54 Vers Caemlyn

Menées par Sulin, cinq cents Promises accompagnèrent Rand jusqu’au palais royal, où Bael se tenait dans la cour d’honneur avec des Marche-Tonnerre, des Yeux Noirs, des Sourciers et des membres de tous les autres ordres de guerriers. Une telle multitude d’Aiels qu’ils en emplissaient la cour et débordaient dans le complexe par toutes les entrées, y compris les plus petites portes de service. Regardant par les fenêtres du rez-de-chaussée, des dizaines de braves attendaient avec impatience leur tour de sortir. En revanche, tous les balcons de pierre qui entouraient la cour étaient vides. Sur tout le périmètre, un seul homme, parmi ceux qui se pressaient les uns contre les autres, n’était pas un Aiel. Quand les guerriers du désert se réunissaient, les Teariens et les Cairhieniens – et plus encore ces derniers – s’arrangeaient pour ne pas traîner dans les environs. La seule exception à cette règle était Pevin. Campé sur une marche du grand escalier, au-dessus de celle qu’occupait Bael, il brandissait l’étendard rouge – qui pendait mollement au bout de sa hampe – et restait aussi impassible, parmi tant d’Aiels, qu’en toute autre circonstance.

Montée en croupe derrière Rand, Aviendha s’accrochait à lui, la poitrine serrée contre son dos, et elle ne le lâcha pas avant qu’il mette pied à terre. Sur les quais, la jeune Aielle avait eu avec certaines Matriarches une conversation qu’il n’aurait pas été censé entendre, mais qu’il avait surprise quand même.

— Que la Lumière t’accompagne, avait dit Amys en posant les doigts sur le visage d’Aviendha. Et surtout, veille bien sur lui. Tu sais que presque tout dépend de lui.

— Presque tout dépend de vous deux, avait ajouté Bair.

Quasiment en même temps, Melaine avait lancé d’un ton irrité :

— Tout serait plus facile si tu avais déjà réussi.

— De mon temps, s’était moquée Sorilea, même les Promises savaient s’y prendre avec les hommes.

— Elle a bien mieux réussi que vous le pensez, avait dit Amys à ses compagnes.

Aviendha avait secoué la tête puis levé la main afin de protester, son bracelet d’ivoire sculpté de roses et d’épines glissant le long de son bras, mais Amys n’avait pas tenu compte de son intervention.

— J’attendais qu’elle nous le dise elle-même, mais comme elle ne semble pas se décider…

Avisant Rand à moins de dix pas de là, les rênes de Jeade’en dans les mains, Amys s’était interrompue brusquement. Tournant la tête pour voir ce que regardait la Matriarche, Aviendha s’était empourprée dès qu’elle avait aperçu le jeune homme. Puis elle avait blêmi, sa peau devenant si blanche que ses cheveux blonds, par contraste, en paraissaient presque sombres.

Les quatre Matriarches avaient dévisagé Rand avec leur regard froid habituel.

Tenant leur monture par la bride, Asmodean et Mat s’étaient approchés de Rand.

— Tu crois que les femmes apprennent dès le berceau à tirer cette tête-là ? avait lancé le jeune flambeur. C’est un truc que leur mère leur enseigne ? Si le puissant Car’a’carn ne va pas très vite voir ailleurs si elles y sont, j’ai peur qu’il ait très chaud aux oreilles.

Revenant au présent, Rand tendit les bras, saisit Aviendha par la taille et la souleva du dos de l’étalon. Un moment, il continua à la tenir, les yeux plongés dans les siens. Elle ne détourna pas la tête, son expression ne changea pas, mais elle serra lentement les avant-bras du jeune homme.

Qu’avait-elle été censée réussir ? Au début, il avait pensé qu’elle était chargée de l’espionner pour le compte des Matriarches. Mais quand elle lui posait une question sur ce qu’il leur cachait, justement, elle ne faisait pas mystère de la fureur que son comportement lui inspirait. Une espionne aurait été plus subtile, cherchant à lui arracher des informations. Aviendha, elle, l’avait toujours attaqué ouvertement. Un moment, il avait envisagé la possibilité qu’elle soit l’équivalent d’une des séductrices de dame Colavaere, mais il avait très vite écarté cette possibilité. La jeune Aielle n’était pas du genre à se laisser utiliser ainsi. Et même s’il se trompait sur son compte, lui permettre de goûter au fruit défendu, puis ne même plus lui accorder un baiser ne semblait pas une tactique très efficace. Sans parler de la façon dont elle l’avait forcé à la poursuivre jusqu’au bout du monde… Bien sûr, elle n’avait aucun problème à se montrer nue devant lui, mais les coutumes aielles étaient très particulières. Et si elle se réjouissait de le voir tout dépité, dans ces circonstances, c’était sans doute parce qu’elle trouvait très drôle de le « taquiner » ainsi. Bref, il ne savait toujours pas ce qu’elle aurait dû réussir.

Des complots partout autour de lui… Tous les gens étaient-ils impliqués dans des machinations ?

Dans les yeux d’Aviendha, Rand vit le reflet de son propre visage. Qui lui avait offert le collier d’argent ?

— Je n’ai rien contre les manifestations de tendresse, marmonna Mat, mais ne crois-tu pas qu’il y a un peu trop de spectateurs ?

Rand lâcha la taille d’Aviendha et s’écarta d’elle, mais très lentement, tout comme la jeune femme. Baissant la tête, elle tira sur sa robe en marmonnant que chevaucher l’avait toute froissée. Mais Rand avait eu le temps de voir le rouge lui monter aux joues. Pourtant, à aucun moment il n’avait eu l’intention de l’embarrasser…

Après avoir regardé autour de lui, il lâcha :

— Bael, je t’ai dit que je ne sais pas combien de gens je peux emmener…

Avec l’arrivée des Promises – et certaines attendaient encore de pouvoir entrer dans la cour – il ne restait plus de place pour bouger. Cinq cents guerriers par ordre, ça faisait en tout six mille personnes. Dans le bâtiment, les couloirs devaient être bondés.

Bael haussa les épaules. Comme tous les autres Aiels présents, il portait son shoufa, prêt à se voiler en un éclair. En revanche, il n’arborait pas de bandeau rouge, contrairement à une bonne moitié au moins des guerriers, qui portaient sur le front le disque noir et blanc sur fond écarlate.

— Chaque guerrier qui pourra te suivre… te suivra, dit Bael. Les deux Aes Sedai vont arriver bientôt ?

— Non.

Rand songea qu’Aviendha avait eu raison de tenir parole et de ne plus le laisser la toucher. Si Lanfear avait tenté de les tuer, Egwene et elle, c’était parce qu’elle ignorait laquelle était Aviendha. Comment Kadere avait-il découvert la vérité, puisque c’était sûrement lui qui avait vendu la mèche ? Aucune importance ! Quoi qu’il en soit, Lan avait raison. Les femmes qui l’approchaient attiraient sur elles le malheur… ou la mort.

— Elles ne viendront pas, Bael.

— On dit qu’il y aurait eu des… problèmes… sur les quais ?

— Non, une grande victoire, mon ami, répondit Rand avec une infinie lassitude. Avec beaucoup d’honneur à la clé.

Mais pas pour moi…

Toujours aussi inexpressif, Pevin descendit deux marches pour venir se placer près de Rand, son étendard fièrement brandi.

— Le palais entier est donc au courant ? demanda le jeune homme.

— J’ai entendu dire…, commença Pevin.

Sa mâchoire tressaillit, comme s’il luttait pour chercher d’autres mots. Sur la nouvelle veste que Rand lui avait dégottée en remplacement des lambeaux qu’il portait sur le dos, le réfugié avait fait broder des dragons – un de chaque côté de sa poitrine.

— … Entendu dire que vous partiez… Quelque part.

Rand acquiesça. Au palais, les rumeurs poussaient comme des champignons à l’ombre d’un arbre. Mais tant que Rahvin ne savait rien… Sur les toits et au sommet des tours, il n’y avait pas l’ombre d’un corbeau. Même si certains hommes en avaient tué, d’après ce qu’on disait, il n’en avait plus vu depuis pas mal de temps. Peut-être parce que ces maudits oiseaux l’évitaient, désormais.

— Préparez-vous !

Rand entra en contact avec le saidin et se retrouva dans son cocon de Vide.

D’abord sous la forme d’une ligne brillante qui semblait tourner sur elle-même, puis qui se déploya pour devenir une ouverture d’une dizaine de pieds de large, le portail apparut au pied des marches. Bien entendu, pas un murmure ne s’éleva de la foule d’Aiels.

Les guerriers placés de l’autre côté de l’ouverture devaient avoir l’impression de voir leur Car’a’carn à travers une sorte de vitre fumée. Mais s’ils avaient voulu traverser cet obstacle, ils auraient eu autant de succès qu’en essayant avec les murs du palais. Quand on était sur le côté, on ne voyait rien, sauf quand on était assez près pour distinguer ce qui semblait être un très long fil de la Vierge en suspension dans l’air.

Quant à la largeur, Rand ne pouvait pas faire mieux. Selon Asmodean, tout homme avait ses limites, même le Dragon Réincarné. En fait, des limites, il semblait y en avoir partout et pour tout dans cette vie…

La quantité de saidin qu’on pouvait canaliser ne comptait pas. En matière de portails, le Pouvoir de l’Unique ne jouait pas un très grand rôle. À part quand il s’agissait de les générer. Mais de l’autre côté commençait un autre monde. Le « rêve d’un rêve », aimait à dire Asmodean.

Rand franchit ce portail-là et se retrouva sur ce qui aurait pu passer pour une dalle de la cour s’étant soulevée du sol. Mais dans ce rêve d’un rêve, l’obscurité s’était abattue sur la cour d’honneur et seul le néant semblait s’étendre à l’infini autour de Rand. Rien du tout, et jusqu’à la fin des temps. Rien à voir avec la nuit, puisque Rand se voyait et distinguait très clairement la dalle. Mais partout ailleurs, il n’y avait que le néant.

L’heure était venue de découvrir quel genre de plate-forme il pouvait créer. Là aussi, la taille serait essentielle.

D’autres dalles apparurent autour de Rand, l’ensemble reproduisant au pouce près les dimensions de la cour d’honneur. Imaginant que celle-ci était beaucoup plus grande qu’en réalité, le jeune homme eut la satisfaction de constater que la plate-forme s’étendait aussi loin que portait sa vision. Puis, sursautant, il s’avisa que ses bottes commençaient à s’enfoncer dans la dalle sur laquelle il se tenait. D’aspect, la plate-forme n’avait pas changé, mais sa consistance se modifiait dramatiquement. Très vite, Rand ramena sa plate-forme à la dimension d’une dalle – à cette taille-là, ça restait solide – puis il entreprit de la faire grandir en ajoutant tout autour plusieurs rangées de dalles de mêmes dimensions. Très vite, il s’aperçut qu’il ne pourrait pas créer une plate-forme beaucoup plus grande que lors de sa première tentative. Sinon, la dalle de base ne s’altérait pas, et il ne s’y enfonçait pas, mais les rangées ajoutées paraissaient dépourvues de substance, telle une fine coquille qui risquait de se briser au moindre faux pas. Était-ce parce qu’il avait atteint la taille maximale possible ? Ou parce que, au début, il n’avait pas imaginé une plate-forme plus large ?

Nous nous fabriquons tous nos limites…

Une pensée jaillie de nulle part et sans crier gare…

Et nous les repoussons bien plus que ce qui nous est permis…

Rand sentit qu’il frissonnait. Dans le Vide, c’était comme capter les réactions d’une autre personne. Une bonne chose, qu’il lui soit ainsi rappelé que Lews Therin se tapissait toujours en lui. Quand il affronterait Rahvin, il devrait prendre garde à ne pas se laisser entraîner dans une bataille d’ego. Sinon, il risquait de… Non, ce qui était arrivé sur les quais appartenait au passé. Il n’était pas question de ressasser éternellement ces horreurs.

Réduisant sa plate-forme de plusieurs rangées de dalles, Rand se retourna et vit que Bael attendait dans ce qui semblait être un encadrement de porte géant donnant sur un escalier inondé de lumière. À côté du chef, Pevin semblait tout aussi peu impressionné par ce qu’il voyait – à savoir, absolument pas. À l’évidence, il était prêt à porter l’étendard partout où irait Rand, y compris dans la Fosse de la Perdition, s’il le fallait.

Mat inclina son chapeau en arrière, se gratta le front puis remit le couvre-chef en place en marmonnant quelque chose au sujet de dés qui roulaient dans sa tête.

— Impressionnant, dit Asmodean, très calme. Hautement impressionnant…

— Choisis un autre moment pour le flagorner, harpiste ! lança Aviendha.

Elle traversa la première, les yeux rivés sur Rand pour ne pas avoir à regarder où elle mettait les pieds. Jusqu’à ce qu’elle l’ait rejoint, elle avança ainsi, puis elle se détourna brusquement, ajusta son châle sur ses épaules, et se perdit dans la contemplation de l’insondable obscurité. Parfois, les femmes paraissaient être plus bizarres que tout ce que le Créateur avait pu inventer en ce monde ou en d’autres…

Bael et Pevin vinrent ensuite, Asmodean leur emboîtant le pas, une main posée sur la bandoulière de l’étui de sa harpe, et l’autre serrant convulsivement la poignée de son épée.

Ce fut le tour de Mat, la démarche conquérante, certes, mais l’air un peu hésitant, comme s’il était en train de mener un vif débat intérieur. Dans l’ancienne langue, bien entendu…

Sulin exigea d’avoir l’honneur de passer ensuite. Dès que ce fut fait, un flot d’Aiels se déversa par le portail. Des Promises, bien sûr, mais aussi des Tain Shari – les Vrais Sangs –, des Far Aldazar Din – les Frères de l’Aigle –, des Boucliers Rouges, des Coureurs de l’Aube, des Chiens de Pierre et des Mains-Couteaux. Bref, des représentants de tous les ordres…

Face à cette « invasion », Rand recula jusqu’à l’extrémité opposée de la plate-forme, par rapport au portail. Même s’il n’avait pas besoin de voir où il allait, il y tenait. En fait, il aurait pu rester à l’autre bout, ou se placer sur un côté – ici, les directions étaient interchangeables. Qu’il en choisisse une ou une autre, sa destination resterait Caemlyn, s’il procédait correctement. Et s’il se trompait, le voyage finirait dans quelque cul-de-basse-fosse du néant !

À part Bael et Sulin – et Aviendha, bien sûr – les Aiels laissèrent un peu d’espace libre entre eux et Rand, Mat, Asmodean et Pevin.

— Ne vous approchez pas trop du bord, dit Rand.

Les Aiels les plus proches de lui reculèrent tous d’un bon pas. Malgré sa taille, il ne parvint pas à voir par-dessus une forêt de têtes enveloppées d’un shoufa et finit par lancer :

— Tout l’espace est occupé ?

La plate-forme allait à peine suffire pour la moitié des volontaires…

— Alors, c’est plein ?

— Oui, répondit une voix de femme, comme à contrecœur.

Rand crut reconnaître les intonations de Lamelle.

Devant le portail, des Aiels convaincus qu’on trouverait bien un peu de place pour eux essayaient toujours d’entrer.

— Assez ! cria Rand. Il n’y a plus de place ! Dégagez le portail ! Que tout le monde recule !

Sinon, des êtres vivants risquaient de subir le même sort que la lance seanchanienne transformée en moignon.

— Portail dégagé ! lança la même voix de femme.

C’était bien Lamelle. Et Rand aurait parié sa chemise qu’Enaila et Somara n’étaient pas très loin non plus.

Le portail parut pivoter sur le côté, rétrécissant jusqu’à se volatiliser dans un ultime éclair de lumière blanche.

— Par le sang et les cendres ! maugréa Mat, appuyé à sa lance, l’air dégoûté. C’est encore pire que ces maudits Chemins !

Cette réflexion lui valut un coup d’œil étonné d’Asmodean et un regard respectueux de Bael. Trop occupé à foudroyer des yeux l’obscurité, le jeune flambeur ne remarqua ni l’un ni l’autre.

Alors qu’aucune brise n’agitait l’étendard de Pevin, on ne sentait aucun mouvement, comme si les « voyageurs » étaient toujours à leur point de départ. Mais Rand n’était pas dupe. Il aurait presque pu sentir qu’ils approchaient de leur destination.

— Si tu sors trop près de Rahvin, il captera ta présence, dit Asmodean. (Se passant nerveusement la langue sur les lèvres, il évitait de regarder les autres passagers de la plate-forme.) En tout cas, c’est ce que j’ai entendu dire.

— Je sais où je vais…, répondit Rand.

Pas trop près, non. Ni trop loin. Il se souvenait très bien de l’endroit.

Aucun mouvement, une obscurité infinie et eux tous suspendus dans ce néant. Immobiles. Et une demi-heure s’écoula ainsi, peut-être plus…

Soudain, il y eut comme un frémissement dans les rangs d’Aiels.

— Que se passe-t-il ? demanda Rand.

Des murmures coururent sur toute la plate-forme.

— Quelqu’un est tombé, dit un guerrier costaud proche de Rand.

C’était Meciar, un membre des Lances de la Nuit – les Cor Darei – qui portait un bandeau rouge.

— Pas une des… ? commença Rand.

Voyant le regard glacial de Sulin, il n’alla pas plus loin. Mais il se tourna pour sonder l’obscurité, la colère venant altérer le Vide comme une sorte de souillure. Ainsi, si une des Promises était tombée, c’était censé ne lui faire ni chaud ni froid ? Eh bien, c’était raté !

Une chute éternelle dans un néant infini… Avant de mourir de faim, de soif ou de peur, perdait-on la raison ? Durant cette chute, même un Aiel devait finir par être terrorisé au point que son cœur cesserait de battre. Rand se surprit à l’espérer. Cette fin-là semblait tellement plus clémente que toutes les autres possibilités…

Que la Lumière me brûle ! Où est passée la dureté dont j’étais si fier ? Une Promise ou un Chien de Pierre… Une lance est une lance !

Sauf qu’il ne suffisait pas de le penser pour en être convaincu.

Je serai dur comme l’acier !

Oui, il laisserait les Promises danser avec les lances où et quand elles le voudraient. Juré ! Mais il exigerait de connaître l’identité de toutes celles qui périraient, et chacun de ces noms laisserait dans son âme une blessure inguérissable.

Je serai dur ! Que la Lumière m’aide, car il le faut ! Oui, que la Lumière m’aide !

Apparemment immobiles dans un néant obscur…

La plate-forme s’arrêta. Alors qu’il n’aurait su dire pourquoi il savait, avant, qu’elle se déplaçait, Rand sentit pourtant que c’était terminé.

Il canalisa le Pouvoir et un portail s’ouvrit, parfaitement semblable à celui de la cour d’honneur du palais de Cairhien. Alors que la position du soleil dans le ciel n’avait pratiquement pas changé, les rayons matinaux, ici, tapaient sur une rue pavée et sur une pente couverte d’herbe brunie par la sécheresse et de fleurs des champs. Au sommet de cette montée se dressait un mur de plus de dix pieds de haut. Au-delà de cet obstacle en pierre volontairement laissée brute, afin de paraître plus naturelle, Rand aperçut les dômes dorés et les tours du palais royal d’Andor. Au-dessus de quelques-uns de ces édifices, l’étendard au Lion Blanc du royaume flottait au vent. De l’autre côté de ce mur se trouvait le jardin où le jeune homme avait rencontré Elayne, lors de sa première visite dans la capitale.

À l’extérieur du Vide, des yeux bleus apparurent, accusant muettement Rand. Le souvenir de baisers volés à Tear remonta à sa mémoire, puis il se rappela une lettre où la jeune femme déposait à ses pieds son cœur et son âme et plusieurs messages, délivrés par Egwene, où elle l’assurait de son amour. Que dirait Elayne si elle apprenait un jour ce qui s’était passé entre Aviendha et lui dans le refuge de glace ?

Rand se souvint d’une autre lettre où la Fille-Héritière, impitoyable, le rejetait dans les ténèbres comme une reine qui chasse de sa vie un misérable porcher…

Aucune importance ! Lan avait raison au sujet des femmes. Mais il voulait quand même… Quoi donc ? Et qui ? Des yeux bleus, des yeux verts ou des yeux marron ? Elayne, qui l’aimait peut-être mais ne parviendrait sans doute jamais à se décider ? Aviendha, qui le tentait avec des délices qu’elle ne le laissait plus toucher ? Min, qui se moquait de lui et le tenait pour un parfait imbécile ?

Rand tenta d’ignorer tout ce qui gravitait autour de son cocon de Vide. Sans parler du souvenir déchirant d’une autre femme aux yeux bleus qui gisait sans vie dans le couloir dévasté d’un palais, si longtemps auparavant.

Le jeune homme dut rester où il était tandis que les Aiels, désormais voilés, franchissaient le portail dans le sillage de Bael. Car dès qu’il serait sorti à son tour, la plate-forme, dont l’existence était liée à sa présence, se volatiliserait en un clin d’œil.

Presque aussi calme que Pevin, Aviendha patientait aussi, même si elle passait de temps en temps la tête dehors pour sonder la rue à droite et à gauche. La main sur la poignée de son épée, Asmodean respirait bien trop vite. Le voyant ainsi, Rand se demanda si le Rejeté saurait seulement se servir de son arme. Cela dit, il n’y serait sûrement pas obligé…

Mat regardait le mur d’enceinte comme s’il lui rappelait de mauvais souvenirs. Lui aussi l’avait escaladé, un jour, pour s’introduire dans le palais.

Quand le dernier Aiel voilé fut sorti, Rand fit signe à ses compagnons de franchir le portail, puis il les suivit. Dans son dos, l’ouverture se dématérialisa, le laissant au milieu d’un grand cercle de Promises prêtes à faire face à tout. Des guerriers couraient déjà dans la rue incurvée qui suivait le contour de la colline. Au sein de la Cité Intérieure, toutes les voies s’adaptaient ainsi à la configuration du paysage. Dans les deux directions, les Aiels découvriraient et neutraliseraient toute personne susceptible de donner l’alarme. D’autres avaient entrepris de gravir le flanc de la colline, les plus avancés ayant commencé à escalader le mur en se servant de la moindre aspérité comme prise pour leurs mains et leurs pieds.

Rand sonda lui aussi les alentours. Sur sa gauche la rue descendait et disparaissait abruptement au détour d’un tournant. De sa position, on avait une vue impressionnante bien au-delà du sommet des tours couvertes de tuiles et des toits multicolores qui scintillaient au soleil. Avec ses murs d’enceinte blancs et ses monuments, le parc qu’il pouvait admirer – un des nombreux jardins intérieurs de la ville – composait l’image d’une tête de lion, lorsqu’on le regardait de ce point de vue. Sur la droite du jeune homme, dans un décor de grandes tours surmontées par des flèches et de dômes de toutes les tailles, la rue montait un peu avant de tourner et de disparaître de la vue.

Se déployant très vite, les Aiels avaient déjà commencé à se déverser dans les rues et les allées latérales qui donnaient accès au palais. Pour le moment, il n’y avait personne d’autre en vue. Pourtant, le soleil était déjà assez haut dans le ciel pour que des citadins vaquent à leurs occupations, même si près du palais.

Comme dans un cauchemar, le mur d’enceinte, au sommet de la pente, s’écroula vers l’extérieur en une bonne demi-douzaine d’endroits, les guerriers qui l’escaladaient et les blocs de pierre tombant sur les braves encore engagés sur les pentes.

Avant que cette terrifiante « avalanche » ait atteint la rue, des Trollocs jaillirent des diverses brèches. Jetant les béliers dont ils s’étaient servis pour abattre le mur, ils dégainèrent des épées incurvées ou tirèrent de leur ceinture une hache de guerre hérissée d’une pointe. Derrière eux, d’autres monstres au visage humain souillé par un museau ou un groin animal brandissaient des lances barbelées et des piques. Au milieu de ces hordes de tueurs, des Myrddraals sans yeux avançaient avec une grâce reptilienne.

Tout au long de la rue, des Trollocs hurlants et des Blafards silencieux sortaient des maisons par la porte ou les fenêtres.

Des éclairs déchirèrent le ciel pourtant limpide.

Pour riposter au Feu et à l’Air, Rand tissa du Feu et de l’Air, formant un bouclier qui grandit lentement pour s’opposer à la chute de la foudre. Trop lentement ! Au-dessus de sa tête, un éclair percuta effectivement cette défense, mais d’autres s’abattirent sur le sol et l’onde de choc fit tomber Rand, ébranlé au point qu’il faillit en perdre son tissage et même son cocon de Vide. Aveuglé par une vive lumière, il continua pourtant à tisser une protection contre les feux qui s’abattaient du ciel – afin de l’atteindre, pour le moment, mais ça risquait de changer. S’aidant de l’angreal rangé dans sa poche, Rand continua à générer son bouclier jusqu’à ce qu’il couvre environ la moitié de la Cité Intérieure, puis il le noua et le stabilisa.

Alors qu’il se relevait, la vue lui revint, d’abord troublée par un rideau de larmes. Il devait agir rapidement ! Rahvin savait qu’il était là. Il devait…

Non sans surprise, Rand constata que très peu de temps s’était écoulé depuis la première attaque. Se fichant comme d’une guigne de ses propres troupes, Rahvin n’avait pas cherché un instant à les épargner. Sur la pente, des Trollocs et des Blafards affectés par l’onde de choc faisaient des proies faciles pour les Promises, même si certaines ne paraissaient pas très bien assurées sur leurs jambes. Les guerrières les plus proches de Rand ne s’étaient pas encore toutes relevées, alors que Pevin, son visage balafré toujours aussi inexpressif, s’accrochait littéralement à la hampe de son étendard pour rester debout.

D’autres Trollocs se déversaient des brèches du mur et le vacarme de la bataille emplissait la rue entière. Mais pour Rand, tout cela aurait aussi bien pu se passer dans un autre pays.

La première salve avait compté plusieurs éclairs, et contrairement à ce qu’il avait cru, tous n’étaient pas dirigés contre lui. Encore fumantes, les bottes de Mat reposaient sur le sol à une dizaine de pas de l’endroit où le jeune flambeur avait été projeté. Alors qu’il gisait sur le dos, des volutes de fumée montaient de la hampe noire de sa lance, de sa veste et même de la tête de renard d’argent qui pendait à l’extérieur de sa chemise – un talisman qui n’avait rien pu faire contre le Pouvoir de l’Unique canalisé par un homme.

Réduit à un tas de chair carbonisée, Asmodean aurait été impossible à reconnaître sans l’étui de la harpe accroché à son dos – et lui-même noir de suie. Quant à Aviendha…

Intacte, elle aurait pu être étendue là pour se reposer – si on avait pu se reposer en braquant des yeux grands ouverts sur le soleil.

Rand se pencha pour toucher la joue de la jeune femme. Déjà en train de refroidir… Comme si elle n’était plus faite de chair…

— Rahvin ! cria Rand.

Qu’un son pareil puisse sortir de sa gorge l’étonna un peu. Comme s’il était réfugié tout au fond de sa tête, le Vide, autour de lui, semblait plus vaste et plus… désert… que jamais. En lui, le saidin rugissait, et Rand ne résistait pas contre la rage qu’il lui communiquait. Pareillement, il se fichait de sentir la souillure l’envahir, corrompant sa propre personne et tout ce qui l’entourait.

Trois Trollocs venaient de franchir le cercle de Promises. Armés de haches et d’étranges lances crochues, ils rivaient leurs yeux bien trop humains sur ce qu’ils prenaient pour une proie inoffensive.

Un monstre aux défenses de sanglier s’écroula, une des lances d’Enaila lui traversant la colonne vertébrale. Les deux autres créatures, l’une arborant un bec d’aigle et l’autre un museau d’ours, bondirent sur Rand, la première courant sur des pieds bottés et la seconde sur de grandes pattes.

Le jeune homme sentit qu’il souriait.

Des flammes jaillirent du corps des deux Trollocs, fusant de chaque pore de leur peau pour dévaster ensuite leur cuirasse et leur cotte de mailles. Alors qu’ils ouvraient la bouche pour crier, un portail se matérialisa exactement à l’endroit où ils se tenaient. Ils furent proprement découpés en plusieurs morceaux, mais Rand ne leur accorda aucune attention, car il regardait déjà de l’autre côté de l’ouverture – qui ne donnait pas sur les ténèbres, mais sur une grande salle entourée de colonnes aux murs de pierre sculptés de lions. Ses cheveux noirs striés de blanc, un grand homme carré se leva d’un bond du trône doré qu’il occupait. Une dizaine d’autres hommes, des seigneurs et des militaires de haut rang, se retournèrent pour voir ce que regardait leur maître.

Rand les aperçut à peine.

— Rahvin…, dit-il.

Enfin, quelqu’un prononça ce nom, mais il n’aurait pas juré que c’était lui.

Envoyant des flammes et des traits de lumière en éclaireurs, il franchit le portail et le laissa se refermer derrière lui.

Désormais, il était la mort incarnée.


Nynaeve n’avait aucune difficulté à entretenir la colère qui lui permettait de canaliser un flux d’Esprit en direction de la plaque d’ambre ornée d’une femme endormie rangée dans sa bourse. Même le sentiment d’être épiée par des yeux invisibles ne parvenait pas à la déconcentrer, ce matin. Devant elle, dans une rue déserte du Salidar de Tel’aran’rhiod, Siuan se tenait immobile, l’air tendue. Passant par là, un renard s’arrêta quelques instants pour regarder les deux femmes, puis il continua son chemin.

— Tu dois te concentrer ! cria Nynaeve. La première fois, ton contrôle était bien meilleur. Concentration !

— Je me concentre, stupide gamine !

La robe de laine bleue ordinaire de Siuan se transforma soudain en soie. L’étole rayée de sept couleurs de la Chaire d’Amyrlin apparut sur ses épaules et une bague au serpent se matérialisa autour d’un de ses doigts. Alors qu’elle regardait Nynaeve, le front plissé, Siuan ne parut pas s’apercevoir du changement. Pourtant, c’était la cinquième fois que le phénomène se produisait.

— S’il y a une difficulté, c’est cet horrible breuvage que tu m’as donné à boire. Quelle horreur ! On aurait dit du jus d’entrailles de poisson pourri !

L’étole et la bague disparurent. En revanche, le décolleté de la robe de soie bleue se creusa assez pour dévoiler l’anneau de pierre, passé à une fine chaîne d’or, qui pendait à la naissance des seins de l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

— Si tu n’insistais pas pour avoir des leçons quand tu as besoin d’une potion pour dormir, tu n’aurais pas à subir cette épreuve.

Dans la décoction, Nynaeve avait ajouté à la langue-de-mouton quelques ingrédients pas vraiment indispensables, mais très adaptés au cas de Siuan, qui méritait bien d’avoir la langue irritée.

— Tu ne peux pas me former en même temps que Sheriam et les autres…

La soie devint plus claire, le décolleté redevint sobre – austère, même, un ras-du-cou orné de dentelle blanche – et une coiffe de perles vint enserrer les cheveux de Siuan.

— Préférerais-tu que je passe après elles ? J’ai cru comprendre qu’il te faut quelques heures de sommeil paisible par nuit…

Les poings serrés sur ses flancs, Nynaeve frémit. Sheriam et les autres n’étaient pas le combustible principal qui alimentait sa colère. Chacune à leur tour, Elayne et elle les conduisaient deux par deux dans le Monde des Rêves – parfois, toutes les six dans la même nuit – et même si elles étaient des élèves avec leur professeur, elles ne laissaient jamais oublier aux deux Acceptées qu’elles étaient leurs inférieures. Un reproche un peu vif quand elles commettaient une erreur, et… Elayne n’avait eu qu’une seule fois droit à la corvée de vaisselle. En revanche, les mains de Nynaeve, dans le monde réel où se trouvait son corps, étaient gercées à force de tremper dans l’eau savonneuse.

Pourtant ce n’était pas ça le pire. Ni même le fait de n’avoir pas un moment à elle pour mener des recherches sur la façon, si elle existait, de guérir les femmes calmées et les hommes apaisés. Cela dit, Logain se montrait beaucoup plus coopératif que Siuan. La Lumière en soit louée, il avait compris que tout ça devait rester secret. Sans doute parce qu’il pensait, le pauvre innocent, que Nynaeve le guérirait un de ces jours…

Non, ce qui rendait Nynaeve folle de rage, c’était la promotion dont avait bénéficié Faolain, après avoir été mise à l’épreuve. On ne l’avait pas élevée au rang d’Aes Sedai – sans le Bâton des Serments, toujours à la tour, c’était impossible – mais à un statut supérieur à celui d’Acceptée. Elle pouvait s’habiller comme elle voulait, désormais, et si elle n’avait pas droit au châle, ni le droit de choisir un Ajah, elle disposait d’une certaine autorité. Ces quatre derniers jours, Nynaeve avait dû aller chercher pour elle plus de gobelets d’eau, de livres, d’aiguilles, d’encriers et d’autres objets futiles que lors de tout son séjour à la tour.

Pourtant, Faolain n’était pas le « pire du pire ». Mais de ça, elle refusait jusqu’au souvenir. Cela dit, sa colère aurait suffi à chauffer un manoir en plein hiver.

— Qui t’a accroché un hameçon dans les ouïes, aujourd’hui, mon enfant ?

Siuan portait désormais une robe comme Leane les affectionnait – non, presque trop transparent pour l’ancienne Gardienne, le genre de tissu si fin qu’il n’en avait plus de couleur. En ce jour, ce n’était pas la première fois qu’elle s’exhibait ainsi. Que se passait-il dans le fond de sa tête ? Dans le Monde des Rêves, de tels changements de tenue trahissaient des pensées secrètes qu’on n’avait même pas conscience de nourrir.

— Jusqu’à aujourd’hui, tu étais d’une compagnie presque acceptable, continua Siuan. (Elle marqua une courte pause.) Oui, c’est ça, jusqu’à aujourd’hui ! Je comprends, je crois… Hier après-midi, Sheriam a chargé Theodrin de t’aider à détruire ce blocage que tu t’es forgé durant ton autoapprentissage. C’est ça qui t’est resté en travers du gosier ? Tu n’aimes pas que Theodrin te dise que faire ? C’est une Naturelle comme toi, petite. Si quelqu’un peut t’apprendre à canaliser le Pouvoir sans être d’une humeur de dogue…

— Et toi, qu’est-ce qui te travaille, pour que ta robe change sans cesse ? contre-attaqua Nynaeve.

Theodrin… Oui, c’était bien là que le bât blessait. Le désastre…

— Et si c’était plutôt quelque chose que j’ai entendu hier soir ?

Theodrin était un parangon de bonne humeur et de patience. Selon elle, une seule séance ne pouvait pas suffire. Pour éliminer son propre blocage, il lui avait fallu des mois, et elle s’était aperçue qu’elle canalisait bien avant d’avoir rejoint la tour. Pourtant, échouer faisait mal. Un désastre ! Surtout si quelqu’un découvrait qu’elle avait éclaté en sanglots dans les bras de Theodrin, après son lamentable échec.

— J’ai entendu dire que tu voulais jeter ses bottes à la tête de Gareth Bryne, quand il t’a ordonné de les cirer. Il ne sait toujours pas que c’est Min qui s’y colle, pas vrai ? On dit qu’il t’a alors renversée sur un de ses genoux pour…

La gifle surpuissante de Siuan fit vibrer les oreilles de Nynaeve. Un instant, elle put seulement regarder l’autre femme, les yeux ronds. Puis, avec un cri muet, elle tenta de lui flanquer un coup de poing dans l’œil. En vain, car Siuan, la Lumière savait comment, avait réussi à refermer une main sur ses cheveux. Le corps à corps s’engageant, les deux adversaires se roulèrent dans la poussière en criant de rage.

Nynaeve eut le sentiment d’avoir pris le dessus, même si elle aurait eu du mal à dire, la plupart du temps, si elle était sur ou sous la furie qui tentait de lui arracher sa natte d’une main tandis que l’autre lui martelait les côtes de coups. Cela dit, l’ancienne Sage-Dame n’était pas en reste, question coups, et ceux de Siuan faiblissaient de minute en minute. Dès qu’elle aurait assommé cette harpie, Nynaeve lui arracherait jusqu’au dernier cheveu.

Elle poussa un petit cri, car un orteil venait de lui percuter douloureusement le tibia. La garce donnait des coups de pied ! Nynaeve s’essaya à jouer du genou, hélas, ce n’était pas aisé, quand on portait une robe. Mais les coups de pied, ce n’était vraiment pas du jeu !

Nynaeve s’avisa soudain que Siuan tremblait. Pensant d’abord qu’elle pleurait, elle constata très vite qu’elle riait aux éclats.

Se redressant sur un coude, l’ancienne Sage-Dame chassa les cheveux qui vagabondaient sur son front et ses joues – sa natte était ruinée ! – puis elle foudroya Siuan du regard.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? Moi ? Si tu…

— Je ne ris pas de toi, mais de nous…

Toujours hilare, Siuan repoussa Nynaeve. Les cheveux en bataille, la robe de laine qu’elle portait à présent froissée et reprisée en plusieurs endroits, elle avait les pieds nus…

— Deux femmes adultes qui se roulent dans la poussière comme ça… Je n’ai plus fait ça depuis mes douze ans, je crois… Je me suis dit qu’il ne manquait plus que la grosse Cian pour venir me tirer par l’oreille et me dire que les filles ne se battent pas. On racontait qu’elle avait un jour assommé un imprimeur soûl pour une raison que j’ignore.

Siuan gloussa comme une gamine, puis elle se reprit et commença à épousseter sa robe.

— Si nous avons des désaccords, il vaudrait mieux les régler comme des adultes… (L’ancienne Chaire d’Amyrlin hésita.) Cela posé, il serait plus prudent de ne pas évoquer Gareth Bryne…

Siuan sursauta en s’avisant que sa tenue usée était devenue une robe rouge brodée d’or à l’ourlet et harmonieusement décolletée.

Nynaeve resta assise à même le sol, regardant sa compagne. Quand elle était Sage-Dame, comment aurait-elle réagi devant deux femmes qui se battaient comme des marchandes de poisson ? La réponse eut sur sa colère un effet des plus stimulants.

Siuan n’avait-elle donc pas encore compris qu’il n’y avait nul besoin de s’épousseter dans le Monde des Rêves ? Cessant elle-même de réparer sa natte, elle se leva d’un bond, et avant même qu’elle soit sur ses pieds, sa natte redevenue parfaite reposait sur une des épaules de sa robe de laine de Deux-Rivières qui semblait venir d’être lavée et repassée.

— Je suis d’accord, dit-elle.

Avant de les conduire devant les Cercle des Femmes, elle aurait fait regretter le jour de leur naissance à deux idiotes qu’elle aurait surprises à se crêper le chignon. Qu’avait-elle à jouer des poings comme n’importe quel crétin d’homme ? D’abord Cerandin – un épisode qu’elle préférait oublier, mais il existait quand même – puis Latelle et enfin Siuan ? Pour contourner son blocage, allait-elle fulminer tout le temps ?

Malheureusement – à moins que ce fût un coup de chance – cette idée ne fit rien pour la calmer.

— Si nous avons des désaccords, il faudra en parler.

— En criant à nous en casser la voix, je suppose… Mais c’est mieux qu’un pugilat.

— Il n’y aurait pas besoin de crier si tu…

Nynaeve inspira à fond et détourna la tête. Bon, elles n’allaient quand même pas recommencer. L’air se coinçant dans sa gorge, elle tourna de nouveau les yeux vers Siuan, si vite qu’elle sembla avoir simplement secoué la tête. Eh bien, tant mieux si elle avait donné cette impression, car elle venait de voir quelqu’un derrière une fenêtre, de l’autre côté de la rue. L’estomac noué, elle sentait monter la peur – et la rage d’être si facile à effrayer.

— Je crois que nous devrions rentrer…, dit-elle d’un ton égal.

— Rentrer ? Ton infect breuvage est censé me faire dormir pendant deux heures, et ça n’en fait même pas une que nous sommes ici.

— Le temps ne s’écoule pas de la même manière dans le Monde des Rêves…

Moghedien, derrière cette fenêtre ? La silhouette avait disparu si rapidement qu’il pouvait très bien s’agir d’une rêveuse normale égarée. Mais s’il s’agissait de la Rejetée, il ne fallait à aucun prix lui laisser deviner qu’elle avait été vue. Elles devaient partir !

Une bulle de peur et la brûlure de la rage…

— Je te l’ai déjà dit… Une heure ici peut correspondre à une journée dans le monde éveillé – ou le contraire. Nous…

— En puisant dans la cale avec un seau, j’ai déjà ramené une eau plus limpide que la tienne, petite. Ne va surtout pas croire que tu peux t’en tirer en me faisant prendre des vessies pour des lanternes. Comme convenu, tu vas m’apprendre tout ce que tu as enseigné aux autres. Nous partirons quand je me réveillerai.

Le temps pressait. En tout cas, s’il s’était bien agi de Moghedien, derrière la fenêtre… Siuan portait à présent une robe de soie verte, l’étole de la Chaire d’Amyrlin et la bague au serpent étant de retour. Mais bizarrement, le décolleté était aussi plongeant que celui de ses tenues précédentes. Intégré à un collier d’émeraudes carrées, l’anneau de pierre pendait juste au-dessus de ses seins.

Nynaeve passa à l’action sans réfléchir. Sa main vola vers le cou de Siuan, saisit le collier et tira assez fort pour l’arracher. L’ancienne Chaire d’Amyrlin écarquilla les yeux, mais une seconde après que le fermoir du bijou eut cédé, elle se volatilisa, le collier et l’anneau fondant entre les doigts de Nynaeve.

Un instant, elle regarda sa main qui ne tenait plus rien. Qu’arrivait-il à une personne éjectée de Tel’aran’rhiod de cette façon ? Avait-elle renvoyé Siuan dans son corps endormi ? Ou ailleurs ? Voire dans le néant ?

Soudain, la panique la submergea. Que fichait-elle encore là ? Alors qu’elle s’enfuyait à la vitesse de la pensée, le Monde des Rêves se modifia autour d’elle.

Elle était désormais dans la rue en terre battue d’un petit village aux maisons de bois d’un seul niveau. Le Lion Blanc d’Andor flottait au bout d’un grand poteau et un unique quai de pierre fendait les eaux d’une large rivière que des oiseaux au long bec survolaient au ras de l’onde. Alors que ce décor lui rappelait quelque chose, Nynaeve eut besoin d’un moment pour déterminer où elle était. Jurene, au Cairhien… Et la « rivière » était en fait le fleuve Erinin. Dans ce village, Egwene, Elayne et elle avaient embarqué sur un bateau – le Projectile – qui portait tout aussi mal son nom que l’Anguille d’Eau Douce. De là, elles avaient continué leur voyage vers Tear. Des temps qui semblaient remonter à une éternité, comme de très vieux souvenirs de lecture…

Pourquoi s’était-elle transportée à Jurene ? C’était évident, et la réponse lui vint dès qu’elle eut fini de formuler la question. Ce village était le seul endroit qu’elle connaissait assez bien, dans Tel’aran’rhiod, pour y « sauter » ainsi – le seul en tout cas, dont elle pouvait jurer que Moghedien ne le connaissait pas. Avec ses compagnes, elle y était restée une heure à une époque où la Rejetée ignorait jusqu’à son existence. Et depuis, ni Elayne ni elle n’en avaient reparlé, que ce soit dans le monde normal ou dans celui des Rêves.

Ça appelait cependant une autre question. La même, en un sens. Pourquoi Jurene ? Pourquoi n’était-elle pas sortie du rêve pour se réveiller dans son lit – si inconfortable fût-il –, en supposant que les corvées de vaisselle et de balayage du sol ne l’aient pas épuisée au point qu’elle continue à dormir ?

Je peux toujours partir d’ici…

Si c’était bien elle, Moghedien l’avait vue dans la version onirique de Salidar. Donc, elle connaissait le village, désormais.

Oui, mais rien ne m’empêche d’en parler à Sheriam.

De quelle façon aborder le sujet ? Devait-elle reconnaître qu’elle formait Siuan ? Sauf quand elle était avec Sheriam et les autres, elle n’avait en principe aucun droit d’utiliser les ter’angreal. Comment Siuan faisait-elle pour les avoir à volonté à sa disposition ? En toute franchise, elle n’en savait rien. Cela dit, elle n’avait pas peur de passer quelques heures de plus à se tremper les mains dans de l’eau savonneuse. Sa véritable terreur, c’était Moghedien. Et la colère bouillonnait dans son ventre, lui torturant l’estomac. Si son sac de cuir n’avait pas été si loin, elle aurait bien mâché un peu de menthe…

Je suis tellement fatiguée d’avoir peur…

Avisant devant une maison un banc qui dominait le quai et le fleuve, Nynaeve alla s’y asseoir et entreprit d’étudier sa situation sous tous les angles.

C’était ridicule ! Alors que la Source Authentique lui semblait être terriblement pâle, elle canalisa une flamme qui dansa dans l’air au-dessus de sa main. Si elle paraissait avoir de la substance – à ses propres yeux, en tout cas – elle pouvait voir le fleuve à travers son pathétique tissage. Et quand elle le noua, il disparut immédiatement, comme une brume qui se dissipe. Comment aurait-elle pu affronter Moghedien alors que la moins douée des novices de Salidar se serait montrée aussi puissante qu’elle ? Voire davantage… C’était pour ça qu’elle était venue ici au lieu de sortir du Monde des Rêves. Effrayée, furieuse d’avoir peur, trop en colère pour réfléchir clairement et voir en face sa propre faiblesse.

Elle allait sortir du rêve. Quel qu’ait été le plan de Siuan, il ne fonctionnerait pas, et l’ancienne Chaire d’Amyrlin serait donc contrainte de subir les conséquences de tout ça en même temps qu’elle. À l’idée de devoir passer plus d’heures encore à briquer des parquets, Nynaeve saisit convulsivement sa natte. Des heures ? Des journées entières, plus probablement, et sans préjuger des « séances » de badine avec Sheriam. Pour la punir, les Aes Sedai risquaient de lui interdire d’approcher d’un ter’angreal donnant accès à Tel’aran’rhiod – si elles ne la condamnaient pas à ne plus jamais toucher le moindre angreal. De plus, elles la mettraient sous la tutelle de Faolain, plus de la douce Theodrin. Quant à étudier Siuan et Leane, et plus encore Logain, il vaudrait mieux ne plus y penser. Encore heureux si on lui laissait le droit d’apprendre à guérir…

Enragée, Nynaeve canalisa une autre flamme. Un peu plus forte ? Eh bien, si c’était le cas, elle ne le voyait pas… Stimuler sa colère avec l’espoir que ça l’aide ne donnerait rien.

— Il ne me reste plus qu’à dire aux Aes Sedai que j’ai vu Moghedien, murmura-t-elle en tirant assez fort sur sa natte pour que ça soit douloureux. Lumière, elles me confieront à Faolain ! Je me demande si je ne préférerais pas mourir.

— Pourtant, tu parais toute contente de faire un tas de corvées pour elle.

Entendant cette voix moqueuse, Nynaeve se leva d’un bond, exactement comme si des mains venaient de se poser sur ses épaules. Tout de noir vêtue, Moghedien se tenait au milieu de la rue, secouant la tête devant le spectacle qui s’offrait à elle.

Mobilisant toutes ses forces, Nynaeve tissa un bouclier d’Esprit et le propulsa entre la Rejetée et le saidar. Essaya de le projeter, plutôt… C’était comme vouloir couper un arbre avec une hache en guimauve. D’ailleurs, Moghedien prit le temps de sourire avant de trancher le tissage de son adversaire – si nonchalamment qu’elle aurait pu être en train de chasser un aiguillon de sa joue.

Nynaeve regarda la Rejetée comme si une montagne venait de lui tomber sur la tête. Tout ça pour en arriver là ? Le Pouvoir de l’Unique impuissant. La colère qui lui déchirait les entrailles totalement inutile. Tous ses plans et ses espoirs réduits à néant.

Moghedien ne se donna même pas la peine de riposter ou de tisser un bouclier pour isoler son adversaire de la Source. Voilà jusqu’où allait son mépris !

— J’ai bien eu l’impression que tu m’avais vue… Quand Siuan et toi avez commencé à vous entre-tuer à mains nues, j’ai commis le péché d’imprudence…

Moghedien eut un ricanement humiliant. Paresseusement, parce qu’elle n’avait aucune raison de se presser, elle était en train de tisser quelque chose. Sans savoir ce que c’était, Nynaeve aurait voulu hurler. Sa rage bouillonnait, mais la peur détruisait sa volonté et lui rivait les pieds au sol.

— Parfois, je me dis que vous êtes trop ignorantes pour être formées, l’ancienne Chaire d’Amyrlin, toi et toutes les autres. Mais je ne peux pas te permettre de me trahir. (Le tissage se dirigeait à présent vers Nynaeve.) L’heure de la moisson est venue, dirait-on.

— Arrête, Moghedien ! cria soudain Birgitte.

Nynaeve en resta bouche bée. C’était bien l’héroïne, avec sa courte veste blanche et son fameux pantalon jaune. Sa tresse blonde sophistiquée repoussée derrière une épaule, elle brandissait un arc en argent où était encochée une flèche du même métal.

Impossible ! Birgitte n’appartenait plus au Monde des Rêves. À Salidar, elle s’assurait que personne ne découvre que Nynaeve et Siuan dormaient en plein jour – et ne commence à poser des questions embarrassantes.

Moghedien fut si surprise que les flux qu’elle tissait se volatilisèrent. Mais elle se ressaisit très vite. La flèche d’argent qui jaillit de l’arc de Birgitte disparut en plein vol, puis ce fut au tour de l’arme elle-même. Ensuite, une force invisible s’empara de l’archère, la forçant à lever les bras puis la soulevant du sol. Une fraction de seconde plus tard, l’héroïne, toujours en suspension dans l’air, se retrouva pieds et poings liés dans une position des plus inconfortables.

— J’aurais dû penser que tu viendrais…, siffla Moghedien. (Elle se détourna de Nynaeve pour approcher de Birgitte.) Aimes-tu ta nouvelle vie ? La chair bien réelle, mais sans Gaidal Cain ?

Nynaeve songea à canaliser – mais pour générer quoi ? Un couteau qui ne réussirait pas à traverser la peau de la Rejetée ? Des flammes qui ne roussiraient même pas le bas de sa robe ? Sachant à quel point elle était impuissante, Moghedien ne la regardait même plus. Si elle cessait de projeter un flux de saidar sur la femme endormie de la plaque d’ambre, Nynaeve se réveillerait à Salidar, et elle pourrait avertir les Aes Sedai. Levant les yeux sur Birgitte, elle sentit des larmes monter à ses paupières. L’héroïne défiait Moghedien du regard. En retour, la Rejetée l’étudiait avec tout l’intérêt qu’un sculpteur sur bois accorde à un nouveau rondin.

Il n’y a que moi…, songea Nynaeve. Je pourrais tout aussi bien être incapable de canaliser… Il n’y a que moi…

Lever un premier pied fut aussi dur que si elle essayait de s’arracher à des sables mouvants. Recommencer fut tout aussi difficile, mais au moins, elle avançait vers Moghedien.

— Ne me fais pas de mal ! cria-t-elle. Par pitié, ne me fais pas de mal !

L’ancienne Sage-Dame frissonna. Sous ses yeux, Birgitte venait de disparaître. À sa place se tenait une fillette de trois ou quatre ans, vêtue comme l’héroïne, qui brandissait un arc jouet en argent. Après avoir repoussé dans son dos sa natte blonde, la gamine braqua son arme sur Nynaeve. Puis elle gloussa bêtement et se mit un doigt dans la bouche, comme si elle craignait d’avoir fait une bêtise.

Nynaeve se laissa tomber à genoux. Ramper dans une robe n’était pas facile, mais elle n’aurait sûrement pas pu rester debout. Par miracle, elle réussit à avancer, tendant vers Moghedien une main implorante.

— Par pitié, épargne-moi ! Je t’en prie…

Tel un insecte à demi écrasé qui rampe encore, elle continua à se traîner vers la Rejetée.

— Il fut un temps où je te croyais plus forte que ça…, lâcha Moghedien. Aujourd’hui, j’apprécie vraiment beaucoup de te voir à genoux. N’approche plus, petite ! Encore que je ne te pense pas assez courageuse pour essayer de m’arracher les cheveux…

Cette idée sembla amuser la Rejetée.

La main de Nynaeve devait se trouver à cinq ou six pieds de Moghedien – il faudrait que ça suffise. Il n’y avait qu’elle. Et le Monde des Rêves. Une image se forma, et soudain, ce fut fait. Un bracelet d’argent autour de son poignet, relié par une longue chaîne du même métal au collier également en argent qui enserrait le cou de Moghedien. Dans sa tête, Nynaeve n’avait pas seulement imaginé l’a’dam, mais aussi Moghedien en train de le porter. La Rejetée et l’artefact – une fraction de Tel’aran’rhiod qu’elle modelait selon sa volonté. Pour avoir brièvement porté un bracelet, à Falme, elle savait un peu à quoi s’attendre. D’une étrange façon, elle était consciente de l’existence de Moghedien exactement comme elle sentait son propre corps et ses émotions – deux ensembles bien distincts, mais tous deux présents dans sa tête. Il y avait aussi une autre chose, qu’elle avait seulement espérée, parce que Elayne lui avait dit qu’il en était ainsi. De fait, l’a’dam était un lien. En d’autres termes, elle sentait la Source à travers la Rejetée.

Les yeux écarquillés, Moghedien porta les mains au collier. La colère et l’horreur ! Plus de colère que d’horreur, au début… Nynaeve sentait les deux émotions comme si elles étaient siennes. Alors qu’elle savait sans doute ce qu’était l’artefact, Moghedien tentait quand même de canaliser le Pouvoir. En même temps, l’ancienne Sage-Dame captait un léger changement en elle, et dans l’a’dam tandis que son adversaire tentait d’influer sur le Monde des Rêves. Faire cesser cet effort fut d’une dérisoire facilité, puisque l’a’dam était un lien dont Nynaeve avait le contrôle absolu. Le savoir rendait la chose encore plus facile. Puisque Nynaeve ne voulait pas que certains flux soient canalisés, ils ne le furent pas, tout bêtement. Moghedien aurait tout aussi bien pu essayer de soulever une montagne à mains nues.

L’horreur devint beaucoup plus forte que la colère.

En se relevant, Nynaeve structura l’image requise dans sa tête. Elle ne se contenta pas d’imaginer Moghedien prisonnière d’un a’dam, elle savait que la Rejetée était piégée aussi sûrement qu’elle connaissait son propre nom. L’impression qu’il y avait un changement, que sa peau se hérissait, ne cessa pas pour autant.

— Arrête ! cria-t-elle.

L’a’dam ne bougea pas, mais il parut saisi d’invisibles tremblements. Nynaeve songea à des orties frottées sur la Rejetée des épaules jusqu’aux genoux. Le souffle court, Moghedien frissonna.

— Arrête, ou ce sera bien pire.

Tout s’arrêta. Les mains encore posées sur le collier, dressée sur la pointe des pieds comme si elle s’apprêtait à bondir, Moghedien défia Nynaeve du regard.

L’enfant qui était ou avait été Birgitte regardait la scène avec une grande curiosité. Nynaeve se concentra et forma dans sa tête l’image de l’héroïne adulte. Remettant un doigt dans sa bouche, la fillette recommença à jouer avec son arc miniature. Nynaeve prit une inspiration rageuse. Modifier ce que quelqu’un d’autre tentait de maintenir n’était pas facile. Et pour ne rien arranger, Moghedien avait prétendu pouvoir générer des altérations permanentes. Cela dit, elle pouvait toujours défaire ce qu’elle avait fait.

— Ramène-la !

— Si tu me relâches…

Nynaeve pensa de nouveau à des orties – mais à une flagellation, cette fois. Tremblant de tous ses membres, la Rejetée respira entre ses dents serrées, comme si on la soumettait à la question.

— C’était la plus terrible expérience de ma vie, dit Birgitte.

Redevenue elle-même, elle portait sa tenue légendaire, mais elle n’avait ni arc ni flèches.

— J’étais une enfant, et en même temps, ma véritable personnalité flottait comme un rêve tout au fond de l’esprit de cette gamine. Je savais tout ! Je savais que j’allais assister à une scène horrible en continuant à jouer…

L’héroïne repoussa sa natte dans son dos puis foudroya Moghedien du regard.

— Comment es-tu venue ici ? demanda Nynaeve. Je te suis reconnaissante, n’en doute pas, mais…

Après un dernier regard glacial pour Moghedien, Birgitte ouvrit sa veste et alla pêcher sous son chemisier l’anneau de pierre passé à une lanière de cuir.

— Siuan s’est réveillée… Un moment, et pas totalement. Mais assez pour dire que tu lui avais arraché cet anneau. Voyant que tu ne te réveillais pas, j’ai compris que quelque chose clochait. Alors, je me suis emparée de l’anneau et j’ai bu le reste de la décoction que tu as donnée à Siuan.

— Il n’y avait presque plus rien… Le dépôt.

— C’était suffisant pour m’endormir… Accessoirement, cette potion a un goût atroce. La suite a été aussi facile que de trouver des danseuses emplumées à Shiota… En un sens, c’était presque comme si j’avais encore été…

Birgitte s’interrompit pour jeter un regard mauvais à Moghedien. L’arc réapparut dans sa main et un carquois plein de flèches d’argent se matérialisa sur sa hanche. Mais les deux disparurent très vite.

— Le passé est le passé, et l’avenir nous attend ! déclara l’héroïne. Je n’ai pas vraiment été surprise de découvrir qu’il y avait encore deux femmes qui savaient être dans le Monde des Rêves. Comprenant que l’une des deux devait être Moghedien, je suis arrivée ici et je vous ai vues… On aurait bien dit qu’elle avait réussi à te capturer, Nynaeve, mais j’ai pensé t’aider en créant une diversion…

Nynaeve se sentit soudain accablée par la honte. Elle avait envisagé d’abandonner Birgitte. En fait, elle l’avait presque décidé. L’idée lui était venue en un éclair, et elle l’avait vite chassée, mais elle ne pouvait pas se voiler la face. Quelle poule mouillée elle était ! Birgitte n’avait jamais dû être ainsi dominée par la peur.

— Je…

L’ancienne Sage-Dame sentit sur sa langue un arrière-goût de chiendent à chat et de poudre de feuille de mavin.

— J’ai failli m’enfuir…, avoua-t-elle piteusement. J’avais si peur que ma langue était collée à mon palais. Oui, j’ai failli m’enfuir et te laisser.

— Vraiment ?

Nynaeve se sentit devenir toute petite sous le regard de Birgitte.

— Vraiment ? Mais tu ne l’as pas fait, pas vrai ? J’aurais dû décocher ma flèche avant de crier un avertissement, mais je n’ai jamais aimé tirer dans le dos des gens. Même des gens comme elle. De toute façon, ça s’est bien terminé. Mais qu’allons-nous faire d’elle ?

Moghedien semblait avoir surmonté sa peur. Ignorant le collier d’argent, autour de son cou, elle regardait Nynaeve et Birgitte comme si ç’avait été elles les prisonnières. Pensive, elle semblait réfléchir à ce qu’elle allait faire de ses proies. N’était un mouvement brusque des mains, de temps en temps, comme si elle voulait se gratter là où sa peau conservait le souvenir des orties, elle était l’incarnation de la sérénité. Mais grâce à l’a’dam, Nynaeve savait que ce n’était qu’une façade. La peur restait bien présente, étouffée, tout simplement – comme un cri affolé retenu au dernier moment.

En un sens, elle regrettait que l’artefact ne lui permette pas de savoir ce que Moghedien pensait, en plus de ce qu’elle ressentait. Encore que pénétrer dans cet esprit glacial et cruel ne devait pas être une expérience très agréable…

— Avant d’envisager des mesures… définitives…, dit la Rejetée, gardez à l’esprit que je sais une foule de choses qui pourraient vous être utiles. J’ai observé les autres Élus et eu vent de leur plan. N’est-ce pas une monnaie d’échange ?

— Dis-moi ce que tu sais, et je verrai bien, répondit Nynaeve.

Qu’allait-elle faire de cette femme ?

— Lanfear, Graendal, Rahvin et Sammael complotent ensemble.

Nynaeve tira un coup sec sur la chaîne, faisant tituber sa prisonnière.

— Tout le monde sait ça ! Je veux du nouveau !

Ici, la Rejetée était prisonnière, mais l’a’dam existait seulement dans le Monde des Rêves.

— Sais-tu qu’ils veulent inciter Rand al’Thor à attaquer Sammael ? Quand il le fera, les trois autres seront là pour le piéger. Graendal et Rahvin, en tout cas… Je crois que Lanfear joue à un jeu dont les autres ignorent tout.

Nynaeve et Birgitte échangèrent des regards inquiets. Rand devait être informé. Et il le serait si Elayne et l’ancienne Sage-Dame pouvaient parler à Egwene le soir même. À condition d’avoir à leur disposition le ter’angreal…

— Bien entendu, continua Moghedien, ça arrivera si al’Thor vit assez longtemps pour tomber dans le panneau.

Nynaeve saisit la chaîne d’argent à l’endroit où elle s’accrochait au collier et tira le visage de la Rejetée très près du sien. Les yeux noirs de Moghedien soutinrent son regard, mais par l’intermédiaire de l’a’dam, elle capta de la peur – toujours refoulée, mais peut-être encore plus forte.

— Tu vas m’écouter… Crois-tu que j’ignore pourquoi tu joues ainsi la docilité ? En prolongeant ces bavardages, tu espères me voir commettre une erreur qui te permettra de filer. Au minimum, plus le temps passera, te dis-tu, et plus j’aurai du mal à te tuer…

Sur ce point, Moghedien n’avait pas tort. Abattre quelqu’un froidement, même un Rejeté, serait peut-être au-dessus des forces de Nynaeve. Mais dans ce cas, que faire de la prisonnière ?

— Cela dit, je te conseille d’arrêter avec tes allusions ! Si tu continues à tenter de me rouler dans la farine, je te ferai subir tout ce que tu avais l’intention de m’infliger.

À travers l’artefact, Nynaeve sentit que la menace éveillait en Moghedien une terreur primale. La Rejetée en savait-elle moins long qu’elle l’aurait cru au sujet de l’a’dam ? Imaginait-elle que Nynaeve pouvait lire ses pensées si l’envie lui en prenait ?

— Donc, si tu es informée d’une menace pesant sur Rand – antérieure au plan de Sammael et des trois autres – dis-moi de quoi il s’agit, et plus vite que ça !

Alors que sa langue jaillissait sans cesse d’entre ses lèvres pour les humidifier, Moghedien se lança dans une tirade frénétique :

— Al’Thor a l’intention d’aller attaquer Rahvin. Aujourd’hui. Ce matin, même. Il croit que Rahvin a tué Morgase. J’ignore si c’est vrai ou non, mais al’Thor en est persuadé. Rahvin, lui, ne s’est jamais fié à Lanfear – ni aux autres, d’ailleurs. Pourquoi aurait-il dû être naïf ? Pensant que toute l’affaire pouvait être un piège tendu à son intention, il a imaginé son propre traquenard. Dans tout Caemlyn, des protections spéciales l’avertiront si un homme canalise un filament de Pouvoir. Al’Thor se jettera tête baissée dans le piège. Ce doit être déjà fait, je pense, puisqu’il avait l’intention de quitter Cairhien dès l’aube. Je ne suis pas impliquée dans ce plan. Vraiment, je n’y ai joué aucun rôle, et…

La sueur qui brillait sur le visage de Moghedien – le stigmate de la terreur – la dégoûtant, Nynaeve aurait aimé la faire taire. Cette plaidoirie mielleuse, surtout… Commençant à canaliser, elle se demanda si elle serait assez puissante pour paralyser la langue de la Rejetée. Puis elle sourit. Elle était liée à Moghedien, avec la position dominante…

La Rejetée écarquilla les yeux tandis qu’elle tissait puis nouait sous la contrainte les flux qui lui cloueraient le bec. L’ancienne Sage-Dame lui boucha les oreilles, histoire de la rendre totalement inoffensive.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle alors à Birgitte.

— Elayne en aura le cœur brisé. Elle aime sa mère !

— Je le sais ! Je pleurerai avec elle, chaque larme d’une parfaite sincérité, mais d’abord, je dois me soucier de Rand. (Nynaeve saisit la chaîne d’argent à ras du collier et la secoua.) C’est peut-être l’effet de l’a’dam, mais elle a aussi pu raconter n’importe quoi. Je veux avoir ton avis.

— Elle a dit la vérité… Sauf quand elle est dans la position dominante, Moghedien n’a jamais été très courageuse. Et tu viens de lui flanquer la frousse de sa vie.

Nynaeve fit la grimace. La déclaration de l’héroïne n’était pas faite pour la calmer. Ainsi, Moghedien n’était jamais très courageuse, sauf quand elle avait la situation bien en main ? Mais cette définition lui convenait tout aussi bien ! Quant à lui avoir « flanqué la frousse de sa vie », c’était vrai, et elle ne le regrettait pas. Mais il y avait un monde entre boxer les oreilles de quelqu’un qui en avait besoin et menacer une personne de la torturer – oui, même s’il s’agissait d’une Rejetée. D’autant plus qu’elle avait eu envie de faire souffrir sa prisonnière. Et maintenant, voilà qu’elle tentait de se défiler alors qu’elle savait très bien ce qu’elle devait faire. Jamais très courageuse sauf quand elle était en position de force… Cette fois, c’était elle-même qui alimentait sa colère.

— Nous devons aller à Caemlyn. Moi, au moins… Avec Moghedien. Je ne suis peut-être pas assez puissante pour canaliser le Pouvoir requis afin de déchirer une feuille de parchemin, mais grâce à l’a’dam, je me servirai de sa force.

— En étant dans Tel’aran’rhiod, tu n’auras aucune influence sur le monde éveillé, rappela Birgitte.

— Je sais. Mais je dois tenter quelque chose.

Birgitte inclina la tête en arrière et éclata de rire.

— Nynaeve, je suis vraiment gênée d’être associée à une poule mouillée de ton acabit ! (L’héroïne écarquilla les yeux de surprise.) Il ne restait vraiment pas beaucoup de potion. Je crois que…

Avant d’avoir fini sa phrase, Birgitte se volatilisa, car elle venait de se réveiller.

Nynaeve prit une grande inspiration, puis elle dénoua les flux qui emprisonnaient Moghedien. Ou força-t-elle la Rejetée à le faire à sa place ? Avec l’a’dam, c’était difficile à déterminer.

Dommage que Birgitte n’ait pas pu rester… Une autre paire d’yeux… Quelqu’un qui connaissait bien mieux qu’elle le Monde des Rêves. Et une femme courageuse, en plus de ça !

— Nous allons faire un petit voyage, Moghedien, et tu vas m’aider jusqu’à l’épuisement total de tes forces. Si je ne sais quoi me prend par surprise… Eh bien, faut-il te rappeler que ce qui frappe la porteuse du bracelet frappe aussi celle du collier ? Sauf que pour cette dernière, c’est dix fois pire.

À l’expression défaite de la Rejetée, Nynaeve comprit qu’elle ne mettait pas en doute ses propos. Une saine réaction, puisqu’ils étaient exacts.

Après avoir de nouveau inspiré à fond, Nynaeve forma dans sa tête l’image du seul endroit de Caemlyn qu’elle connaissait assez bien pour en garder un vif souvenir. Le palais royal, où Elayne l’avait emmenée. Mais dans le monde éveillé, pas dans celui des Rêves. Pourtant, elle devait tenter quelque chose.

Les contours de Tel’aran’rhiod se brouillèrent autour d’elle.


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