45 Après la tempête

Assis sur un petit rocher, au pied du versant d’une colline, Mat fit la grimace tandis qu’il enfonçait sur son crâne son chapeau à larges bords. En partie, c’était pour se protéger du soleil du milieu de matinée, mais ce n’était pas la seule chose qu’il n’avait pas envie de voir, même si ses plaies et ses bosses la lui ramenaient sans cesse à l’esprit – en particulier la déchirure laissée sur sa tempe par une flèche, à l’endroit où son chapeau appuyait. Un onguent fourni par Daerid, qui le transportait dans ses sacoches de selle, avait enrayé l’hémorragie – celle-ci et d’autres – mais toutes les blessures continuaient à faire mal, certains élancements étant à peine supportables. Ce désagrément n’était pas près de cesser, car la journée s’annonçait étouffante. Alors qu’il était encore tôt, la sueur empoissait la chemise de Mat et ses sous-vêtements. Cette année, l’automne montrerait-il un jour le bout de son nez au Cairhien ?

Au moins, ce malaise permanent empêchait le jeune homme de s’appesantir sur son épuisement. De toute façon, même après une nuit blanche, il n’aurait pas pu s’endormir sur un matelas de plumes. Alors, sur des couvertures posées à même le sol… En plus, il n’avait aucune envie d’approcher de sa tente.

Bravo pour la manœuvre, mon gars ! Presque mort, suant comme un porc, incapable de trouver un endroit où t’allonger et même pas le courage de prendre une bonne cuite ! Par le sang et les fichues cendres !

Mat cessa de passer un index dans le trou qui béait sur le devant de sa veste. Un tout petit pouce d’écart, et cette lance lui aurait transpercé le cœur – bon sang ! l’Aiel qui l’avait visé savait ce qu’il faisait ! Mais à quoi bon penser à ça ? Eh bien, il était difficile de se concentrer sur autre chose, considérant ce qui se passait autour de lui.

Pour une fois, les Teariens et les Cairhieniens ne semblaient pas agacés de voir des tentes aielles dans toutes les directions. Il y avait même des guerriers dans le camp, et presque aussi miraculeusement, des Teariens qui se mêlaient aux Cairhieniens au milieu des feux de cuisson. Cela dit, on ne mangeait pas encore, car les chaudrons n’étaient pas encore suspendus sur les flammes, même si on avait déjà mis de la viande à griller, comme en témoignaient d’agréables odeurs.

En revanche, la plupart des hommes étaient ivres morts, la panse pleine de vin, d’eau-de-vie ou d’oosquai aiel. Une façon judicieuse de célébrer la victoire… Non loin de Mat, une dizaine de Défenseurs de la Pierre en bras de chemise dansaient tandis que les spectateurs massés autour d’eux tapaient dans leurs mains. Formant une seule ligne et se tenant par l’épaule, ces hommes en sueur bougeaient si vite les jambes qu’il semblait étonnant qu’aucun ne titube ou ne flanque des coups de pied à ses camarades. Plus loin, et pour un autre cercle d’admirateurs, le même nombre d’Aiels exécutaient une danse similaire à côté d’un poteau de dix pieds de haut planté dans le sol. C’était ce pieu, précisément, que le jeune flambeur ne tenait pas à voir.

Une danse, vraiment ? Un guerrier jouant de la cornemuse pour ses camarades, Mat supposait qu’il s’agissait bien de ça. Sautant le plus haut possible, les Aiels lançaient un pied vers le ciel, puis se réceptionnaient sur cette jambe-là et bondissaient de nouveau, les sauts s’enchaînant de plus en plus rapidement. Pour pimenter la chose, les danseurs s’offraient le luxe de faire la toupie à l’apogée de leurs bonds, certains osant même exécuter des sauts périlleux arrière ou avant.

Un peu à l’écart, sept ou huit Teariens et Cairhieniens, assis sur le sol, massaient leurs membres douloureux – le prix à payer pour s’être essayés à ces acrobaties. Riant comme des fous, ils se passaient et se repassaient un cruchon qui ne devait certainement pas contenir de l’eau.

Un peu partout, des hommes dansaient et certains devaient même chanter, mais c’était difficile à dire avec un tel vacarme. En tournant simplement la tête, Mat recensa dix flûtistes, au moins deux fois plus de joueurs de larigot à six trous et un Cairhienien vêtu d’une veste en lambeaux qui s’échinait à souffler dans un instrument tenant à la fois du pipeau et du cor avec quelques étranges et inidentifiables dispositifs annexes. Quant aux tambours, ils étaient innombrables, la plupart étant des casseroles sur lesquelles de joyeux lurons tapaient avec une louche.

Pour résumer, le camp ressemblait à un mélange entre un asile d’aliénés et une salle de bal. Puisant dans des souvenirs qu’il savait ne pas être à lui, s’il se concentrait assez sur la question, Mat savait très bien ce qui se passait. Plus que la victoire, ces combattants célébraient le simple fait d’être encore en vie. Une fois de plus, ils avaient défié le Ténébreux et survécu assez longtemps pour s’en vanter. Presque morts la veille, peut-être réduits en bouillie le lendemain, ils avaient survécu à une nouvelle journée passée sur le fil du rasoir, et en se couvrant de gloire par-dessus le marché…

Mat, lui, n’était pas d’humeur à se réjouir. À quoi bon se féliciter d’être encore en ce monde quand on vivait en cage ?

Le jeune homme secoua la tête quand Daerid, Estean et un Aiel roux qu’il ne connaissait pas passèrent devant lui en titubant. Tenant leur nouvel ami par le bras, le Cairhienien et le Tearien essayaient de lui apprendre les paroles de Danser avec le Grand Faucheur.

Chantant toute la nuit, buvant dans la journée

Nous dilapiderons nos soldes pour des filles

Puis une fois ruinés, nous partirons danser

Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille.

Bien entendu, le guerrier ne mettait aucun enthousiasme à mémoriser la chanson – et il en serait ainsi tant que ses compagnons ne l’auraient pas convaincu que c’était un hymne martial digne de ce nom – mais il écoutait les deux hommes des terres mouillées, et il n’était pas le seul, car le trio, en traversant la foule, entraîna dans son sillage une bonne vingtaine d’ivrognes qui brandissaient des gobelets cabossés et des chopes de cuir enduites de goudron en beuglant à pleins poumons la guillerette mélodie.

À la bière et au vin j’adresse une pensée

Ainsi qu’à la beauté de troublantes chevilles

Mais mon plus grand bonheur restera de danser

Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille.

Mat se surprit à regretter d’avoir appris la chanson à Daerid. Cela dit, ça lui avait occupé l’esprit pendant que le Cairhienien s’affairait sur sa blessure afin qu’il ne finisse pas saigné à mort comme un agneau. Le fichu onguent l’élançait encore plus que les blessures et ce brave Daerid ne risquait pas de rendre jalouse une couturière, car il maniait le fil et l’aiguille avec toute la délicatesse d’un laboureur. Depuis, la maudite chanson avait eu un succès fou parmi les Cairhieniens et les Teariens, cavaliers comme fantassins, tous la chantant lorsque les vainqueurs étaient revenus au camp à l’aube.

Revenus, oui ! Exactement à leur point de départ, au pied de la vallée où gisaient à présent les ruines de la tour d’observation. Et Mat n’avait pas eu l’occasion de s’éclipser. Quand il avait proposé de jouer les éclaireurs, Talmanes et Nalesean s’étaient disputés pour savoir lequel l’escorterait, et ils en étaient presque venus aux coups. À l’évidence, la fraternisation avait ses limites. Pour que la catastrophe soit complète, il ne manquait plus que Moiraine, venant lui demander où il était et pourquoi, puis lui faisant un sermon sur les ta’veren, le devoir, la Trame et Tarmon Gai’don jusqu’à ce qu’il en ait la tête qui tourne. Pour le moment, elle devait être avec Rand, mais son tour viendrait, il ne se faisait aucune illusion.

Mat jeta un coup d’œil au sommet de la colline. Le Cairhienien qui avait fabriqué les lunettes pour Rand y était avec ses apprentis, fouinant dans les ruines. Les Aiels parlaient sans arrêt de ce qui s’était passé là-haut. Vraiment, l’heure de partir avait sonné ! Si son médaillon protégeait Mat des femmes capables de canaliser, il avait assez souvent entendu parler Rand pour douter que ça fonctionne avec un homme. Et franchement, il n’était pas pressé de découvrir si le bijou lui sauverait ou non la peau face à Sammael et à ses pairs.

Grimaçant à cause de la douleur, Mat s’appuya à sa lance à hampe noire pour se lever. Autour de lui, les célébrations continuaient. S’il parvenait à approcher des chevaux… Dans son état, seller Pépin ne l’enchantait pas, mais…

— Le héros ne devrait pas rester assis sans rien à boire…

Mat se retourna, gémit parce que ce mouvement brusque lui fit un mal de chien, et se retrouva face à Melindhra. Sans ses lances, elle tenait un cruchon dans la main droite et ne portait pas son voile. Mais son regard valait toutes les lances du monde.

— Melindhra, écoute-moi, parce que je peux tout t’expliquer.

— Expliquer quoi ? lança la Promise en posant sa main libre sur la nuque de Mat.

Malgré la souffrance, le jeune homme tenta de rester aussi droit que possible. Décidément, il aurait du mal à s’habituer à devoir lever la tête pour regarder une femme dans les yeux.

— Je savais que tu partirais en quête de ta propre gloire, comme il convient pour un homme d’honneur. L’ombre du Car’a’carn est immense, et aucun brave ne rêve de passer sa vie dans le noir.

Ravalant ce qu’il allait dire, Mat lâcha un piteux :

— Bien entendu… (Elle n’a pas l’intention de me tuer !) Tu as bien résumé la situation.

Soulagé, il prit le cruchon, but… et s’étrangla avec l’eau-de-vie la plus forte qui ait jamais coulé dans son gosier pourtant des plus expérimentés.

Melindhra récupéra le tord-boyaux, but une lampée, soupira d’aise et rendit le cruchon à son compagnon.

— C’était lui aussi un homme d’honneur, Mat Cauthon. Il aurait mieux valu que tu le captures, mais même en le tuant tu as glané beaucoup de ji. Tu as bien fait de le défier.

Sans le vouloir vraiment, Mat tourna la tête vers ce qu’il évitait de regarder depuis un long moment. De quoi frissonner, vraiment… Là où dansaient les Aiels, la tête à la tignasse rousse de Couladin était attachée par une lanière de cuir en haut du poteau haut de dix pieds. Et cette vision de cauchemar semblait sourire. Lui sourire, pour être plus précis.

Défier Couladin ? Bien au contraire, il avait fait de son mieux pour toujours garder les piquiers entre lui et n’importe lequel de ces maudits Shaido. Mais la flèche lui avait entaillé le crâne, et il s’était retrouvé au sol avant d’avoir compris ce qui lui arrivait, luttant pour se relever tandis que le combat faisait rage autour de lui.

Voilé pour tuer, Couladin s’était matérialisé devant lui alors qu’il venait de se remettre debout. Malgré le voile, impossible de ne pas reconnaître ce guerrier aux bras nus ornés de dragons aux écailles écarlate et or. Se taillant une brèche à coups de lances, Couladin braillait à tue-tête, défiant Rand de se montrer et affirmant que c’était lui le véritable Car’a’carn. Au fond, il le croyait peut-être, qui pouvait le dire ?

Saisissant sa lance à hampe noire – qui était par bonheur tombée avec lui quand il avait basculé de sa selle –, Mat s’était brièvement demandé si Couladin l’avait reconnu. Mais quelle importance, puisque ce crétin excité avait manifesté l’intention de le tailler en pièces afin de continuer à chercher Rand ?

Après le duel, quelqu’un avait coupé la tête du vaincu, mais Mat ignorait qui.

Pour regarder, j’étais trop occupé à rester en vie…

Et à implorer la Lumière de ne pas le laisser se vider de son sang. À Deux-Rivières, il n’avait jamais été maladroit lors des joutes au bâton, et une lance n’était somme toute pas tellement différente d’un bâton. Mais Couladin, lui, devait être né avec une de ses lances entre les mains. Cela dit, son talent ne lui avait pas servi à grand-chose, à la fin.

Faut-il en conclure que ma chance ne m’a pas abandonné ? Dans ce cas, si elle voulait bien se remontrer, au nom de la Lumière !

Alors qu’il réfléchissait à un moyen de fausser compagnie à Melindhra pour aller seller Pépin, Talmanes déboula et fit le fameux salut du Cairhien, le poing sur le cœur.

— La Grâce soit avec toi, Mat !

— Et avec toi aussi, répondit distraitement le jeune flambeur.

Melindhra ne s’en irait sûrement pas s’il le lui demandait. Au contraire, ça reviendrait à introduire le renard dans le poulailler. Et s’il prétendait avoir envie d’une petite promenade à cheval ? Hélas, d’après ce qu’on disait, les Aiels pouvaient courir aussi vite que des équidés.

— Cette nuit, une délégation est venue de la ville, annonça Talmanes. Afin d’exprimer sa gratitude, Cairhien va organiser une procession triomphale pour le seigneur Dragon.

— Sans blague ?

Melindhra devait bien avoir une mission ou une autre. Les Promises couvant sans cesse Rand, on allait peut-être l’appeler pour qu’elle joue la mère poule. Mais à bien la regarder, ça semblait douteux. Pour l’heure, elle affichait un radieux sourire de… propriétaire.

— La délégation était envoyée par le seigneur Meilan, annonça Nalesean en approchant. (Il fit aussi le salut rituel, mais plus distraitement.) C’est lui qui entend offrir un triomphe au seigneur Dragon.

— Avec la dame Colavaere, les seigneurs Dobraine et Maringil sont aussi venus voir le seigneur Dragon.

Mat se força à revenir à l’instant présent. Chacun de ces deux types produisait de gros efforts pour faire semblant de croire que l’autre n’existait pas. Tous les deux évitaient de se regarder, mais ils semblaient aussi tendus l’un que l’autre, la main droite serrant nerveusement la poignée de leur épée. S’ils finissaient par se battre, ce serait le pompon ! Et l’un des deux réussirait bien à embrocher Mat par hasard tandis qu’il essaierait de mettre les voiles sur la pointe des pieds.

— Puisque Rand aura son triomphe, savoir qui a envoyé la délégation n’a aucune importance !

— Au contraire, dit Talmanes, c’est capital, parce que tu dois réclamer au seigneur Dragon la place qui te revient de droit, à savoir la première. Mat, tu as tué Couladin, donc, tu mérites cet honneur.

Nalesean serra les dents et les poings, sans doute parce que c’était au mot près ce qu’il avait eu l’intention de dire.

— Allez la lui demander, vous deux… Moi, ça ne me concerne pas.

La pression de la main de Melindhra se fit plus forte sur la nuque de Mat, mais il ne s’en inquiéta pas. Moiraine n’était sûrement pas loin de Rand, en ce moment. Alors qu’il n’avait pas réussi à sortir sa tête du premier, il n’allait sûrement pas la glisser dans un second nœud coulant.

Talmanes et Nalesean regardèrent Mat comme s’il avait perdu l’esprit.

— Tu es notre chef, objecta Nalesean. Notre général !

— Mon aide de camp cirera tes bottes, dit Talmanes avec un petit sourire qu’il prit soin de ne pas adresser au Tearien, et il s’occupera de brosser et de repriser tes vêtements. Ainsi, tu apparaîtras sous ton meilleur jour.

Nalesean pointa agressivement sa barbe huilée et ne put s’empêcher de tourner à demi les yeux vers son rival.

— Si je puis me permettre, Mat, j’ai une veste de grand uniforme qui devrait t’aller comme un gant.

Ce fut au tour du Cairhienien de fulminer.

— Général ! s’écria Mat, s’appuyant sur la hampe de sa lance pour ne pas tituber. Je ne suis pas un fichu… Hum… Je ne voudrais surtout pas te prendre ta place.

Aux deux idiots de déterminer auquel il s’adressait !

— Que la Lumière brûle mon âme ! s’exclama Nalesean. Mat, c’est ton génie militaire qui nous a gardés en vie et permis de vaincre. Sans parler de ta chance ! J’ai entendu dire que tu tires toujours la bonne carte, mais c’est bien plus que ça. Même si je n’avais pas rencontré le seigneur Dragon, je serais prêt à te suivre jusqu’au bout du monde.

— Tu es notre chef, renchérit Talmanes, moins lyrique mais tout aussi convaincu. Jusqu’à hier, je suivais des hommes d’un autre pays parce que j’y étais obligé. Toi, je te suivrai parce que je le veux ! Au royaume d’Andor, tu n’es peut-être pas un seigneur, mais ici, j’affirme que tu en es un et je fais le serment de te servir.

Comme surpris d’avoir quelque chose en commun, les deux seigneurs se regardèrent enfin, puis ils hochèrent la tête. Même s’ils ne s’aimaient pas – seul un imbécile aurait prétendu le contraire – ils pouvaient au moins s’entendre sur un point. Plus ou moins, en tout cas.

— J’enverrai mon palefrenier préparer ta monture pour le défilé, dit Talmanes.

Il broncha à peine quand Nalesean enchaîna :

— Le mien viendra l’aider… Ton cheval doit nous remplir de fierté, Mat. Et nous aurons aussi besoin d’un étendard. Ton étendard !

Talmanes approuva vigoureusement du chef.

Mat se demanda s’il devait éclater d’un rire hystérique ou se rasseoir et pleurer toutes les larmes de son corps. Ces maudits souvenirs ! Sans eux, il aurait fichu le camp, bien entendu. Et sans Rand, pas de souvenirs ! Il n’avait pas oublié le chemin qui l’avait conduit jusque dans ce pétrin. À l’époque, chaque pas avait semblé nécessaire, sans pour autant paraître lié aux suivants. En réalité, il s’était agi d’un implacable enchaînement. Et Rand se tenait au début de ce chemin. Il était la source de tout, avec cette fichue affaire de ta’veren.

Comment était-ce possible ? Chaque fois qu’il faisait une chose qui lui paraissait requise, et de plus quasiment inoffensive, il se trouvait plus étroitement impliqué dans cette histoire de fous.

Melindhra lui caressait la nuque, désormais, au lieu d’appuyer dessus. Tout ce qu’il fallait, pour que ce soit complet, c’était…

Mat leva les yeux vers le sommet de la colline et ne fut pas un instant étonné par ce qu’il vit. Montée sur sa fine jument blanche au pas gracieux, Moiraine approchait, flanquée de Lan sur son étalon noir. Le Champion se pencha vers son Aes Sedai comme pour l’écouter, puis il parut s’indigner et protester assez violemment. Après un moment, Moiraine tira sur les rênes d’Aldieb, lui fit faire demi-tour et se dirigea vers le versant opposé.

Lan resta où il était, les yeux rivés sur Mat.

Le jeune homme frissonna. La tête de Couladin semblait vraiment lui sourire, et il lui paraissait entendre les railleries du Shaido.

Tu m’as peut-être tué, mais tu as mis le pied dans le piège à loup. Je suis mort, et toi, tu ne seras jamais libre.

— C’est fichtrement merveilleux, maugréa Mat avant de boire une longe gorgée de l’immonde gnôle.

Talmanes et Nalesean parurent prendre sa déclaration au pied de la lettre et Melindhra en sourit d’aise.

La cinquantaine de Teariens et de Cairhieniens qui s’étaient massés non loin de là pour regarder leurs seigneurs parler au « héros » crurent que c’était le moment de lui offrir une sérénade, le premier couplet étant de leur cru :

Sans craindre le hasard nous lancerons les dés

Qu’elles soient grandes ou non nous aimerons les filles

Avant de suivre Mat quand il ira danser

Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille.

Éclatant de rire, Mat se laissa retomber sur son rocher, puis il entreprit de vider le cruchon. Il devait bien y avoir un moyen de se sortir de cette mouise. Pas vrai ?


Rand ouvrit lentement les yeux et contempla un moment le toit de sa tente. Couché nu sous une seule couverture, il ne souffrait plus, et ça avait presque quelque chose d’inquiétant. Cela dit, il se sentait encore plus faible qu’avant de s’être évanoui. De plus, il se souvenait d’avoir dit et pensé des choses qui… Il eut un frisson glacé.

Pas question de le laisser prendre le contrôle ! Je suis moi ! Moi !

Glissant une main sous la couverture, il sentit la cicatrice, sur son flanc. Fragile, certes, mais refermée.

— Moiraine Sedai t’a guéri, dit Aviendha.

Rand sursauta, car il ne l’avait pas vue. Assise en tailleur sur ses tapis, près de la fosse à feu, elle portait à ses lèvres une coupe d’argent travaillé ornée de léopards. Asmodean était là aussi, étendu sur des coussins, les mains sous le menton. À voir les cernes, autour de leurs yeux, aucun des deux ne semblait avoir dormi.

— Elle n’aurait pas dû avoir à le faire, continua l’Aielle d’une voix glaciale.

Épuisée, sans doute, elle était quand même très bien coiffée et tirée à quatre épingles. Un frappant contraste avec Asmodean, dont la tenue était froissée du col jusqu’à l’ourlet du pantalon. De temps en temps, sans en avoir vraiment conscience, Aviendha faisait tourner autour de son poignet le bracelet de roses et d’épines qu’il lui avait offert. Elle portait aussi le collier d’argent aux flocons de neige… Visiblement amusée quand il lui avait posé la question, elle ne lui avait toujours pas dit qui lui avait donné ce bijou. Pour l’heure, elle ne paraissait pas du tout amusée…

— À force de guérir des blessés, Moiraine Sedai était au bord de l’évanouissement. Aan’allein a dû la porter sous sa tente. Par ta faute, Rand al’Thor. Parce que s’occuper de toi l’a vidée de ses forces.

— L’Aes Sedai est déjà debout, intervint Asmodean en étouffant un bâillement. (Il ignora superbement le regard courroucé d’Aviendha.) Depuis le lever du soleil, elle est passée deux fois. Même si elle a dit que tu devais te rétablir, je crois qu’elle avait un doute. Comme moi…

S’emparant de sa harpe dorée, il la retourna entre ses mains tout en continuant :

— J’ai fait ce que j’ai pu pour toi, bien sûr, puisque ma vie et mon destin sont liés aux tiens. Mais je ne suis guère doué pour la guérison. La musique, en revanche… (Asmodean joua quelques notes afin de souligner son propos.) Si j’ai bien compris, en agissant comme tu l’as fait, un homme risque de se tuer lui-même ou au minimum de s’apaiser. Être puissant dans le Pouvoir ne sert à rien, quand le corps est épuisé. Dans ce cas, le saidin peut se révéler un poison mortel. Enfin, c’est ce que j’ai entendu dire…

— As-tu fini de nous faire profiter de ta science, Jasin Natael ? demanda Aviendha d’un ton mortellement froid. (Sans attendre de réponse, elle reposa sur Rand ses yeux bleu-vert aux reflets de glace, comme si elle l’accusait de l’avoir interrompue.) Parfois, un homme peut se comporter comme un idiot sans que ça tire trop à conséquence, mais un chef doit être bien plus qu’un homme banal, et je ne parle même pas du chef de tous les chefs. Tu n’avais pas le droit de jouer ainsi avec ta vie. Egwene et moi, nous avons tenté de te faire venir avec nous, quand nous avons dû renoncer à cause de la fatigue, mais tu n’as rien voulu entendre. Même si tu es plus fort que nous au point où le prétend Egwene, tu es fait de chair et de sang. Et tu es le Car’a’carn, pas un jeune Seia Doon en quête d’honneur. Le toh te donne des obligations vis-à-vis des Aiels. Si tu es mort, tu ne les honoreras pas. Et tu ne peux pas tout faire à toi seul.

Un moment, Rand en resta bouche bée. Il n’avait pratiquement rien fait, laissant pour des raisons pratiques le poids de la bataille peser sur d’autres épaules tandis qu’il tentait frénétiquement d’être utile. Mais il n’avait même pas pu empêcher Sammael de frapper quand et où il voulait. Et voilà qu’Aviendha lui passait un savon comme s’il avait présumé de ses forces.

— Je vais essayer de m’en souvenir, finit-il par dire.

L’Aielle ne semblant pas convaincue, il enchaîna très vite afin de s’épargner un sermon :

— Quoi de neuf sur les Miagoma et les trois autres tribus ?

Quand on ne détournait pas leur attention, les femmes avaient tendance à ne pas s’arrêter avant de vous avoir enfoncé la tête dans la terre à coups de talon.

La diversion fonctionna. Malgré son désir de le morigéner, Aviendha était très fière de ce qu’elle savait et avide d’éclairer la lanterne du Car’a’carn en personne.

Pour une fois agréable, voire pastorale, la musique d’Asmodean fit un très joli accompagnement au récit de l’Aielle.

À environ une lieue à l’est, les Miagoma, les Shiande, les Daryne et les Codarra campaient à portée de vue les uns des autres. Un flot régulier de guerriers et de Promises circulait entre les divers campements – y compris celui de Rand – mais les regroupements se faisaient uniquement par ordre. Indirian et les autres chefs ne s’étaient pas encore montrés. Désormais, il n’était plus douteux qu’ils viendraient voir Rand dès que les Matriarches auraient achevé leur conciliabule.

— Elles discutent toujours ? s’étonna Rand. Que peuvent-elles avoir à se dire ? Les chefs sont venus pour se rallier à moi, pas à elles.

Aviendha foudroya le jeune homme d’un regard que Moiraine elle-même n’aurait pas renié.

— Ce que disent les Matriarches concerne les Matriarches, Rand al’Thor.

À contrecœur, l’Aielle ajouta :

— Egwene pourra te faire un résumé, quand ce sera terminé.

« Si elle en a envie », comprit Rand, même si c’était seulement sous-entendu.

Aviendha résistant à toutes ses tentatives d’en apprendre plus, il finit par renoncer. Avec un peu de chance, il découvrirait de quoi il s’agissait avant d’en pâtir, sinon, eh bien, il devrait se résigner. De toute façon, quand Aviendha avait décidé de se taire, nul n’aurait pu la faire changer d’avis. En matière de mystère et de secret, les Matriarches n’avaient rien à envier aux Aes Sedai, et la jeune femme assimilait particulièrement bien ces leçons-là.

Apprendre qu’Egwene était présente à la réunion des Matriarches surprit Rand tout autant que l’absence de Moiraine, qui aurait selon lui dû profiter de l’occasion pour tenter d’attacher de nouveaux fils à sa marionnette. En fait, les deux événements étaient liés. Les Matriarches récemment arrivées avaient demandé à rencontrer une des Aes Sedai qui accompagnaient le Car’a’carn. Bien qu’elle fût remise de sa fatigue, Moiraine avait prétendu être débordée. Du coup, Egwene avait dû la remplacer au pied levé.

Cette évocation fit rire Aviendha. Quand Sorilea et Blair étaient venues tirer la jeune femme de ses couvertures, elle les avait vues la traîner hors de la tente tout en finissant de l’habiller.

— Je lui ai dit qu’elle devrait creuser des trous dans la terre avec ses dents, si elle s’était encore fait prendre à commettre des bêtises. Toujours à moitié endormie, elle m’a crue, et s’est mise à crier que ce châtiment était injuste. Bien sûr, Sorilea lui a demandé pourquoi elle pensait en mériter un. Tu aurais dû voir la tête qu’a tirée Egwene !

Pliée de rire, Aviendha dut s’interrompre pour reprendre son souffle.

Asmodean la regarda d’un air méfiant. Se demandant bien pourquoi il réagissait ainsi, sachant qui était cet homme et ce qu’il était, Rand attendit patiemment que la jeune femme ait repris son sérieux. Quand on connaissait l’humour aiel, la farce semblait bien anodine. Le genre de blague qu’on attendait davantage de Mat que d’une femme, certes, mais rien de bien méchant.

— Et les Shaido ? demanda Rand quand l’Aielle fut à peu près remise de son fou rire. Leurs Matriarches participent à cette réunion ?

Aviendha répondit entre deux gloussements résiduels. Selon elle, les Shaido étaient de l’histoire ancienne et il n’y avait plus besoin de se soucier d’eux. Les vainqueurs avaient fait des milliers de prisonniers – d’autres arrivaient encore – et la bataille était terminée, à l’exception de quelques escarmouches.

Plus il en entendit, et moins Rand fut convaincu.

Les quatre tribus ayant occupé Han, le gros des forces de Couladin avait traversé la rivière Gaelin en bon ordre et en amenant la plupart des prisonniers cairhieniens. En plus de tout, les derniers guerriers avaient détruit tous les ponts derrière eux.

Si ces données n’inquiétaient pas Aviendha, elles furent loin de rassurer Rand. Des dizaines de milliers de Shaido au nord de la rivière et aucun moyen de les poursuivre avant la reconstruction des ponts… Même pour de simples passerelles, il faudrait un temps fou. Un temps que Rand n’avait pas…

À la fin de son récit, alors qu’elle semblait avoir tout dit sur le sujet, Aviendha lâcha nonchalamment, comme si elle avait failli oublier, l’information qui justifiait, en effet, qu’on ne se soucie plus le moins du monde des Shaido.

— Mat a tué Couladin ? répéta Rand, incrédule.

— N’est-ce pas ce que je viens de dire ? lança Aviendha.

Le ton semblait tranchant, mais le cœur n’y était pas. Le regardant par-dessus le bord de sa coupe de vin, la jeune femme s’intéressait bien plus à la façon dont il prenait la nouvelle qu’au crédit qu’il accordait à ses propos.

Asmodean joua quelques accords martiaux évoquant des roulements de tambour et des sonneries de trompette.

— Un jeune homme aussi surprenant que toi, dirait-on. J’espère bien rencontrer un jour le dernier membre du trio – Perrin, si ma mémoire est bonne.

Rand hocha pensivement la tête. Ainsi, Mat n’avait pas pu échapper à l’attraction des ta’veren. À moins que ce fût la Trame qui l’ait piégé, ou sa propre nature de ta’veren, sans préjuger d’autre chose. Dans tous les cas, il aurait parié que son ami n’était pas heureux du tout, en ce moment. Tout ça parce qu’il n’avait pas assimilé la leçon que lui, Rand, avait apprise. Si on tentait de fuir, la Trame se chargeait de vous ramener sur le droit chemin, et pas toujours avec délicatesse. En revanche, quand on allait dans la direction que tissait la Roue, on avait parfois la possibilité d’exercer un certain contrôle sur sa propre existence. Parfois. Et avec un peu de chance, plus qu’on l’aurait cru, en tout cas à long terme.

Mais Rand avait des soucis plus pressants que Mat ou que les Shaido.

Un coup d’œil à l’entrée de la tente lui apprit que le soleil était déjà haut dans le ciel. À part ça, il ne vit rien, parce que deux Promises assises sur les talons, leurs lances sur les genoux, obstruaient son champ de vision. Il était resté inconscient toute une nuit et presque une matinée entière, et Sammael n’avait pas tenté de le débusquer. Ou pas réussi…

Rand prenait garde à appeler le Rejeté par ce nom, même en pensée, alors qu’un autre flottait dans un coin de son esprit, désormais. Tel Janin Aellinsar. Aucun récit ne contenait ce nom et on n’y aurait pas trouvé la moindre référence dans la bibliothèque de Tar Valon. Moiraine lui avait confié tout ce que les Aes Sedai savaient sur les Rejetés – soit guère plus que ce qu’on racontait dans les villages. Bien que ce fût pour une raison différente, Asmodean lui-même ne parlait que de « Sammael ». Bien avant la fin de la guerre des Ténèbres, les Rejetés avaient adopté les noms que les hommes leur donnaient, comme si ça symbolisait leur renaissance dans les Ténèbres. Le vrai nom d’Asmodean – Joar Addan Nessossin – le faisait grincer des dents et il prétendait avoir oublié tous ceux qu’il avait portés au fil de trois millénaires.

Rand n’avait peut-être aucune raison de cacher ce qui se passait dans sa tête – en d’autres termes, il essayait simplement de se voiler la face pour ne pas voir la réalité – mais son adversaire, il continuerait à l’appeler Sammael. Et sous ce nom, il paierait très cher pour chaque Promise qu’il avait tuée. Des femmes que Rand s’était révélé incapable de protéger.

Alors même qu’il se faisait ce serment, Rand eut une grimace. Il avait bien commencé en renvoyant Weiramon à Tear – grâce en soit rendue à la Lumière, seuls le seigneur et lui savaient à quel point cette initiative avait été judicieuse – mais il ne pouvait pas continuer en se lançant à la poursuite de Sammael, même s’il le désirait. C’était trop tôt. Il restait des problèmes à régler à Cairhien. Si Aviendha pensait qu’il ne comprenait rien au ji’e’toh, peut-être à raison, il connaissait le sens du mot « devoir », et il en avait un envers cette ville. De plus, il y avait des moyens de combiner cela avec Weiramon…

Rand s’assit sans montrer quel effort ça lui coûtait, se drapa à peu près pudiquement dans la couverture et se demanda où étaient ses vêtements. Il ne voyait rien, à part ses bottes, posées à côté d’Aviendha, qui devait savoir ce qui était advenu de sa tenue. Bien sûr, des gai’shain avaient pu le déshabiller, mais elle était susceptible de s’en être chargée.

— Je dois aller en ville. Natael, va faire seller Jeade’en et ramène-le-moi.

— Demain, peut-être, dit Aviendha, catégorique. (Elle retint Asmodean par la manche alors qu’il faisait mine de se lever.) Moiraine Sedai t’a prescrit du repos pendant…

— Aujourd’hui, Aviendha ! Maintenant ! Je ne sais pas pourquoi Meilan n’est pas là, s’il a survécu, et j’ai l’intention de le découvrir. Natael, mon cheval !

Malgré l’air buté d’Aviendha, Asmodean dégagea son bras, lissa sa manche déjà horriblement froissée et lâcha :

— Meilan était ici, et d’autres…

— On ne devait pas lui raconter que…, coupa Aviendha, furieuse, avant de ravaler ce qu’elle allait dire. Il a besoin de repos.

Ainsi, les Matriarches pensaient pouvoir cacher des choses à Rand ? Eh bien, il n’était pas aussi faible qu’elles le pensaient. Désireux de se lever, toujours drapé dans la couverture, il révisa ses prétentions à la baisse, se contentant de changer de position lorsque ses jambes refusèrent de lui obéir. Au fond, il était peut-être aussi faible que ces femmes le croyaient. Mais ça ne suffirait sûrement pas pour l’arrêter.

— Je me reposerai une fois mort, dit-il.

Voyant Aviendha tressaillir comme s’il l’avait frappée, il regretta son mot d’esprit. Non, s’il l’avait frappée, elle n’aurait pas bronché. Pour elle, il était important qu’il reste en vie – important pour les Aiels, bien sûr – et l’imaginer mort lui faisait plus mal qu’un coup de poing.

— Parle-moi de Meilan, Natael.

Aviendha serra les dents. Mais si son regard avait pu les rendre muets, Asmodean et lui, la conversation se serait arrêtée là.

Un émissaire de Meilan était venu pendant la nuit pour transmettre des compliments fleuris et l’assurance que le Haut Seigneur serait à jamais loyal au Dragon Réincarné. À l’aube, Meilan lui-même était venu avec six de ses pairs, présents avec lui en ville, et un détachement de soldats teariens qui s’étaient montrés très nerveux, serrant leurs armes comme s’ils s’attendaient à devoir combattre les Aiels qui, en silence, les avaient regardés entrer dans le camp.

— On est passés près d’une bataille rangée, dit Asmodean. Ce Meilan n’a pas l’habitude qu’on le contrarie, dirait-on, et les autres non plus. En particulier Torean, le verruqueux, et Simaan, celui qui a les yeux perçants et le nez pointu. Tu sais que j’ai l’habitude de fréquenter des hommes dangereux, mais ceux-là, à leur façon, sont aussi redoutables que tous ceux que j’ai connus…

— Qu’ils aient l’habitude ou non, intervint Aviendha, ils n’ont pas eu le choix face à Sorilea, Amys, Bair et Melaine, d’un côté, et, de l’autre, Sulin avec un millier de Far Dareis Mai. Sans parler de quelques Chiens de Pierre, Boucliers Rouges et autres Sourciers. Si tu es si fidèle que ça au Car’a’carn, Jasin Natael, tu devrais veiller sur son repos, comme ces Aiels l’ont fait.

— Je suis fidèle au Dragon Réincarné, femme ! Le Car’a’carn, je te le laisse !

— Continue ton rapport, Natael, fit Rand, impatient.

Une intervention qui lui valut un soupir bien féminin.

Cela posé, Aviendha avait raison au sujet des Teariens, qui n’avaient effectivement pas eu le choix, même si c’était moins dû aux Matriarches qu’aux Promises et aux guerriers en train de jouer nerveusement avec leur voile. Quoi qu’il en soit, même Aracome, un homme mince et grisonnant assez peu prompt à s’énerver, avait paru au bord de l’explosion au moment où les Teariens avaient fini par tourner bride. Chauve comme un caillou et aussi costaud qu’un forgeron, Gueyam, lui, en était livide de rage.

Était-ce la certitude d’être balayés par le nombre qui avait empêché ces hommes de dégainer leur lame ? Asmodean le pensait, mais il souligna quand même qu’ils avaient dû songer que Rand, s’il parvenait à se frayer un chemin jusqu’à lui, ne les féliciterait sûrement pas d’avoir taillé en pièces une partie de ses alliés.

— Meilan en avait les yeux exorbités, acheva le trouvère. Pourtant, avant de partir, il a beuglé son serment d’allégeance, comme s’il croyait que tu allais l’entendre. Les autres l’ont imité, mais en sursautant quand il a ajouté : « Je fais cadeau de Cairhien au seigneur Dragon. » Ensuite, il a annoncé qu’il te réserverait un somptueux triomphe lorsque tu entrerais en ville.

— Nous avons un dicton, à Deux-Rivières, fit Rand. « Plus un homme clame qu’il est honnête, plus tu dois t’accrocher à ta bourse. » Et un autre qui dit : « Le renard offre souvent sa propre mare au canard. »

Cairhien était à lui, que Meilan lui en fasse présent ou non. Sur la loyauté du seigneur, il savait à quoi s’en tenir. Elle durerait tant que Meilan croirait qu’il serait détruit s’il était pris en train de trahir Rand. « S’il était pris », voilà où le bât blessait. Les sept Hauts Seigneurs présents au Cairhien étaient ceux qui, à Tear, avaient multiplié les efforts afin d’avoir sa peau. C’était exactement pour ça qu’il les avait envoyés au loin. Car s’il avait dû faire exécuter tous les nobles teariens qui complotaient contre lui, il n’en serait probablement pas resté un seul. À l’époque, charger ces sept-là d’affronter l’anarchie, la famine et la guerre civile à des centaines de lieues de Tear lui avait paru un bon moyen de ruiner leurs plans séditieux tout en les forçant à faire quelque chose de bien là où on en avait un besoin urgent. Bien entendu, en ce temps-là, il ignorait jusqu’à l’existence de Couladin, l’homme qui l’avait forcé à entrer au Cairhien.

Tout ça serait plus facile si c’était un récit…

Dans les contes et les légendes, il y avait un nombre réduit de surprises avant que le héros sache tout ce qu’il devait savoir. Lui, il détenait rarement plus d’un quart des informations qui lui étaient indispensables.

Asmodean semblait hésitant. Le dicton sur les hommes qui clament leur honnêteté pouvait très bien s’appliquer à lui, et il en avait parfaitement conscience. Voyant que Rand n’ajoutait rien, il se lança quand même :

— Je crois que Meilan voudrait être le roi du Cairhien – sous ta tutelle, évidemment.

— Une tutelle bien lointaine, de préférence…

Meilan pensait sûrement qu’il allait retourner à Tear, où l’attendait Callandor. Cet homme n’était pas du genre à craindre d’avoir trop de pouvoir…

— Ça va sans dire, répondit Asmodean, plus ironique encore que Rand. Il y a eu une troisième visite, avant ton réveil.

Une dizaine de seigneurs et de dames du Cairhien, sans leur suite, avaient déboulé, tous étant vêtus d’une cape au capuchon relevé malgré la chaleur. Conscients que les Aiels n’aimaient pas les Cairhieniens, ils ne s’étaient pas gênés pour montrer que c’était réciproque. Craignant que les guerriers décident de les étriper, ils semblaient aussi très inquiets à l’idée que Meilan soit informé de leur venue.

— Quand ils m’ont vu, raconta Asmodean, amer, cinq ou six semblaient prêts à me faire la peau, au cas où j’aurais été un Tearien. Remercie les Far Dareis Mai, parce que sans elles, tu n’aurais plus de trouvère.

Malgré leur petit nombre, les Cairhieniens avaient été encore plus durs à éconduire que les Teariens. Ruisselants de sueur et de plus en plus livides au fil du temps, ils avaient insisté pour voir le seigneur Dragon – au point de s’abaisser à supplier quand ils avaient compris que discutailler ne leur servirait à rien. Même s’il jugeait l’humour aiel un peu étrange et cruel, Asmodean riait encore en repensant à ces nobles en riches atours, sous leur cape, qui faisaient mine de ne pas le voir tandis qu’ils s’agenouillaient devant les Matriarches et s’accrochaient à leurs banales jupes de laine.

— Sorilea a menacé de les faire déshabiller puis fouetter sur tout le chemin du retour… (Asmodean passa de l’ironie à l’incrédulité.) Ces crétins en ont parlé ensemble, figure-toi. Si ça leur avait permis de te voir, certains étaient prêts à accepter l’humiliation.

— Sorilea aurait mis sa menace à exécution, dit Aviendha d’un ton étonnamment urbain. Les parjures n’ont aucun honneur ! De guerre lasse, Melaine les a fait hisser sur leur monture par les Promises – enfin, jeter en travers de la selle, plutôt – puis un bon coup sur la croupe a suffi pour que les chevaux repartent vers la ville avec leur noble chargement.

Asmodean sourit à cette évocation.

— Mais avant ça, deux d’entre eux se sont risqués à me parler, une fois certains que je n’étais pas un espion tearien. Le seigneur Dobraine et la dame Colavaere… Leur discours était tellement ampoulé que je n’en mettrais pas ma main au feu, mais il ne m’étonnerait pas qu’ils te proposent le Trône du Soleil. Pour les circonlocutions, en tout cas, ils valent largement certaines… personnes… que j’ai fréquentées.

Rand éclata de rire.

— Ils auront peut-être l’occasion de disputer des joutes verbales avec ces… gens. S’ils peuvent obtenir les mêmes conditions que Meilan.

Rand n’avait pas eu besoin que Moiraine le lui dise pour s’apercevoir que les Cairhieniens pouvaient pratiquer le Grand Jeu en dormant. Pareillement, il n’avait pas attendu Asmodean pour se douter qu’ils tenteraient le coup avec les Rejetés… Les Hauts Seigneurs d’un côté et les Cairhieniens de l’autre. Une bataille achevée et une autre, différente mais pas moins dangereuse, sur le point de commencer.

— Quoi qu’il arrive, je destine le Trône du Soleil à quelqu’un qui peut légitimement le réclamer.

Rand fit mine d’ignorer l’air interrogateur d’Asmodean. La veille, le faux trouvère avait peut-être vraiment essayé de l’aider, et peut-être pas, mais ça ne changeait rien au fond du problème : Asmodean n’était pas assez fiable pour connaître ne serait-ce que la moitié de ses plans. Son avenir étant lié au Dragon Réincarné, sa « loyauté » lui était dictée par la nécessité et il restait un homme qui avait choisi de livrer son âme aux Ténèbres.

— Meilan veut célébrer ma victoire dès que je serai prêt à entrer en ville, c’est ça ? Le connaissant, j’aurais intérêt à aller tout de suite jeter un coup d’œil à ce qui se passe derrière le mur d’enceinte.

Rand comprit soudain pourquoi Aviendha se montrait si conciliante, alimentant même la conversation. Tant qu’il serait assis là à bavasser, il exécuterait en somme ses quatre volontés…

— Alors, mon cheval, Natael ?

— Je suis au service du seigneur Dragon, fit le trouvère avec une révérence des plus protocolaires – et d’une grande sincérité, au moins en apparence.


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