13 Une petite chambre à Sienda

Tous les muscles raidis afin de résister aux balancements du coche sur ses amortisseurs de cuir, Elayne s’efforçait de ne pas voir le visage morose de Nynaeve, assise en face d’elle. Malgré les tourbillons de poussière qui pénétraient de temps en temps par la fenêtre – chassant opportunément un peu de la chaleur de fin d’après-midi – les rideaux étaient ouverts et laissaient apercevoir le paysage. Une longue succession de collines boisées entre lesquelles se nichaient parfois une ou deux fermes et des champs cultivés.

Dans le lointain, au sommet d’une de ces collines, Elayne remarqua un manoir de seigneur typique de l’architecture de l’Amadicia : une imposante base de pierre de quelque cinquante pieds de haut, et par-dessus, une structure de bois sophistiquée parée de balcons délicats et de toits de tuile rouge. À une époque, le bâtiment tout entier aurait été en pierre, mais ça faisait beau temps que les seigneurs de l’Amadicia n’avaient plus besoin de forteresses, et les édits royaux imposaient désormais que les constructions soient en bois. Une façon d’assurer qu’aucun seigneur renégat, s’il venait à en surgir un, ne puisse résister longtemps à un siège.

Bien entendu, les Fils de la Lumière n’étaient pas soumis à cette loi et à tout un tas d’autres. Elayne l’avait appris dans son enfance, en même temps qu’une multitude de choses sur les coutumes et les législations des autres pays.

Sur certaines collines, des champs labourés en terrasses faisaient une série de taches brunes sur un fond uniformément vert-jaune. À cette distance, les paysans qui y travaillaient ressemblaient à des fourmis. Dans ce paysage, tout semblait desséché au point qu’un seul éclair, tombant au bon endroit, aurait sans doute pu déclencher un incendie géant. Mais pour qu’il y ait la foudre, il fallait un orage, et les rares nuages qui dérivaient dans le ciel paraissaient trop hauts et pas assez pansus pour ça.

Elayne se demanda si elle aurait pu provoquer une averse. Son contrôle sur le climat était bien meilleur qu’avant, mais quand on devait partir de rien, ça n’était pas évident…

— Votre Seigneurie s’ennuie ? demanda Nynaeve, ironique. À la façon dont Votre Seigneurie regarde défiler le paysage – et à sa moue dédaigneuse – je me permets de supposer qu’elle aimerait voyager plus vite.

Tendant une main derrière elle, Nynaeve ouvrit un petit guichet et cria :

— Plus vite, Thom ! Et ne discute pas, surtout ! Toi non plus, Juilin le pisteur de voleurs. J’ai dit plus vite !

Le guichet se referma tout seul, mais Elayne entendit quand même Thom marmonner sur son banc. Égrener un chapelet de jurons, plutôt, parce que Nynaeve harcelait les deux hommes depuis le début de la journée. Puis il y eut un claquement de fouet et le coche prit encore de la vitesse, secouant les deux passagères au point qu’elles rebondissent sur leurs banquettes tendues de soie rouge. Après avoir acheté le véhicule, le trouvère avait nettoyé le tissu, mais sans pouvoir rien faire pour le rembourrage, devenu aussi dur que le bois qu’il y avait dessous.

Si malmené que fût son postérieur, Nynaeve serra les dents avec un entêtement qu’Elayne connaissait trop bien. Après lui avoir dit d’accélérer, il n’était pas question qu’elle ordonne au trouvère de ralentir.

— Nynaeve, s’il te plaît, je…, commença Elayne.

— Votre Seigneurie ne se sent pas à l’aise ? Je sais qu’elle est habituée au confort – un plaisir de la vie que les humbles servantes ne peuvent pas connaître – mais j’imagine qu’elle entend atteindre la prochaine ville avant la nuit. Ainsi, l’humble domestique de Votre Seigneurie pourra lui servir son dîner et lui préparer un lit douillet.

Un cahot la forçant à fermer la bouche, l’ancienne Sage-Dame foudroya la Fille-Héritière du regard comme si c’était sa faute.

Elayne soupira à pierre fendre. Nynaeve s’était rendue à l’évidence presque toute seule, à Mardecin. Une dame ne voyageait jamais sans une servante. En conséquence, deux dames auraient dû en avoir au minimum deux. À moins de déguiser en femme Thom et Juilin, ça impliquait que l’une d’elles joue la « seigneurie » tandis que l’autre se ferait passer pour sa dame de compagnie. À partir de ce constat, Nynaeve avait bien été forcée de reconnaître qu’Elayne en connaissait bien plus long qu’elle sur le comportement des nobles dames. La Fille-Héritière ayant mobilisé tout son tact, son amie s’était montrée raisonnable, comme c’était souvent le cas quand on parvenait à la convaincre avec un raisonnement sensé. Souvent, oui, mais pas toujours. Dans la boutique de Ronde Macura, après avoir fait boire aux deux femmes leur ignoble décoction, l’ancienne Sage-Dame et la Fille-Héritière avaient semblé d’accord sur le protocole à suivre.

Après leur départ précipité de Mardecin, les quatre fugitifs avaient voyagé dur jusqu’à minuit, où ils étaient enfin arrivés dans un petit village doté d’une auberge. Tirant le propriétaire du lit, ils avaient loué deux petites chambres au lit minuscule. Se réveillant dès l’aube, ils étaient repartis aussitôt et avaient décrit un assez large cercle pour contourner Amador. Même si leurs « couvertures » étaient parfaites, ils n’avaient aucune envie de traverser une cité pleine de Capes Blanches. Surtout quand la Forteresse de la Lumière s’y dressait avec arrogance. D’après ce qu’Elayne avait entendu dire, s’il y avait bien un roi dans la capitale, c’était néanmoins Pedron Niall qui y faisait la pluie et le beau temps.

La belle harmonie entre la « dame » et sa « servante » avait commencé à se lézarder la veille, dans un village nommé Bellon qui s’étendait au bord d’un cours d’eau boueuse pompeusement baptisé « rivière Gaean ». Située à quelque huit lieues d’Amador, la bourgade disposait d’une auberge – Au Gué de Bellon – bien plus spacieuse et bien plus confortable que la précédente. La propriétaire, maîtresse Alfara, avait proposé à Elayne de dîner dans une salle à manger. Le genre d’offre difficile à décliner, il fallait l’admettre. De plus, maîtresse Alfara s’était déclarée certaine que seule Nana, la servante de dame Morelin (l’identité adoptée par Elayne) pouvait se charger du service. Les dames avaient des exigences bien particulières – et hautement légitimes – que de pauvres employées comme celles de l’auberge n’auraient sûrement pas pu satisfaire. Oui, « Nana », après avoir officié au dîner, saurait exactement comment préparer le lit de sa maîtresse et à quelle température, au degré près, lui mitonner un bon bain qui la délasserait après une rude journée de voyage.

La liste de tout ce que Nana ferait mieux que quiconque d’autre s’était révélée quasiment interminable. À cause des exigences pointilleuses de la noblesse du cru ? Ou parce que maîtresse Alfara avait saisi l’occasion de faire trimer une pauvre femme sans la payer ?

Bien entendu, Elayne avait tenté d’épargner au maximum Nynaeve, mais celle-ci en avait au contraire rajouté dans la soumission, multipliant les « vos désirs sont des ordres » et lançant à l’aubergiste une cataracte de « oui, ma maîtresse est très exigeante, en effet ».

Si elle avait insisté pour être moins bien traitée, nul doute qu’Elayne aurait éveillé les soupçons de maîtresse Alfara. Et l’idée des déguisements était de passer inaperçues, pas vrai ?

Durant tout le séjour à Bellon, Nynaeve, en public, avait joué la parfaite dame de compagnie. En privé, elle avait poussé le bouchon un peu loin. Alors qu’Elayne aurait voulu que son amie redevienne elle-même, l’ancienne Sage-Dame l’avait accablée d’un ahurissant numéro de domestique zélée. Et quand la Fille-Héritière avait voulu s’excuser, elle y avait gagné des « Votre Seigneurie est trop bonne » ou des silences à glacer les sangs.

Plus question que je m’excuse, pensa-t-elle pour la cinquantième fois. En tout cas, pas pour ce qui n’était pas ma faute…

— Nynaeve, j’ai réfléchi à quelque chose…

Agrippée à un harnais qui pendait là, seule la Lumière savait pourquoi, Elayne avait l’impression d’être la balle dans une partie de « rebond », un jeu prisé des enfants andoriens consistant à faire rebondir sur une raquette une balle de bois de toutes les couleurs. Cela posé, pas question qu’elle demande à Thom de ralentir. Tant que cette tête de pioche de Nynaeve supporterait d’être secouée ainsi, elle prendrait son mal en patience.

— Je veux atteindre Tar Valon et savoir ce qui s’y passe, mais…

— Votre Seigneurie a réfléchi ? Par la Lumière ! elle doit avoir une atroce migraine, après un tel effort ! Dès que nous serons arrivés, je lui préparerai une infusion de langue-de-mouton et de marguerite rose…

— Si tu la fermais un peu, Nana ? lâcha Elayne d’un ton très calme mais d’une terrifiante fermeté – la meilleure imitation de sa mère qu’elle puisse produire. (Bien entendu, Nynaeve en resta bouche bée.) Et si tu me fais le coup de la natte, tu finiras le voyage sur le toit, avec les bagages.

L’ancienne Sage-Dame tenta de parler mais ne réussit à émettre qu’un couinement indigné.

Quel doux spectacle…

— Parfois, tu me traites comme si j’étais toujours une enfant, mais c’est toi qui as un comportement puéril. Je ne t’ai pas demandé de me laver le dos, mais pour t’en empêcher, il aurait fallu que je me batte. Cela dit, j’ai proposé de te laver le tien en échange, tu t’en souviens ? Et j’étais prête à dormir dans le lit gigogne. Mais tu as sauté dessus, et pas moyen de t’en déloger. Cesse donc de bouder. Si tu veux, c’est moi qui ferai la servante, dans la prochaine auberge.

Un désastre en perspective. Nynaeve ne manquerait pas d’enguirlander Thom en public ou de souffleter quelqu’un. Mais si la paix était à ce prix…

— Si tu veux, on peut s’arrêter et se changer dans un bosquet.

— La robe de seigneurie est à ta taille, marmonna Nynaeve.

Elle rouvrit le guichet et cria :

— Moins vite ! Tu veux nous tuer ? Les hommes, quand même…

Dans un grand silence montant (ou plutôt, descendant) du banc du cocher, le véhicule passa à une vitesse raisonnable. Pariant que les deux hommes parlaient en chuchotant, Elayne en profita pour rectifier un peu sa coiffure – rien de très aisé, en l’absence de miroir. Dès qu’elle posait les yeux dessus, ses tresses noires manquaient lui arracher un petit cri. En femme avisée, elle constata au passage que sa robe aurait elle aussi besoin d’un bon coup de brosse.

— Tu as réfléchi à quoi, Elayne ? demanda Nynaeve.

Les joues roses, elle savait à l’évidence que la Fille-Héritière ne l’avait pas tancée sans raison. Mais avec elle, inutile de s’attendre à des excuses. C’était déjà beau qu’elle revienne un peu en arrière…

— Nous fonçons vers Tar Valon, mais avons-nous la moindre idée de ce qui nous attend à la tour ? Si la Chaire d’Amyrlin a vraiment donné ces ordres… Je n’y crois pas, ça semble insensé, mais je refuse de remettre un pied à la tour avant d’avoir compris de quoi il s’agit. « Seule une idiote fourre les mains dans un arbre creux sans avoir d’abord jeté un coup d’œil à l’intérieur. »

— Une femme avisée, cette Lini… Si je repère un autre bouquet de fleurs jaunes accroché à l’envers, nous en apprendrons peut-être davantage. Pour l’heure, nous devrions nous comporter comme si l’Ajah Noir avait pris le pouvoir à la tour.

— Maîtresse Macura doit déjà avoir envoyé à Narenwin un pigeon avec la description de ce coche, de nos robes et probablement aussi de Thom et Juilin.

— Nous n’y pouvons rien… Mais ça ne serait pas arrivé si nous avions moins traîné pour traverser le Tarabon. Il aurait fallu prendre un bateau.

Elayne n’apprécia pas le ton accusateur, mais Nynaeve eut l’honnêteté de rosir de nouveau.

— Bon, ce qui est fait est fait… Moiraine connaît Siuan Sanche. Egwene peut lui demander si…

Le coche s’arrêta si brusquement qu’Elayne bascula en avant et atterrit sur Nynaeve. Tandis qu’elle tentait de se dégager, sa compagne la repoussant d’ailleurs sans ménagement, elle entendit les chevaux hennir et racler nerveusement le sol avec leurs sabots.

S’unissant au saidar, la Fille-Héritière passa la tête par la portière… et se coupa de la Source Authentique. Il n’y avait aucun danger, seulement une curiosité qu’elle avait vue plus d’une fois dans les rues de Caemlyn. Sur le côté de la route, dans une clairière, une ménagerie itinérante était à l’arrêt. Dans une cage qui occupait toute la partie arrière d’un chariot, un grand lion à crinière noire somnolait. Dans une autre, ses deux compagnes faisaient nerveusement les cent pas.

Une troisième était ouverte. Devant, une femme entraînait deux ours noirs au museau blanc à se tenir en équilibre sur un gros ballon rouge.

Une autre cage encore abritait ce qui semblait être un grand sanglier, n’était sa gueule bien trop pointue, ses pattes terminées par des griffes et sa pilosité bien peu caractéristique. Originaires du désert des Aiels, ces animaux portaient le nom de capar. Il y avait d’autres bêtes dans la caravane, par exemple des oiseaux aux couleurs chatoyantes, mais la particularité de cette ménagerie était ailleurs. Contrairement à tous ceux qu’Elayne avait vus, ce cirque animalier se déplaçait avec des artistes humains. Dans la clairière, deux hommes jonglaient avec des cerceaux parés de rubans, quatre acrobates s’exerçaient à former une pyramide humaine et une « dompteuse » lançait des morceaux de viande à une dizaine de chiens debout sur les pattes de derrière ou en train d’exécuter des cabrioles. À l’arrière-plan, deux types s’affairaient à planter dans le sol deux grands poteaux dont Elayne ne parvint pas à deviner l’usage.

Rien de tout ça n’expliquait l’arrêt brutal de l’attelage du coche – malgré toute son habileté, Thom semblait toujours incapable de calmer les chevaux. L’odeur des fauves montait aux narines d’Elayne, certes, mais les équidés semblaient effrayés par trois énormes bêtes au cuir gris bizarrement plissé. Des défenses flanquant leur long museau qui touchait presque le sol, les deux plus grosses faisaient bien la taille du coche. La troisième, plus petite que les chevaux, mais au minimum aussi lourde, n’avait pas de défenses. Un jeune, supposa Elayne. Pour l’heure, une femme aux cheveux blond très clair le caressait derrière une oreille avec une lourde perche à crochet.

Elayne avait déjà vu des animaux de cette espèce. Et elle aurait cru ne jamais en revoir…

Portant sur les épaules une épaisse cape rouge – un détail stupéfiant par cette chaleur –, un grand type brun sortit du campement et vint faire une révérence devant le chariot. Plutôt bel homme, le galbe du mollet avantageux, ce gaillard en haut-de-chausses semblait tout à fait conscient d’être agréable à regarder.

— Ma dame, je suis navré que mes chevaux-sangliers géants aient effrayé votre attelage.

Se redressant, l’homme fit signe à deux de ses compagnons de venir calmer les chevaux du coche. Puis il regarda de nouveau Elayne, et murmura :

— Allons, ne t’emballe pas, mon cœur…

Juste assez fort pour que la Fille-Héritière entende sans avoir besoin de tendre l’oreille.

— Je me nomme Valan Luca, noble dame, et je suis montreur d’extraordinaires spectacles ! Votre présence me comble de bonheur.

Luca se fendit d’une révérence encore plus raffinée que la première.

Elayne regarda Nynaeve à la dérobée, et vit qu’elle souriait ironiquement, tout comme elle. Un patron de ménagerie bien présomptueux, ce Valan Luca ! Cela dit, ses hommes faisaient du très bon travail avec les chevaux, qui ne semblaient plus au bord de la panique.

Thom et Juilin, eux, contemplaient avec des yeux ronds les étranges créatures.

— Des chevaux-sangliers, maître Luca ? lança Elayne.

— Des chevaux-sangliers géants, ma dame, riposta le patron de la ménagerie. Originaires de l’incroyable Shara, où j’ai en personne conduit une expédition en des territoires hostiles peuplés d’étranges civilisations – un monde plein de paysages mystérieux et de pièges mortels. Vous raconter mes aventures me fascinerait, ma dame. Pensez que j’ai vu des créatures deux fois plus grandes que les Ogiers ! (Luca gesticula d’abondance pour illustrer son propos.) D’autres qui n’avaient pas de tête. Des oiseaux assez gros pour emporter entre leurs serres un taureau adulte. Des serpents capables de gober un homme. Des cités faites d’or pur ! Descendez de votre coche, ma dame, et je vous dirai tout.

Elayne ne douta pas un instant que Luca soit du genre à être fasciné par ses propres fadaises. En revanche, elle ne croyait pas un instant que les « chevaux-sangliers » soient originaires de Shara. Primo, parce que le Peuple de la Mer lui-même n’avait jamais rien vu de plus, concernant Shara, que les ports fortifiés où on confinait les visiteurs. En sortir revenait à signer sa sentence de mort. Du coup, les Aiels n’en savaient pas plus long non plus. Secundo, Nynaeve et elle avaient vu des créatures similaires à Falme, pendant l’invasion des Seanchaniens, qui les utilisaient comme bêtes de peine et animaux de guerre.

— Je crains que ce ne soit pas possible, maître Luca.

— Alors, laissez-nous donner une représentation pour vous. Comme vous le voyez, ce n’est pas une ménagerie classique, mais un concept résolument nouveau. Une représentation privée… Des acrobates, des jongleurs, des animaux sauvages domptés, l’homme le plus fort du monde… Nous avons même avec nous une Illuminatrice. En route pour le Ghealdan, nous serons partis demain, mais pour quelques pièces…

— Ma maîtresse vient de dire que ce n’était pas possible, coupa Nynaeve. Et elle a mieux à faire de son argent, de toute façon…

En réalité, c’était l’ancienne Sage-Dame qui se montrait d’une invraisemblable pingrerie, ne lâchant pas un sou sans rechigner, comme si elle refusait d’accepter que les prix soient plus élevés dans le grand monde qu’à Deux-Rivières.

— Pourquoi voulez-vous aller au Ghealdan, maître Luca ? demanda Elayne, consciente que sa compagne soufflait sur les braises et lui laissait ensuite le soin de noyer l’incendie. J’ai entendu dire qu’il ne fait pas bon y vivre, en ce moment. À ce qu’il paraît, l’armée n’aurait pas pu éliminer cet homme, le Prophète, qui annonce la venue du Dragon Réincarné. Vous ne voulez sûrement pas vous précipiter vers des émeutes.

— Ce sont des rumeurs très exagérées, ma dame, très exagérées… Partout où il y a des foules, des gens aspirent à être divertis. Et ma troupe répond toujours « présente » !

Hésitant un peu, Luca finit par approcher du coche. L’air gêné, il croisa le regard d’Elayne.

— Ma dame, la vérité, c’est qu’en nous autorisant à jouer pour vous, c’est vous qui nous feriez une faveur. Pour être franc, un des chevaux-sangliers a provoqué un… incident… dans la prochaine ville que vous traverserez. C’était involontaire, croyez-moi. Ces créatures sont inoffensives. Hélas, les gens de Sienda m’ont interdit de donner une représentation chez eux. Et ils refusent de venir y assister ici. Rembourser les dégâts et payer les amendes m’a mis sur la paille. Surtout les amendes, d’ailleurs… Si vous acceptez de me payer – trois fois rien, je vous assure ! – je vous nommerai marraine de ma troupe et votre nom sera connu et célébré partout où nous passerons, ma dame…

— Morelin, dit Elayne. Dame Morelin de la maison Samared.

Avec sa nouvelle couleur de cheveux, elle pouvait passer sans peine pour une Cairhienienne.

— Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas le temps d’assister à votre spectacle, mais je peux vous aider, si vous êtes vraiment démuni. Nana, donne un peu d’argent à maître Luca.

Elayne ne voulait surtout pas que son nom soit connu et célébré partout où passerait la troupe. Cela dit, aider les pauvres et les personnes en détresse était un devoir qu’elle tenait à accomplir, même dans un pays étranger.

En grommelant, Nynaeve saisit une de ses bourses, fouilla dedans puis se pencha assez par la fenêtre pour glisser quelque chose dans la paume de Luca.

— Si vous exerciez une honnête profession, marmonna-t-elle, vous n’auriez pas besoin de mendier. En route, Thom !

Le trouvère fit claquer son fouet et Elayne fut propulsée en arrière sur son siège.

— Tu n’avais pas besoin d’être impolie – ni brusque, d’ailleurs. Que lui as-tu donné ?

— Un sou d’argent, dit Nynaeve en rangeant la bourse dans sa sacoche de ceinture. C’est déjà plus que ce qu’il méritait.

— Nynaeve, cet homme va probablement penser que nous nous sommes fichues de lui.

— Avec les épaules qu’il a, travailler un peu ne lui fera pas de mal.

Elayne ne fit aucun commentaire, même si elle ne partageait pas entièrement cette opinion. Pour sûr, travailler ne risquait pas de tuer Luca, mais encore fallait-il qu’il trouve de l’ouvrage.

De toute façon, je doute qu’il accepterait une occupation qui lui interdirait de porter sa superbe cape…

Si elle faisait remarquer à Nynaeve que l’emploi était rare, ça déclencherait à coup sûr une polémique. Chaque fois qu’elle faisait gentiment connaître à l’ancienne Sage-Dame des choses qu’elle ignorait, ça lui valait des accusations allant du complexe de supériorité à l’insupportable arrogance. Au sortir d’une altercation, Valan Luca ne valait sûrement pas la peine d’en provoquer une autre.

Les ombres s’allongeaient lorsque les voyageurs atteignirent Sienda, un assez grand village aux bâtiments de pierre, mais aux toits de chaume, qui possédait deux auberges. La première, Au Lancier du Roi, avait un trou béant à la place de la porte d’entrée. Sous l’œil d’une petite foule, des artisans s’affairaient à réparer les dégâts. Le cheval-sanglier de Luca avait peut-être été offensé par l’enseigne, gisant à côté du trou, pour le moment, qui représentait un soldat en train de charger, sa lance à l’horizontale. À première vue, le panneau de bois semblait avoir été arraché…

De manière plutôt surprenante, il y avait davantage de Capes Blanches ici qu’à Mardecin. D’autres soldats arpentaient les rues. En cotte de mailles, un casque conique sur la tête, ils arboraient sur leur cape bleue l’Étoile et le Chardon de l’Amadicia. De toute évidence, il y avait dans les environs une garnison de l’armée régulière. Et entre les Fils de la Lumière et les soldats du roi, l’atmosphère ne semblait pas à la franche camaraderie. Lorsqu’ils se croisaient, ils s’ignoraient – au mieux – ou se défiaient du regard comme s’ils étaient sur le point de dégainer leurs armes.

Certains Fils arboraient un bâton de berger rouge derrière le soleil qui ornait leur cape. Des membres de la Main de la Lumière, le nom qu’ils donnaient à leur ordre, mais on les appelait plutôt « les Confesseurs ». Des hommes dangereux dont même les autres Capes Blanches se tenaient éloignés.

Devant tant de militaires, Elayne eut l’estomac noué. Mais il ne restait guère plus d’une heure de jour, même en tenant compte des couchers de soleil plus tardifs en été. En voyageant la moitié de la nuit, le coche n’aurait aucune garantie d’atteindre un autre village. De plus, une conduite si étrange risquait d’attirer l’attention sur les voyageurs. Sans mentionner qu’ils avaient une bonne raison de s’arrêter plutôt en ce jour.

Elayne consulta Nynaeve du regard.

— Il faut faire étape, confirma l’ancienne Sage-Dame.

Lorsque le coche s’arrêta devant la seconde auberge, La Lumière de la Vérité, Juilin sauta à terre pour courir ouvrir la portière. Avec la déférence requise, Nynaeve attendit qu’il ait tendu une main à sa maîtresse pour l’aider à descendre. Mais elle fit à Elayne un petit sourire qui laissait augurer qu’elle ne sombrerait plus dans la bouderie.

Le sac de cuir qu’elle accrocha à son épaule n’allait pas trop à une servante, mais bon… Depuis qu’elle s’était reconstitué des réserves d’herbes et d’onguents, l’ancienne Sage-Dame refusait obstinément de s’en séparer.

Dès qu’elle vit l’enseigne de l’établissement – la copie conforme du soleil que les Fils arboraient sur leur cape – Elayne regretta que le cheval-sanglier ait choisi l’autre auberge pour cible. Au moins, elle ne vit pas trace d’un bâton de berger derrière l’astre éblouissant.

Bien entendu, une bonne moitié des clients se révélèrent être des Fils, leur casque posé devant eux sur la table. Prenant une profonde inspiration, Elayne dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas s’enfuir en courant.

Si on oubliait la soldatesque, l’auberge, avec son haut plafond aux poutres apparentes et ses lambris sombres, était un endroit plutôt agréable. Des branches vertes décoraient le foyer des deux cheminées éteintes, et de bonnes odeurs de cuisson montaient des cuisines. Les serveuses en tablier blanc qui se faufilaient entre les tables semblaient à la fois accueillantes et compétentes.

Si près de la capitale, l’arrivée d’une dame ne provoqua guère d’émotion. Ou était-ce à cause du manoir si proche ? Quelques hommes regardèrent Elayne, d’autres, plus nombreux, reluquèrent sa servante, mais ils s’en retournèrent promptement à leur vin lorsqu’elle les eut foudroyés du regard. Pour Nynaeve, même s’il ne disait et ne faisait rien, qu’un homme ose la regarder était déjà hautement inconvenant. Cela posé, se demandait Elayne, pourquoi diantre ne s’habillait-elle pas d’une manière moins agréable à l’œil ? Pour s’assurer que sa robe grise tombait bien, la Fille-Héritière avait dû jouer ardemment du fil et de l’aiguille. Car en matière de couture, Nynaeve avait à peu près la délicatesse d’un laboureur.

Assez enveloppée, de longues boucles grises encadrant son visage souriant aux yeux d’aigle, l’aubergiste, maîtresse Jharen, était du genre à repérer à vingt pas un ourlet élimé ou une bourse plate. Elayne et Nynaeve passèrent l’examen haut la main, puisque la commerçante leur fit une grande révérence avant de leur souhaiter la bienvenue et de s’enquérir si la noble dame venait d’Amador ou s’y rendait.

— J’en reviens, répondit Elayne avec juste ce qu’il fallait de hautaine langueur. Les bals y sont vraiment très agréables, et le roi Ailron est aussi beau qu’on le raconte, mais il faut que je retourne sur mes terres. Je voudrais louer une chambre pour moi et pour ma servante, et un quelconque coin pour mon valet et mon cocher.

Se rappelant le lit gigogne, elle ajouta :

— Une chambre avec deux lits séparés. J’ai besoin de Nana, mais avec un lit gigogne, ses ronflements m’empêcheront de dormir.

Le masque de déférence de Nynaeve se lézarda – très peu, par bonheur – mais c’était pourtant la vérité : elle ronflait comme un sonneur.

— Bien entendu, ma dame, dit l’aubergiste, j’ai ce qu’il vous faut. Mais vos employés devront dormir dans l’écurie, sur des bottes de foin. Comme vous le voyez, mon établissement est pris d’assaut. Hier, une troupe de vagabonds est venue avec d’horribles monstres, et l’un d’eux a pratiquement rasé le Lancier du Roi. Le pauvre Sim a perdu plus de la moitié de ses clients, qui se sont tous réfugiés ici. (Elle eut un sourire plus satisfait que navré.) Par bonheur, il me reste une chambre.

— Je suis sûre qu’elle sera parfaite… Si vous pouvez nous faire monter un repas léger et de l’eau chaude, j’ai l’intention de me retirer très tôt.

Bien que le soleil fût encore assez loin d’être couché, Elayne étouffa discrètement un bâillement.

— Vos désirs sont des ordres, ma dame. Si vous voulez bien me suivre.

Se sentant obligée de distraire sa cliente en la guidant jusqu’au deuxième étage, maîtresse Jharen répéta que l’auberge était presque pleine – un miracle qu’il lui soit resté une chambre ! – et revint sur l’affaire de la troupe, des monstres et de la façon dont on avait fichu dehors tous ces importuns. Puis elle évoqua tous les nobles qui étaient descendus chez elle, sans oublier le seigneur général des Fils de la Lumière, un jour. La veille, un Quêteur du Cor s’était arrêté à Sienda. Il était en route pour Tear, où la célèbre Pierre, à ce qu’on disait, était tombée entre les mains d’un faux Dragon. Quand même, quelles abominations commettaient les hommes, dès qu’ils en avaient l’occasion…

— En tout cas, j’espère qu’ils ne le trouveront jamais ! Pour sûr que je l’espère !

— Vous parlez du Cor de Valère ? demanda Elayne. Pourquoi donc ?

— Parce que si on le trouve, ma dame, ça signifiera que l’Ultime Bataille est proche. Le Ténébreux en liberté dans le monde… Fasse la Lumière qu’on ne trouve jamais cet instrument. Car dans ce cas, l’Ultime Bataille n’aura jamais lieu, n’est-ce pas ?

Elayne ne sut trop quoi objecter à une logique si aberrante.

Sans être exiguë, la chambre se révéla plutôt petite. Entre les deux couches étroites au couvre-lit à rayures, il y avait juste la place de passer pour accéder à la fenêtre donnant sur la rue. Une petite table où trônaient une lampe et un briquet à silex était posée entre les lits, et une coiffeuse équipée d’un miroir tenait lieu de coin toilette. Par bonheur, tout était propre et net, y compris le petit tapis à fleurs.

L’aubergiste tapota les oreillers, lissa les couvre-lits, assura que les matelas en plume d’oie seraient parfaits, déclara que le valet pourrait monter les affaires de la dame par l’escalier de service, et affirma que la nuit serait des plus agréables, d’autant plus qu’un doux courant d’air aérerait la chambre si la dame ouvrait la fenêtre et laissait la porte entrebâillée.

Comme si Elayne allait dormir avec sa chambre ouverte aux quatre vents !

Avant que la Fille-Héritière ait réussi à ficher dehors l’aubergiste, deux domestiques arrivèrent avec un broc d’eau chaude et un plateau recouvert d’un torchon blanc. Sous le tissu, on reconnaissait la forme d’une carafe et de deux coupes.

— L’aubergiste a dû avoir peur que nous allions Au Lancier du Roi, malgré la brèche dans la façade, dit Elayne quand tout le monde fut enfin sorti. (Regardant la chambre, où il y aurait à peine assez de place pour elles et leurs coffres, elle fit la grimace.) Je me demande si nous n’aurions pas mieux fait…

— Je ne ronfle pas, dit Nynaeve, morose.

— Bien sûr que non ! Mais il fallait bien que je dise quelque chose.

Nynaeve soupira à pierre fendre, mais elle n’insista pas.

— Je suis contente d’avoir déjà sommeil… Excepté la fourche-racine, je n’ai rien trouvé qui aide à dormir dans les placards de dame Macura.

Aidé de Thom, Juilin eut besoin de trois voyages pour monter dans la chambre les coffres bardés de fer. Bien entendu, les deux hommes râlèrent d’abondance parce qu’ils étaient obligés de passer par l’escalier de service, particulièrement étroit. En apportant le premier coffre, celui aux charnières en forme de feuilles – l’argent, les objets de valeur et les ter’angreal récupérés y étaient rangés –, ils semblèrent vouloir se plaindre d’être relégués dans les écuries, mais un coup d’œil à la chambre les dissuada d’aller plus loin dans cette voie.

— Nous allons fureter un peu dans la salle commune, dit Thom lorsque le dernier coffre fut en place, interdisant presque l’accès à la coiffeuse.

— Puis nous ferons un tour dans le village, ajouta Juilin. Quand l’atmosphère est tendue, les langues ont tendance à se délier.

— Une très bonne idée, dit Elayne.

Thom et Juilin tenaient tellement à croire qu’ils ne servaient pas qu’aux travaux de force. Pour être honnête, ils avaient été bien plus utiles que ça à Tanchico – et plus encore à Mardecin ! – et ils le seraient sans doute encore à l’avenir, mais dans un trou comme Sienda…

— Surtout, ne vous attirez pas d’ennuis avec les Capes Blanches, hein ?

Les deux gaillards se regardèrent avec consternation – à croire qu’Elayne ne les avait jamais vus revenir de leurs « missions d’information » avec des plaies et des bosses – mais elle leur pardonna cette réaction et sourit à Thom.

— J’ai hâte d’entendre ton rapport.

— Demain matin, grogna Nynaeve en s’efforçant de ne pas regarder Elayne – une manière indirecte de la foudroyer du regard. Si vous nous dérangez pour moins qu’une attaque de Trollocs, il vous en cuira !

Le regard qu’échangèrent les deux hommes en dit très long sur ce qu’ils pensaient. Bien qu’agacée, Nynaeve consentit à leur donner quelques pièces, et ils fichèrent le camp en assurant qu’ils ne perturberaient pas le sommeil de ces dames.

— Si je ne peux même plus parler à Thom…, commença Elayne.

Mais Nynaeve ne le laissa pas terminer.

— Je ne veux pas qu’ils me voient endormie en sous-vêtements !

S’avisant que sa compagne peinait à déboutonner sa robe, Elayne voulut l’aider, mais elle se fit rembarrer.

— Je me débrouillerai… Occupe-toi plutôt de sortir l’anneau.

Vexée, la Fille-Héritière remonta sa jupe pour accéder à la poche secrète qu’elle avait cousue à l’intérieur. Si Nynaeve voulait se montrer désagréable, eh bien, qu’elle ne se gêne pas ! Mais elle ne répondrait pas à ses provocations, même si l’ancienne Sage-Dame recommençait à râler ferme.

La poche secrète contenait deux bijoux. La bague au serpent d’Acceptée d’Elayne et un anneau de pierre.

Strié de rouge, de bleu et de marron, cet anneau trop grand pour tenir à un doigt avait une forme bizarrement aplatie. Si incroyable que ça paraisse, il n’avait qu’un côté. Lorsqu’on passait un doigt sur sa surface, on revenait à son point de départ sans avoir dû en soulever la pointe. Il s’agissait d’un ter’angreal et sa fonction consistait à donner accès à Tel’aran’rhiod – même aux gens qui n’avaient pas le don d’Egwene ou de certaines Matriarches. Il suffisait de s’endormir en étant en contact avec le bijou. Et contrairement aux deux ter’angreal repris à l’Ajah Noir, celui-là n’imposait pas qu’on canalise le Pouvoir. Pour ce qu’en savait Elayne, un homme pouvait bien être capable de s’en servir.

Vêtue de sa seule chemise de lin, Nynaeve ajouta l’anneau à la lanière de cuir où pendaient déjà sa bague au serpent et la chevalière de Lan, puis elle refit le nœud, cala ses trésors entre ses seins et s’allongea sur un des lits, la tête confortablement posée sur l’oreiller.

— Quand arriveront Egwene et les Matriarches ? demanda Elayne. Je ne peux jamais dire quelle heure il est dans le désert des Aiels.

— Il reste du temps, sauf si Egwene est en avance, mais ce ne sera pas le cas. Les Matriarches ne laissent pas beaucoup de mou à sa laisse, et ça lui sera bénéfique, à long terme. Cette petite a toujours été bien trop têtue !

Nynaeve ouvrit les yeux, leva la tête et regarda la Fille-Héritière comme si ces propos avaient tout aussi bien pu la viser.

— N’oublie pas de lui dire de parler à Rand, au sujet de ce que je pense de lui… (Pas question d’entrer dans le jeu de l’ancienne Sage-Dame, pour sûr que non !) Qu’elle lui dise… eh bien que je l’aime, et qu’il n’y a de place que pour lui dans mon cœur.

Voilà, c’était sorti !

Nynaeve roula de gros yeux – une réaction qui n’avait rien de flatteur.

— Si tu y tiens…, marmonna-t-elle en laissant retomber sa tête sur l’oreiller.

Alors que le souffle de sa compagne ralentissait déjà, Elayne tira un coffre contre la porte et s’assit dessus. Depuis toujours, elle détestait attendre. Et si elle descendait dans la salle commune, ça ferait les pieds à Nynaeve ! De plus, Thom y serait sans doute, et… Et rien du tout ! Il était censé être son cocher. Nynaeve avait-elle songé à ce détail, avant d’accepter de jouer les servantes ?

Elayne soupira et s’adossa à la porte. Bon sang ! ce qu’elle détestait attendre !


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