Saisissant le saidin, Rand tissa des flux d’Air qui soulevèrent Natael de ses coussins. La harpe dorée lui tombant des mains, le musicien se retrouva plaqué contre un mur, immobilisé du cou aux chevilles et les pieds légèrement au-dessus du sol.
— Ne te l’ai-je pas dit et redit ? Ne canalise jamais le Pouvoir quand nous ne sommes pas seuls ! Jamais !
Natael inclina la tête – une étrange façon de faire, comme s’il voulait regarder son interlocuteur à la dérobée.
— Si elle avait vu, elle aurait pensé que c’était toi.
Aucune repentance dans le ton de Natael. Pas d’intention de s’excuser, mais nul défi non plus. Simplement, il pensait avoir fourni une explication raisonnable.
— Tu semblais avoir soif, et un barde de cour doit être attentif aux besoins de son seigneur.
Une des petites satisfactions que se concédait Natael, histoire de se remonter le moral. Si Rand était le seigneur Dragon, lui devait être un barde et pas un simple trouvère.
Au moins aussi dégoûté de sa réaction que furieux contre l’homme, Rand défit le tissage et laissa retomber son prisonnier sur le sol. S’en prendre à Natael revenait à se bagarrer contre un gamin de dix ans. Même s’il ne pouvait pas voir le tissage qui limitait l’accès du faux trouvère au saidin – logique, puisque c’était une œuvre de femme – Rand savait qu’il était là. Désormais, faire léviter une coupe était le plus grand exploit que pouvait se permettre Natael.
Heureusement, le tissage était également invisible aux yeux des femmes. Selon Natael, c’était à cause d’une « inversion ». Une notion qu’il était incapable d’expliquer, cela dit.
— Et si elle avait eu des soupçons en voyant ma réaction ? J’ai été aussi surpris que si la coupe avait volé vers moi de sa propre volonté.
Reprenant son brûle-gueule entre les dents, Rand envoya au plafond plusieurs volutes de fumée.
— Elle n’aurait pas compris quand même…
Se réinstallant sur ses coussins, Natael reprit la harpe et entama un morceau aux tonalités… retorses, c’était le seul mot qui venait à l’esprit.
— Qui pourrait soupçonner la vérité ? Je ne parviens même pas à l’assimiler complètement.
Une remarque teintée d’amertume ? Pas vraiment, pour autant que Rand pût le dire.
Quant à la vérité, il avait du mal à l’assimiler lui-même, alors qu’il avait tout fait pour qu’elle advienne.
Car Jasin Natael avait un autre nom. Asmodean !
Quand il jouait de la harpe, Asmodean semblait ne pas avoir le moindre point commun avec les terribles Rejetés. Pas trop laid à regarder, il devait avoir un succès certain avec les femmes. Souvent, Rand s’étonnait que le mal n’ait laissé aucun vestige sur ce visage…
Un des Rejetés ! Et au lieu de tout faire pour le tuer, Rand dissimulait son identité à tout le monde, y compris Moiraine. Parce qu’il avait besoin d’un professeur.
Si ce qui valait pour les femmes appelées des Naturelles par les Aes Sedai était aussi vrai pour les hommes, Rand n’avait qu’une chance sur quatre de survivre s’il essayait tout seul d’apprendre à utiliser le Pouvoir. Et c’était sans compter les risques de sombrer dans la folie. Avec un professeur, ses chances s’amélioraient. Mais il fallait que ce soit un homme. Comme Moiraine et d’autres Aes Sedai le lui avaient dit, un oiseau ne pouvait pas apprendre le vol à un poisson. Pareillement, un poisson ne réussirait jamais à enseigner la nage à un oiseau. Bien entendu, le professeur de Rand devait être quelqu’un d’expérimenté – un expert en la matière, en quelque sorte. La Tour Blanche apaisant tous les hommes capables de canaliser qu’elle capturait – et il y en avait de moins en moins d’année en année –, le jeune homme n’avait pas eu un très grand choix.
Un homme venant de découvrir son don en aurait su aussi peu que lui. Un faux Dragon doté du Pouvoir, à condition d’en trouver un encore en liberté, n’aurait sûrement pas renoncé à ses rêves de gloire pour un concurrent – un autre imposteur, à ses yeux… Rand avait donc dû s’attacher les services d’un Rejeté, ni plus ni moins.
Alors que le jeune homme s’asseyait en face de lui, Asmodean joua quelques notes éparses. Se souvenir que le Rejeté n’avait pas changé, du moins en profondeur, était un exercice salutaire. Depuis qu’il avait voué son âme au Ténébreux, « Natael » était resté exactement le même. Après sa capture, il avait agi sous la contrainte, pas parce qu’il était revenu vers la Lumière.
— Tu n’as jamais songé à t’enfuir, Natael ?
Rand se montrait très prudent sur le prénom. Un seul « Asmodean » mal inspiré, et Moiraine serait sûre qu’il était passé dans le camp des Ténèbres. Peut-être pas seulement Moiraine, d’ailleurs… Et ça risquait d’être une sentence de mort pour lui comme pour le Rejeté.
Les mains de Natael se pétrifièrent sur les cordes.
— M’enfuir ? S’ils me croisaient, Demandred, Rahvin ou n’importe lequel des autres m’abattraient à vue. Et encore, si j’avais de la chance, parce qu’ils pourraient me réserver un pire sort. Lanfear m’épargnerait peut-être, mais tu comprendras que je préfère ne pas prendre le risque d’essayer. Semirhage, elle, pourrait forcer un rocher à l’implorer de lui donner le coup de grâce. Quant au Grand Seigneur…
— Le Ténébreux, coupa Rand, le tuyau de sa pipe au coin de la bouche.
Seuls les Suppôts des Ténèbres et les Rejetés appelaient leur maître « Grand Seigneur des Ténèbres »… Pour tous les autres, il était le Ténébreux – ou une infinité de déclinaisons sur ce thème, selon les peuples.
Asmodean acquiesça.
— Le Ténébreux, oui… Quand il se libérera… (Le Rejeté, impassible jusque-là, blêmit d’un seul coup.) Eh bien, plutôt que de subir la punition qu’il réserve aux traîtres, je préférerais aller me rendre à Semirhage, c’est tout dire.
— Dans ce cas, il vaut mieux que tu restes ici pour me former.
Asmodean se mit à jouer une musique d’une tristesse accablante.
— La Marche de la Mort, dit-il, le mouvement final du Cycle des Grandes Passions, composé quelque trois cents ans avant la guerre du Pouvoir par…
— Ce n’est pas de cours de musique que j’ai besoin, coupa Rand. Tu n’es pas un très bon maître.
— Crois-tu ? Au contraire, je trouve que je ne m’en tire pas mal, compte tenu des circonstances. Tu peux saisir le saidin chaque fois que tu le désires, et tu sais distinguer les différents flux. Tu peux ériger un bouclier protecteur et le Pouvoir fait ce que tu attends qu’il fasse. (Asmodean cessa de jouer et fronça les sourcils sans regarder Rand.) Tu crois que Lanfear veut que je t’apprenne tout ? Si c’était son intention, elle aurait trouvé un moyen de rester à proximité afin de pouvoir nous fournir un lien. Elle veut que tu vives, Lews Therin, mais cette fois, elle entend bien être plus forte que toi.
— Ne m’appelle pas comme ça ! cria Rand.
Mais Asmodean ne parut pas l’entendre.
— Si vous avez tout planifié ensemble – ma capture, je veux dire…
Rand sentit une soudaine tension chez Asmodean, comme s’il tentait d’éprouver le bouclier que Lanfear avait tissé autour de lui. Une femme capable de canaliser voyait une aura autour d’une autre femme qui s’unissait au saidar et elle sentait clairement qu’elle contrôlait le Pouvoir. Face à Asmodean, Rand ne voyait jamais rien et il captait fort peu de choses.
— Si vous avez ourdi ce projet ensemble, eh bien, tu t’es laissé berner et pas sur un seul plan ! Je t’ai dit que je ne suis pas un très bon professeur, surtout en l’absence de lien. Vous avez monté ce coup ensemble, pas vrai ?
Natael jeta à Rand son fameux regard de côté, plus intense que d’habitude.
— De quoi te souviens-tu ? Du temps où tu étais Lews Therin, je veux dire. Lanfear prétend que tu as tout oublié, mais elle pourrait mentir au Grand… au Ténébreux lui-même.
— Cette fois, elle a dit la vérité.
S’installant plus confortablement, Rand fit léviter jusqu’à lui une des coupes que les chefs n’avaient pas touchées. Même si bref, le contact avec le saidin fut à la fois un moment d’extase et une ignoble torture. Comme d’habitude, malgré la souillure, il s’en sépara à regret.
Rand refusait d’évoquer Lews Therin. Et il en avait assez qu’on pense qu’il était cet homme ! Le fourneau de sa pipe étant trop chaud, après qu’il eut tant tiré dessus, il fit de grands gestes en la tenant par le tuyau.
— Puisqu’un lien peut nous aider, pourquoi ne pas y recourir ?
Asmodean regarda son interlocuteur comme s’il venait de lui demander pourquoi ils ne mangeaient pas des rochers.
— J’oublie toujours à quel point tu es ignare… Nous ne pouvons pas, tout simplement ! Pour établir un lien, il nous faut une femme. Tu pourrais demander à Moiraine, ou à cette fille, Egwene… Une des deux devrait pouvoir imaginer la méthode… Si tu te fiches qu’elles découvrent qui je suis, bien entendu.
— Ne me mens pas, Natael ! rugit Rand.
Longtemps avant de rencontrer le Rejeté, il avait appris que la façon de canaliser d’un homme était différente de celle d’une femme – autant qu’un mâle était différent d’une femelle, en quelque sorte. Cela dit, il ne prenait jamais pour argent comptant ce que lui racontait Natael.
— J’ai entendu Egwene et d’autres personnes parler d’Aes Sedai qui unissent leurs pouvoirs. Si c’est possible pour elles, pourquoi pas pour nous ?
— Parce que, un point c’est tout ! répondit Asmodean, exaspéré. Si tu veux savoir la raison, demande à un philosophe. Autant se demander pourquoi les chiens ne savent pas voler. Dans le vaste dessein de la Trame, c’est peut-être une compensation, parce que les hommes sont plus forts. Du coup, pas de lien pour nous sans les femmes, alors qu’elles n’ont pas besoin de nous. Enfin, tant qu’elles ne sont pas plus de treize – une piètre consolation. Au-delà, il leur faut des hommes pour agrandir le cercle.
Cette fois, Rand fut sûr d’avoir surpris Natael en flagrant délit de mensonge. Selon Moiraine – qui ne pouvait pas mentir – les hommes et les femmes, durant l’Âge des Légendes, étaient aussi puissants dans le Pouvoir les uns que les autres.
Il le dit à Asmodean et ajouta :
— Les Cinq Pouvoirs sont égaux.
— La Terre, le Feu, l’Air, l’Eau et l’Esprit, récita Natael en pinçant une corde pour chaque Pouvoir. Ils sont égaux, tu as raison. Et il est tout aussi vrai qu’une femme peut faire avec l’un d’eux la même chose qu’un homme. Ou plus précisément, obtenir le même résultat d’une manière différente… Mais ça n’a rien à voir avec la force supérieure des hommes. Quand Moiraine pense qu’une chose est vraie, elle la répète comme s’il en était ainsi, mais ça ne prouve rien. Une des innombrables faiblesses de ces stupides Serments. (Il joua quelques notes qui semblèrent bel et bien stupides.) Certaines femmes ont des bras plus costauds que ceux de certains hommes, mais en général, on constate le contraire. C’est pareil pour la puissance dans le Pouvoir, et dans la même proportion.
Rand acquiesça pensivement. C’était assez logique. Elayne et Egwene étaient tenues pour deux des plus puissantes femmes formées par la tour depuis près de mille ans. Un jour, il avait mis son pouvoir à l’épreuve contre elles. Plus tard, Elayne lui avait avoué s’être sentie comme un chaton entre les griffes d’un molosse.
Mais Asmodean n’en avait pas terminé :
— Quand deux femmes s’unissent, elles ne doublent pas leur puissance, car le processus ne se réduit pas à ajouter la force de l’une à celle de l’autre. Cela dit, si elles sont assez « costaudes » au départ, elles peuvent égaler un homme. Et quand elles forment le cercle de treize, là, il est temps de s’inquiéter. Même si elles sont médiocrement douées, treize femmes unies peuvent dominer la plupart des hommes. Les treize sœurs les plus médiocres de la tour auraient raison de toi, ou de tout autre type, sans même être essoufflées après. Il existe un dicton, en Arad Doman : « Plus il y a de femmes dans les environs, et plus un homme avisé doit marcher en silence. » Tu ferais bien de le graver dans ta mémoire, celui-là.
Rand frissonna au souvenir d’une époque où bien plus de treize Aes Sedai l’entouraient. Presque toutes ignoraient qui il était, évidemment, mais dans le cas contraire…
Si Egwene et Moiraine s’unissaient…
Non, Egwene ne pouvait pas avoir oublié leur amitié à ce point, même si elle était loyale à la tour.
Quand elle s’engage, c’est toujours à fond, et elle est en train de devenir une Aes Sedai. Comme Elayne…
Une bonne gorgée de vin ne parvint pas à chasser totalement cette angoisse de l’esprit du jeune homme.
— Que peux-tu me dire de plus sur les Rejetés ? demanda-t-il à Natael.
Pour la centième fois, il en avait bien conscience, mais il espérait toujours obtenir une miette d’information supplémentaire. Et ça valait mieux que d’imaginer Moiraine et Egwene s’unissant pour…
— Je t’ai confié tout ce que je sais, soupira Asmodean. Nous n’étions pas de proches amis, c’est le moins qu’on puisse dire. Tu crois que je te cache encore quelque chose ? Si c’est ce qui t’intéresse, je ne sais pas où sont les autres. À part Sammael, mais avant que je te le dise, tu savais qu’il a annexé l’Illian. Graendal est restée un moment en Arad Doman, mais je suppose qu’elle en est partie, parce qu’elle est trop attachée à son petit confort. Moghedien doit être – ou avoir été – quelque part dans l’Ouest, elle aussi, mais personne ne débusque l’Araignée sauf quand elle veut qu’on la trouve. Rahvin s’est offert une reine en guise d’animal domestique, mais quant à savoir sur quel royaume elle lui permet de régner, tu es aussi avancé que moi. Voilà tout ce que je peux te dire pour t’aider à les localiser…
Rand avait déjà entendu ça d’innombrables fois, comme tout ce qu’Asmodean avait à dire sur les Rejetés. À force de répétition, il avait souvent l’impression d’avoir toujours su ce que son professeur lui racontait. Alors qu’il se serait bien passé de certaines révélations – entre autres, sur les distractions favorites de Semirhage – d’autres lui semblaient n’avoir aucun sens. Demandred avait rallié les Ténèbres, par exemple, parce qu’il était jaloux de Lews Therin Telamon. Ne s’imaginant pas jalouser assez quelqu’un pour que ça le pousse à agir, Rand concevait encore moins qu’on puisse aller jusqu’à changer d’allégeance. À en croire Asmodean, c’était la notion d’immortalité – des Âges infinis de musique – qui l’avait séduit, car il était un compositeur célèbre, avant sa conversion. Un tissu d’âneries. Mais dans cette masse d’informations parfois terrifiantes pouvaient se cacher des clés indispensables pour survivre à l’Ultime Bataille. Quoi qu’il ait pu dire à Moiraine, Rand savait qu’il devrait affronter les Rejetés ce jour-là – et peut-être même avant.
Après avoir vidé sa coupe, il la posa sur le sol. Le vin pouvait noyer bien des choses, mais sûrement pas les faits.
Entendant cliqueter le rideau de perles, Rand regarda par-dessus son épaule et vit que des gai’shain en tenue blanche venaient d’entrer. Tandis que ses compagnons et ses compagnes s’affairaient à ramasser les coupes et les plateaux, un homme vint poser sur la table un grand plateau d’argent où reposaient deux assiettes recouvertes, un saladier d’argent et deux carafes en céramique veinée de vert. L’une contenait de l’eau et l’autre du vin. Portant une lampe dorée allumée, une femme vint la déposer à côté du plateau. Par les fenêtres, Rand vit que le ciel prenait la teinte jaune et rouge du coucher de soleil. Durant un très bref laps de temps, entre canicule et froid mortel, l’atmosphère était agréable.
Lorsque les gai’shain se retirèrent, Rand se leva, mais il ne les suivit pas immédiatement.
— Natael, tu me donnes combien de chances de remporter l’Ultime Bataille ?
Hésitant, Asmodean tira une couverture en laine rayée rouge et bleu de derrière ses coussins et la contempla, la tête inclinée à sa façon si particulière.
— Le jour de notre rencontre, sur l’esplanade, tu as trouvé un objet…
— Oublie ça ! s’écria Rand. (En réalité, il s’agissait de deux objets, pas d’un seul…) De toute façon, je l’ai détruit.
Les épaules d’Asmodean parurent s’affaisser très légèrement.
— Dans ce cas, le… Ténébreux te carbonisera vivant. Pour mon compte, j’ai l’intention de m’ouvrir les veines à la minute même où il sera libre. J’espère en avoir l’occasion, parce qu’une mort rapide est bien préférable à ce qui m’attendrait sinon. (Natael jeta la couverture et contempla mornement le vide.) C’est plus agréable que de devenir fou, en tout cas. Et c’est un risque que je cours autant que toi, puisque tu as brisé le lien qui me protégeait.
Rand n’entendit aucune amertume dans la voix du Rejeté – seulement du désespoir.
— Et s’il y avait une autre façon de ne pas être affecté par la souillure ? Ou si on pouvait l’éliminer ? Tu te suiciderais quand même ?
Asmodean éclata d’un rire sarcastique.
— Que les Ténèbres m’emportent ! Tu te prends pour ton fichu Créateur ? Nous sommes condamnés, tous les deux. Déjà morts ! Serais-tu aveuglé par la fierté au point de ne pas le voir ? Ou trop crétin, comme tout berger digne de ce nom ?
Rand ne céda pas à la provocation.
— Alors, pourquoi n’en finis-tu pas maintenant ?
Je n’ai pas été aveugle au point de passer à côté de ce que vous ourdissiez, Lanfear et toi. Et c’est le berger stupide qui l’a roulée dans la farine et qui t’a capturé !
— Natael, s’il n’y a pas d’espoir, aucune chance de s’en tirer, que fais-tu encore dans ce monde ?
Sans regarder Rand, Asmodean se massa l’arête du nez.
— Un jour, j’ai vu un homme accroché au bord d’une falaise. La pierre s’effritait entre ses doigts, et en guise de prise à sa portée, il n’y avait qu’un buisson maigrichon dont les racines tenaient par miracle à la paroi rocheuse. Sa seule chance de remonter hors du gouffre. Bien entendu, il l’a saisie… (Le Rejeté eut un rire sans joie.) Il ne pouvait pas ignorer que le buisson ne résisterait pas à son poids.
— Tu l’as sauvé ? demanda Rand.
Asmodean ne répondit pas. Alors qu’il se dirigeait vers la sortie, Rand entendit retentir dans son dos les premières notes de la Marche de la Mort.
Dès qu’il eut franchi le rideau de perles, les cinq Promises de la Lance qui attendaient dans le couloir désert, assises sur les talons, se redressèrent souplement. Sur les cinq, quatre étaient très grandes pour des femmes, mais pas particulièrement pour des Aielles. Adelin, leur chef, aurait eu besoin de quelques pouces supplémentaires pour pouvoir regarder Rand dans les yeux. Enaila, la guerrière rousse qui faisait exception à la règle, n’était pas plus grande qu’Egwene… et terriblement susceptible dès qu’on évoquait sa petite taille. Comme les chefs de tribu, ces femmes avaient des yeux bleus, gris ou verts, et leurs cheveux – châtains, blonds ou carrément roux – étaient coupés court, n’était une queue-de-cheval sur la nuque. Un couteau sur une hanche et un carquois sur l’autre, toutes portaient dans le dos un arc de corne rangé dans un étui. En plus d’une rondache recouverte de peau de bête, chacune arborait trois ou quatre lances courtes au long fer d’acier. Les Aielles qui ne rêvaient pas d’un foyer et d’une ribambelle d’enfants avaient leur ordre guerrier. Celui des Far Dareis Mai, les Promises de la Lance.
Rand salua ses protectrices d’un signe de tête qui les fit sourire, car ce n’était pas une coutume chez les Aiels – en tout cas, pas ce genre de signe de tête.
— Je te vois, Adelin, dit-il, usant en revanche de la formule rituelle. Où est Joinde ? N’était-elle pas avec vous, un peu plus tôt ? Serait-elle tombée malade ?
— Je te vois, Rand al’Thor, répondit la Promise.
Encadrant un visage hâlé par le soleil et barré d’une cicatrice, ses cheveux blonds paraissaient encore plus clairs que nature.
— On peut dire ça ainsi… Toute la journée, elle a marmonné entre ses dents, puis, il y a moins d’une heure, elle est allée déposer une couronne nuptiale aux pieds de Garan, un Goshien du clan Jhirad.
Deux autres Promises secouèrent la tête. Se marier impliquait de renoncer à la Lance…
— Le service de gai’shain de Garan – auprès d’elle – prendra fin demain. Joinde est une Shaarad du clan du Roc Noir.
Une précision importante. Les mariages étaient fréquents entre les gai’shain et leurs « maîtres », mais rarissimes entre les membres de tribus qui entretenaient une querelle de sang – même durant les périodes de trêve.
— C’est une maladie contagieuse, dit Enaila avec sa fougue coutumière. Depuis que nous sommes à Rhuidean, une ou deux Promises, chaque jour, tressent leur couronne nuptiale.
Rand acquiesça, comme s’il compatissait. En réalité, cette « folie » était sa faute. Mais s’il l’avouait, combien de ces femmes prendraient encore le risque de rester à ses côtés ? Toutes, probablement, parce que leur honneur les empêcherait de fuir. De plus, comme les chefs de tribu, ces femmes n’avaient peur de rien. Au moins, jusque-là, il ne s’agissait que de mariage. En toute logique, les Promises auraient trouvé ça moins grave que le sort d’autres personnes liées à Rand. En toute logique, oui…
— Je serai prêt à partir dans un moment, annonça le jeune homme.
— Nous t’attendrons patiemment, dit Adelin.
Patiemment ? Alors qu’elles semblaient toutes ronger leur frein, prêtes à bondir à la première occasion ?
Rand n’eut en effet pas besoin d’une éternité pour faire ce qu’il jugeait indispensable. Tissant des flux d’Esprit et de Feu afin de former une sorte de coffrage autour de la salle, il les lia de manière que la structure se maintienne toute seule. N’importe qui pourrait sortir de la salle ou y entrer, à part un homme capable de canaliser le Pouvoir. Pour lui ou pour Asmodean, franchir le rideau de perles reviendrait à traverser un mur de flammes. Un tissage que Rand avait découvert par hasard, constatant ensuite que le Rejeté, trop faible, n’était pas en mesure de le neutraliser. En principe, personne ne se souciait des faits et gestes d’un trouvère, mais au cas où, la version officielle affirmait que Jasin Natael avait choisi de dormir le plus loin possible des Aiels. Une démarche que Hadnan Kadere et ses hommes, au moins, pouvaient comprendre et approuver. De cette façon, Rand savait exactement où était son professeur pendant la nuit.
Bien entendu, les Promises ne lui posèrent aucune question. Puis elles le suivirent, sur leurs gardes comme si des ennemis pouvaient surgir à tout moment.
Asmodean, lui, jouait toujours sa marche funèbre.
Devant les hommes qui le regardaient évoluer à la chiche lumière du crépuscule, Mat Cauthon, les bras en croix, marchait sur le muret de la fontaine asséchée en chantant.
Nous boirons notre vin jusqu’à vider nos verres
Pour assécher leurs pleurs, nous étreindrons les filles
Puis lancerons les dés avant de partir faire
Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille…
Après la canicule de la journée, l’air devenait plutôt frisquet. Un instant, Mat songea à reboutonner sa belle veste de soie verte aux riches broderies en fil d’or. La tête emplie d’un fantastique bourdonnement – les effets du tord-boyaux que les Aiels appelaient ossquai –, le jeune homme oublia aussitôt son projet.
Au milieu du bassin, sur un socle majestueux, trois statues de pierre blanche de quelque vingt pieds de haut dominaient le compagnon de Rand. Trois femmes, chacune levant une main tandis que l’autre tenait une grande cruche de pierre d’où aurait dû jaillir de l’eau. Une des femmes n’avait plus sa tête, ni de main au bout de son bras levé, et la cruche d’une autre était à moitié cassée.
Toute la nuit nous danserons au clair de lune
Faisant sauter sur nos genoux de jolies filles
Avant d’aller danser, quelle bonne fortune,
Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille.
— Une très belle chanson sur la mort, lança un des conducteurs de chariot aux grandes oreilles avec un accent de Lugard à couper au couteau.
Les hommes de Kadere se tenaient en formation serrée, le plus loin possible des Aiels. Même s’ils n’avaient rien de doux agneaux, ils se méfiaient, certains que les guerriers pouvaient leur trancher la gorge pour un regard de travers. Et à vrai dire, ils n’étaient pas très loin de la vérité.
— Ma grand-mère me parlait du Grand Faucheur, continua le conducteur de chariot. Une très belle poésie, oui, mais pas quand on la chante comme ça !
Mat réfléchit à la chanson qu’il venait d’entonner, puis il fit la grimace. Depuis la chute d’Aldeshar, plus personne n’avait entendu Danser avec le Grand Faucheur. Dans sa tête, il entendait encore résonner l’intrépide chant tandis que les Lions d’Or lançaient leur dernière et stérile charge contre l’armée d’Artur qui les encerclait…
Bon sang ! ça ne s’arrangeait pas ! Au moins, il n’avait pas parlé en ancienne langue sans en avoir conscience, cette fois. Même s’il était beaucoup moins ivre qu’il le paraissait, il avait quand même vidé trop de coupes d’ossquai. La boisson avait l’apparence et l’odeur de l’eau croupie, mais question puissance, elle vous en fichait un sacré coup sur le crâne ! Un vrai coup de pied de mule, oui !
Si je ne fais pas un peu attention, Moiraine va m’envoyer à la Tour Blanche avec tout son bazar. Mais au fond, ce serait un moyen de quitter le désert et de m’éloigner de Rand.
Pour penser ainsi, il devait être plus soûl qu’il le paraissait. Puisant dans son répertoire, il passa à Un Zingaro dans la cuisine.
Dans la cuisine un Zingaro
Avec des tonnes de boulot
Et dans la chambre, tout en haut
Une dame sous la chaleur
Met son peignoir et puis descend
Comme si c’était en dansant,
Et ses beaux yeux tout pétillants,
Demande au brave rétameur :
Zingaro, mon cher Zingaro,
Au lieu de réparer des pots
Voudrais-tu comme un bon garçon
Mettre la main à mon chaudron ?
Alors que Mat s’en retournait, toujours en dansant, vers l’endroit d’où il était parti, plusieurs hommes de Kadere entonnèrent avec lui la chanson égrillarde. Pas un Aiel ne les imita. Chez ce peuple, les hommes ne chantaient jamais, sauf avant une bataille ou pour célébrer les frères d’armes tombés au combat. C’était pareil pour les Promises, sauf quand elles étaient strictement entre elles.
Accroupis sur le muret, deux Aiels n’affichaient aucun signe trahissant les quantités qu’ils avaient bues – à part peut-être un regard un peu vitreux. En les regardant, Mat songea qu’il avait hâte de retourner dans un pays où les yeux clairs étaient une rareté. En grandissant, il n’avait vu que des yeux marron ou noirs, à part ceux de Rand.
Quelques morceaux de bois – pour l’essentiel des accoudoirs ou des pieds de fauteuil rongés par les vers – gisaient sur les pavés dans la zone qui séparait la fontaine des spectateurs. Non loin du muret, un cruchon de terre rouge, totalement vide, semblait abandonné à son sort. À côté, un autre cruchon, encore plein d’ossquai, et un gobelet d’argent restaient à la disposition des joueurs. Le jeu consistait à boire un coup puis à tenter d’atteindre avec son couteau une cible lancée dans les airs. Victimes de la chance légendaire de Mat, les hommes de Kadere refusaient désormais de disputer contre lui une partie de dés ou de cartes. Et très peu d’Aiels s’y risquaient encore. Cette épreuve de lancer de couteau semblait plus tentante, surtout grâce à l’ossquai, il fallait bien l’avouer.
De fait, Mat avait gagné moins souvent que d’habitude. Cela dit, une demi-douzaine de coupes en or et deux jarres attendaient à ses pieds en compagnie de plusieurs bracelets et colliers – des bijoux incrustés de rubis, de pierres de lune ou de saphirs – et d’une belle quantité de pièces de monnaie.
Le chapeau à larges bords et l’étrange lance à la hampe noire étaient posés à côté du trésor de Mat. Parmi les bijoux, certains provenaient de l’artisanat aiel et d’autres de l’un ou l’autre butin. Utilisant très peu l’argent, les Aiels avaient souvent recours à cette monnaie d’échange.
Lorsque Mat cessa de chanter, un des Aiels accroupis sur le muret, Corman, leva vers lui son visage au nez barré d’une cicatrice.
— Matrim Cauthon, tu es presque aussi bon au lancer de couteau qu’aux dés. Si nous nous arrêtions là ? On n’y voit plus très bien…
— Il fait clair comme en plein jour ! mentit Mat.
En réalité, les ombres enveloppaient presque tout dans la vallée de Rhuidean. Mais le ciel restait assez lumineux pour qu’on distingue les cibles.
— Ma grand-mère ferait mouche à tous les coups, et moi, je pourrais lancer avec un bandeau sur les yeux.
L’autre Aiel accroupi sur le muret, Jenric, balaya du regard l’assistance.
— Y a-t-il des femmes dans le coin ? demanda-t-il. (Bâti comme un ours, le bougre se croyait très spirituel.) Quand un homme se vante comme ça, c’est en général pour impressionner des jupons.
Les Promises éparpillées dans la foule rirent d’aussi bon cœur que les hommes – et peut-être même plus franchement.
— Tu crois que je divague ? demanda Mat en dénouant le foulard noir qu’il portait autour du cou pour cacher les traces d’une pendaison. Corman, contente-toi de crier « lancer » quand tu auras propulsé la cible vers le ciel…
Le jeune homme se noua le foulard sur les yeux puis tira un couteau de sa manche. Dans l’assistance, on aurait pu entendre voler une mouche.
Pas soûl ? Je suis rond comme une queue de pelle, oui !
Peut-être, mais Mat sentit soudain la présence de sa chance, cette miraculeuse servante qui l’aidait souvent à deviner sur quelle face un dé s’arrêterait. Pour l’heure, elle parut surtout lui éclaircir les idées.
— Allez…, dit-il calmement à Corman.
— Lancer ! cria l’Aiel.
Mat arma son bras puis projeta son couteau.
Dans le silence, le bruit de la lame qui s’enfonçait dans du bois retentit comme le tonnerre.
Mat abaissa le foulard qui lui cachait les yeux. Toujours dans un silence de mort, il vit que son couteau avait traversé par le milieu un fragment d’accoudoir pas plus grand que sa main. À l’évidence, Corman avait tenté de mettre les probabilités de son côté. Mais Mat n’avait pas précisé ses exigences au sujet de la cible. Pour un pari, s’avisa-t-il brusquement, dont on avait omis de préciser l’enjeu.
— La chance du Ténébreux ! cria un des hommes de Kadere.
— La chance n’est qu’un cheval qui se monte comme tout autre, dit Mat, se parlant tout seul.
Et qu’importait d’où venait ce cheval ? Mat n’en savait rien, s’efforçant seulement de sauter en selle dès qu’il le voyait passer.
Bien que Mat eût murmuré, Jenric leva les yeux sur lui.
— Que viens-tu de dire, Matrim Cauthon ?
Mat ouvrit la bouche pour répéter sa phrase… et s’en abstint dès que les mots résonnèrent dans son esprit.
Sene sovya caba’donde ain dovienya…
De l’ancienne langue…
— Rien, mentit-il. Je marmonnais dans ma barbe.
Remarquant que l’assistance s’éparpillait, il ajouta :
— Je crois qu’il fait vraiment trop noir pour continuer.
Corman coinça le morceau de bois sous sa semelle, tira sur le couteau pour le dégager, puis l’apporta à Mat.
— Nous recommencerons peut-être un jour, Matrim Cauthon, ou alors un autre…
La façon de dire « jamais plus ça » qu’affectionnaient les Aiels, quand ils ne voulaient pas se monter trop directs.
Acquiesçant, Mat glissa le couteau dans un des fourreaux cachés sous ses manches. La même réaction que lorsqu’il avait tiré six « six » vingt-trois fois de suite… Mais comment blâmer ses adversaires ? D’autant que la chance n’était pas la seule explication…
Non sans amertume, Mat remarqua qu’aucun des deux Aiels ne s’éloignait en titubant. Après s’être passé une main dans les cheveux, il s’assit maladroitement sur le muret. Les souvenirs étrangers qui fourraient son cerveau comme des raisins fourrent un gâteau se mélangeaient désormais aux siens. Dans un coin de son esprit, il savait qu’il était né à Deux-Rivières, vingt ans plus tôt. En même temps, il se souvenait d’avoir mené l’attaque de flanc qui avait mis en déroute les Trollocs lors de la bataille de Maighande. Ou d’avoir dansé à la cour de Tarmandewin. Sans parler d’une kyrielle d’autres choses, presque toujours des batailles. En particulier, il se rappelait être mort bien plus souvent qu’il aurait aimé le croire.
Bref, ses différentes vies n’étaient plus séparées les unes des autres. Sauf quand il se concentrait, il ne parvenait plus à faire un tri dans ses souvenirs.
Se penchant pour ramasser son chapeau, il se le vissa sur la tête puis récupéra l’étrange lance et la posa en travers de ses genoux. Au lieu du fer habituel, cette arme était munie d’une lame d’épée de deux pieds de long ornée d’un duo de corbeaux. Selon Lan, cette lame avait été fabriquée à l’aide du Pouvoir à l’époque de la guerre des Ténèbres. À en croire le Champion, elle n’aurait jamais besoin d’être aiguisée et ne se briserait en aucun cas. Bel et beau, tout ça… La lance avait peut-être bien trois mille ans, mais pour sa part, Mat ne se fiait guère au Pouvoir. Sur la hampe noire couraient des runes délimitées par un corbeau à chaque extrémité – des insertions faites d’un métal encore plus sombre que le bois. Le texte était en ancienne langue, mais il pouvait le déchiffrer, bien entendu.
« Ainsi sont rédigés nos accords et nos pactes.
Si la pensée est la flèche du temps
Les souvenirs jamais ne disparaissent.
La demande est satisfaite,
Et le prix est payé. »
À quelque huit cents pas au bout de l’avenue, on trouvait une place qui aurait été qualifiée de « grande » dans la plupart des villes. Les marchands aiels l’avaient quittée, mais leurs pavillons étaient toujours là. Faits de la même toile ocre que les tentes d’habitation, ils abritaient les centaines de commerçants venus des quatre coins du désert pour tenir à Rhuidean la plus grande foire qu’on ait connue de mémoire d’Aiel. De nouveaux marchands arrivaient encore chaque jour. Et c’étaient leurs prédécesseurs qui, les premiers, avaient commencé à vivre dans la cité.
Mat n’avait aucune envie de regarder l’autre bout de la rue, qui donnait sur l’extraordinaire esplanade. Du coin de l’œil, il distinguait quand même la silhouette sombre des chariots de Kadere en attente du chargement du lendemain. Un peu plus tôt, un portique distordu en pierre rouge avait été hissé sur un des véhicules, Moiraine surveillant en personne la mise en place des cordes qui l’empêcheraient de tomber.
Que savait-elle du portique ? Il l’ignorait et n’avait aucune intention de lui poser la question. Si l’Aes Sedai oubliait jusqu’à son existence, il serait le dernier à s’en plaindre… De toute façon, quoi qu’elle sache sur le portique, il en connaissait plus long qu’elle. Parce qu’il l’avait traversé, tel un crétin en quête de réponses. Et qu’avait-il obtenu ? Une tête pleine de souvenirs qui ne lui appartenaient pas. Plus les réminiscences de ses morts. Y compris la dernière…
Frissonnant, Mat remit le foulard autour de son cou. De l’aventure, il avait aussi tiré un médaillon en argent à tête de renard et l’arme qu’il avait sur les genoux. De bien chiches récompenses. Morose, il fit glisser un index sur l’inscription de la hampe.
Les souvenirs jamais ne disparaissent…
Les gens qu’il avait rencontrés de l’autre côté du portique avaient le type d’humour noir qui faisait se plier en deux les Aiels.
— Tu réussis ton coup chaque fois ? demanda soudain une voix féminine.
Mat tourna la tête vers la Promise qui venait de s’asseoir à côté de lui. Même pour une Aielle, elle était très grande – peut-être plus que lui – et arborait une chevelure évoquant la cannetille et des yeux d’un bleu céruléen. Très jolie, elle devait avoir une bonne dizaine d’années de plus que lui, mais il ne s’était jamais laissé arrêter par ce genre de détail. De toute façon, c’était une Far Dareis Mai…
— Je suis Melindhra, du clan Jumai. Tu réussis chaque fois ?
Elle parlait du lancer de couteau, comprit Mat. Et elle avait mentionné son clan, mais pas sa tribu. Pas une habitude des Aiels, ça… Sauf si… Oui, bien sûr, c’était une des Promises Shaido qui étaient venues se joindre à Rand. Les divisions sociales et les ordres des Aiels passaient au-dessus de la tête de Mat. En revanche, il n’avait pas oublié que les lances des Shaido avaient sifflé à ses oreilles. Couladin abominait tout ce qui était lié à Rand, et quand ce type avait une position, tous les Shaido la partageaient.
Mais cette fille-là était venue à Rhuidean. Une Promise, certes, mais dont le sourire et le regard semblaient plutôt engageants.
— Presque à tous les coups, oui, répondit Mat, très sincère.
Même quand il ne la sentait pas, sa chance était hors du commun. Et quand il la sentait, rien ne pouvait plus l’arrêter. La Promise eut un petit rire, souriant comme si elle pensait avoir affaire à un vantard. En général, quand les femmes prenaient un homme pour un menteur, elles ne se souciaient pas des preuves du contraire. Mais quand elles appréciaient un type, elles se fichaient de la vérité ou allaient jusqu’à gober les plus gros mensonges.
Quel que soit leur clan, les Promises étaient dangereuses – comme toutes les femmes, Mat avait payé pour l’apprendre. Mais pour l’heure, Melindhra ne s’intéressait pas seulement à lui, comme le montrait la direction de son regard.
Plongeant une main dans son trésor, Mat en tira un collier de torsades d’or, chacune se trouvant incrustée d’un saphir, le plus gros étant aussi large que la seconde phalange de son pouce. En un temps pas si lointain, la plus petite de ces pierres l’aurait fait languir d’envie. Et ce souvenir-là, il était bien à lui !
— Ce sera assorti à tes yeux, dit-il en posant le collier dans les mains de la guerrière.
Contrairement aux autres Aielles, les Promises semblaient ne jamais porter de bijoux. Mais toutes les femmes, Mat le savait, étaient intéressées par ce qui brille. Bizarrement, elles aimaient les fleurs presque autant que l’or et les gemmes. Encore quelque chose que le jeune homme ne comprenait pas. Mais au fond, les femmes étaient encore plus mystérieuses à ses yeux que son incroyable chance… ou que les mésaventures qu’il avait vécues de l’autre côté du portique.
— Du très beau travail d’orfèvre, dit Melindhra. J’accepte ton offre… (Le bijou disparut dans la sacoche de la Promise, qui se pencha pour soulever le chapeau de Mat.) Tu as de beaux yeux… noirs comme de l’onyx poli… (Elle remonta ses jambes pour prendre appui sur le muret avec ses pieds et passa les bras autour de ses genoux.) Mes sœurs de la Lance m’ont parlé de toi.
Mat remit son chapeau en place et lorgna la Promise d’un air méfiant. Que lui avaient dit ses « sœurs » ? Et de quelle « offre » parlait-elle ? Ce n’était qu’un fichu collier ! Le regard plus du tout engageant, Melindhra ressemblait à un chat qui évalue une souris. C’était toute la difficulté avec les Promises de la Lance. Très souvent, il était impossible de dire si elles voulaient danser avec un homme, l’embrasser ou le tuer.
Alors que les ombres s’épaississaient, la rue se vidant, Mat reconnut Rand, qui avançait dans la direction opposée à la fontaine, sa pipe au bec. À Rhuidean, il était le seul homme à ne jamais se déplacer sans son escorte de Far Dareis Mai.
Elles sont toujours là, veillant sur lui comme des louves sur leurs petits, et prêtes à bondir sur son ordre.
Certains hommes enviaient peut-être Rand, au moins sur ce point, mais Mat n’était pas du lot. En tout cas, pas en permanence… Bien sûr, s’il s’était agi d’une escorte de douces damoiselles comme Isendre…
— Excuse-moi une minute, dit soudain Mat.
Appuyant sa lance au muret, il se leva et se mit à courir pour rattraper son ami. Il avait encore la tête embrumée, mais beaucoup moins qu’avant, et il avançait bien droit. Quant à son trésor, pas d’inquiétude à avoir. Si les Aiels prélevaient sans complexe du butin lors des raids et des batailles, ils voyaient le vol d’un très mauvais œil. Après que l’un d’eux eut été surpris à chaparder, les hommes de Kadere avaient appris à garder les mains dans leurs poches.
Après avoir été roué de coups, le coupable avait été banni avec une seule outre d’eau qui ne lui aurait pas suffi pour atteindre le Mur du Dragon, même s’il n’avait pas été nu comme un ver. Depuis, les conducteurs de chariot et les gardes n’osaient même plus ramasser une pièce de cuivre qu’ils trouvaient dans la rue.
— Rand ! appela Mat.
Son ami avançait toujours dans son cocon de Promises. Alors que certaines Aielles s’étaient retournées, il n’avait pas bronché. Pas un bonjour de la main. Rien. Mat se sentit soudain glacé jusqu’aux os, et ça n’avait rien à voir avec la température plutôt frisquette.
— Lews Therin…, dit-il sans crier.
Rand se retourna. De plus en plus glacé, Mat se surprit à regretter que son initiative ait payé.
Un moment, les deux amis se regardèrent en silence. Hésitant à s’approcher, Mat se consola en faisant mine de croire que c’était à cause des Promises.
De fait, Adelin était du nombre des guerrières qui l’avaient initié à un prétendu jeu baptisé le Baiser des Promises. Une expérience qu’il n’était pas près d’oublier, et surtout de répéter, si ça ne tenait qu’à lui.
Pour l’heure, il sentait le regard d’Enaila lui vriller impitoyablement le crâne. Qui aurait cru qu’une femme pouvait en vouloir à mort à un homme, simplement parce qu’il l’avait traitée de plus jolie petite fleur qu’il ait jamais vue ?
Et maintenant, c’était Rand qui lui battait froid. Rand avec qui il avait grandi, à Champ d’Emond, en compagnie de Perrin, le solide apprenti forgeron. Ensemble, ils avaient chassé, pêché et même traversé les dunes de Sable pour atteindre les contreforts des montagnes de la Brume, dormant plusieurs nuits à la belle étoile. Rand était son ami, bon sang ! Mais le genre d’ami, désormais, qui pouvait lui fracasser le crâne sans même le vouloir. À cause de Rand, Perrin était passé à un souffle de la mort.
Mat se remit en route, rejoignit Rand et le retint par le bras. Déjà plus grand que lui d’une bonne tête, ce fichu Dragon Réincarné semblait plus imposant encore dans la pénombre – et plus froid qu’il ne l’avait jamais été.
— J’ai un peu réfléchi, Rand…
Espérant que sa voix ne tremble pas, Mat implora la Lumière que son ami réagisse à son véritable nom, cette fois.
— Oui, j’ai réfléchi… Voilà longtemps que je suis loin de chez moi.
— C’est notre cas à tous les deux…, souffla Rand. (Soudain, il eut un petit rire qui rappela à Mat le berger qu’il avait connu.) Traire les vaches de ton père commence à te manquer ?
Mat se gratta l’oreille avec un petit sourire.
— Pas vraiment non… (S’il devait revoir l’intérieur d’une étable, ce serait toujours trop tôt à son goût.) Mais je me disais… Eh bien, quand Kadere partira avec ses chariots, je pourrais m’en aller avec lui.
Rand ne répondit pas tout de suite. Et quand il parla, sa fugace bonne humeur n’était déjà plus qu’un souvenir.
— Jusqu’à Tar Valon ?
Il ne me vendrait pas à Moiraine, pas vrai ?
— Peut-être bien… Je ne sais pas trop. C’est là que Moiraine voudrait me voir, mais j’aurai peut-être une occasion de retourner à Deux-Rivières. Histoire de savoir si tout va bien là-bas.
Et si Perrin est vivant. Et mes sœurs, et ma mère, et mon père…
— Nous devons tous faire notre devoir, Mat. Pas ce qui nous plairait, mais ce que nous devons faire.
Mat eut l’impression que Rand cherchait à s’excuser, comme s’il lui demandait de le comprendre. Sauf qu’en matière de devoir, il avait fait plus que sa part, non ?
Je ne peux pas lui reprocher de m’avoir forcé à abandonner Perrin. Parce que personne ne m’a obligé à le suivre comme un fichu clébard !
Non, ce n’était pas exact. On l’avait bel et bien obligé. Mais ce n’était pas Rand le responsable… Enfin, pas que lui.
— Tu ne m’empêcherais pas de partir ?
— Je ne te dis ni de rester ni de partir, lâcha Rand, accablé. C’est la Roue du Temps qui tisse la Trame, pas moi, et elle tisse comme elle l’entend.
Des banalités d’Aes Sedai, à présent… Prêt à repartir, Rand ajouta quand même :
— Ne te fie pas à Kadere, Mat. En un sens, il est aussi dangereux que le type le plus redoutable que tu as jamais croisé. Méfie-toi de lui, sinon, tu finiras la gorge tranchée, et nous ne serons pas les deux seuls à regretter que ça arrive…
Entouré de sa meute de louves, le Dragon Réincarné s’éloigna, la pénombre l’avalant très vite.
Mat le regarda tant qu’il put encore le distinguer. Se fier au colporteur ?
Je n’aurais pas confiance en ce gredin s’il était attaché dans un sac !
Ainsi, ce n’était pas Rand qui tissait la Trame ? Eh bien, on n’aurait pas dit ! Avant qu’aucun d’eux ait su qu’ils avaient un rapport avec les prophéties, il était déjà connu que Rand, un ta’veren, appartenait à la catégorie très rare des gens qui n’obéissaient pas bon gré mal gré à la volonté de la Trame. Bien au contraire, elle se tissait presque docilement autour de lui.
Ta’veren… Mat en savait long sur le sujet, puisqu’il en était un aussi – mais beaucoup moins puissant que Rand. Parfois, son ami d’enfance pouvait altérer le cours de la vie des gens simplement en séjournant dans leur ville. Perrin aussi était ta’veren – enfin, il l’avait été, peut-être… Trouvant fascinant d’avoir découvert dans un petit village trois jeunes ta’veren, Moiraine avait l’intention de les faire participer à ses plans de gré ou de force.
L’état de ta’veren paraissait prestigieux. Tous ses prédécesseurs, Mat le savait, étaient des hommes comme Artur Aile-de-Faucon ou des femmes comme Mabriam en Shereed, célèbre pour avoir contribué à la création de l’alliance des Dix Nations, après la Dislocation du Monde. Mais aucun récit n’indiquait ce qui arrivait quand un ta’veren en côtoyait un autre, surtout aussi puissant que Rand. Ça revenait un peu à être une feuille d’arbre prise dans un cyclone…
Le rejoignant, Melindhra s’arrêta à côté de Mat et lui tendit sa lance et un gros sac de toile qui cliquetait d’abondance.
— J’ai rangé tes gains dedans…, expliqua-t-elle.
Une fois debout, plus moyen de se leurrer. L’Aielle était plus grande que Mat de deux bons pouces.
— J’ai entendu dire que tu étais le presque-frère de Rand al’Thor…
— En un sens, oui…
— De toute façon, ça n’a aucune importance ! (Les poings plaqués sur les hanches, la guerrière étudia attentivement Mat.) Tu avais attiré mon attention, Mat Cauthon, avant même de m’offrir un présent d’inclination. Ne va pas croire que je renoncerai à la Lance pour toi, mais voilà des jours que tu m’accroches l’œil. Tu as le sourire d’un petit garçon qui va faire une bêtise. Et un regard si malicieux.
Même si ce n’était pas utile, Mat rectifia la position de son chapeau. En un clin d’œil, le conquérant s’était transformé en objet de conquête… Avec les Aielles – et surtout les Promises de la Lance – ça se passait souvent ainsi.
— Si je te dis « Fille des Neuf Lunes », ça évoque quelque chose pour toi ?
Une question que Mat posait parfois aux femmes, ces derniers temps. Si la réponse ne lui convenait pas, il comptait bien filer de Rhuidean sur-le-champ, et tant pis s’il devait traverser le désert à pied !
— Absolument rien… Sinon que j’aime bien faire certaines choses au clair de lune.
Passant un bras autour des épaules de Mat, la guerrière lui enleva son chapeau pour mieux lui murmurer à l’oreille. En un rien de temps, le sourire du jeune homme fut encore plus éblouissant que celui de sa compagne…