. Tu as étudié la question de près, pour quelqu’un qui n’envisage pas de fabrique un collier.
La Fille-Héritière n’eut même pas l’honnêteté de rougir.
— Qu’en feras-tu, si tu réussis ? Je ne pleurerai sûrement pas si tu mets un collier autour du cou d’Elaida, mais ça ne rend pas cet objet moins répu…
— Tu ne comprends donc pas ? s’écria Elayne, l’enthousiasme balayant son arrogante hauteur.
Se penchant en avant, elle posa une main sur le genou de Nynaeve et eut un sourire plein d’autosatisfaction.
— C’est un ter’angreal, Nynaeve ! Et je pense pouvoir en fabriquer un.
Détachant bien chaque mot, Elayne ponctua cette déclaration d’un joyeux éclat de rire.
— Et si je peux fabriquer celui-ci, je peux en fabriquer d’autres ! Peut-être même des angreal et des sa’angreal. Depuis des milliers d’années, aucune pensionnaire de la tour n’a été capable de ça.
Elayne se redressa, frissonna et se tapota la lèvre inférieure.
— Je n’avais jamais songé à créer quoi que ce soit. Enfin, quoi que ce soit d’utile. Je me souviens d’avoir vu un jour un artisan qui fabriquait des chaises pour le palais. Étant destinées au réfectoire des serviteurs, elles n’étaient ni sculptées ni dorées à l’or fin, pourtant, de la fierté brillait dans les yeux de cet homme. La fierté du travail bien fait. Un sentiment que j’aimerais partager, je crois. Si nous avions seulement une fraction du savoir des Rejetés ! Pour eux, l’Âge des Légendes n’a presque pas de secrets, et ils mettent leurs connaissances au service des Ténèbres. Imagine ce que nous pourrions faire avec ces trésors. Ce que nous serions en mesure de créer !
Elayne laissa retomber sa main sur ses genoux, et continua, son enthousiasme intact :
— Quoi qu’il en soit, je parie que je serais capable de déterminer comment Pont-Blanc fut bâtie. Des édifices semblables à du verre filé, mais plus solides que l’acier… Il y a aussi le cuendillar et…
— Un peu de calme ! lança Nynaeve. Pont-Blanc est à deux cents bonnes lieues d’ici. Et si tu envisages d’utiliser le Pouvoir sur le sceau, oublie ça tout de suite ! Qui sait ce qui se passerait ? Le sceau restera dans sa bourse, au fond du fourneau, jusqu’à ce que nous lui trouvions une cachette plus sûre.
L’enthousiasme d’Elayne avait quelque chose de très étrange. Nynaeve n’aurait pas craché sur une partie des connaissances détenues par les Rejetés – pour sûr que non ! – mais quand il lui fallait une chaise, elle payait un menuisier. À part des onguents et des cataplasmes, elle n’avait jamais eu envie de fabriquer quoi que ce soit. Vers ses douze ans, sa mère avait renoncé à lui apprendre à coudre, lassée de voir qu’elle se fichait comme d’une guigne que ses points soient bien droits ou non. Quant à la cuisine… Eh bien, elle ne se débrouillait pas mal, mais elle préférait se concentrer sur des activités importantes. Comme la guérison.
N’importe quel homme étant capable de construire un pont, pourquoi aurait-elle dû s’en mêler ?
— Avec tes histoires d’a’dam, dit-elle à Elayne, j’ai failli oublier de te dire… Juilin a vu Galad de l’autre côté du fleuve.
— Par le sang et les maudites cendres ! s’exclama Elayne.
Voyant l’ancienne Sage-Dame plisser le front, elle attaqua avant d’être obligée de se défendre :
— Inutile de me servir un sermon sur mon langage, Nynaeve ! Qu’allons-nous faire ?
— Eh bien, nous pouvons rester sur cette rive, et éveiller la curiosité des Capes Blanches, qui se demanderont pourquoi nous ne suivons pas la ménagerie. Ou traverser le pont en espérant que le Prophète ne déclenchera pas une émeute et que Galad ne nous dénoncera pas. Il y a aussi la solution d’acheter une barque et de ramer. Des choix pas très excitants… Et Luca exigera dans tous les cas ses cent couronnes d’or.
Nynaeve tenta de ne pas foudroyer sa compagne du regard, mais ce ne fut pas très réussi.
— Tu les lui as promises, et il ne serait pas honnête de nous défiler sans le payer.
Si elle avait su où aller, et comment, l’ancienne Sage-Dame ne s’en serait pas privée, en réalité.
— Pour sûr, ça ne serait pas honnête, fit Elayne, choquée. En ce qui concerne Galad, nous n’aurons pas à nous en inquiéter tant que nous serons avec la ménagerie. Il n’en approchera pas. À ses yeux, mettre des animaux en cage est cruel. Les chasser et les manger ne le dérange pas, mais les savoir en captivité…
Nynaeve secoua la tête. En réalité, si elles avaient eu un moyen de partir, Elayne aurait tout fait pour rester un peu plus – ne serait-ce qu’un jour. Tout ça parce qu’elle voulait faire son numéro de voltige devant un vrai public, pas sous l’œil des autres artistes. Du coup, Nynaeve allait devoir se laisser de nouveau prendre pour cible par Thom.
Peut-être, mais pas question de porter cette robe de malheur !
— Nous louerons le premier bateau assez grand pour transporter quatre personnes. Le commerce fluvial ne peut pas être totalement interrompu.
— Savoir où nous allons nous serait très utile, fit Elayne, mi-figue mi-raisin. Nous pourrions aller tout simplement à Tear, sans rester fixées sur l’autre destination parce que tu es…
La Fille-Héritière ne finit pas sa phrase, mais Nynaeve devina ce qu’elle allait dire. « Parce que tu es têtue comme une mule ! »
Têtue, elle ? Parce qu’elle enrageait de ne pas pouvoir se souvenir d’un nom ? Un fichu nom qui aurait probablement refusé de lui revenir à la mémoire sous la torture ? Un nom qui…
Des calomnies, tout ça ! Elle entendait simplement trouver des Aes Sedai susceptibles d’aider Rand, afin de les conduire jusqu’à lui. C’était quand même plus reluisant que d’aller se réfugier à Tear, la queue entre les jambes.
— Ce nom me reviendra ! affirma-t-elle.
Je sais déjà qu’il finissait en « bar ». Ou en « dar » ? Peut-être en « lar »…
— Je trouverai bien avant que tu en aies assez de jouer les funambules.
Et pour la robe, c’est non, non et non !