14 Rendez-vous

Les effets de l’anneau ter’angreal ne perturbaient plus du tout Nynaeve. Comme prévu, elle était à l’endroit auquel elle pensait en s’endormant : le Cœur de la Pierre, une grande salle nichée dans une forteresse appelée la Pierre de Tear. Les lampes sur pied dorées n’étaient pas allumées, pourtant, une pâle lueur semblait venir de partout à la fois – et en même temps, de nulle part –, entourant la jeune femme et se perdant dans les ombres qui régnaient sur tout le périmètre extérieur de la salle.

Au moins, ici, on ne crevait pas de chaud. Dans le Monde des Rêves, les températures extrêmes semblaient bannies.

Des colonnes de pierre rouge se dressaient partout où Nynaeve regardait, et quand elle levait les yeux, elle n’apercevait pas la voûte, noyée dans les ténèbres, mais seulement les lampes dorées qui en pendaient, accrochées à des chaînes.

Le sol de pierre claire, remarqua-t-elle, était poli à force d’être arpenté dans tous les sens. Certes, les Hauts Seigneurs de Tear venaient rarement dans le Cœur – en fait, uniquement quand leurs lois ou leurs coutumes l’exigeaient – mais cela durait depuis la Dislocation du Monde.

Sous la coupole, l’épée de cristal nommée Callandor était enfoncée sur la moitié de sa longueur dans le sol, exactement là où Rand l’avait laissée.

Nynaeve n’approcha pas de l’arme. À en croire le fichu garçon, il avait tissé autour de l’épée des protections qu’aucune femme ne pouvait voir, puisqu’il avait utilisé le saidin. Des pièges vicieux, sûrement, parce que même le meilleur des hommes tombait aisément dans une certaine perversité dès qu’il entendait se montrer rusé. Et des pièges amorcés aussi bien pour une femme que pour tout homme susceptible d’utiliser le sa’angreal de cristal. Car l’idée était de placer l’arme hors de portée de la Tour Blanche tout autant que des Rejetés. À part Rand, quiconque toucherait Callandor mourrait sur-le-champ ou connaîtrait un sort encore pire.

Nynaeve songea à une règle majeure de Tel’aran’rhiod. Tout ce qui existait dans le « monde normal » s’y retrouvait – y compris les tissages de Rand. En revanche, l’inverse n’était pas toujours vrai. Le Monde des Rêves, également nommé le Monde Invisible, reflétait l’univers réel – parfois de manière un peu distordue – mais il renvoyait également l’image de ce qui était peut-être bien d’autres mondes. Selon Verin Sedai, il existait une Trame tissée avec des mondes – des réalités alternatives – et non avec la vie des gens, ces vies qui composaient la grande Trame des Âges. Tel’aran’rhiod était en somme le reflet de toutes les réalités. Pourtant, très peu de gens pouvaient y entrer, sauf par hasard et sans le savoir, lorsqu’ils « dérivaient » de leurs rêves normaux. Des incursions dangereuses pour ces rêveurs innocents qui ne s’en apercevaient jamais, sauf quand il était trop tard.

Ce raisonnement amena Nynaeve à se remémorer une autre règle de Tel’aran’rhiod : tout ce qui arrivait au rêveur lui advenait également dans l’univers éveillé. En d’autres termes, mourir dans le Monde des Rêves revenait à mourir pour de bon.

Nynaeve eut la sensation qu’on l’observait depuis la pénombre qui régnait entre les colonnes. Mais ça ne la perturba pas non plus, car il ne pouvait pas s’agir de Moghedien.

Des yeux imaginaires… Il n’y a personne… J’ai dit à Egwene de ne pas s’en soucier, et voilà que je…

De toute façon, Moghedien ne se serait pas contentée d’espionner. Peut-être, mais Nynaeve regrettait quand même de ne pas être assez en colère pour canaliser le Pouvoir. Non qu’elle ait eu peur, bien entendu. Le problème, c’était d’être si calme. Pas apeurée du tout, et d’une terrifiante sérénité.

Entre les seins de l’ancienne Sage-Dame, l’anneau semblait bizarrement léger, comme s’il essayait de léviter hors de sa chemise de lin, lui rappelant à cette occasion qu’elle était en sous-vêtements. Aussitôt, elle se retrouva vêtue d’une robe.

Un des petits miracles du Monde des Rêves qui la ravissaient. Ici, il n’était nul besoin de canaliser pour réussir des « trucs » qu’aucune Aes Sedai n’avait sûrement jamais dû réaliser avec le Pouvoir.

Cela dit, la robe la déçut, car elle ne correspondait pas à ses attentes. Au lieu d’être revêtue d’une solide tenue de laine de Deux-Rivières, voilà qu’elle portait une robe au col montant orné de dentelle – un détail qui aurait convenu à sa pudeur, n’étaient les plis révélateurs que la soie jaune clair décrivait tout autour de son corps. Quand elle était obligée de porter de pareilles tenues à Tanchico, pour se fondre dans le paysage, Nynaeve avait plus d’une fois pesté contre l’indécente mode du Tarabon. Apparemment, elle avait fini par s’y habituer, voire par y prendre goût…

Tirant très fort sur sa natte pour se punir d’être si peu concentrée, Nynaeve décida de ne rien modifier à la robe. Sa tenue n’était pas parfaite, mais elle n’avait rien d’une gamine trop gâtée qui fait des caprices pour des peccadilles.

Après tout, une robe est une robe…

Quand Egwene arriverait en compagnie d’elle ne savait quelles Matriarches, elle serait habillée ainsi. Et si quelqu’un osait une remarque…

Mais je ne suis pas venue en avance pour penser à des futilités au sujet de la mode…

— Birgitte ?

Personne ne lui répondant, Nynaeve haussa le ton, même si ça n’était pas nécessaire. Ici, la femme à qui elle s’adressait aurait entendu son nom même si elle avait été à l’autre bout du monde.

— Birgitte ?

Une femme sortit de la pénombre, entre les colonnes. Son regard bleu serein et confiant, Birgitte arborait une tresse blonde encore plus sophistiquée que celle de Nynaeve. Sous une courte veste blanche, elle portait un pantalon bouffant resserré au niveau des chevilles au-dessus de bottines aux talons surélevés. Une « mode » qui datait de près de deux mille ans, mais à laquelle Birgitte avait pris goût. Arborant un arc d’argent, elle avait à la taille un carquois rempli de flèches du même métal.

— Gaidal est dans le coin ? demanda Nynaeve.

Cet homme s’éloignait rarement de Birgitte, et sa présence mettait mal à l’aise l’ancienne Sage-Dame. De fait, refusant de reconnaître son existence, il tirait la tête quand Birgitte s’adressait à elle.

Au début, rencontrer Gaidal Cain et Birgitte dans le Monde des Rêves s’était révélé très perturbant. Car enfin, il s’agissait d’antiques héros liés à une multitude de récits et de légendes. Mais comme Birgitte l’avait elle-même souligné, quel endroit aurait été plus approprié pour des héros destinés par la Roue du Temps à attendre le jour de leur résurrection ? Un rêve était vraiment le choix idéal, d’autant plus que celui-ci existait depuis aussi longtemps que la Roue elle-même.

Comme Rogosh à l’Œil d’Aigle, Artur Aile-de-Faucon et tant d’autres, Birgitte et Gaidal Cain faisaient partie des héros morts que le Cor de Valère réveillerait lorsque sonnerait l’heure de l’Ultime Bataille.

L’héroïne blonde secoua la tête.

— Voilà un moment que je ne l’ai pas vu… On dirait que la Roue l’a de nouveau intégré à la Trame. Ça arrive tout le temps…

À la fois perplexe et soucieuse, Birgitte faisait référence à un étrange phénomène. Si elle ne se trompait pas, un garçon venait de naître quelque part, bébé vagissant qui n’avait aucune conscience de son identité, mais dont la vie donnerait immanquablement naissance à de nouvelles légendes. Intégrant les héros à la Trame selon ses besoins et ses desseins, la Roue leur offrait une nouvelle vie. Puis ils mouraient et revenaient dans le Monde des Rêves. C’était cela, être lié à la Roue. De nouveaux héros arrivaient bien entendu sans cesse, mais une fois « liés » ils le restaient pour toujours.

— Combien de temps te reste-t-il ? demanda Nynaeve. Sûrement des années…

Birgitte était de toute éternité unie à Gaidal. Âge après Âge, légende après légende, elle partageait avec lui d’incroyables aventures et une histoire d’amour que la Roue du Temps elle-même n’aurait pas pu briser. Chaque fois, elle naissait après Gaidal. Un an, cinq ou dix, mais toujours après.

— Je n’en sais rien, Nynaeve. Ici, le temps ne s’écoule pas comme dans le monde éveillé. Il me semble t’avoir rencontrée pour la dernière fois il y a dix jours, et Elayne seulement un jour avant. Quelle est ta perception du temps ?

— Quatre et trois jours, pour ces événements…, répondit Nynaeve.

Elayne et elle venaient aussi souvent que possible parler avec Birgitte, mais Thom et Juilin, qui partageaient leur camp et montaient la garde à tour de rôle, ne leur avaient pas facilité la tâche. L’héroïne blonde se souvenait des Rejetés et de la guerre du Pouvoir – enfin, de la vie qu’elle avait vécue durant cet événement beaucoup plus long. Ses existences antérieures étaient comme des livres qu’elle aurait chéris, les plus anciens moins présents dans sa mémoire, mais elle ne risquait pas d’oublier les Rejetés. En particulier Moghedien…

— Tu vois, Nynaeve ? Ici, le flux du temps varie énormément. Il peut s’écouler des mois avant que je renaisse… ou des jours. De mon point de vue, je veux dire. Dans le monde réel, il peut s’agir de plusieurs années.

Nynaeve détestait ne pas savoir, mais elle s’efforça de passer outre sa contrariété.

— Dans ce cas, ne gaspillons pas le temps qui nous reste. As-tu vu l’un d’entre eux depuis notre dernière rencontre ?

Il était inutile de préciser de qui parlait l’ancienne Sage-Dame.

— J’en ai bien trop vu pour mon goût… Lanfear vient souvent ici, bien sûr, mais j’ai aussi aperçu Rahvin, Sammael et Graendal. Plus Demandred et Semirhage…

Sur le dernier nom, la voix de Birgitte s’était durcie, comme si elle avait voulu l’empêcher de trembler. Même si Moghedien la haïssait, elle n’en avait pas peur – en tout cas, pas ouvertement. Avec Semirhage, c’était une autre affaire.

Frissonnant par empathie – l’héroïne blonde lui avait beaucoup parlé de cette Rejetée-là –, Nynaeve s’avisa qu’elle portait désormais une cape de voyage en laine dont le capuchon rabattu devait noyer son visage dans les ombres. Confuse, elle fit disparaître le vêtement.

— Ils ne t’ont pas repérée ? demanda-t-elle, inquiète.

Malgré une parfaite connaissance de Tel’aran’rhiod, Birgitte était bien plus vulnérable qu’elle. Ne maîtrisant pas le Pouvoir, l’héroïne risquait d’être écrasée comme une vulgaire fourmi par tout Rejeté qui croiserait son chemin. Et si elle mourait ici, il n’y aurait plus jamais de résurrection pour elle.

— Je ne suis pas assez incompétente – ni idiote ! – pour permettre ça !

Birgitte s’appuya à son arc d’argent, une arme qui, avec ses flèches du même métal, permettait à l’héroïne de ne jamais rater sa cible, selon les légendes.

— Ils se soucient les uns des autres et se fichent du reste ! J’ai vu Rahvin, Sammael, Graendal et Lanfear s’espionner entre eux. Demandred et Semirhage étaient l’objet des mêmes « attentions ». Depuis qu’ils sont libres, c’est la première fois que je vois tant de Rejetés ici.

— Ils mijotent quelque chose, marmonna Nynaeve, mais quoi ?

— Je ne peux pas encore le dire… Pendant la guerre des Ténèbres, ils complotaient sans trêve – souvent les uns contre les autres – mais qu’ils soient éveillés ou qu’ils rêvent, leurs machinations n’ont jamais été de bon augure pour le monde.

— Essaie de savoir ce qu’ils préparent, Birgitte. Mais sans prendre de risques, surtout !

Birgitte ne broncha pas, pourtant, Nynaeve aurait juré qu’elle ricanait intérieurement. Cette femme se souciait aussi peu du danger que Lan, ce qui en disait long sur son bon sens.

Nynaeve regretta de ne pas pouvoir interroger Birgitte sur les manigances de la tour et de Siuan Sanche. Mais l’héroïne ne pouvait ni voir ni toucher le monde réel tant que le Cor de Valère ne la rappelait pas.

Tu tournes autour du pot, ma fille !

— Birgitte, as-tu vu Moghedien ?

— Non, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. D’habitude, je suis capable de localiser tous ceux qui ont conscience d’être dans le Monde des Rêves. Un peu comme si des ondes émanaient d’eux – ou les ondulations d’une mare d’eau, mais venant de leur esprit. Je n’en sais trop rien, parce que je suis une guerrière, pas une érudite. Soit Moghedien n’est plus venue depuis que tu l’as vaincue, soit…

Birgitte hésita. Nynaeve aurait voulu l’empêcher de dire ce qui allait inévitablement suivre, mais l’héroïne était trop forte et trop courageuse pour se voiler la face.

— … soit elle sait que je la cherche. Pour se cacher, elle n’est pas la dernière ! Si on la surnomme l’Araignée, ce n’est pas par hasard !

Durant l’Âge des Légendes, une moghedien était bel et bien une petite araignée qui tissait sa toile dans des cachettes secrètes – et dont la morsure tuait en un clin d’œil, accessoirement.

De nouveau consciente d’être épiée, Nynaeve frissonna. Ça n’avait rien à voir avec des tremblements ! Juste des frissons… Cependant, elle s’assura de rester dans sa robe de soie, afin d’éviter de se retrouver soudain dans une armure. Quand elle était seule, elle détestait déjà que ces « avanies » trahissent ses éventuelles faiblesses. Alors, sous le regard d’une femme assez vaillante pour être l’égale de Gaidal Cain…

— Peux-tu la trouver même quand elle veut rester cachée ?

C’était beaucoup demander, surtout si Moghedien se savait traquée. À peu près l’équivalent de pister un lion dans la savane en étant armé d’un bâton.

— Peut-être… En tout cas, j’essaierai. Bon, je dois y aller, à présent. Je ne peux pas courir le risque d’être vue par les… autres.

Nynaeve posa une main sur le bras de Birgitte pour la retenir.

— Permets-moi de leur parler de toi ! Ainsi, je pourrais partager tes informations sur les Rejetés avec Egwene et les Matriarches – qui les transmettraient à Rand. Il faut qu’il sache !

— Tu as promis, Nynaeve, dit Birgitte, le regard glacial. Les règles disent que personne ne doit savoir que nous, les héros morts, résidons dans Tel’aran’rhiod. En te parlant, j’ai déjà été loin dans la transgression. Et encore plus en t’aidant. Mais après avoir combattu les Ténèbres pendant une infinité de vies, je ne pouvais pas te laisser lutter sans rien faire. Cela dit, j’ai l’intention de ne pas multiplier les transgressions. Tu dois tenir ta promesse !

— Bien sûr que je la tiendrai ! s’indigna Nynaeve. Sauf si tu m’en libères. Et je te demande de…

— Non !

Sur ce mot, Birgitte se volatilisa, la main de Nynaeve ne reposant plus sur son bras mais dans le vide. In petto, l’ancienne Sage-Dame s’autorisa à égrener un chapelet de jurons récemment entendus dans la bouche de Thom et de Juilin. Le genre d’imprécations qu’elle interdisait à Elayne de répéter… Appeler de nouveau Birgitte n’aurait servi à rien. Encore fallait-il espérer qu’elle réponde, lors de sa prochaine visite, ou quand ce serait au tour de la Fille-Héritière.

— Birgitte, je tiendrai parole ! C’est juré !

L’héroïne blonde entendrait, c’était sûr. Et lors de leur prochain rendez-vous, elle en saurait peut-être davantage sur Moghedien. Au fond, il ne valait mieux pas… Car si c’était le cas, ça signifierait que cette Rejetée hantait Tel’aran’rhiod.

Pauvre idiote !

« Quand tu cherches des serpents, pourquoi t’étonner si l’un d’entre eux te mord ? »

Décidément, cette Lini méritait d’être connue…

Dans la grande salle vide, entourée de colonnes polies, Nynaeve se sentit soudain très oppressée.

Mais s’il y avait quelqu’un, Birgitte l’aurait su, n’est-ce pas ?

S’avisant qu’elle lissait la soie jaune, sur ses hanches, Nynaeve décida de se concentrer sur la robe. Un bon moyen d’oublier les yeux imaginaires, non ?

La première fois que Lan l’avait vue, elle portait une bonne vieille robe de Deux-Rivières. Et le jour où il lui avait déclaré sa flamme, la très simple robe brodée qu’elle avait revêtue n’avait rien pour attirer les regards. Pourtant, elle voulait désormais que le Champion la voie dans des tenues comme celle-là. Et si c’était devant lui, où aurait pu être l’indécence ?

Un grand miroir se matérialisa, et la jeune femme s’y observa sous toutes les coutures. Les drapés de soie avaient une fascinante façon de révéler ce qu’ils étaient censés cacher. À Champ d’Emond, Sage-Dame ou non, elle aurait été convoquée devant le Cercle des Femmes, et pas pour recevoir des félicitations. Peut-être, mais cette tenue n’en était pas moins superbe. Ici, seule devant un miroir, Nynaeve dut reconnaître qu’elle s’était habituée, et même plus que ça, à porter des jolies choses en public.

Tu aimes ça, en réalité ! Au point de devenir aussi coquette qu’Elayne, qui s’engage sur un bien mauvais chemin.

Certes, mais sa tenue était belle, et sans doute bien moins impudique qu’elle l’aurait jugé naguère. Après tout, elle ne comportait pas un décolleté plongeant jusqu’aux genoux, comme ceux qu’affectionnait la Première Dame de Mayene, par exemple. Enfin, jusqu’aux genoux, c’était peut-être exagéré, mais Berelain prenait ses aises avec la respectabilité, c’était le moins qu’on pouvait dire.

Les tenues des Domani, avait entendu dire Nynaeve, étaient même jugées indécentes par les Tarabonais. Suite à cette pensée, les drapés de soie jaune devinrent des flots de tissu ondulant serré à la taille par une ceinture d’or torsadé. Un tissu très fin. Extrêmement fin, même, constata Nynaeve en rougissant. Et par conséquent, fort peu opaque – cette robe-là faisait bien plus que suggérer, il fallait l’admettre. Si Lan la voyait dedans, nul doute qu’il cesserait de radoter sur leur amour sans espoir parce qu’il refusait d’offrir une tenue de deuil à sa femme le jour de leurs noces. Un seul regard, et son sang s’embraserait. Pour sûr que…

— Au nom de la Lumière ! comment es-tu habillée, Nynaeve ? s’écria soudain Egwene d’un ton scandalisé.

Nynaeve sauta sur place, pirouetta en plein vol et atterrit face à Egwene et à Melaine. Melaine, bien entendu ! Il fallait que ce soit elle… Encore qu’aucune autre Matriarche n’aurait mieux valu, tout bien pesé.

Le miroir s’étant volatilisé dans son dos, Nynaeve portait maintenant une robe de laine de chez elle assez épaisse pour convenir durant l’hiver le plus rigoureux. Vexée d’avoir été surprise – oui, d’avoir été surprise, et pour aucune autre raison ! –, elle rechangea de tenue, repassant d’abord à la robe domani puis aux drapés tarabonais.

Comme de bien entendu, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. L’art de se ridiculiser en un clin d’œil ! Et devant Melaine, en plus de tout, une femme superbe s’il en était…

Encore que l’apparence de la Matriarche n’était pas susceptible de troubler son sommeil. Mais cette Melaine, présente lors du précédent rendez-vous de Nynaeve avec Egwene, l’avait « taquinée » au sujet de Lan. Bien entendu, l’ancienne Sage-Dame s’était emportée. Selon Egwene, entre Aielles, ce n’était pas vraiment de la moquerie, mais Melaine s’était quand même répandue en compliments admiratifs sur les épaules, les mains et les yeux du Champion. Quel droit avait-elle, cette tigresse aux yeux verts, de lorgner sur les épaules de son homme ? Non que Nynaeve eût le moindre doute sur la fidélité de Lan. Mais enfin, c’était un homme, il était loin d’elle, et Melaine avait…

Non, il ne fallait pas se laisser entraîner sur cette pente savonneuse.

— Lan…, commença-t-elle.

Tu ne peux donc pas tenir ta langue, stupide femelle ?

Mais pas question de revenir en arrière, surtout en présence de Melaine. Le sourire amusé d’Egwene était déjà pénible à supporter, alors la complicité que la Matriarche osait affecter, quelle horreur !

— Lan va-t-il bien ?

Une question naturelle, non ? Mais qui sonnait faux, hélas.

— Très bien, répondit Egwene, même s’il s’inquiète à ton sujet.

Nynaeve soupira et s’avisa à cette occasion qu’elle retenait sa respiration. Même sans Couladin et ses Shaido, le désert des Aiels aurait été un endroit dangereux, et Lan ignorait jusqu’à l’existence du mot « prudence ». Et il s’inquiétait à son sujet ? Parce qu’il la croyait trop gourde pour prendre soin d’elle-même, peut-être ?

— Nous sommes entrés en Amadicia, dit-elle avec l’espoir de détourner la conversation.

La langue trop longue, puis un gros soupir… Cet homme m’a volé mon cerveau !

En sondant l’expression de ses interlocutrices, Nynaeve fut incapable de dire si elle avait réussi à noyer le poisson.

— Nous sommes dans un village appelé Sienda, à l’est d’Amador. Ça grouille de Capes Blanches, mais nous ne les intéressons pas. Le danger est ailleurs…

Devant Melaine, Nynaeve se devait d’être prudente – en d’autres termes, de distordre un peu la réalité de temps en temps. Elle parla néanmoins de Ronde Macura, de son curieux message et de la fourche-racine. Mais elle transforma l’affaire en une tentative visant à les droguer, car elle n’avait aucune intention d’admettre face à Melaine qu’elle s’était laissé berner par une couturière.

Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est la première fois que je mens à Egwene.

Les motivations de toute l’affaire – le retour au bercail d’une Acceptée fugueuse – ne pouvaient évidemment pas être mentionnées, puisque les Matriarches croyaient qu’elle et Elayne étaient d’authentiques Aes Sedai. Mais elle devait d’une manière ou d’une autre communiquer la vérité à Egwene.

— C’est sans doute lié à quelque machination en rapport avec le royaume d’Andor. Mais toi et moi, nous sommes très unies à Elayne, et nous devrions être aussi prudentes qu’elle.

Egwene acquiesça lentement. Elle semblait stupéfiée, et il y avait de quoi, mais au moins, elle avait capté le message.

— Heureusement, le goût de cette infusion a éveillé mes soupçons. Tu penses ! Vouloir faire avaler de la fourche-racine à quelqu’un qui connaît les herbes aussi bien que moi !

— Des complots imbriqués dans des complots, marmonna Melaine. Le Grand Serpent est un excellent symbole pour les Aes Sedai. À force de vous mordre la queue, vous finirez par vous avaler vous-mêmes.

— Nous avons aussi des nouvelles, dit Egwene.

Nynaeve ne comprit pas le sens de cette intervention hâtive.

Je ne vais sûrement pas me laisser énerver par cette Matriarche. Et en ce qui me concerne, elle peut insulter la Tour Blanche autant qu’elle veut !

Nynaeve éloigna la main de sa natte. Ce qu’Egwene entreprit de lui révéler chassa jusqu’à la colère de ses préoccupations.

Couladin avait traversé la Colonne Vertébrale du Monde… C’était déjà grave en soi, et savoir que Rand le suivait n’arrangeait rien. Ce fichu garçon fonçait vers la passe de Jangai, et selon Melaine, en marchant de l’aube à la tombée de la nuit, il serait très bientôt à destination. Le Cairhien allait assez mal pour ne pas avoir besoin, en sus, d’une guerre entre factions aielles. Et si Rand mettait son plan dément à exécution, tout ça finirait par une nouvelle guerre des Aiels.

Était-il dément lui-même ? Non, pas encore, probablement. Il devait bien lui rester un semblant de santé mentale.

Naguère, je me demandais comment le protéger. Aujourd’hui, j’espère seulement qu’il restera sain d’esprit jusqu’à l’Ultime Bataille.

Oh ! elle ne lui souhaitait pas du bien que pour ça, mais elle y songeait quand même. Après tout, c’était son destin.

Que la Lumière me brûle ! Je suis aussi méprisable que Siuan Sanche et toutes ces maudites sœurs !

Mais Egwene n’en avait pas fini avec les nouvelles ahurissantes.

— Plaît-il ? Moiraine obéit à Rand ?

Egwene hocha sa tête affublée du ridicule foulard des Aielles.

— La nuit dernière, ils ont eu une prise de bec, parce qu’elle essayait de le convaincre de ne pas suivre Couladin. Il lui a dit de rester à l’écart tant qu’elle ne serait pas calmée. Moiraine a failli s’étrangler d’indignation, mais elle a fait ce qu’il lui ordonnait – pendant une bonne heure, en tout cas.

— Ce n’est pas convenable, dit Melaine en ajustant son châle. Les hommes n’ont pas plus vocation à commander les Aes Sedai qu’à diriger les Matriarches. Même le Car’a’carn.

— Voilà qui est bien parlé ! lança Nynaeve avant de se maudire de ne pas avoir tourné sa langue sept fois dans sa bouche.

Il la fait danser au son de sa flûte, et alors ? Moiraine nous manipule depuis trop longtemps. Moi, je ne veux pas devenir une Aes Sedai, mais simplement en apprendre davantage sur la guérison. Mon but, c’est de rester moi-même. Alors, que Rand tire les ficelles qu’il veut !

Cela, ce n’était pas convenable…

— Au moins, il lui parle, maintenant, dit Egwene. Avant, il s’emportait dès qu’elle était à moins de dix pas de lui. Nynaeve, la tête de Rand enfle un peu plus chaque jour.

— Quand je pensais que tu prendrais un jour ma suite, comme Sage-Dame, ne t’ai-je pas appris à traiter ce genre d’enflure ? Eh bien, tu devrais le faire, ça aiderait ce garçon, s’il se prend pour le taureau dominant du pâturage. Et encore plus s’il l’est vraiment. J’ai toujours pensé que les rois et les reines deviennent idiots quand ils oublient ce qu’ils sont et se comportent comme qui ils sont. Mais ils se révèlent encore pires quand ils se souviennent seulement de ce qu’ils sont et oublient qui ils étaient. La plupart auraient bien besoin d’un attaché spécial chargé de leur rappeler qu’ils mangent, transpirent et pleurent comme n’importe quel paysan.

Melaine tira sur son châle, comme si elle ne parvenait pas à décider si ces propos lui convenaient ou non.

— J’essaie de le « dégonfler », dit Egwene, mais par moments, je ne le reconnais plus. Et même quand il ressemble au Rand que je connaissais, son arrogance le rend inaccessible.

— Fais de ton mieux… L’aider à ne pas perdre pied est sans doute ce qu’on peut lui apporter de meilleur. À lui et au reste du monde.

Un long silence suivit cette déclaration. Nynaeve et Egwene n’aimaient pas évoquer la possibilité que Rand perde un jour l’esprit. Sans nul doute, ça ne ravissait pas davantage Melaine.

— J’ai d’autres nouvelles, finit par dire Nynaeve. Les Rejetés mijotent quelque chose, j’en ai peur…

Ça ne revenait pas à parler de Birgitte, mais plutôt à laisser entendre qu’elle avait vu Lanfear et les autres. En fait, Moghedien était la seule du lot qu’elle aurait pu reconnaître. Avec Asmodean, peut-être, bien qu’elle ne l’ait vu qu’une fois, et de loin. Mais avec un peu de chance, ni Egwene ni Melaine ne lui demanderaient comment elle identifiait les Rejetés, ou pourquoi elle pensait que Moghedien rôdait dans les environs.

Comme de juste, les ennuis ne vinrent pas d’où l’ancienne Sage-Dame l’aurait cru.

— Tu as exploré le Monde des Rêves ? demanda Melaine d’un ton glacial.

Malgré la nervosité visible d’Egwene, Nynaeve soutint le regard de la Matriarche.

— Je ne vois pas comment j’aurais pu voir Rahvin et les autres, sinon ?

— Aes Sedai, tu sais peu de choses et tu en oses bien trop. Il n’aurait pas fallu t’apprendre le peu que tu sais. Pour ma part, je regrette parfois que nous ayons accepté d’honorer ces rendez-vous. Les néophytes ne devraient pas être autorisées dans le Monde des Rêves.

— Néophyte ? J’en ai appris plus long, toute seule, que vous toutes m’en avez enseigné. Si j’ai réussi avec le Pouvoir, pourquoi échouerais-je avec Tel’aran’rhiod ?

En toute franchise, seul l’entêtement dictait les propos de Nynaeve. Si elle avait bien appris seule à canaliser le Pouvoir, elle n’avait jamais su ce qu’elle faisait, et le résultat était loin de la perfection. Avant son séjour à la Tour Blanche, il lui était arrivé de recourir à la guérison, mais pas volontairement, et c’était Moiraine qui lui avait dit ce qu’elle avait fait. Selon ses formatrices de Tar Valon, ça expliquait pourquoi elle avait besoin d’être furieuse pour canaliser le Pouvoir. Effrayée, elle s’était dissimulé son propre don, et seule la colère était à même de percer sa carapace.

— Tu es donc une Naturelle, comme disent les Aes Sedai.

Nynaeve crut entendre une touche de mépris ou de pitié dans cette remarque. Dans tous les cas, elle détesta. À la tour, le mot « Naturelle » était rarement un compliment. Bien entendu, parmi les Aielles, le phénomène était inconnu, puisque les Matriarches capables de canaliser découvraient toutes les filles qui naissaient avec en elles l’étincelle du don. Oui, elles n’en rataient pas une, y compris celles qui n’avaient pas conscience de leur talent et n’essayaient jamais de le développer. En outre, elles prétendaient pouvoir identifier les filles dépourvues de don mais à même d’apprendre si on les formait bien. Chez les Aiels, aucune femme ne mourait en tentant de se former toute seule.

— Aes Sedai, tu sais qu’il est dangereux de se passer d’un guide pour apprendre à utiliser le Pouvoir. N’imagine pas que les rêves soient inoffensifs. Quand on les aborde sans les connaissances requises, ils se révèlent plus redoutables encore.

— Je suis prudente, maugréa Nynaeve, agacée qu’une chipie blonde aielle se permette de la sermonner. Et je sais ce que je fais.

— Tu ne sais rien du tout ! Aussi têtue qu’Egwene quand elle est venue à nous, voilà ce que tu es !

La Matriarche eut un sourire presque affectueux pour son élève.

— Nous l’avons disciplinée, éradiquant son exubérance, et maintenant, elle assimile vite. Cela dit, elle fait encore bien des erreurs.

Le sourire ravi d’Egwene s’effaça. En femme avisée, Nynaeve paria que Melaine, ayant vu la satisfaction de son élève, avait délibérément ajouté sa dernière phrase anticlimatique.

— Si tu veux explorer les rêves, continua la Matriarche, viens nous voir. Nous doucherons tes ardeurs, et ensuite, nous te formerons.

— Je n’ai pas besoin qu’on me douche, mais merci quand même, fit Nynaeve avec un sourire poli.

Aan’allein mourra le jour même où il apprendra ton décès.

Nynaeve en eut le cœur comme poignardé par une dague de glace. Aan’allein était le nom que les Aiels donnaient à Lan. Dans l’ancienne langue, très difficile à traduire, ça pouvait signifier un « Seul Homme » ou un « Homme Qui Est Tout Un Peuple ». Les Aiels respectaient énormément Lan, car il ne renonçait pas à sa guerre contre les Ténèbres responsables de la disparition de son peuple.

— Tu ne recules devant aucun coup bas, dit Nynaeve à la Matriarche.

— Sommes-nous en train de nous battre ? Si tu le crois, sache que tout ce qui compte, dans une bataille, c’est la victoire ou la défaite. Les règles sont pour les jeux, pas pour les guerres. Je veux que tu promettes de ne prendre aucune initiative dans le rêve sans nous en avoir d’abord demandé l’autorisation. Les Aes Sedai ne pouvant pas mentir, je sais que tu tiendras parole.

Nynaeve serra les dents. Jurer aurait été facile. N’étant pas liée par les Trois Serments, elle n’aurait pas été obligée de respecter son engagement. Mais capituler serait revenu à reconnaître que Melaine avait raison. Ne le pensant pas, elle ne le dirait pas.

— Elle ne promettra rien, Melaine, dit Egwene. Quand elle prend cet air-là, elle ne sortirait pas de la maison même si on lui montrait que le toit est en feu.

Cet air-là ! Autant me traiter de tête de mule ! Alors que j’affirme simplement mon autonomie !

— Très bien, finit par soupirer Melaine. Mais n’oublie pas, Aes Sedai : dans Tel’aran’rhiod, tu n’es qu’une enfant. Egwene, il est temps de partir.

Avant de disparaître, Egwene eut un étrange sourire.

Brusquement, Nynaeve s’avisa qu’elle avait encore changé de tenue. Et pas volontairement. Dans le Monde des Rêves, les Matriarches étaient assez compétentes pour altérer leur propre « réalité » et celle des autres. Désormais, l’ancienne Sage-Dame portait un chemisier blanc et une jupe sombre, mais cette dernière s’arrêtait au-dessus de ses genoux. Elle n’avait plus ni bas ni chaussures, et ses cheveux étaient divisés en deux tresses ornées de rubans jaunes. Une poupée de chiffon au visage peint gisait à ses pieds.

Nynaeve grinça des dents. L’incident s’était déjà produit une fois, et elle avait fini par arracher à Egwene que cette tenue était celle des fillettes aielles.

Furieuse, Nynaeve revint aux soies jaunes – plus suggestives que jamais – et flanqua un coup de pied à la poupée, qui vola dans les airs et se volatilisa.

Melaine avait probablement des vues sur Lan, considéré comme un héros par le peuple du désert.

À cette idée, le col montant devint un décolleté audacieux orné de dentelle. Si cette Matriarche osait seulement sourire à Lan… Et s’il…

S’apercevant que le décolleté devenait de plus en plus plongeant, Nynaeve le ramena à des dimensions qui ne lui vaudraient pas de rougir comme une pivoine. La robe étant presque trop moulante pour qu’elle puisse bouger, elle rectifia aussi ce détail.

Elle devait demander l’autorisation, vraiment ? Aller implorer les Matriarches avant de prendre une initiative ? Elle qui avait vaincu Moghedien ? À l’époque, les Aielles s’étaient montrées impressionnées, mais elles avaient la mémoire courte.

Si Birgitte ne pouvait pas l’aider à savoir ce qui se passait à la tour, elle pourrait peut-être s’en charger elle-même.


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