29 Souvenirs du Saldaea

Étendu sur sa couchette dans le noir, en manches de chemise, Kadere tordait nerveusement entre ses mains un de ses sempiternels grands mouchoirs. La fenêtre ouverte de sa roulotte laissait bien entrer la lumière de la lune, mais en ce qui concernait l’air frais… Au moins, il faisait moins chaud au Cairhien que dans le désert des Aiels. Un jour, espérait-il, il retournerait au Saldaea pour se promener dans le jardin où sa sœur Teodora lui avait donné ses premiers cours de lecture et d’algèbre. Comme elle lui manquait ! Autant que son pays, avec ses rudes hivers où la sève, gelant à l’intérieur des arbres, les faisait éclater. Pour se déplacer, il fallait à ces moments-là utiliser des raquettes ou des skis… Dans ces fichues régions du Sud, le printemps ressemblait à l’été et l’été faisait penser aux fournaises de la Fosse de la Perdition.

Révulsé de suer comme un porc, Kadere glissa les doigts dans l’intervalle entre la paroi de la roulotte et le montant de la couchette. Le fragment de parchemin plié crissa sous ses phalanges. Il le laissa où il était, car il connaissait le message par cœur.

« Tu n’es pas seul parmi des étrangers. Un moyen a été choisi. »

Deux phrases, et sans signature, bien entendu. Alors qu’il se retirait pour la nuit, il avait trouvé ce billet glissé sous sa porte. À quelque cinq cents pas de là, une ville nommée Eianrod proposait peut-être de vrais lits bien moelleux, mais le colporteur aurait parié que les Aiels ne l’auraient pas laissé passer toute une nuit loin des chariots. Idem pour l’Aes Sedai. Pour le moment, les plans de Moiraine ne contrariaient pas vraiment les siens. Qui pouvait dire ? Il allait peut-être revoir Tar Valon… Un endroit dangereux, pour les gens comme lui, mais les missions, là-bas, étaient toujours importantes et hautement stimulantes.

Même s’il aurait aimé pouvoir l’ignorer, Kadere se força à repenser au message. Le mot « choisi », un des synonymes d’« élu », indiquait qu’il provenait d’un autre Suppôt des Ténèbres. La première surprise, c’était de l’avoir reçu après avoir traversé pratiquement tout le Cairhien. Quelque deux mois plus tôt, juste après que Jasin Natael se fut lié à Rand al’Thor – pour des raisons qu’il n’avait jamais daigné exposer –, au moment de la disparition de sa nouvelle partenaire, Keille Shaogi (il soupçonnait qu’elle ait fini enterrée dans le désert, le cœur transpercé par le couteau de Natael, un bon débarras !), le colporteur avait reçu la visite d’une Élue. Lanfear en personne, rien que ça, venue lui donner ses instructions.

D’instinct, la main de Kadere se porta à sa poitrine, et à travers sa chemise, il palpa les cicatrices gravées sur sa peau. Puis il s’essuya le visage avec son carré de tissu. Comme c’était le cas au moins une fois par jour depuis cette visite, une partie de son esprit lui souffla que ces stigmates étaient une manière efficace de lui rappeler qu’il n’avait pas rêvé. Enfin, cauchemardé, plutôt… L’autre partie se contentait de lui répéter, radotant presque de soulagement, que la Rejetée n’était pas revenue depuis.

La deuxième surprise liée au message, c’était la main qui l’avait rédigé. Celle d’une femme, sauf s’il se trompait grossièrement. Et la forme de certaines lettres, était-il désormais capable de déterminer, laissait penser qu’il s’agissait d’une Aielle. Selon Natael, il y avait des Suppôts au sein de ce peuple – en fait, on en trouvait partout en ce monde –, mais il n’avait jamais voulu se mettre à la recherche des « frères » présents dans le désert. Une saine prudence. Les Aiels étaient capables de tuer quelqu’un au premier regard, et avec eux, oser respirer pouvait déjà être un faux pas fatal.

Tout bien pesé, ce message annonçait un désastre. Peut-être parce que Natael avait révélé sa véritable identité à un Suppôt aiel… Torsadant le mouchoir jusqu’à en faire une sorte de cordelette, le colporteur tira très fort dessus avec ses deux mains. Si le trouvère et Keille ne lui avaient pas présenté des preuves qu’ils étaient haut placés dans la hiérarchie des Suppôts, il les aurait tués tous les deux avant même de s’être approché du désert.

La seule autre possibilité retournait l’estomac de Kadere. « Un moyen a été choisi. » La phrase visait peut-être simplement à utiliser le mot « choisi ». Par exemple, pour indiquer au colporteur qu’un des Rejetés avait décidé de l’utiliser. Et le message ne pouvait pas venir de Lanfear, qui aurait sans doute trouvé plus simple de lui parler de nouveau dans ses rêves.

Bien qu’il frissonnât malgré la chaleur, Kadere fut obligé de s’essuyer encore le visage. Il aurait juré que Lanfear était une maîtresse exclusive, pourtant, si un autre Élu avait des vues sur lui, il n’aurait pas le choix. Malgré toutes les promesses entendues lorsqu’il avait prêté ses serments, encore jeune garçon, le colporteur se faisait fort peu d’illusions sur l’existence. Pris entre deux Rejetés, il serait écrasé comme un chaton sous la roue d’un chariot, et ses bourreaux ne s’apercevraient pas plus de sa mort que le chariot remarquait celle du chaton. Que n’aurait-il pas donné pour être chez lui, au Saldaea ! Et pour revoir Teodora.

Entendant gratter à la porte, Kadere se leva d’un bond. Si corpulent qu’il fût, il était bien plus agile qu’il le laissait voir. Tout en s’épongeant le visage et le cou, il passa devant le poêle en brique qui ne lui servait strictement à rien ici et les armoires aux montants délicatement gravés et peints. Quand il ouvrit la porte, une mince silhouette en robe noire se glissa dans la roulotte. Après avoir jeté un rapide coup d’œil dehors pour s’assurer que personne ne l’épiait – les conducteurs dormaient tous sous les véhicules et les sentinelles aielles ne s’aventuraient jamais au milieu des chariots – Kadere referma vivement la porte.

— Tu dois avoir chaud, Isendre, fit-il, ricanant. Enlève cette robe et mets-toi à l’aise.

— Non, merci, répondit la jeune femme, sa voix amère montant des profondeurs de sa capuche.

Elle tentait de résister, mais de temps en temps, elle était bien obligée de se tortiller. Ce soir, la laine devait gratter encore plus que d’habitude.

— Comme tu voudras…

Sous la robe, aurait parié Kadere, les Promises de la Lance devaient l’autoriser à porter en tout et pour tout les fameux bijoux volés. Depuis qu’elle était sous leur coupe, Isendre était presque devenue pudique… Mais pourquoi avait-elle eu l’idée stupide de voler ? Eh bien, il n’aurait su le dire. Soulagé que ces furies de Promises n’aient pas cru qu’il était dans le coup, il n’avait pas bronché quand elles l’avaient sortie de la roulotte, la tirant par les cheveux malgré ses cris de douleur. La cupidité de cette idiote lui avait compliqué la tâche…

— Quelque chose de neuf sur al’Thor ou Natael ?

Les ordres de Lanfear consistaient, entre une foule d’autres choses, à garder un œil en permanence sur les deux hommes. Pour bien surveiller un mâle, il n’y avait rien de plus efficace que de glisser une femme dans son lit. Aucun homme ne pouvait s’empêcher de confier ses secrets sur l’oreiller, même s’il était le Dragon Réincarné et le gaillard qui venait avec l’aube, comme l’appelaient les Aiels.

Isendre frissonna.

— Au moins, j’ai réussi à approcher de Natael.

Approcher ? Depuis que les Promises l’avaient vue se faufiler sous la tente du type, elles l’y poussaient pratiquement tous les soirs. Toujours cette façon d’enjoliver les choses…

— Hélas, il ne me dit pas grand-chose. « Attends, sois patiente, reste silencieuse et accommode-toi du destin… » Quand je lui pose une question, voilà toutes les fadaises que j’obtiens en réponse. En gros, tout ce qu’il désire, c’est jouer des morceaux de musique que je n’ai jamais entendus et faire l’amour…

Isendre racontait toujours la même chose sur le trouvère. Pour la centième fois, Kadere se demanda pourquoi Lanfear voulait qu’on le garde à l’œil. Dans la hiérarchie, il avait atteint le niveau le plus élevé accessible à un Suppôt – juste sous les Rejetés eux-mêmes.

— J’en déduis que tu n’as toujours pas réussi à t’introduire sous les couvertures de Rand al’Thor, fit Kadere en contournant la jeune femme pour aller s’asseoir sur le lit.

— Eh bien, je… non…

— Tu voudrais bien y mettre un peu plus d’énergie ? Je commence à me lasser de tes échecs, Isendre, et nos maîtres sont beaucoup moins patients que moi. Quels que soient ses titres, al’Thor n’est qu’un homme.

Isendre s’était souvent vantée devant le colporteur de pouvoir avoir tout homme qu’elle désirait, et d’être à même de le forcer à faire n’importe quoi. Avec lui, elle avait prouvé que ce n’était pas de la vantardise. Elle n’aurait pas eu besoin de voler des bijoux, car il se serait ruiné pour lui en offrir. En fait, il s’était bel et bien ruiné pour elle.

— Ces fichues Promises ne peuvent pas lui coller aux basques à chaque instant, et quand tu seras sa maîtresse, il ne leur permettra plus de te faire du mal.

Une seule nuit avec elle, et al’Thor serait pris au piège !

— Tu vois, je me fie aveuglément à tes… compétences.

— Non, répéta simplement Isendre.

Kadere joua nerveusement avec son mouchoir torturé.

— Nos maîtres n’aiment pas le mot « non », Isendre.

Le colporteur faisait référence à leurs supérieurs dans la hiérarchie des Suppôts. Pas nécessairement des seigneurs ou des dames, car un garçon d’écurie pouvait donner des ordres à une dame et un mendiant à un magistrat. Mais de vrais maîtres quand même, dont la parole faisait foi autant et même plus que celle d’un noble.

— Et notre maîtresse le déteste encore plus, ce mot…

Isendre frissonna. Elle avait cru qu’il lui racontait des histoires, jusqu’à ce qu’il lui montre les brûlures sur sa poitrine. Depuis, la moindre allusion à Lanfear suffisait à doucher les ardeurs rebelles de la jeune femme. Là, elle se mit même à sangloter.

— Hadnan, je n’y arrive pas… Ce soir, quand nous nous sommes arrêtés, j’ai pensé avoir de meilleures chances dans une ville plutôt que dans un camp… Mais ces femmes m’ont interceptée avant que je sois arrivée à cent pas de lui…

Isendre abaissa sa capuche, dévoilant son crâne rasé. Même ses sourcils avaient disparu.

— Elles m’ont tondue ! Adelin, Enaila et Jolien… Elles ne m’ont pas laissé un poil sur le corps. Puis elles m’ont flagellée avec des orties.

Tremblant de tous ses membres, Isendre dut se forcer pour continuer d’une voix brisée :

— Ça me démange des épaules aux genoux, et c’est trop douloureux pour que je me gratte. La prochaine fois que j’oserai regarder dans la direction de Rand, ont-elles dit, elles me forceront à porter des orties en guise de vêtements. Et ce ne sont pas des menaces en l’air. Elles me confieront à Aviendha, et elles ont décrit ce qu’elle me fera. Je ne supporterai pas un tel calvaire… Pas une nouvelle fois !

Ébranlé, Kadere regarda longuement Isendre. Elle avait de si beaux cheveux noirs… Mais même tondue, elle restait assez superbe pour paraître simplement… exotique. Ses larmes et ses sanglots brouillaient à peine le charme… Une seule nuit avec al’Thor, et… Hélas, ça n’arriverait jamais. Les Promises avaient brisé Isendre. Pour avoir fait la même chose à des gens, il reconnaissait les signes. L’envie d’éviter les punitions incitait à la soumission. L’esprit humain n’admettant jamais qu’il fuyait face à une menace, Isendre finirait par croire qu’elle désirait obéir pour plaire aux Promises.

— Que vient faire Aviendha là-dedans ?

Bientôt, Isendre brûlerait d’envie de confier ses péchés aux Aielles.

— Rand al’Thor couche avec elle depuis Rhuidean, espèce d’idiot ! Elle passe toutes les nuits avec lui. Les Promises pensent qu’elle finira par l’épouser.

Malgré sa détresse, Isendre vibrait de rage. Elle détestait que quelqu’un ait réussi là où elle avait lamentablement échoué. C’était sans doute pour ça qu’elle n’avait pas dit plus tôt la vérité à Kadere.

Très belle malgré la férocité de son regard, la poitrine opulente comparée à celle de la plupart des Promises, Aviendha était séduisante. Pourtant, il aurait misé sur Isendre, pas sur elle. Hélas, les paris étaient clos.

Sous la lumière de la lune filtrant de la fenêtre, la jeune femme pleurait maintenant à chaudes larmes qu’elle ne se souciait même plus d’essuyer. Si Aviendha la regardait de travers, elle s’effondrerait…

— Eh bien, si c’est impossible, c’est impossible… Mais tu peux toujours tirer quelque chose de Natael, pas vrai ?

Kadere se leva, prit Isendre par les épaules et l’orienta vers la porte.

Elle frémit sous ses mains, mais ne se retourna pas.

— Natael ne daignera pas me regarder durant des jours, dit-elle entre deux sanglots.

Elle semblait aller un peu mieux, comme si le ton conciliant du colporteur l’avait consolée.

— Je suis toute rouge, Hadnan, comme si j’avais passé une journée entière nue sous le soleil. Et mes cheveux… Il faudra une éternité pour qu’ils repou…

Alors qu’elle avançait, ses yeux se baissant vers la poignée de la porte, Kadere lui avait passé autour du cou son long mouchoir transformé en cordelette. Alors qu’il l’étranglait, il tenta d’ignorer ses gargouillis et le vacarme de ses talons raclant le plancher. Elle lui planta les ongles dans les mains, mais il ne se laissa pas distraire. Même les yeux ouverts, il voyait Teodora, comme chaque fois qu’il tuait une femme. Il adorait sa sœur, mais elle avait découvert ce qu’il était vraiment, et elle n’aurait pas tenu sa langue…

Après une éternité, Isendre cessa de se débattre. Très vite, elle devint un poids mort entre ses mains. Attendant d’avoir compté jusqu’à soixante pour dénouer son garrot, Kadere la laissa ensuite glisser sur le sol. Elle aurait fini par tout avouer. D’abord qu’elle était un Suppôt, puis qu’il en était un aussi.

Ouvrant un placard, Kadere le fouilla à tâtons et en sortit un couteau à découper. Débiter un corps entier serait difficile, mais les morts saignaient peu, et la robe absorberait de toute façon le fluide vital.

Avec un peu de chance, il trouverait la femme qui avait glissé le message sous sa porte. Et si elle n’était pas assez jolie, elle aurait sûrement des amies attractives qui partageaient son engagement auprès des Ténèbres. Natael se ficherait que ce soit une Aielle qui partage désormais ses nuits. Kadere, lui, aurait préféré coucher avec une vipère. Mais une Aielle aurait sans doute de meilleures chances qu’Isendre contre Aviendha.

S’agenouillant, Kadere se mit au travail. Pour se donner du courage, il fredonna une berceuse que Teodora lui avait apprise bien longtemps auparavant.


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